FUIR
De l'autre côté du gouffre
Prologue :
Emily, échouée sur la plage, creuse le sable qui se colle à ses doigts. Les vagues dans un dernier effort viennent mourir à ses pieds. Le vent glisse sur son visage. Il n'arrive pas à sécher ses larmes.
Katie, s'approche, elle la prend par les épaules. Elle se penche à son oreille. « Elle est là, Ems. »
Emily lève les yeux vers sa sœur comme si ces quelques mots étaient une formule magique. Elle se met debout en s'appuyant sur son bras, chancelle, se tourne. Une silhouette se découpe au loin. Aveuglée par le soleil, elle court vers elle, tend les mains vers cet inaccessible auquel elle ne croyait plus. Et comme dans un rêve, elle se jette dans ses bras.
Chapitre 1 : Partir
« Non, je ne veux pas ! Lâchez-moi ! » Elle crie. Elle hurle.
« Mademoiselle, s'il vous plait. Vous devez nous laisser faire. Vous ne pouvez pas rester. »
Des mains la poussent vers la porte, elle s'accroche aux montants. Elle se laisse tomber, elle s'agrippe de toutes ses forces. « Pitié, ne me l'enlevez pas. »
« Nous n'en avons pas pour longtemps. Vous pourrez revenir. »
Les deux infirmières se sentent impuissantes. Elles comprennent la douleur, elles la vivent au quotidien. Elles ne veulent pas lui faire plus de mal qu'elle n'en ressent déjà. Elles savent qu'elle n'a pas dormi depuis trois jours. Elles ont vu dans ses yeux, la détresse, puis l'espoir et le désespoir qui le suit. Pour que finalement, son regard se vide quand elle comprit que l'inéluctable était une réalité.
Une autre arrive, plus âgée. Elle s'agenouille près d'elle. « Emily, fais nous confiance. Nous allons bien nous en occuper. Je te le jure, Naomi sera belle et tu pourras rester près d'elle lorsque nous la descendrons à la chapelle. »
Emily n'entend plus, elle ne voit plus. A quoi lui sert ce corps qui s'effondre. Elle sent une main dans la sienne. Elle ne comprend pas. Gina la soulève doucement. « Viens. Viens avec moi. »
Dans le couloir, elle se laisse entrainer vers une salle et ses fauteuils. Elle fixe le carrelage blanc du mur. Il y a des fissures sur les carreaux, c'est bizarre. Elles font des dessins compliqués, fins et noirs. Elles ressemblent à des traces laissées par les coups que chaque malheur vécu ici leur a adressés. Le rouge se mélange au blanc. Il coule sur le mur.
« Emily, arrête ! Arrête de frapper ! Tu te fais mal. » Kieran prend un mouchoir et enveloppe les phalanges meurtries.
Elle ne sait plus. Un voile sombre la recouvre.
Sur la table de la morgue, Naomi est paisible. Elle ne souffre plus. Emily lui sourit. Elle lui caresse la joue et s'approche de ses lèvres. Son baiser est si froid. L'eau glacée qui recouvre son amour, Emily la ressent à chaque respiration. Elle est morte avec elle mais elle ne peut pas s'allonger à ses côtés. Pourquoi ?
Ses yeux bleus lui disaient : « Promet moi de vivre, pour moi. Car tant que tu vivras, je vivrai. » Comment ?
Elle court vers la sortie, les portes s'ouvrent devant elle. Les cris qui l'appellent ne la concernent pas.
Elle court sur l'avenue. Ses pieds glissent sur une neige grise et dure. Le vent du nord l'embrasse, que lui importe, elle y est habituée maintenant. Dans la nuit, elle voit les phares des voitures qui mènent un ballet désordonné. Des lumières scintillent et valsent, magasins, réverbères, fenêtres d'appartement où la vie s'est arrêtée.
La boue colle à ses bottines, elles n'évitent pas les flaques. Elle s'étouffe. Il est tard. Elle s'arrête au bord de la Tamise. L'eau sale coule lentement vers un pont dont elle aperçoit les arches. Les vibrations du téléphone dans sa poche ne l'intéressent plus.
« Comment vais-je vivre ? Quelle peut être le gout des choses maintenant ? Il y a-t-il encore du gout quelque part ? »
Elle marche le long de cette berge. Elle croise quelques rares passants des bonnets rouges et blancs ridicules sur la tête. Personne ne la regarde. Un escalier l'emmène plus bas. Etre seule.
« Putain, Naomi. Pourquoi ? Pourquoi je dois vivre ? Qu'est-ce qu'il me reste ? Un peu de ton odeur, ta peau que je sens encore contre moi. Mais pour combien de temps ? Et quand tout aura disparu, que vais-je devenir ? » Elle crie face à ce vent qui emportent ses mots.
Elle s'enfonce dans le sable, se traine vers des piliers qui soutiennent une plateforme en béton accrochée au « walk » d'où les touristes peuvent contempler les merveilles illuminées de Londres.
La nausée ne la quitte plus. Elle vomit. A genoux, elle peut pleurer. Elle rampe vers cet abri qui l'avale et l'isole de tous. Elle attrape une chaine qui pend, trouve une alcôve creusée plus haut dans le mur, s'agrippe, monte vers cette grotte et dans le noir se cache à l'intérieur.
Recroquevillée, elle frissonne. Dans un engourdissement qui l'envahit, elle tombe doucement.
« Fille, tu peux pas rester comme ça. Tiens ! Prends. »
Elle sursaute. Elle n'avait rien vu. L'homme est sorti du néant. Elle se colle contre la paroi.
« Tu crains rien, je suis trop vieux et trop bourré. Alors, tu la prends cette couverture ?» Il lui tend un tissus épais et d'une odeur rance.
Emily l'attrape et se couvre. Au moins l'odeur recouvrira le parfum fade de la mort. « Merci. »
Il ramasse au sol un vieux journal. « Met ça entre ton blouson et ton pull. »
Elle hésite, ouvre la fermeture éclair, fourre le papier, le regarde. « Je m'appelle Emily. »
Le type arbore un rictus. « T'as encore un nom, t'es pas perdue. »
Elle s'habitue à l'obscurité de ce trou où elle a trouvé refuge. Il est plus profond qu'elle ne le pensait. Il remonte vers l'intérieur. Il est encombré de cartons et d'un matelas. Le projecteur d'une vedette l'éclaire un instant. Elle découvre un homme à la figure mangée par une barbe éparse, blanche et sale. Sa peau est fripée, comme mâchée par le temps. Ses yeux sont vitreux et pourtant éclairés d'une étrange lueur. Il s'est entouré d'un duvet où elle voit le nom d'une association, Big Issue Foundation.
Il grimace. « Ils font chier avec leur lumière. » Il éructe. « Enculés !»
Il se tourne vers elle. « Bon, écoute chérie. Ici, c'est pas un coin pour les petites filles, alors tu peux rester un moment mais après tu dégages. »
« Je ne savais pas où aller. »
« T'es pas la seule. T'en veut un coup, ça réchauffe malgré ce que dise les cons. » Il lui montre une bouteille plastique.
Le liquide est rouge, comme le sang. Ce sang qui ne coule plus dans les veines de Naomi. Ce sang qui ne la réchauffe plus. Ce sang quelle aurait voulu lui donner de son propre corps. Lui offrir la moitié de sa vie, lui offrir toute sa vie.
Elle attrape la bouteille, la colle à ses lèvres. Elle boit. C'est âpre, amer, le gout de la souffrance. Il brûle l'intérieur de sa gorge, son ventre est en feu. Ça fait mal et elle boit encore.
Elle renverse sa tête en arrière. Reprend sa respiration, tend ce qu'il reste à son compagnon.
« Ben mon salaud, t'a une sacrée descente. » Il s'enfile une rasade et finit la bouteille.
« Tu en as encore ? » L'homme la scrute. Elle fouille sa poche et sort un billet froissé.
« Tu me prend pour qui ? Mon pinard, je le vends pas, je l'offre à qui je veux. » Il rigole et découvre sa bouche meurtrie où les dents qu'il reste, ressemblent à des petits bouts de charbon.
« Et à toi, je veux bien en donner, princesse. » Il sort d'un trou dans le mur deux autres bouteilles. Il redevient sérieux d'un coup. « J'ai jamais vu une bourge boire avec un clodo. Faut vraiment que tu sois frappée. Allez racontes, qu'est ce qui t'arrive, fille ? Ça fera passer le temps. »
Il lui envoie la bouteille. L'alcool la déchire. Elle ne cherche que ça. S'il pouvait la dissoudre, elle s'écoulerait doucement vers le fleuve, se mêlerait à l'eau et disparaitrait, emportée par le courant loin, très loin.
Le pont vacille, elle serre sa couverture, appuie son dos contre le mur humide et glacé. Elle tourne la tête vers cet homme. Est-il réel ? « Elle est morte. » Elle le dit dans un souffle. Elle entend la voix d'Effy au téléphone qui doucement brise sa vie. « Viens, Naomi est à l'hôpital. C'est grave. » Cet avion qui n'en finit pas de traverser l'Atlantique. Ses pleurs, sa rage, sa peur de rentrer dans cette chambre. Ce corps si maigre qui s'enfonce dans le lit et se confond avec des draps trop grands désormais. Ses cheveux blonds qui disparaissent par plaques. Les veines de ses bras qui se perdent dans des hématomes noirs. Cette bouche qu'elle embrasse à laquelle, elle voudrait insuffler toute son énergie. Ses yeux qui continuent à lui dire, « je t'aime » même quand la voix s'est cassée. Ses yeux qui la voient pour la dernière fois. Son amour est immobile, il ne sent plus les caresses que pourtant elle continue à lui donner. Elle maudit les dieux de la laisser vivre. De leur acropole, ils se nourrissent de la souffrance des amants. Ils brisent pour le plaisir, les amours éternels.
Sa voix s'éteint. Elle n'est plus qu'un hoquet qui essaye de trouver de l'oxygène.
L'homme s'approche et maladroitement la prend par les épaules. Depuis quand n'a-t-il plus eu un geste de tendresse ? Depuis quand n'a-t-il plus serré un corps contre lui ?
« Ce soir, personne ne doit rester seul. » Il la lève et l'entraine avec lui. Elle se laisse faire comme une poupée de chiffon emportée par une bourraque de vent.
Ils marchent ou plutôt se traînent sur la berge. Elle s'accroche à son bras, la couverture sur ses épaules. Ils trébuchent ensemble. Sous un mur, à l'abri des regards, une estrade de béton apparait. Devant un brasero, des silhouettes oubliées de tous se sont regroupés. Le couple se rapproche. L'homme fait un signe.
« Les gars, c'est une amie. »
Les silhouettes se pressent autour d'elle. Elle sent des mains qui la soutiennent et l'amène vers une caisse en bois ou ils l'assoient près de la chaleur sensée la réconforter.
L'homme se met à côté elle. Il est grand et décharné mais il a toujours cette lueur dans son œil.
Personne ne parle. Ils se frottent le corps, les yeux dans le vide et attendent que le temps passe.
Emily entend des coups de klaxons, des cris de joie. Des cloches sonnent au loin.
« Merde à Noël. » Il regarde la jeune fille et lui sourit.
Deux ombres se sont détachés et reviennent avec des bouteilles.
« Joyeux bordel ! » Ils se les passent en rigolant. Une arrive jusqu'à Emily. Elle ne se pose même pas la question et avale à même le goulot, le liquide qui l'emmènera le plus profondément possible.
Elle ne sent plus le froid. Les rires de ses amis lui viennent par vagues. Elle se joint à eux. Elle rit, rit. Un râle sort de sa gorge, elle se tord sur sa caisse et tombe sur le sol. Elle ne veut plus bouger. Elle ne distingue qu'une vague lumière, ferme les yeux. Une main réajuste la couverture sur son corps.
« Mademoiselle, mademoiselle, vous m'entendez ? »
Qui la remue ainsi. Qu'on la laisse tranquille.
La jeune fille se tourne vers son compagnon de maraude. « Elle est en hypothermie et saoule, il faut l'évacuer. »
Elle regarde le grand décharné. « Gilbert, elle est là depuis quand ? Tu connais son nom ? »
« Elle m'a dit qu'elle s'appelle Emily. » Il est un peu hagard. « Elle a débarqué comme ça dans mon appartement. Mais elle n'est pas bien. Sa copine est morte. Emmène-la, c'est pas un coin pour elle et puis il fait trop froid. »
La jeune fille hoche la tête. « Tu as bien fais de nous arrêter. T'es un brave type, Gilbert. Mais tu aurais dû appeler les secours.»
Il grimace. « J'ai pas confiance dans les toubibs et puis ici, ils rappliquent avec les flics. Tu vas bien t'en occuper, hein ? Tu sais, elle souffre vraiment. Je le sens, là. » Il se frappe la poitrine. « Plus que moi parce que pour elle, c'est encore trop frais. »
Emily se laisse porter. Elle voit à travers le flou de la vitre du fourgon, les décorations qui scintillent. Ça pique les yeux. Son estomac existe encore, sa poitrine se soulève. Des mains se précipitent, elle vomit dans un sac.
Encore, toujours de la lumière, crue et froide. « Ça fait mal, putain ! »
« Calmez-vous. » Une dame en blouse la force à rester coucher. Elle lui demande son nom. « Emily, … Emily Campbell. » Elle veut partir, elle veut retrouver Naomi.
« S'il vous plait, laissez-moi. Elle doit m'attendre. Elle va s'inquiéter. Elle s'inquiète toujours quand je suis en retard. Je ne veux plus perdre de temps. On en a trop perdu. Je n'aurais pas dû partir à New York. Mais c'est derrière nous, Naomi. Je reste avec toi, toujours, pour toute notre vie. »
Elle se débat. Un monsieur s'avance. Une aiguille touche sa peau. Elle s'endort dans des cheveux blonds.
Elle court dans le couloir. Elle l'a cherché toute la nuit, appelant la police, les pompiers puis les hôpitaux.
La chambre 66F, elle ouvre la porte doucement. Emily allongée, recouverte de draps blancs, dors. Son visage est parcouru de tics. Ses yeux fermés roulent dans ses orbites. Son corps est parcouru de tremblements. Elle s'assoit près d'elle, lui prend la main et se met à pleurer. Elle a tellement eu peur.
Elle n'a pas entendu l'infirmière rentrer.
« Bonjour, vous êtes sa sœur c'est ça ? Miss Katie Fitch ? » Elle sort un paquet de mouchoirs de sa poche et lui en tend un.
« Merci. » Katie s'essuie le visage « Oui, je suis sa sœur. »
L'infirmière lui sourit. « Vous vous ressemblez beaucoup. Jumelles n'est-ce pas ? Nous sommes désolés. Nous n'avons pas fait le rapprochement tout de suite lors de votre premier appel. Votre sœur nous avait donné un autre nom de famille. Campbell. »
« Oui, c'est aussi son nom. » Katie regarde Emily. « Tu as le droit de le porter. Tu as tous les droits. Je te demande juste de rester vivante. »
Elle se tourne vers l'infirmière. « Comment va-t-elle ? A l'accueil, ils m'ont dit qu'il n'y avait aucun souci à se faire. »
« Votre sœur va très bien en tout cas physiquement. Elle a consommé une très grande quantité d'alcool. Elle était en hypothermie mais rien d'irrémédiable. Par contre, elle était très agitée, nous avons dû lui administrer un calmant. » L'infirmière hésite. « Je peux vous poser une question ? »
Katie intriguée, lui répond, « bien sûr. »
« Qui est Naomi ? Elle n'a pas arrêté de la réclamer. Même dans son sommeil, elle l'appelle. »
Katie soupire profondément. « Naomi était sa compagne, non, … sa femme. Elle est morte, hier soir à Saint Pancras. C'est pour cela qu'Emily s'est enfuie. » Elle se remet à pleurer.
L'infirmière s'efface. Katie range le lit de sa sœur, lui remonte le drap, ajuste son oreiller.
Elle lui caresse les cheveux et lui parle. « Emily, je suis tellement désolé. Tellement. Je voudrais revenir en arrière. Arrêter nos disputes, prendre Naomi par la taille et lui dire ce que je n'ai jamais osé lui avouer. Que je l'aimais parce qu'elle te rendait heureuse. Ho, Emily, je t'aime tant. Pourquoi, je ne trouve pas le courage de te le dire ? Pourquoi, j'ai toujours peur de me sentir faible si je laisse mes sentiments s'exprimer ? Mais je te le jure, à partir d'aujourd'hui, je serai là pour toi. Quoiqu'il arrive, je te soutiendrai. »
Katie se pose contre Emily, la prend dans ses bras. Elle se souvient de leurs jeux d'enfant dans le jardin où elles s'enfermaient sous une tente. Elles imaginaient qu'un prince charmant viendrait les enlever et déjà Emily voulait qu'il soit accompagné d'une princesse. Elles parlaient twins. Elles se disaient tous leurs secrets. Sauf un. « J'étais trop bornée. » Ses colères après sa sœur quand elle comprit qu'elle était définitivement gay. Sa méchanceté envers elle et Naomi. Toutes ces tentatives pour que sa sœur redevienne normale et quitte Naomi. « Normale », elle a un sourire amer. C'est elle qui était anormale en ne comprenant pas l'amour qui liait Naomily. C'est la première fois qu'elle utilise ce diminutif, il lui semblait si ridicule presque répugnant. Et même quand elle est venue s'installer à Londres, ses contacts avec elles, sont restés distant. Elle n'aimait pas marcher dans la rue avec elles, quand elles se tenaient la main ou s'embrassaient. « J'étais trop conne, pardonne-moi Ems, s'il te plait. »
Emily sort de sa torpeur. Elle ouvre difficilement ses yeux. Sa tête est lourde. Où est-elle ? Elle sent un corps contre le sien. Pendant un juste une fraction de seconde, elle a cru …
Elle se tourne. Katie lui caresse les cheveux. Elle éclate en sanglots et se réfugie contre sa poitrine.
Le médecin est jeune, son teint halé tranche parfaitement bien avec sa blouse d'albâtre. Svelte, musclé, il lance des œillades à Katie pendant qu'il ausculte Emily. Hier encore Katie aurait joué le jeu et croisé puis décroisé ses jambes pour qu'il devine ses cuisses et penché son buste en avant pour qu'il puisse juge de la qualité qu'il avait sous les yeux. Mais aujourd'hui, sans avoir pourquoi, tout cela lui apparaissait vain et inutile. « Ce con ferait mieux de s'occuper d'Emily. »
Le diagnostic est clair : « mademoiselle vous êtes en pleine forme. Cette nuit n'est plus qu'un mauvais souvenir. » Il sort de la chambre, fier de lui.
Emily se rhabille doucement. Elle n'a même pas réagit. Elle suit Katie. Elle va s'installer chez elle puisque c'est le seul endroit où elle puisse aller à Londres.
Elle s'enferme dans cette petite chambre, clôt les volets, tire les rideaux, se couche habillée. Elle ne veut pas prendre une douche. A quoi, ça sert une douche ?
Elle garde les yeux ouverts. Dans l'obscurité des images se découpent. Naomi est là près d'elle. Elle la voit danser, ses cheveux volent. Ses lèvres s'ouvrent pour rire. Sa voix, « je t'aime ». Emily avance sa main, elle lui touche le visage. Elle sent sa peau. Mon dieu, ce n'est pas possible, elle va revenir, elle va franchir la porte. Bien sûr, ce n'était qu'une blague. « Dis-moi que c'est une blague. »
Il y a du bruit dans le couloir. Elle se précipite, rentre dans le salon. Elle la cherche.
« Salut Emily, tu vas mieux ? » Ce n'est que le copain de Katie, ce con de Syd. Il n'a jamais aimé Naomi, ce n'était qu'une gouine pour lui. Elle retourne dans sa chambre, inerte et ferme à clefs.
Katie sort de la cuisine. « Salut chéri. C'était Ems ? »
« Ouais, pas cool d'ailleurs, même pas bonjour. Dis-moi, elle va rester longtemps ? Honnêtement, en la voyant j'ai flippé. »
« Connard, c'est ma sœur. Elle restera le temps qu'il faut. Elle vient de perdre sa femme, comment veut-tu qu'elle soit ? »
« Katie, l'appart est trop petit. Je te rappelle que cette chambre que tu lui as filée c'est mon bureau au départ. »
« Va te faire voir. Elle reste un point c'est tout. »
Emily n'entend rien de cette conversation. Elle veut se perdre dans le noir de la chambre.
Katie l'a assise dans un fauteuil. Elle a accepté une tasse de thé. Depuis trois jours, elle ne boit que du thé. Elle regarde toute ces personnes et n'arrive pas à être présente. C'est comme si elle était la spectatrice d'un film. Pourtant, elle les connait tous, ces gens qui évitent de parler trop fort. Ces gens qui viennent lui toucher l'épaule ou l'embrasser doucement, avec précaution.
Gina, la mère de son amour essaie désespérément de rester debout mais elle voit bien que Kieran la soutient, la porte à bout de bras. Elle se souvient de cette salle de cours où pour la première fois, Kieran se présenta à ses élèves. Elle n'a rien retenu du discours, seule la nuque de Naomi devant elle l'intéressait. Naomi encore indécise qui avait si peur de leurs sentiments.
Sa mère, Jenna, s'est mise à côté d'elle. Mais elle ne veut pas qu'elle la touche. Malgré les années, elle n'a jamais accepté Naomi. Son père a mis une cravate noire. Naomi détestait le noir.
Elle le voit s'approcher. Son grand-père est venu d'Ecosse. Il est grand, distingué. Malgré son âge, il garde de son passé de militaire une prestance naturelle. Une barbe blanche, bien taillée, encadre un visage fier et sérieux. Il se penche vers elle. Il a un regard bleu acier, le même que peut avoir sa mère.
Il la fixe. « Fille, ce n'est que le début, tu vas beaucoup souffrir. Tellement souffrir que tu croiras que rien ne pourra te sauver. Pourtant, si tu t'accroches, si tu as le courage de continuer, un jour tu verras les nuages s'éloigner et un rayon de soleil se posera sur toi. Aie confiance !»
Un homme, habillé de noir, lui aussi, s'avance. « Mesdames, messieurs, le convoi est prêt, nous pouvons partir au cimetière. »
Non, elle ne peut pas. Elle ne veut pas voir la terre tomber sur le cercueil. Cela voudrait dire que c'est vraiment fini. Qu'elle ne pourra plus revenir. Non !
Elle se lève, besoin d'aller aux toilettes. Katie veut l'accompagner. Non, ça ira, elle revient tout de suite.
Elle trouve l'escalier de service. Elle s'engouffre dedans, descend les marches de plus en plus vite. Cet escalier mène bien quelque part. Une porte de secours. Elle la force et enfin, elle retrouve la rue.
Elle sait où elle veut aller. Le seul endroit où elle est à sa place.
Il regarde étonné cette fille qui porte un grand sac de supermarché. C'est celle de l'autre nuit, Emily.
« Je peux rentrer, j'ai un cadeau pour toi.»
Emily s'enfonce dans le trou. Elle s'assoit sur le matelas crasseux qui sert de lit à son nouvel ami.
Elle sort du sac des bouteilles de bières et whisky.
Le gars rigole. « Ma fille, tu sais ce qui fait plaisir. »
Il s'empare d'une bouteille, l'ouvre et la tend à Emily, « les dames d'abord. »
Ils boivent ensemble. Au début en silence. Puis l'alcool les rapproche. Ils commencent à se confier.
« Tu t'appelles comment ? »
« Gilbert, ouais. Mais dans la rue on m'appelle le solitaire. J'aime pas être mélangé. Je veux être tranquille »
« Alors pourquoi, tu t'es occupé de moi l'autre soir ? »
Il fait un geste évasif du bras. « Sais pas, t'étais paumé. T'es jeune. Tu avais mal. C'était Noël. Sais pas moi. Tu sais, c'est pas parce qu'on est clodo qu'on ressent pas les choses. Tu l'aimais beaucoup ta copine, tu l'as perdue, je comprends.»
Emily retourne la bouteille vide, plus une goutte. Elle en prend une autre. « Je sais pas comment, je vais faire. » Elle regarde le fleuve. « Je peux même pas me foutre dans l'eau. Je lui ai fait une putain de promesse juste avant … » Elle se met à pleurer. « Je lui ai promis que je resterai vivante. Je ne veux pas la trahir, je ne peux pas. Tu sais on l'enterre là, en ce moment, maintenant et je n'ai pas pu, y aller. Je ne supporte pas l'idée qu'on la mette dans un trou. Putain, comment je vais faire ? »
Gilbert pose sa main sur son bras. « Fille, y a rien à faire qu'à souffrir. Moi, c'est ma daronne qui s'est fait la malle. Les toubibs y ont parlé de leucémie, j'ai pas tout compris. Après suis partie en couille complet. Savais plus vivre, tu saisis. Plus envie de rien. Pis, c'est elle qui faisait tout moi je bossais à l'usine et elle s'occupait de la maison, de notre fille ... »
Emily le coupe. « Tu as une fille ? »
D'un coup, le regard de Gilbert s'éclaire. « Ouais, vachement mignonne comme toi. Une vraie princesse. » Puis se durcit, « Ces salauds, ils me l'ont enlevé. Tu sais, ces putains d'assistantes sociales. Elles ont dit que je saurais pas m'en occuper. Que je buvais, que je pouvais être violent. Ces salopes, jamais j'aurais touché à ma fille. C'est la seule chose qui me restait. »
« Mais tu sais où elle est ? »
« Non, aucune idée. Ils l'ont mise dans une sorte de foyer. Puis un jour, j'ai appris que j'étais plus son père. Il parait que des gens l'ont adoptée. Des inconnus, tu te rends compte.» Il s'énerve. « Mais merde, c'est moi son père. J'étais là quand elle est née. Je m'en suis occupée quand même. Je la menais au parc. Elle faisait du manège. Elle mangeait. Je lui faisais des pâtes avec du ketchup. Elle adorait ça.»
Il boit une grande rasade de whisky. « Remarque, j'me dis parfois, que c'est mieux. Il parait qu'ils ont du fric, des richards tu vois. C'est ce que m'a dit un jour une assistante sociale quand je chialais dans son bureau. De toute façon, c'est trop tard maintenant. C'a fait 15 ans. Elle doit avoir ton âge. Tu lui ressembles. Brune, avec une jolie frimousse et des yeux vachement tendres. Comme toi. Quand je t'ai vu, j'ai pensé à elle. »
Emily se rapproche de lui. Elle le prend contre elle, il la serre dans ses bras. Ils pleurent ensemble. Ils restent l'un contre l'autre et finissent les bouteilles.
Ils sont restés toute la journée dans les vapeurs d'alcool à somnoler. La nuit est tombée. Machinalement, elle rallume son téléphone. Il est saturé de messages. Gilbert l'a raccompagne sur le boulevard. « Les quais, la nuit c'est pas cool. Y' a des mecs qui trainent. » Ils ont grignoté une sorte de hot-dog qu'elle a acheté. Ni l'un ni l'autre n'avait faim. Mais il a insisté : « tu dois manger, fille. »
Elle marche dans la rue, abrutie par l'alcool. Elle a déjà vomi deux fois. Son estomac la brule. Elle n'arrive plus à réfléchir. C'est bien, c'est ce qu'il faut.
Elle frappe à la porte de cet appartement dont les murs sont gris comme ceux d'une prison. Katie lui ouvre et se jette dans ses bras. « Tu étais, où ? On était très inquiet. Arrête de disparaître comme ça. Répond au moins à tes texto.» Mais d'un coup, elle s'écarte. « Mon dieu, tu pues. Rentre, maman et papa sont là. »
Elles trouvent son père et sa mère debout dans l'encadrement de la porte du salon. Ils ont l'air fatigué et anxieux. Elle n'a pas franchi le couloir d'entrée que Jenna se précipite vers elle.
« Mon bébé, comment tu vas ? » Son œil détaille son allure. « Dans quel état es-tu ? Mais où es-tu allé trainer ? Tu as besoin d'un bain bien chaud. Je vais t'en faire couler un. »
Emily se crispe. Entendre sa voix l'insupporte. « Non, Maman, ça va.»
Jenna continue. « Un bain avec de la mousse. »
« Maman, laisse-moi tranquille. Ici, il n'y a qu'une douche, de toute façon.» Son ton devient sec et coupant,
Katie sent le malaise de sa sœur. Rob, son père, n'ose rien dire, Il reste immobile.
Jenna insiste. « Ce n'est pas grave. Tu ne peux pas rester comme ça. Il faut te laver. »
Emily explose, que pouvait-elle faire d'autres ? Sa colère a besoin de sortir.
« Putain, tu me fais chier avec ta douche ! Aujourd'hui ! Je l'ai laissé partir toute seule. Je n'ai même pas eu le courage de l'accompagner. Je ne pouvais pas. Je me serai jetée dans le trou avec elle. Je n'ai envie que d'une chose, c'est de crever. Tu m'entends, crever. Jamais, plus jamais, je ne toucherai ses cheveux, plus jamais sa peau ne caressera la mienne. Plus jamais, je n'entendrais sa voix me dire « je t'aime » et moi lui répondre, « je sais. » » Emily est inondée de larmes. Sa bouche s'est tordue. Ses mains s'agrippent au vide.
Jenna, s'approche, fait un geste vers sa fille. Elle n'a pas le temps de la toucher. Emily se dégage violemment.
« Non, pas de ça. C'est trop tard pour me consoler. Il fallait le faire avant. Vous ne l'avez jamais aimée. Vous n'avez jamais accepté mon amour. Elle était ma femme et elle le restera pour toujours.»
Emily se réfugia dans la chambre. Ce n'est que très tard dans la nuit que Katie vint frapper à sa porte. Elles se retrouvèrent face à face. Emily n'avait pas besoin des mots de sa sœur. Ses yeux la suppliaient de la pardonner.
Elles dormirent l'une contre l'autre.
Le lendemain, Emily envoya un message à New-York. Elle avertissait l'agence qu'elle ne reprendrait pas son stage. Elle informa son école qu'elle quittait les cours.
Elle prit son appareil dans ses mains, inséra une carte mémoire. Elle lui murmura : « il ne reste que toi.» Elle fit défiler les photos sur l'écran. Toutes les photos prisent depuis 3 ans. Elle vit Naomi heureuse, belle, attirante. Elle regarda les nues qu'elle avait réalisées. La beauté irréelle et diaphane par endroit de Naomi. Cette peau qui retenait la lumière. Son sourire, les courbes de son corps. Ces photos personnes ne les avaient jamais vues. Elle créa des dossiers sur son ordi, puis les enregistra sur une clé USB. Elle ouvrit un compte sur un serveur et en fit des copies. Ne pas les perdre, c'était son obsession.
Elle s'empara d'une parka, mit l'appareil autour du cou et sortit. L'après-midi était bien entamé. Un froid sec piquait ses joues. Dans la rue, elle appela Katie. Celle-ci travaillait dans un magasin de vêtements qui réalisait ses propres collections. Elle vendait et s'initier à la création.
Emily fut laconique, juste quelques mots pour lui dire qu'elle sortait pour faire des photos et qu'elle rentrerait dans la nuit.
Pendant trois semaines, elle passa ses journées et une grande partie des nuits dehors. Elle rejoignait Gilbert. Il était devenu son modèle et il en était fier. Elle rencontra les oubliés des grandes villes. Tous ceux qui invisibles peuplent les recoins de la cité dont plus personne ne connait l'existence. Clodos, toxicos, putes, jeunes fugueurs, réfugiées, sans papiers. Cherchant les situations les plus désespérées, elle découvrit des squats où les gens vivaient dans le noir. Elle aussi, elle voulait vivre dans le noir, s'enfoncer toujours plus bas, vers les plus rejetés, vers plus de souffrance pour oublier la sienne. Elle découvrit le nombre insoupçonné de malades mentaux qui vivent dans la rue.
Elle retrouva la maraude qui l'avait récupéré la nuit de Noël. Elle tourna avec eux, distribuant couverture et soupe chaude. Shootant, photographiant tout le temps.
Et quand épuisée, elle voulait un refuge, elle retrouvait Gilbert et les bouteilles.
C'est lui qui lui parla du sud, de la méditerranée et d'une ville, Marseille. « Elle est le bout de la terre. Quand tu arrives, tu ne vois que la mer. C'est une ville faîte pour se perdre et pour tout recommencer. On y parle toutes les langues avec tous les accents du monde. J'y suis allé avec ma Stella. On avait une vieille camionnette. On a roulé jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de route. Ce furent nos seules vraies vacances. Mais je t'assure cette ville elle est spéciale. Tout peut y arriver.»
Ses pas rapides étaient silencieux sur l'allée empierrée. Le jour se frayait maladroitement un passage entre l'obscurité et la brume qui recouvrait les lieux. Le gardien lui avait fait remarquer que l'ouverture ne se faisait que lorsque le soleil était levé mais il comprit. Il avait l'habitude des visiteurs matinaux. De ceux qui ne pouvaient pas dormir et qui ne trouveraient le sommeil qu'après s'être recueillit une nouvelle fois auprès de leur proche.
Son rêve l'avait effrayée. Naomi l'appelait, la suppliait de venir la chercher. Elle s'était habillée très vite.
Emily prit un bus de nuit. Elle enfonça un peu plus son bonnet sur ses yeux, ajusta ses gants et resserra sa parka. Des images de Naomi pleurant, souffrant, n'arrêtaient pas de lui tourner dans la tête. Le cimetière était loin, à la périphérie de la ville. Elle voulait accélérer le temps. Au terminus, elle n'eut pas la patience d'attendre la correspondance. Elle fit les derniers kilomètres à pieds. Devant la grille fermée, elle commença à s'agiter. Elle devait rentrer à tout prix. Mais le mur était haut. Elle vit un gardien passer au fond de l'allée. Elle cria, « Please ! »
Elle n'eut pas à chercher la tombe de Naomi. Elle savait où la trouver comme une évidence.
Devant cette plaque de marbre, elle restait debout. Des larmes se mirent à couler sur ses joues. Une inscription si simple. Quelques lettres pour une vie si courte.
Naomi Campbell
7 juin 1992 - 24 décembre 2012
A notre Amour, pour l'éternité
Emily s'assit sur l'herbe blanche de givre qui entourait la sépulture. Des fleurs fanées éparpillaient leurs pétales. Cela faisait des touches fades de couleurs passées.
Emily posa sa main sur ce léger monticule que faisait la terre dure et gelée. Elle était si près, une fine pellicule d'humus et de feuilles mélangés les séparaient. Elle pourrait creuser avec ses mains, la retrouver, se coucher sur le cercueil et attendre d'être recouverte elle aussi.
Elle s'allongea, son visage tourné vers elle. Elle colla sa bouche contre le sol. Elle l'embrassa, encore et encore puis elle commença à murmurer des mots d'amour et de douleur.
Elle s'excusa de n'avoir pas eu la force de venir avant. Elle lui parla de cette souffrance atroce qui lui comprimait le cœur, de cette envie de tout oublier. Des sanglots s'expulsaient de sa poitrine. Une buée sortait de sa bouche qui rendait encore plus glacial ce lieu où le froid est un compagnon ordinaire. Les rares rayons de soleils qui perçaient les nuages n'atteignaient pas sa peau.
Toute la journée, elle resta prostrée. Son esprit s'évada parfois vers un temps de rire et de joie mais il était toujours rattrapé par l'image des lèvres grises de Naomi où elle avait posé un dernier baiser.
Le gardien était un jeune homme plutôt timide et rond. Au collège, Il était souvent la risée de ses camarades qui le trouvait lourd et empoté. Il n'avait pas choisi de travailler dans un cimetière mais l'office de l'emploi ne lui avait proposé que celui-ci. Il n'y avait que peu de candidat pour un travail au milieu des morts et mal payé. Alors, il avait accepté. Ici, pas de moquerie, mais il n'était pas seul, les morts l'accompagnait avec bienveillance. Finalement, il aimait son travail. Il mettait un point d'honneur à ce que son cimetière soit toujours propre. Il aidait de son mieux les familles lors des cérémonies qui le remerciaient pour sa gentillesse. Il était devenu le confident de nombreuses personnes âgées. Il était enfin reconnu.
A chaque fois qu'il passait par ce secteur, il la regardait. Cela faisait des heures qu'elle était couchée sur le sol, recroquevillé. Il voyait son corps secoué régulièrement pas des tremblements. Dès qu'il l'avait vu à la grille, il avait remarqué sa détresse. Bien que ce ne fût pas l'heure, il la fit entrer. Et quand il vit vers quelle tombe elle se dirigeait, il se sentit ému. Il se souvenait de cet enterrement. Elle était si jeune et si belle. La mère avait posé une photo sur les fleurs. Pour ne pas qu'elle soit souillée par la pluie, il l'avait récupérée et mit sur son bureau.
A sa pose, il se rendit au food truck au coin de l'avenue comme il le faisait tous les jours. Il prit un sandwich supplémentaire et un grand café brulant qui mit dans un sac avec son propre repas.
Il s'approcha d'elle doucement. Il ne dit rien, il déposa juste le sandwich et le café à portée de sa main. Puis il se retira.
Emily sentit une présence, elle tourna sa tête et leva les yeux. Elle vit le gardien repartir. Elle aperçut un sachet et un gobelet. Sans réfléchir, elle l'interpella.
Le gardien la regarda. Elle était belle elle aussi. Ses yeux étaient boursouflés, son visage terne et triste mais elle était belle. Pourquoi n'était-il pas un homme avec du charme, capable de prendre une femme dans ses bras pour lui faire oublier tous ses malheurs ? Il ne sut que lui sourire un peu maladroitement.
Emily s'assit. Elle le fixa. « Pourquoi faîtes-vous cela ? » Sa voix était grave et sourde.
Il répondit un peu honteux. « Parce que mon travail est de prendre soin de tous les gens qui sont ici. Morts ou vivant. » Il se mordit la lèvre inférieure. « Vous allez attraper froid. »
Elle ne sut répondre que « Merci ».
Elle but une gorgée du café. Sa chaleur lui fit du bien. Elle se mit à greloter.
Le gardien lui proposa de venir se réchauffer quelques minutes dans son bureau. Mais elle refusa. Elle ne voulait pas quitter Naomi, pas tout de suite.
Il osa le lui demander. « C'était une amie à vous, quelqu'un de votre famille? »
Emily sourit faiblement. « Oui, c'était ma femme.»
Il ne voulut pas trop marquer son étonnement. « Ho ! Excusez-moi. Je comprends. Mais comme je ne vous avez pas vu le jour de son accueil, je n'ai pas fait le rapprochement. »
« Je n'ai pas pu. » Elle le fixa intensément. « Mais pourquoi parlez-vous d'accueil ?»
Il triturait ses doigts. « Parce que pour moi, toutes les personnes qui sont ici forment une grande famille. Je les accueille. Je me vois comme un concierge d'immeuble ou un maître d'hôtel. Je suis là pour que leur séjour soit le plus agréable possible. »
Emily se sentit rassurée comme si elle comprenait que Naomi ne serai pas seule ici. Elle lui proposa de s'assoir près d'elle et de manger ensemble. D'un coup, il se sentit heureux.
« Merci encore pour le sandwich. »
Il fit un geste comme pour dire « de rien. »
« Je m'appelle Emily et toi ? »
« Jeffrey, Jeffrey James. James c'est mon nom. »
Ils se serrèrent la main.
Jeffrey continua. « Je sais que cela peut paraitre bizarre mais pour moi, ils ne sont pas réellement morts. Tant qu'on s'occupe d'eux, qu'on ne les oublie pas, ils restent parmi nous. Souvent, je leur dit un mot, surtout à ceux qui n'ont plus personne qui puisse venir les voir. Je m'occupe de leur tombe. Le soir lors de ma dernière ronde, je leur parle. Je prendrai soin de Naomi, je te le jure. Elle est très belle. Elle est la plus belle ici. »
Emily fronça les sourcils. « Comment le sais-tu ? »
Jeffrey se sentit mal à l'aise. « C'est parce que j'ai une photo d'elle. » Il rajouta très vite. « Mais il n'y a aucune mauvaise intention. Sa mère a déposé sa photo sur la tombe. Je l'ai récupéré, je ne voulais pas qu'elle s'abime. »
« C'est gentil, Jeffrey. Il n'y a pas de problème. »
« Tu sais, je pourrais la mettre sous cadre et la poser sur la pierre tombale. Je l'ai déjà fait pour des photos qui étaient tombées. Tu crois que Naomi serait heureuse de cela ? »
Le regard d'Emily se perdit dans ses souvenirs. Elle avait fait des portraits de Naomi avant de partir à New-York qu'elle avait envoyé à Gina. C'était certainement l'un d'entre eux. Un matin du mois de juillet, elles étaient allées dans un parc. La lumière était magnifique. Naomi portait une robe légère, plissée qui lui donnait l'air d'une collégienne. Elle s'amusait à prendre des poses, parfois lascives, parfois pudique. Son visage exprimait la joie, l'amour, la liberté. Emily déclenchait son appareil en rafale. Naomi jouait avec l'ombre des arbres, les feuilles des branches, les fleurs des massifs. Les promeneurs avaient formé un attroupement et les observaient. Ils étaient tout autant attirés par la beauté de Naomi que par les rires qu'ils entendaient. Elles étaient heureuses. C'était hier, une éternité.
Le cœur d'Emily se gonfla à nouveau et des larmes perlèrent sur le bord de ses yeux.
Elle n'arriva qu'à dire. « Oui, elle aimera. »
Jeffrey ne savait comment réagir. Il regarda le sandwich dans la main d'Emily. Elle ne l'avait pas touché.
« Il y a du thon, des œufs durs, des tomates avec de la salade. Ils ont bons. Tu devrais essayer.»
Emily machinalement mordit dedans, il n'avait aucun gout. Elle ne dit rien et continua à mâcher.
Elle resta jusqu'à la nuit, jusqu'à la fermeture. Jeffrey vint la chercher. Elle se mit à genoux devant la plaque.
« Naomi, mon amour. Je vais partir. Il faut que je parte. Tu m'as demandé de vivre, j'essaierai de tenir ma promesse. Mais rester, je ne peux pas. Je reviendrai, un jour. De toute façon, si ton corps est ici, ton âme est avec moi pour toujours. »
Elle se tourna vers Jeffrey. « Merci, pour elle et pour moi. »
Katie regardait sa sœur faire son sac à dos. « Mais tu vas où ? Comment vas-tu vivre ? »
Emily sourit à ce dernier mot. « Je vais en France, vers le sud. Je ferai des photos. Et puis je trouverai toujours des petits boulots. » Elle se mit devant sa twin. « Katie, j'en ai besoin. Il faut que je sois ailleurs. »
Katie lui prit les mains. « Fais attention à toi. Tu me le promets ? »
Emily baissa les yeux. « Je t'aime Katie. Je ferai ce que je peux.»
« Et donne de tes nouvelles. Ok ? »
« Oui, Katie. »
Elle resta dans la rue tant qu'elle put voir le sac rouge de sa sœur puis Katie rentra dans son appartement. Elle sentit un vide immense dans son cœur et dans sa vie.
Emily retourna au pont. L'appartement était vide. Elle retrouva Gilbert plus haut sur le boulevard, devant son entrée de métro préféré, en train de vendre le magazine des exclus. Il s'approchait des passants et disait : « Big Issue, Big Issue. Achetez le journal. »
« Vous en avez un pour moi, sir ? » Il se retourna et leva le pouce en voyant le sac à dos.
Elle le serra contre elle très fort et lui glissa quelques billets dans la poche, malgré son refus.
« Fille, tu vas me manquer, mais tu as raison, la route, il faut la faire jeune. Moi, je peux plus marcher sinon je serai venu. » Il lui sourit de tous ses chicots. « Non, je plaisante. Ce chemin, tu dois le faire seule. Tu permets ? » Il l'embrassa sur la joue. « N'oublie pas les conseils de ton vieux pote. De bon souliers pour marcher, tes papelards toujours sur toi, un duvet avec des cartons et surtout du papier journal, comme je t'ai montré. Et fait gaffe aux nuisibles. »
Emily le fixa. Pour la première fois, depuis la mort de Naomi, elle ressentit une émotion. Elle l'embrassa à son tour. « Merci pour tout Gilbert. Je te ramènerai des photos de Marseille. » En partant, elle se retourna pour lui faire un signe de la main. Elle était sûre d'avoir vu des larmes couler sur sa barbe.
