A rebours

Chapitre 01

Il marchait, sombre, dans la nuit solitaire, le pas vif, l'oeil alerte. Son maintien impeccable, sa cape parfaitement ajustée et la fraîcheur de son visage avaient peine à masquer l'aspect désagréablement cireux de son teint. Cependant, tout en lui semblait indiquer, sinon un homme de grande qualité, du moins le soin qu'il avait de se montrer sous un jour élégant.

Et pourtant, déjà, il supportait mal la lumière de ce jour qui lui irritait les yeux et faisait gonfler ses paupières. Mais peu importe, le monde diurne n'avait guère plus d'intérêt que la vie monotone et profondément absurde que menaient ces pauvres moldus qui n'avaient de cesse, à ce qu'il lui semblait, de croiser son chemin. Vers quel horizon marchaient ils donc tous ? Par quelle vindicative Erynis se croyaient ils poursuivis? Leur importait il donc tant de retrouver la femme et le couvert pour répéter sans cesse, chaque jour, cette ronde incessante ? Une vie misérable sans doute…

Il savait, lui, que la vie, éclatante et véritable, ne s'offrait pas avant que ne tombât la nuit, sous les lumières délicatement ciselées de flambeaux vacillants, quand les masques choient enfin pour laisser voir aux yeux pleinement ouverts de l'esprit, les visages rieurs, parsemés de menues joies et des indispensables fards qui voilaient pour une soirée la fatigue de toute une vie. Sévérus n'aurait pu se passer de ces nuits retentissantes, de l'éclat des voix dans la salle et du bruit des talons sur le parquet ciré. Ce soir encore, il pourra s'y admirer à loisir, se féliciter de la lueur ambrée de ses yeux et de la beauté vigoureuse de sa chevelure noire qui lui tombait sur les épaules aussi délicatement qu'un linceul sur la glèbe cadavérique de la racaille moldue.

Mais lui, que possédait il sinon ses extraordinaires parures ?. Il aurait volontiers chassé de son esprit cette question qui le taraudait à longueur de temps. Car comment profiter des sourires et de la gaieté des visages lorsque l'on se sait à jamais désoeuvré ? Comment rire de ces inutiles moldus lorsque l'on est à ce point conscient de sa propre médiocrité ? Lui demeurait seul, et quand il eût souhaité l'agrément de quelque amitié, il eût fui devant le monde ou peut-être eût-ce été le monde qui eût fui devant lui. Non que la compagnie féminine lui répugnât mais il considérait les femmes comme des êtres parfaitement accessoires et profondément superficiels. Il était devenu l'une de ces ombres discrêtes que l'on voit parfois rôder comme des fantômes, formes mornes et décharnées, près des hôtels de passe. Il n'en demeurait pas moins homme à toujours s'assurer de la bonne réputation des lieux, et les couloirs dans lesquelles il déambulait en quête de quelque chambre raffinée étaient autrement plus salubres que les galeries souterraines qu'il parcourait autrefois, à Poudlard, quand il exerçait cette détestable profession dont la seule évocation ne provoquait en lui que haine et dégoût.

Mais ces temps étaient déjà bien éloignés et il lui était désagréable de les évoquer, fût-ce dans son seul esprit : C'étaient déjà des dizaines de voix qui lui couraient dans la tête, et son estomac qui le faisait douloureusement souffrir. Mais, bientôt, tout cela ne serait que mauvais souvenir. Déjà il pouvait apercevoir au bout de la route les lumières du bonheur resplendir de tous leurs feux. Plus que quelques centaines de mètres à parcourir et il pourrait noyer ses tristes pensées dans les mornes sourires teintés du champagne de France.

- Mot de passe ?

- Barbey d'Aurevilly.

- D'accord, entrez

Enfin s'ouvraient à lui les bras réconfortants d'Hybris, elle qui l'avait recueilli plusieurs années auparavant, pour le mener tout droit à sa perte. Hélas, le vin ne cesse d'être rouge, le feu de dégager sa douce chaleur et la plafond de tourner. Jusqu'à l'aube il dansera. Il s'épuisera pour oublier qu'il n'est plus rien, pour oublier qu'un jour, alors qu'il allait, vêtu de capes crasseuses et trop courtes, les cheveux gras et le pas trainant, il vit, de ses yeux et de son être, le bonheur ; pour oublier que lui aussi sut aimer et qu'il aima, plus, mieux que quiconque.

Mais qui s'en souvient aujourd'hui ? S'il avait choisi cette vie, à l'abri de la banalité et des vicissitudes du commun, c'était pour l'anonymat qu'elle offrait plus encore que pour les étreintes et les rires sans lendemain. Mais allons ! jouez violons, brisez donc vos archets sous vos fougeux assauts. L'espace d'une nuit je pourrai enfin oublier pourquoi je ne suis plus et ce que j'aurais pu être, si je n'avais pas fui…

Mais les violons se sont tus, et avec eux le tintement des chaudrons qui s'entrechoquent, le rire chaud et mielleux des élèves qui avait laissé place aux hypocrites éclats de voix d'une assistance anonyme et sans visage. C'est alors que l'orchestre entama une composition lente et triste. Et Sévérus se sentit tout à coup vieux et terriblement las. La solitude le tuait à petit feu, lui qui fut autrefois téméraire et conquérant, se laissait aujourd'hui crouler sous le poids des regrets, de souvenirs dont la beauté lui semblait maintenant infiniment plus attirante que l'éclat devenu obscur des lustres qui garnissaient paresseusement le plafond.

On lui apporta un verre de vin rouge, sang cruel qui s'insinuait vicieusement dans ses veines tel un poison aussi amer que l'esprit de l'homme qui s'en délectait. C'en était trop ! Il se laissa doucement glisser dans l'enfer du souvenir. Tout lui revint à l'esprit sans même qu'il eût à solliciter une mémoire volontairement étriquée. Il se sentit défaillir, il n'entendait plus rien, ne voyait plus rien sinon les images de jadis qui se succédaient à toute vitesse. Le passé l'enveloppa d'un drap de satin noir, tandis qu'il lui sembla revenir en des lieux que ses pieds n'avaient plus foulés depuis des années.