Le Deuil invisible

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Monica Wilkins se réveilla le 15 juillet dans sa nouvelle maison. A côté d'elle, son mari Wendell dormait encore. Elle mit en marche la bouilloire électrique et sortit sur la terrasse. Ils n'étaient qu'un couple de dentistes, mais les maisons ici étaient toutes immenses. Ils avaient voulu une chambre en plus, « au cas où », sans trop savoir pourquoi. Ils avaient choisi de s'installer sur la côte est, à Canberra. Un rêve qu'ils avaient toujours eu, semblait-il. Monter un nouveau cabinet de dentistes avait été relativement facile… peut-être trop.

Pattenrond vint se frotter contre ses jambes, et Monica le gratouilla derrière les oreilles, sans noter leur longueur passablement anormale pour un chat commun.

- Monica ?

Elle répondit avec un petit temps de retard, comme inhabituée à son prénom. La veille, elle avait relevé la tête quand quelqu'un avait appelé une Margaret à côté d'elle. Elle ne se l'expliquait pas.

C'était samedi. La coupe de rugby à XV avait commencé, et les voisins avaient fait la fête jusque tard le soir, mais Monica ne se sentait pas fatiguée. Le soleil ici était éblouissant. Si loin de la brume et du froid qui avaient anormalement enveloppé Londres au cours des deux dernières années. Ici, rien n'était inquiétant et ils réalisaient leur rêve de jeunesse. Pourtant, elle sentait déjà que quelque chose lui manquait. Tout était là. Tout le contenu de leur maison était arrivé par conteneur avec un délai qui défiait toutes les prévisions. Mais elle le sentait au plus profond d'elle-même. Le manque.

Pour l'heure, elle mettait cela sur le compte du décalage horaire et de l'adaptation à leur nouvelle vie. La nuit dernière, elle avait éclaté en sanglots en voyant le personnage principal du film qu'ils regardaient passer par Totenham Court Road. Elle n'aurait jamais cru que l'Angleterre puisse autant lui manquer.

Wendell l'embrassa tendrement avant qu'ils ne prennent leur thé matinal sur la terrasse. Ils regardèrent les narcisses fleuris. Des hermione, se sentit obligé de lui rappeler son cerveau d'ancienne étudiante en sciences naturelles.

- Je m'attaque aux cartons de livres ce matin, annonça Wendell.

Les Wilkins aimaient les livres. Ils en avaient beaucoup et sur tous les sujets. Elle ne s'expliquait toujours pas le fait qu'ils aient emporté autant de livres pour enfants. Sans doute des livres laissés par leurs patients, ou achetés par leur ancienne secrétaire pour les enfants qui venaient montrer leurs caries. Oui, c'était sans doute ça.

Pattenrond miaula et Monica réalisa qu'elle ne l'avait pas nourri.

Le chat s'était rapidement acclimaté et chassait les possums qui s'aventuraient dans le jardin. Les Wilkins ne se souvenaient pas de l'avoir vu si affectueux avec eux, lorsqu'ils habitaient en Angleterre, mais ça ne pouvait être qu'une impression.

- Allez viens, gros matou, dit Monica en allant dans la cuisine.

Le chat détourna son regard jaune de la fenêtre, d'où il surveillait en permanence les allers-et-venues autour de la maison, et suivit sa nouvelle maîtresse. L'ancienne avait tout de même une vie un peu plus haute en couleur.

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- Tu peux garder un secret ? dit le petit garçon.

Wendell aimait bien Pierce, un habitué régulier de ses discours sur les caries et la petite souris. Il était singulièrement attendri par sa masse de boucles brunes, sans qu'il arrive exactement à mettre le doigt sur le pourquoi du comment.

Wendell acquiesça. Pour une raison étrange, il lui semblait qu'il était habitué aux secrets.

- J'ai mangé plein de gâteaux à l'anniversaire de mon copain, et puis le soir j'ai oublié de me brosser les dents !

Le garçon pouffa comme s'il s'agissait de la meilleure bêtise du monde. Wendell prit un air faussement mécontent.

- Fais attention, bonhomme, ou tu auras des trous aussi gros que mon doigt dans tes quenottes !

Pierce ne sembla pas s'en formaliser.

- C'était bon au moins ?

- Très !

Wendell soupira.

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Monica avait mis du temps à admettre qu'elle était déprimée.

- J'ai l'impression que je manque de quelque chose, mais je ne sais pas ce que c'est…

- Comme tout le monde, la rassura son psychologue d'un air calme, presqu'ennuyé d'entendre de telles platitudes.

- Non… je ne me retrouve pas dans tous les livres de psychologie que j'ai consultés… Ce n'est pas non plus un manque sur le plan idéal, mais bien un truc concret… Ce n'est pas non plus un deuil… mais c'est comme si j'avais oublié une chose essentielle en Angleterre.

Et elle continua pendant quelques minutes a à essayer de mettre des mots sur l'absence invisible et inconnaissable qu'elle portait.

- Est-ce que vous avez déjà perdu un enfant ? demanda doucement le psychologue. Même avant sa naissance ?

Ses yeux noirs étaient plantés dans les siens.

L'espace d'un instant, Mrs Granger sentit ses lèvres former la syllabe « oui ». Mais c'était ridicule. Bien sûr que non.

- Non.

- Je n'ai pas d'explication… c'est en vous qu'il faut la trouver…

C'était bien un discours de psy, ça.

Le soir même, sous la douche, Monica regarda les marques laissées par d'anciennes vergetures sur ses cuisses. Elles étaient apparues en 1980, sans raison apparente. Une prise de poids, peut-être. Wendell ne s'en était jamais plaint et elle les avait presqu'oubliées, mais ce soir-là, elles lui parurent très importantes.

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- Je pense qu'il s'agit de votre mémoire sensorielle. Elle est surdéveloppée.

Monica venait de raconter comment Halloween la rendait nostalgique (mais de quoi ?) et comment elle sentait un trait d'impatience et de joie en voyant voler des oiseaux, en particulier des rapaces nocturnes. Comme s'ils étaient porteurs de bonnes nouvelles (mais de qui ?).

- Ma mémoire sensorielle ?

- Elle est toujours très forte chez des personnes atteintes de la maladie d'Alzeimer, et pas mal de recherches sont menées dessus actuellement... Un stimulus sensoriel peut faire remonter des souvenirs de traumatismes chez des victimes de violences enfantines, par exemple. Parfois tout un pan de sa vie. Vous n'avez jamais lu Proust ?

Monica examina longtemps cette nouvelle hypothèse. Tous les stimulus sensoriels qui la faisaient réagir (de l'odeur du gâteau au chocolat à la vue d'aiguilles à tricoter en passant par son shampooing pour cheveux bouclés) lui donnaient une sensation de plénitude, de tendresse et d'amour. C'était possible. Mais elle était persuadée qu'elle n'avait pas pu oublier des choses essentielles alors qu'elle pouvait citer sans se tromper les 20 premiers chiffres de Pi.

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- Vous croyez aux vies antérieures, docteur ?

- Je suis un homme de science, répondit-il, l'air soucieux.

- Moi aussi. Et pourtant, c'est ma seule explication.

Wendell soupira. Il ne voulait pas que Monica s'inquiète, mais il avait eu besoin de parler à quelqu'un de son mal-être. La veille, il avait pleuré à chaudes larmes en voyant les enfants d'à côté jouer aux magiciens. Il ne comprenait pas ce qui lui manquait en Australie, mais il y avait un vide que son corps lui rappelait, à défaut de sa conscience. Il se réveillait le matin avec la certitude d'avoir rêvé de choses essentielles mais sans pouvoir se les remémorer activement.

Quand il rentra ce soir-là, Pattenrond vint ronronner sur ses genoux. Wendell aurait juré qu'il était morose, lui aussi.

A côté de lui, Monica relisait sa collection de Shakespeare. La veille, l'histoire d'Hermione, dans Le Conte d'hiver, qui abandonne son enfant, avait drôlement résonné dans sa tête. Ce soir, elle relisait le Songe d'une nuit d'été, et Wendell se surprit à lui demander de lire à haute voix. Les histoires de lutins et de fées lui donnèrent le sentiment réconfortant de se rapprocher un peu plus de ce point d'interrogation qu'il portait en lui comme d'autres portaient leur croix.

- Quelle cruche, cette Hermia…

- Mais joli prénom…

Ça aurait pu être un beau nom pour une petite-fille… s'ils avaient envisagé d'avoir des enfants. Ils s'endormirent sur le canapé, rêvant à Titania et Obéron.

Ils avaient de plus en plus souvent l'impression de vivre dans un songe, mais aucun sort ne se levait à l'aube.

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1998

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- Arrête de te tortiller comme ça…

- Mais c'est important d'être bien présenté ! Ça fait un an et demi que je ne les ai pas vus !

- Tu ne vas pas les demander en mariage, seulement les revoir ! protestait le garçon.

Les deux jeunes devant chez la porte se disputaient si fort que Wendell les entendit remonter l'allée avant qu'ils aient atteint la porte.

Il remarqua aussi immédiatement leur accent : britannique.

Mais ce fut surtout la réaction de Pattenrond qui le fit se lever pour leur ouvrir. Le chat s'était raidi, puis avait bondi jusqu'à la porte, qu'il grattait à en abîmer la peinture.

- Oui ?

Ron Weasley ouvrit la bouche sans prononcer un mot, la main à deux centimètres de la sonnette. Le pauvre garçon devint tout rouge et balbutia un « BonjourmonsieurGranger ».

- Granger ? Je pense que vous vous trompez de maison, dit-il gentiment.

- Non, c'est la bonne, dit la voix, presque craintive de la fille.

Une fois que les yeux de Wendell l'eurent vue, ils ne purent plus quitter ce visage. Les boucles brunes semblables à celles de sa femme... Ce nez et ce front intelligent qu'il reconnaissait comme les siens... Ces grands yeux marrons qui l'avaient fait tomber amoureux de Monica…

- M-Monica ? Chérie ? appela-t-il derrière son épaule.

- Margaret, corrigea doucement Hermione, les larmes aux yeux. Elle s'appelle Margaret.

Pour une raison étrange, Wendell se dit qu'en effet, ce nom lui allait mieux que celui qu'elle portait.

- Et vous vous appelez Tom Granger.

Il ne dit pas que c'était absurde. Il continua d'écouter. Un peu sonné.

Pour la première fois depuis un an et demi, il ne se sentait plus vide.

Ron se pencha vers le chat roux qui ronronnait à ses pieds.

- Toujours là, toi ? J'aurais jamais cru dire ça un jour, mais je suis content de te revoir.

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