Elle
Disclaimers : tout ce que l'on peut reconnaître se rapportant à l'univers de M. Matsumoto lui appartient.
Chronologie : contemporain de la série de 1978. Son tout début. Notons par conséquent que les extraterrestres belliqueux du moment sont les Mazones (en version originale) ou Sylvidres, un peuple au métabolisme végétal dont le mode de fonctionnement est, somme toute, peu connu.
Notes de l'auteur : comme le sous-titre l'indique, ceci n'est à première vue pas un one-shot. Une suite est donc envisageable. Tout peut néanmoins se terminer à la fin de ce chapitre. Vraiment tout.
Pour apersonne, qui a eu la primeur de bribes du scénario.
Pour Cara, en écho à « The end ».
o-o-o-o-o-o
Parce qu'il n'y a pas de raison que le capitaine ait gagné à chaque fois.
—
La douleur le réveilla. Des élancements aigus se propageaient à partir de son poignet gauche, à l'endroit exact où elles avaient enfoncé leur sonde. Il grimaça tout en se massant machinalement l'avant-bras. Il ignorait ce qu'elles lui avaient encore injecté. D'autres drogues, probablement.
Il fut pris de nausées lorsqu'il se redressa un peu trop brusquement et vomit un mélange de bile et de sang. Il réussit à s'asseoir au prix d'un effort qui lui parut démesuré. Tremblant et trempé de sueur, encore secoué de spasmes incontrôlables, il s'adossa au mur le plus proche.
Sa tête tournait.
Son univers actuel se réduisait à quatre murs végétaux, qui pulsaient au même rythme que le sang à ses tempes. Sa vision s'enroulait en une lente spirale descendante.
Il tombait.
Inéluctablement.
Il ne savait pas depuis combien de temps il surnageait dans cet état de semi-conscience. Il avait perdu le compte des fois où elles étaient venues et l'avaient emmené. Il avait fini par ne plus être tout à fait sûr de ce qu'elles lui voulaient exactement.
Il s'était même dangereusement approché du point où plus rien n'avait d'importance, où il aurait été prêt à répondre à n'importe quoi pourvu qu'elles cessent.
Si seulement elles lui avaient posé des questions qu'il puisse comprendre…
—
« Quelle est la réaction du sujet au sérum ?
— Meilleure que l'on pouvait espérer. Bien que son système immunitaire soit affaibli par les injections successives, il résiste bien mieux que lors des tentatives précédentes.
— Les symptômes d'empoisonnement du sang sont stabilisés. L'anémie est désormais compensée par l'apport des minéraux nécessaires à l'organisme humain.
— Bien. Nous pouvons commencer. »
—
Noir.
Rouge.
Il hurlait. Il y avait longtemps qu'il avait mis sa fierté de côté et cessé de feindre être insensible à la douleur. Elles étaient revenues, comme toujours, et l'avaient attaché à un assemblage dément de morceaux végétaux et de tubulures métalliques. Bien sûr il s'était débattu, mais il était conscient de puiser dans ses dernières forces. Au final, il n'avait pu leur opposer que quelques soubresauts pathétiques avant que des lianes gluantes ne l'immobilisent. Puis il avait senti la pointe de l'aiguille percer son bras et le fluide brûlant de l'injection se répandre dans son sang. Et il avait commencé à crier.
—
Il ouvrit les yeux. Il ne se rappelait plus quand il avait perdu conscience, mais c'était sans importance. L'essentiel, c'était qu'il ne souffrait plus, et cela devenait trop rare ces derniers temps pour ne pas en profiter.
La douleur, si présente encore quelques secondes auparavant, se dissipait en souvenirs épars.
Il secoua la tête : son esprit était encombré de volutes de brouillard. Il se demanda fugitivement ce qu'il faisait là sans pouvoir toutefois se concentrer très longtemps sur le sujet. Le paysage qui l'entourait emplissait tout, et semblait occuper toutes ses pensées.
Il se trouvait dans une prairie verdoyante, uniformément plate et s'étendant à perte de vue. Les herbes hautes lui arrivaient à mi-cuisse et ondoyaient sous l'effet d'une légère brise. Il laissa distraitement le dos de sa main caresser des épis à peine mûrs, et fit un tour sur lui-même.
La plaine était vide.
Il n'entendait aucun bruit, excepté le bruissement des herbes.
Il fit quelques pas, incertain sur la conduite à tenir. Le lieu éveillait en lui un sentiment diffus de malaise, sans qu'il puisse vraiment s'expliquer pourquoi.
—
« Pas de rejet significatif. La greffe semble prendre.
— Transmettez à la plante-mère d'initier un contact. »
—
Rouge.
Blanc.
En deux battements de paupières, la plaine avait viré à l'écarlate puis avait disparu dans une lumière aveuglante. Il s'était raidi sous le coup d'une douleur aussi fulgurante que brève, comme si un courant électrique l'avait traversé de part en part. La violence du choc le fit tomber à genoux.
Le souffle court, il se prépara à un autre déferlement de souffrance, mais ses doigts se refermèrent sur une poignée de terre meuble et une touffe d'herbe et, curieusement, après une oscillation étrange qui lui donna le vertige, le paysage revint.
À nouveau, il se trouvait au milieu d'une mer de verdure. Perdu au sein d'une prairie déserte à la fois réelle et illogique, déstabilisante et pourtant apaisante.
Et soudain elle fut là, au pied d'un arbre qui, il l'aurait juré, n'existait pas une seconde auparavant.
— Je me demandais quand vous alliez vous décider à intervenir, remarqua-t-il amèrement.
Elle sourit. Il se releva prudemment, sur le qui-vive : il ne tenait pas à tomber dans les filets qu'elle lui tendrait.
— Vous ignorez où vous vous trouvez, n'est-ce pas ? se contenta-t-elle de répondre, sibylline.
Elle quitta l'ombre menaçante de l'arbre et avança en pleine lumière. Il recula d'un pas sans la quitter des yeux, prêt à réagir si jamais elle tentait quoi que ce soit.
Elle était d'une beauté diabolique, comme toutes celles de son espèce. Ses cheveux balayaient le bas de son dos. Leur longueur était telle que leur extrémité se fondait dans les herbes. Deux mèches encadraient son visage, tombaient en cascade sur ses épaules et se prolongeaient pour épouser le galbe parfait de sa poitrine.
Elle ne portait aucun vêtement.
Il recula davantage. Il connaissait ces sirènes et leur pouvoir de séduction : elles n'étaient pas des femmes, malgré leur apparence. Il ne s'agissait que de plantes vénéneuses, et il était leur prisonnier.
Il croisa les bras d'un air de défi.
— Quoi que vous fassiez, vous n'obtiendrez jamais rien de moi ! affirma-t-il avec une assurance qu'il était cependant bien loin de ressentir.
Elle sourit encore. Il hésita, mal à l'aise. Quel était l'atout qu'elle possédait et qui lui avait échappé ?
— Et pourtant vous êtes ici, répliqua-t-elle doucement.
Il comprit. Comment avait-il pu être aussi aveugle ? Il savait pourtant quelle était sa situation actuelle : enfermé dans une cellule, torturé par ses geôliers et surtout, retenu à bord d'un de leurs vaisseaux amiral. Il était quasi sûr qu'elles ne l'avaient pas déplacé, et un vaisseau spatial de cette taille ne pouvait entrer en atmosphère.
Il ne pouvait pas se retrouver à l'air libre, surplombé d'un ciel bleuté et entouré de végétation.
— Vos illusions ne m'impressionnent pas, gronda-t-il, mâchoires serrées. Cet endroit n'est pas la réalité.
Il se détourna, s'éloigna de cette créature. Peu importe la direction qu'il prenait, il devait se convaincre que, lorsque la distance entre eux serait suffisante, il quitterait cette illusion.
Elle ne bougea pas.
— Vous ne devriez pas faire ça, dit-elle simplement.
Il ne l'écouta pas. Il ignorait comment se présenterait la porte vers la réalité, mais il savait qu'il y en aurait une. Il fallait qu'il y en ait une.
—
« Rejet psy. Attention !
— Tenez-le, il ne faut pas qu'il perde le contact avec la plante-mère !
— Son esprit ne supporte pas le choc. Après tout, ce n'est qu'un humain.
— Préparez une autre injection. Si son organisme résiste aux toxines, ça devrait rétablir la liaison. »
—
Rouge.
Ses bras et ses jambes étaient entravés. Il banda ses muscles, mais les liens étaient solides et mordaient sa chair au moindre mouvement. Il tenta de se redresser, de savoir ce qu'elles fabriquaient exactement et combien elles étaient autour de lui. D'évaluer ses chances.
Mais sa vision était brouillée par le sang, et il ne distinguait que des silhouettes floues.
Il se cambra en un geste de résistance dérisoire, essayant vainement d'arracher les racines de ces végétaux qui, il le sentait, s'accrochaient à lui – en lui.
—
Un flash.
Il se passa la main sur le visage. Il ne se rappelait pas que cet arbre était aussi grand. À présent, il aurait facilement pu s'asseoir sur ses premières branches sans qu'elles ne ploient sous son poids.
Il cligna des yeux, perplexe. Quand était-il revenu ? Et surtout, comment s'y étaient-elles pris pour le ramener à cet endroit ?
— Oh, ça n'a rien de complexe et ça ne dépend d'ailleurs pas tellement de nous, fit une voix près de son épaule.
Il sursauta. Elle se tenait debout, immobile, si proche qu'il aurait pu la toucher en tendant le bras. Il se leva vivement. Depuis quand était-elle là ?
— J'ai toujours été là, répondit-elle à la question qu'il était certain de ne pas avoir posé à voix haute.
Il pinça les lèvres. Alors comme ça, elle lisait ses pensées ? Croyait-elle qu'il allait se laisser faire ?
Elle laissa échapper un léger rire.
— Si ça peut te rassurer, je ne capte que tes pensées superficielles. Je ne suis pas capable de voir le reste à moins que tu n'acceptes de le partager avec moi.
— Et vous croyez peut-être que m'emmener dans votre illusion m'incitera à me montrer plus coopératif ? cracha-t-il.
Elle pencha la tête de côté et joua sensuellement avec une mèche de cheveux sans se départir d'un vague sourire ironique.
— Mon illusion ? Oh, non. Je t'ai dit que ça ne dépendait pas vraiment de nous…
Elle embrassa la plaine uniforme d'un geste.
— J'ai beaucoup plus de créativité que ça. … Nous ne sommes pas chez moi, ici, ajouta-t-elle. Nous sommes chez toi. Je te donne juste un petit coup de pouce.
Il mit quelques secondes à assimiler l'information. Qu'entendait-elle par « chez lui » ? Il grimaça.
À l'intérieur de lui ?
— Sortez de mon esprit ! cria-t-il, réfrénant la panique qui pointait.
— Tu ne pourras pas te maintenir ici si je ne t'aide pas, rétorqua-t-elle doucement.
— Je n'ai pas besoin de votre aide, s'obstina-t-il.
Surtout si l'aide en question se bornait à le bloquer dans un paysage irréel. Qu'ils soient issus de son esprit ou pas, cet arbre et cette plaine n'étaient après tout que des illusions.
Elle soupira.
— Tu es sûr ? Ton esprit échappe à la réalité, ici.
Il haussa un sourcil interrogatif.
— Tu n'as plus mal, expliqua-t-elle.
— Non…
Il baissa les yeux. Il avait besoin d'y réfléchir.
Un piège, c'était un piège. Elle voulait le mettre en confiance, le forcer à divulguer des renseignements précieux sur lui, sur l'Arcadia, sur la Terre…
— N'y pense pas, alors, fit-elle.
— Hmm ?
— À ton vaisseau. N'y pense pas, répéta-t-elle. Je perçois tes pensées superficielles. Si tu ne veux pas que je voie les caractéristiques techniques de ton vaisseau, ne les fais pas remonter à la surface.
Il se figea. Jamais il ne lui donnerait la moindre bribe d'information sur l'Arcadia. Il devait absolument se focaliser sur autre chose. Il devait…
Elle rit.
— Tu n'es pas très doué.
Il darda sur elle un regard noir.
— Partez. Sortez de mon esprit, gronda-t-il.
Elle ne répondit pas, se contentant d'un petit sourire énigmatique.
— Laissez-moi tranquille ! cria-t-il.
Il serra le poing. Il ignorait s'il pourrait atteindre cette sirène végétale ici, dans cette illusion, mais il ne lui en coûterait rien d'essayer.
Un voile de tristesse passa dans les yeux de son interlocutrice.
— Comme tu veux, souffla-t-elle.
Elle devint translucide, resta suspendue ainsi un instant, tel un fantôme éthéré, et lorsqu'il la frappa elle disparut tout à fait, et sa main ne rencontra que du vide.
— Mais n'oublie pas, je peux t'aider, chuchota le vent à son oreille.
— Laissez-moi ! répéta-t-il en battant l'air de ses bras.
Le vent se tut. Les sens aux aguets, il essaya de discerner le moindre indice de présence, mais il semblait qu'elle était effectivement partie.
Il se mordit la lèvre nerveusement. Et maintenant ?
Peut-être pourrait-il reprendre des forces ici, pensa-t-il. Rester à l'abri de leurs tortures, se reposer avant de recommencer à se battre, réfléchir à un plan d'évasion ou simplement attendre d'être secouru.
Il secoua la tête. La migraine pointait. La douleur, sourde et lancinante, revenait par vagues. En fin de compte, il était moins protégé ici qu'il n'avait cru…
Il brûlait. La prairie autour de lui se tordait, les herbes noircissaient et se racornissaient, le ciel était désormais grisâtre. L'arbre s'était évaporé. Une longue plainte parcourait la plaine. Il gémit et plaqua les mains sur ses oreilles.
Il eut l'impression que le paysage perdait de sa consistance en même temps qu'il s'assombrissait. Ses pieds semblaient soudain moins assurés sur le sol.
Ce n'était qu'une illusion, et elle s'effondrait.
— Je ne veux pas y retourner ! hurla-t-il aux ténèbres.
Il tomba.
—
« Professeur, un nouveau rejet psy !
— Cela vient de la plante-mère. Augmentez la quantité de sérum de compatibilité dans la sève de un point deux.
— Nous risquons une réaction allergique. Et la plante-mère sera fragilisée.
— J'en prends la responsabilité. Nous n'avons jamais été si proches de la réussite. »
—
Noir.
Vert.
La réalité n'était qu'un enfer végétal.
Un entrelacs de lianes l'enserrait. Il étouffait. Il aspira une goulée d'air avec difficulté et toussa alors qu'une branche souple tentait de s'introduire dans sa bouche. Il voulut bouger, mais ses muscles ne lui obéissaient plus.
Impuissant, il sentait la pulsation dans cette plante monstrueuse, il la sentait lui injecter sa sève, il sentait son sang absorbé par des dizaines, des centaines de minuscules racines qui le transperçaient…
Il ne lui restait plus assez de souffle pour crier.
« Laisse-moi t'aider… »
Il ignorait s'il avait réellement entendu la voix. Il songea à la plaine et à l'arbre. À elle, qui devait attendre la moindre faiblesse de sa part. À l'Arcadia. Au futur.
« Tu vas mourir si tu résistes encore. Laisse-moi t'aider. »
C'était une illusion, une hallucination. Un piège.
Jamais, pensa-t-il. Jamais.
« Mais tu ne veux pas mourir. »
Mais il ne voulait pas mourir.
—
Il leva les yeux sur elle, puis laissa son regard se perdre dans le lointain. La plaine s'étendait à l'infini.
— Tu gagnes pour l'instant, lâcha-t-il à contrecœur. Jusqu'à ce que j'aie trouvé un moyen de vous vaincre.
— Vu l'état de ton corps, à ta place je ne m'avancerais pas, ironisa-t-elle.
Il renifla, plus vexé qu'il ne voulait l'admettre.
— Je possède un vaisseau et tout un équipage prêt à me secourir ! se défendit-il crânement.
— Encore faudrait-il qu'ils te trouvent, rétorqua-t-elle.
Il haussa les épaules sans répondre, mais au fond de lui il savait qu'elle avait raison. Il ignorait ce qu'il était advenu de l'Arcadia. Peut-être le vaisseau avait-il été entraîné sur une fausse piste. Peut-être son équipage s'épuisait-il à le chercher à l'autre bout de la galaxie. Peut-être même s'était-il jeté tête baissée dans une embuscade.
Il était retenu prisonnier depuis trop longtemps. Si son équipage était sur ses traces, pourquoi n'étaient-ils pas déjà intervenus ?
Non, dans cette épreuve, il ne pouvait compter que sur lui-même. Il ne recevrait aucune aide extérieure.
Il soupira, momentanément découragé, mais fronça les sourcils aussitôt. Ce n'était pas dans ses habitudes de perdre ainsi confiance en ses amis.
Il se tourna vers elle, accusateur.
— C'est toi qui m'influences comme ça ?
— Un peu, admit-elle.
Il lui saisit le bras et la plaqua rudement contre le tronc de l'arbre.
— Arrête tout de suite, ordonna-t-il sèchement.
— C'est involontaire, répliqua-t-elle. Mais nous sommes liés, tu vois ? … La plante-mère s'est enracinée en toi, ajouta-t-elle. Tu ne peux pas ne pas l'avoir remarqué.
Il la lâcha et recula avec une grimace de dégoût.
— C'est toi, siffla-t-il entre ses dents. C'est toi qui contrôles cette chose et qui me tortures depuis le début.
Elle sourit, légèrement dédaigneuse.
— Ce n'est pas aussi simple. Mais l'idée générale est là. Je crois que je vais m'y tenir pour ne pas surchauffer ton cerveau rudimentaire d'humain…
Il se sentit soudain furieux. Tout ce qu'il avait enduré, toute cette souffrance avait été causé par cette sorcière. Sans réfléchir, il se jeta sur elle, saisit son cou gracile, serra… Elle s'effilocha entre ses doigts, immatérielle, et réapparut derrière lui.
— C'est inutile, dit-elle. Tu ne peux pas me battre physiquement, tout simplement parce qu'il n'y a rien de physique ici. Les règles qui s'appliquent en ce lieu sont différentes.
Elle haussa les épaules.
— Qu'est-ce que tu crois ? reprit-elle. Que ça me fait plaisir de me retrouver dans cette situation ? Que j'apprécie de devoir supporter le corps d'un étranger, d'un animal ? Que je suis heureuse de sentir mes fluides vitaux pollués par ton sang et mon être corrompu par ta présence ?
Elle s'emportait. Elle était sublime en colère, songea-t-il distraitement. Tout à coup, elle paraissait, moins froide, plus accessible. Plus humaine.
Elle s'immobilisa brutalement. Un pli soucieux barrait son front.
— On est liés, souffla-t-elle si bas qu'il l'entendit à peine. On s'influence l'un l'autre.
Il leva un sourcil d'incompréhension.
— Tu es en colère, je suis en colère, expliqua-t-elle. Plus l'émotion est violente et plus le transfert est évident, mais je suppose que ce processus fonctionne également de manière plus subtile… et c'est ce qui me fait peur, à vrai dire, ajouta-t-elle.
Elle s'assit et replia ses genoux contre sa poitrine. Si vulnérable… Elle donnait l'impression d'avoir besoin d'être protégée. Il se retint à temps. Bon sang, voilà qu'il inversait les rôles !
Il bascula en arrière, s'allongea et profita avec délice de la caresse des herbes sur sa peau. L'air était si calme et reposant. N'eut été la présence de cette sirène végétale, il aurait pu se détendre tout à fait. Mais combien de temps allait-il résister ainsi aux agressions extérieures ?
—
« Chute du rythme cardiaque ! Le cœur est en train de lâcher !
— Donnez-lui un stimulant.
— Ça ne suffit pas …
— Doublez la dose !
— C'est inutile. On le perd ! »
—
Vert.
Bleu.
Il ouvrit les yeux. Tout était soudain plus sombre, comme si la nuit était tombée. Et pourtant le ciel irradiait toujours la même couleur bleutée uniforme, presque artificielle.
— Que s'est-il passé ? fit-il.
— Tu es en train de mourir, répondit-elle. Ton esprit fatigue.
Il se redressa, alarmé.
— Je ne vais pas mourir ! protesta-t-il. Je vais bien !
— Ton esprit fatigue, répéta-t-elle.
Il lui opposa une moue dubitative. Ce n'était pas possible. Mais il ne pouvait pas nier ce qui se déroulait en dehors de l'illusion où il s'était réfugié. Il sentait les germes de la peur s'insinuer dans son esprit. Et la douleur, tapie au plus profond de lui, qui n'attendait qu'une occasion pour ressurgir.
Il tenta de lui cacher ce qu'il ressentait, mais il savait qu'elle n'était pas dupe.
— Il n'y a rien que tu ne puisses faire ? demanda-t-il.
Elle rit. Un rire clair, innocent, qui sonna pourtant étrangement autour d'eux.
— Tu cèdes ? interrogea-t-elle. Tu arrêtes de résister ?
— Non !
— Alors pourquoi poses-tu la question ?
Elle souriait tendrement, mais ses yeux avaient un éclat triste.
— Je peux faire quelque chose, continua-t-elle néanmoins. Il faut partager nos esprits. Totalement. Mais pour cela, il faut que tu sois d'accord. Les humains ne sont pas conçus pour ça. Si tu résistes, tu mourras à coup sûr.
Elle fit une pause presque imperceptible.
— Et moi aussi probablement, finit-elle.
— Tous ces détours pour me persuader de regarder ce qu'il y a dans ma tête, maugréa-t-il. Et ça ne sert à rien. Je ne vous livrerai jamais rien de ce que je sais de mon plein gré. Si vous voulez des informations, il faudra les prendre de force.
Elle le fixa avec une expression qu'il ne put définir.
— Ça n'a rien à voir avec une collecte de renseignements. Si j'avais voulu te soutirer quoi que ce soit psychiquement je l'aurais fait. Depuis longtemps.
— Je ne comprends pas.
— Contrairement à ce que tu penses, ce n'est pas une prison, ici. C'est un laboratoire. Il est dirigé par une généticienne de renom. Tout ceci… – elle engloba le paysage d'un geste circulaire – est l'aboutissement de travaux qui ont duré des années.
Il se renfrogna.
— Tu veux dire que je vous sers de cobaye ?
— Nous servons de cobayes, corrigea-t-elle.
Il réfléchit.
— Pourquoi moi plutôt qu'un autre ?
— Il y en a eu d'autres. De ton peuple comme du mien. Ils sont morts.
Elle se détourna. Elle avait l'air soudain gênée.
— Ce que nous faisons… Tu vas mourir de tout façon, lança-t-elle alors qu'il était persuadé qu'elle avait été sur le point de révéler tout autre chose. Mais ton esprit peut être préservé.
Elle lui tendit la main. Le ciel s'était quant à lui décidé à changer de couleur : il était à présent d'un noir abyssal, sans aucune étoile. Une lumière diffuse émanait de nulle part. L'arbre se découpait encore telle une ombre chinoise, mais peu à peu, il se fondait dans l'obscurité.
— Non, répondit-il simplement.
— Avant… tout ça, continua-t-elle en cherchant ses mots et comme si son refus n'avait pas d'importance, je ne me serais préoccupée ni de ton sort, ni du mien. Au contraire, je me serais réjouie de contribuer à la toute-puissance de notre peuple. J'aurais glorifié notre reine avant de me sacrifier.
Elle lâcha un rire bref, amer.
— Aucune des brillantes scientifiques qui m'ont expliqué ma mission ne m'a avertie que ton esprit pourrait avoir une influence sur le mien !
Elle enfouit sa tête entre ses bras. Malgré la luminosité déclinante, il aperçut brièvement une larme étinceler sur sa joue. Il hésita. Elle pouvait très bien jouer la comédie. Ç'aurait été raisonnable de le croire, s'il tenait compte des stratégies habituelles de celles de son espèce. Pourtant, curieusement, il ne pouvait s'y résoudre.
Contre toute logique, il éprouvait de l'empathie pour cette fille. Cette créature, corrigea-t-il. Elle n'était pas « une fille ». Elle était l'ennemi. Il ressentait malgré tout une forme d'attirance irrépressible envers elle.
— Je ne veux pas mourir, sanglotait-elle alors que l'arbre et la plaine autour d'eux s'enfonçaient dans une nuit d'encre.
Bien sûr, il savait que cette attirance n'était pas naturelle, qu'elle agissait certainement sur son esprit pour la rendre plus désirable. Qu'il devait y avoir quelque temps qu'il avait perdu son libre-arbitre.
Il savait aussi que le fait d'en être conscient ne changeait rien.
Il s'assit à ses côtés et, sans un mot, passa un bras autour de ses épaules.
Les ténèbres l'engloutirent.
—
Noir.
…
