— Pousse-toi Shawn, tu prends toute la place, râla Gus.
— Mais c'est pas moi, c'est toi qui me donne des coups de coudes, plaida Shawn.
Gus s'agita sur son siège et lança un regard meurtrier à son meilleur ami.
— Tu abuses, Shawn. On ne serait pas là si tu n'avais pas eu l'idée saugrenue de faire faire du trampoline à ma voiture.
— Ne fais pas ton paquet de gaufres à ouverture facile qui échoue, Gus. Ce n'était pas du trampoline. C'était une rampe de lancement comme dans mon épisode préféré de l'Agence tous Risques. Et je peux t'assurer que ça aurait dû fonctionner. Je ne comprends toujours pas comment ta voiture n'a pas supporté l'atterrissage...
— Tu n'as toujours pas compris, Shawn. C'est une voiture de société ! Tu ne peux pas faire n'importe quoi avec.
— Ben, ça servirait à quoi, sinon ?
— A travailler, Shawn ! s'énerva Gus. A m'amener d'un point A à un point B pour que j'exerce mon activité professionnelle.
Le medium secoua la tête avec fatalisme en regardant son meilleur ami avec pitié.
— Quand tu alignes des mots incohérents comme ça, ça me donne toujours envie de te faire un câlin pour te consoler. Viens là, bonhomme.
Il tendait les bras à son meilleur ami dans l'intention flagrante de l'enlacer mais Gus repoussa maladroitement et frénétiquement ces membres envahissants en fustigeant son ami.
— Laisse-moi tranquille, râla-il.
— Un jour, tu le voudras ce câlin, murmura Shawn. Et je voudrais que tu saches que je serais là pour toi.
Gus haussa les épaules et se détourna afin de jeter un œil alentour. Ils étaient à bord d'un train au départ de Santa Barbara et à destination de Los Angeles et il fallait bien avouer que le wagon n'était pas très rempli. En plus des deux troublions, on pouvait compter huit autres personnes. Le train n'allait pas tarder à partir.
— T'as vu, l'apostropha Shawn, y'a pas beaucoup de monde, hein ? Le contrôleur ne voulait pas nous laisser monter dans ce wagon parce que soit-disant, il était complet.
Il désigna tous les sièges vides derrière eux.
— Ben il a menti, assena-t-il.
— A l'évidence, consenti son ami. Tu es sûr qu'on arrivera à l'heure au Salon ?
— Mais oui ! Et puis même si on avait quelques minutes de retard, ils nous attendront bien un peu.
— Tu plaisantes ? C'est un Salon, pas une réunion entre amis.
— Mais ce sont tous nos amis, voyons.
— Shawn...
— J'ai eu Stéphanie au téléphone, elle m'a dit que le Salon ne pourrait pas avoir lieu sans nous.
— Shawn...
— Elle a été très claire et très charmante, d'ailleurs.
— Shawn...
— J'espère qu'elle nous accueillera personnellement. Elle avait une voix délicieuse. Comme une pomme chaude à la cannelle enrobée de glace à la vanille, tu vois ?
— Shawn, elle t'a dit ça pour te vendre des billets. C'était une démarcheuse, elle aurait dit n'importe quoi pour te vendre un ticket.
— C'est méchant ce que tu dis.
— Non. Objectif.
Ils continuaient à se disputer lorsque le train s'ébranla. Le voyage devait durer environ trois heures et Gus en avait déjà marre. Heureusement, il avait prévu quelque chose pour calmer provisoirement Shawn et lorsque ce dernier commença à trop lui porter sur les nerfs, il sortit sa première botte secrète : un manga.
— Oh ! Un manga ! s'extasia le faux médium. Tu crois que je pourrais trouver la fin avant la dixième page, cette fois ?
Gus soupira. La dernière fois que Shawn avait lu un manga, il avait en effet réussit à éventer très rapidement la fin. Ce qui était d'autant plus frustrant que son ami lui avait tout raconté alors que lui-même voulait le lire plus tard. Il avait cependant abandonné, dépité. Cette fois, cependant, il avait prit soin de lire toute la série avant de la montrer à Shawn. De cette façon, il ne perdrait aucun plaisir.
A peine ouvrit-il le livre que Shawn commença à commenter tous les passages qui l'interpellaient. Autant dire qu'il n'arrêtait pas de parler. Mais Gus avait également prévu ça : il avait apporté tout un lot de sucettes de toutes les couleurs et de tous les parfums. Son ami s'extasia devant la prévenance du représentant, piocha une sucette saveur ananas, l'enfourna et se tut.
Le silence envahit enfin le wagon. Moins de trois minutes plus tard, Shawn tendait son manga à Gus. Il l'avait terminé. Ce dernier sourit et montra à son ami le contenu de son sac à dos : la série entière était là, attendant d'être dévorée par la mémoire eidétique de Shawn. Le jeune homme sourit comme un enfant devant un cadeau de noël inattendu et plongea la main dans le sac.
— J'ai déjà compris la fin mais j'aime bien le dessin de ce Yumifu... Yufimat... Yumita...
— N'essaie pas de parler la bouche pleine, Shawn, c'est malpoli.
Le train était parti depuis une bonne demi heure et Shawn, qui avait déjà lu les vingt quatre tomes de la série, regardait par la fenêtre pendant que son ami bouquinait tranquillement.
— Messieurs, dames, bonjour. Contrôle des tickets, s'il vous plaît.
Le contrôleur arrivait par l'arrière du wagon lorsqu'un cri strident fit se retourner tout le monde. Tout le monde sauf les deux gamins les plus éloignés – Shawn et Gus pour ne pas les citer - qui se recroquevillèrent sur leurs sièges, attendant en tremblant que le potentiel danger s'éloigne.
D'autres cris suivirent et, après un certain moment, le contrôleur parvint à obtenir assez de calme pour pouvoir s'exprimer.
— Bon, tout d'abord, est-ce que tout le monde va bien ?
Un silence lui répondit.
— C'est une blague ?
Shawn sortit légèrement le nez de derrière son siège pour voir la scène. A l'évidence, il n'y avait aucun danger immédiat, il pouvait donc se permettre de regarder alentour. Il enregistra tout en un clin d'œil. Vers le fond du wagon, le contrôleur se tenait à hauteur d'un homme de toute évidence mort. Le fait ne faisait aucun doute quand on voyait la quantité de sang qui maculait sa chemise. A moins, songea Shawn, qu'il ne s'agisse d'une blague d'Halloween auquel cas la blague était très réussie mais temporellement hors de propos puisqu'on était au printemps. Il écarta donc la théorie de la blague en même temps que celle du suicide et parcourut le reste de l'assistance. Le contrôleur se tenait auprès du mort et lui prenait le pouls. Une vieille dame était assise à côté et semblait sur le point de défaillir, se ventilant comme elle pouvait avec un éventail. C'était sûrement elle qui avait crié.
Un peu plus près sur l'autre rangée, se tenait un couple de touristes. Ébranlés, ils n'en tenaient pas moins leur appareil photo à portée de main. Bien qu'ils ne prennent aucune photo, on sentait bien qu'ils n'étaient pas loin de s'en servir.
Juste devant eux, côté couloir, un jeune homme à peine sortit de l'enfance ne savait pas où regarder. À l'évidence, il était partagé entre la vue du mort et celle, beaucoup plus attirante d'une jeune fille assise un siège devant lui, près de la fenêtre de l'autre rangée. Cette jeune fille était sans conteste très bien proportionnée et le savait. Ses cheveux bruns relâchés semblaient doux comme de la soie et son regard, tout aussi sombre, laissa Shawn rêveur durant un court instant.
Il fut ramené à la réalité lorsqu'un homme d'affaire se leva de son siège, lui bouchant la vue. Sa place était située dans la même rangée que la belle jeune femme mais côté couloir. L'ordinateur ouvert et la cravate soigneusement repassée sur une veste amidonnée donnaient clairement une idée de son emploi : ennuyeux à mourir.
Le dernier homme était assis juste de l'autre côté de la rangée de l'homme d'affaire. Il avait un profil épuré et presque androgyne qui devait probablement lui valoir les faveurs de tous les bords.
— On vient de trouver un homme mort, monsieur ! c'était l'homme d'affaire qui venait d'interpeller le contrôleur. Alors non, tout le monde ne va pas bien. Et vous feriez mieux d'ouvrir la fenêtre avant que cette dame ne se sente mal, finit-il en désignant la vieille dame toute pâle derrière son éventail.
Le contrôleur ne faisait déjà plus attention à l'homme d'affaire. Il commença par fermer le loquet du wagon derrière lui avec son passe, le traversa de part en part et fit de même avec le loquet de la porte située près de Shawn et Gus. Ce dernier, voyant qu'il était enfermé, émergea de derrière son siège. Il se redressa fièrement, réajusta sa chemise en défroissant quelques plis et se tourna vers le contrôleur. Son air rappelait à Shawn celui qu'aurait pris un chat après une chute dans laquelle il se serait ridiculisé : s'il arrivait à faire croire à l'assistance que rien ne s'était passé, alors rien ne se serait passé.
— Puis-je savoir ce que vous faites, monsieur ? lui demanda-t-il.
— Mais enfin, Gus, tu vois bien que c'est une scène de crime, expliqua Shawn. Il verrouille le wagon afin que rien ni personne ne puisse entrer ou sortir.
— Ce que tu dis est ridicule, Shawn. On devrait pouvoir sortir.
— Non, monsieur, désolé, confirma le contrôleur. Votre ami a raison. Vous devez restez ici jusqu'à l'arrivée de la police, ce sont les consignes dans ce genre de circonstances.
— Mais...
L'air de chat apeuré revenait irrésistiblement sur le visage de Gus mais le contrôleur s'éloignait déjà pendant que Shawn lui faisait le sourire du j'avais raison.
— Et si j'ai envie d'aller au petit coin, geignit-il.
— Oh, voyons Gus, ne fait pas ton orange ré-hydratée. Retiens-toi, comme le grand garçon que tu es.
Le faux médium tapota la poitrine de son ami en le contournant et s'approcha résolument du cadavre.
— Que personne ne bouge, à partir de maintenant je prends le relais. Je me présente : Shawn Spencer, responsable de la cellule médiumnique de la police de Santa Barbara, et le vaillant et bel homme là-bas est mon associé, Cap'tain Burton Matamore Guster. Surtout, ne soyez pas impressionnés par mon titre, ni par mes pouvoirs. Du moins, pas tout de suite. Je vous autoriserai cependant à me faire des compliments lorsque je vous aurais donné des preuves de mon talent.
Tous les passagers s'entre regardèrent, comme coupés dans leur élan. Puis la vieille dame reprit une respiration lourde et poussa un gémissement.
— Par pitié, éloignez-le de moi, gémit-elle en désignant le cadavre.
