1899
La jeune fille ouvrit les yeux.
Avait-elle rêvé ? La scène lui avait pourtant parue si réelle… Elle se rappelait clairement de la colère qui avait fait bouillir son sang dans ses veines lorsqu'elle avait vu ses frères se disputer, encore. Elle avait encore sur la langue le goût amer de la rage et ses oreilles bourdonnaient encore du hurlement qu'elle avait poussé.
Elle laissa de côté ses souvenirs et ses sensations, qui étaient encore tellement confuses, pour se concentrer sur ce qu'il se passait autour d'elle.
Ce qu'elle avait d'abord pris pour des nuages n'était qu'une lumière. Il n'y avait rien absolument rien d'autre que la lumière, si pure, si belle. Ce n'était qu'un vide, qui semblait impalpable et infini. Mais elle savait pertinemment qu'une si jolie couleur, si apaisante et naturelle, n'apparaitrait pas ainsi dans le vide. C'était Maman qui lui avait appris, puisqu'elle n'avait pas eu le droit d'aller à l'école, contrairement à Abe et Al'. Ariana n'avait jamais le droit de rien.
Elle était habillée d'une robe blanche longue et vaporeuse comme si elle portait une brise de printemps. Elle remua les doigts de pieds et sourit, en voyant qu'elle ne portait pas de chaussure. Ses cheveux étaient relâchés et doux, comme ils ne l'avaient jamais été.
Ariana s'assit et posa les pieds sur le sol. Le sourire sur ses lèvres s'agrandit. Elle avait l'impression de marcher sur un immense tapis de guimauve. Alors elle se leva d'un bond, et se mit à tourner sur elle-même dans cette immensité nuageuse. Elle trébucha sur ses pieds, elle qui n'avait jamais été très adroite, et tomba sur le sol, sans même se faire mal. Le rire qui s'échappa de sa gorge résonna, et elle l'entendait encore quand elle se recroquevilla sur elle-même, avant de fondre en larmes.
Elle était seule. Pourquoi était-elle seule ? Pourquoi n'avait-elle jamais eu personne d'autre que sa famille auprès d'elle, et pourquoi lui avait-on retiré cette famille ?
A l'instant précis où sa pensée se formait, elle sentit des bras l'entourer. Pendant un instant, une infime seconde, elle eut peur, puis l'odeur parvint à ses narines. La femme qui l'entourait sentait la menthe poivrée, la pluie et les nuits d'été.
"- Tout va bien, mon bébé. Tu n'es pas seule, tu n'es plus seule, Maman est là."
Elle se blottit contre sa mère en pleurant, mais les larmes ne coulaient pas. Seuls de gros sanglots étouffés encombraient sa gorge, secouant ses épaules. Si sa mère était ici, près d'elle, ça ne pouvait vouloir dire qu'une chose.
"- Est-ce que je…"
Les larmes qu'Arianna retenaient roulaient sur le visage de Kendra lorsqu'elle hocha lentement la tête. La peine qu'elle ressentait se lisait dans ses si beaux yeux. Pendant longtemps, Ariana avait prié le ciel pour ressembler plus à sa mère. Mais c'était tellement bon, tellement agréable, de savoir que personne au monde n'avait les mêmes prunelles que Maman.
Celle-ci la regardait comme si elle était le plus beau trésor sur terre, comme si elle voulait capturer chaque parcelle de son essence avec son regard afin de ne plus jamais oublier à quoi elle ressemblait. C'est vrai, repensa Arianna, qu'elle avait beaucoup grandit pendant l'absence indéfinie de Maman. Elle avait beaucoup grandit, beaucoup mûrit, disaient ses frères, et beaucoup souffert aussi. Cette souffrance avait été la raison de ces larmes. La seule raison qui justifiait les pleurs d'Ariana, était le deuil qu'elle faisait de ses frères, qui devaient en faire autant. Après tout, comment peut-on être triste, vraiment et durablement triste, lorsqu'on retrouve enfin la personne qu'on aime le plus au monde, après tant d'années ?
Ariana serra sa mère un peu plus fort contre elle, sans pouvoir s'empêcher de sourire. Maman était là..
