Freya.
Je soupirais et fermais les yeux. Je rêvais parfois de mon passé. Ce glorieux passé où, plutôt que d'être l'esclave d'un être mauvais et cruel, j'étais une piqueuse, fière et farouche. Je songeais à ce temps où ma sœur aînée n'était pas l'épouse effacée de mon maître, et où ma cadette n'était pas obligée de supplier les dieux de nous épargner tous, de nous pardonner pour nos folies. Je me retournais dans ma chambre, qui était plutôt un cachot le lit était de pierre dure, et la couverture qui me recouvrait aussi fine que du papier. Mais j'avais appris à grelotter sans rien dire. Sans me plaindre. J'avais compris que la faim, que le froid, que la douleur seraient mes compagnes, et m'y étais habituée. Je me levais, incapable de dormir, et prenant la chope de bois à moitié moisie qui se trouvait près de la porte, je la fis tinter contre les barreaux de l'unique ouverture, au niveau de ma tête. Enfin ce qui aurait dû être le niveau de ma tête : j'étais plutôt petite, pour une humaine. A tel point que beaucoup m'insultaient de « naine », sans comprendre que je ne me sentais pas humiliée par ce surnom. La race naine était noble, capable. Je soupirais à nouveau, mes dents claquant dans ma bouche douloureusement, et m'écriais :
- Hé ! J'ai soif ! Apportez-moi de l'eau !
- La petite esclave veut à boire ?
La voix glaciale de mon geôlier me fit sursauter, toute proche, et je vis son visage apparaître à l'ouverture barrée le peu de lumière qui filtrait sembla s'évaporer, me laissant dans une pénombre où seuls les yeux mauvais de l'homme étaient visibles.
- J'ai besoin d'eau.
- Ce n'est pas stipulé que je dois te donner quoi que ce soit en dehors des repas.
- Chien ! Tu sais que si je n'étais pas rentrée dans ma cellule à l'heure du dîner, c'est parce que je récurais la Grande Salle !
- Chienne que tu es ! Plutôt qu'une Louve, tu n'es qu'une Chienne ! Tu ferais mieux de t'habituer à ta soif, ou tu pourrais subir bien pire qu'une déshydratation si je t'entends encore te plaindre !
Louve. Ce nom que je portais, avec mes sœurs, m'étais familier et pourtant si lointain. Un pincement au cœur, et soudain je me sentis faiblir. Je reculais et retournais sur mon lit glacial. J'avais envie de pleurer. Cela faisait presque un an que Tamuss avait prit le pouvoir dans notre ville, Roncépine. Lui qui était autrefois un riche marchand avait décidé que la sororité des louves – le trio que nous formions avec mes sœurs – n'était pas assez bon pour gouverner.
Nous étions les trois filles de l'ancien seigneur de la ville. Lui qui avait espéré avoir des fils n'avait eu que des filles, et notre mère était morte peu de temps après la naissance de la petite dernière. Alors, il avait remercié les dieux plutôt que de les maudire, et avait offert à la couronne ma sœur aînée, Lysha j'avais été, quant à moi – Freya -, offerte aux armes, destinée à servir le royaume comme combattante. Et enfin, notre jeune sœur, Ilhy, avait été donné aux dieux. Nous avions baigné dès notre tendre enfance dans nos domaines respectifs, et si autrefois il m'arrivait de jalouser le temps qu'occupait mon père à donner des cours à ma sœurs, ou d'avoir envie moi aussi de porter de jolies robes et des bijoux comme elle plutôt que mes armures de cuir bouilli et mes frusques couvertes de boue, j'avais rapidement compris que Lysha était la plus à plaindre de nous deux. Je n'aurais pas à me marier pour le bien de la ville, et si il m'arrivait de souffrir de blessures dues à mes entraînements et aussi à ma petite taille, ou encore à mes longues chevauchées, Lysha, elle, devait toujours sourire, toujours offrir un visage aimable. Ma jalousie se transforma en condescendance, puis en peine et enfin en compréhension. Et, malgré mes cinq ans de moins qu'elle, je me promis de l'aider à régner et de la protéger, pas seulement par devoir mais parce que je l'aimais et que je savais qu'elle ferait une bonne Dame.
Penser à tout cela, à présent, me mettait le cœur au bord des lèvres. Elle était loin, cette époque où je rentrais le soir dans notre palais, pour cueillir Ilhy et la mettre sur mon épaule, et rejoindre ma sœur devant le feu. Notre près, avant qu'il ne tombe malade et ne meurt, descendait parfois pour dîner avec nous, et même si son caractère sérieux l'empêchait d'être aussi exubérant que nous trois, il ne manquait jamais de sourire à nos saillies plaisantes, à nos ragots et rumeurs, à nos potins. Je le savais fier de nous, même si je pense que jusqu'à la fin, jusqu'à sa mot, il a regretté que nous ne soyons des hommes. Et puis, après le beau temps vient l'orage. Tamuss avait créé une révolte de petites gens, lui faisant croire que nous prenions une marge sur les taxes, leur mentant effrontément sur nos buts et objectifs. La foule était venue jusqu'à nous, et les trois Louves avaient été séparées, l'une mariée de force, l'autre enfermée au temple, et la dernière jetée aux cachots comme esclave. Tamuss ne m'avait jamais aimé, car il savait que des trois, j'étais la plus dangereuse : je n'aurais aucun scrupule à le tuer. Il me craignait, comme le lapin craint le loup. Lysha et Ilhy n'auraient jamais la force pour faire ce qu'il fallait, mais moi … Je ne rêvais que de cela. Je n'avais jamais été quelqu'un de très sociable, détestant les bals, les fêtes aristocratiques je me sentais bien plus à l'aise avec mes hommes. Ils avaient appris à me respecter, et même si ils me taquinaient, ils appréciaient ma compagnie. Si je n'étais pas aussi docile que ma sœur aînée, la rancune n'avait jamais été une tare de famille, et j'étais sûrement la seule à désirer enfoncer ma lance dans son ventre. J'étais devenue comme une bête acculée, méfiante et avide de liberté.
Je secouais la tête, et essayais de prendre une bonne position pour dormir. J'avais les mains gercées à force de frotter le sol des pièces mais c'était surtout à l'intérieur que j'avais mal. Je salivais abondamment, pour éviter d'avoir la bouche trop sèche. Je fermais les yeux, n'aspirant qu'au sommeil tout en sachant qu'il viendrait tard, et serait aussi mauvais que les autres nuits.
Ilhy.
- Que ces volutes d'encens montent jusqu'à vous et vous offrent répit et paix, choses que nous n'avons pas.
Je n'arrivais pas à retirer toute trace de sarcasme de ma voix. Les dieux étaient sensé être bons et justes était-ce cela qu'ils appelaient justice ? Mes deux sœurs et moi-même étions sous la coupe de cet horrible bonhomme. Je passais mes mains noires de suies sur mes vêtements autrefois blancs de prêtresse. Je n'avais même pas le droit de laver mes tuniques, et la couleur virginale, sensée être celle de ma déité, était à présent grise comme de la cendre, avec des traînées ici et là de diverses couleurs. Je me sentais à bout, sur le point de fondre en larme. J'étais fatiguée. Fatiguée de prier des dieux qui ne répondaient pas à mes prières, à mes souhaits les plus fervents. Oh, je croyais toujours en eux – j'avais grandi ainsi et ne changerais jamais d'avis. Mais je n'avais plus foi en leur clémence. J'avais l'impression d'être un jouet dans la main d'enfants cruels. Etait-ce cela, la dure vérité ? Triste constat, et alarmant. Je me retournai dans la pièce du temple qui était à présent la mienne. Le sol était couvert de tapis poussiéreux, et j'allais me blottir dans mon coin favori où j'avais installé ma literie. Une gigantesque statue d'un prêtre – un homme qui avait existé, mais je ne sus pas remettre le doigt sur son nom – en robes, le doigt levé dans un signe connu de sagesse, me tenait compagnie. Je soupirais à nouveau, et repoussai le souhait futile qu'il ne soit pas en marbre blanc mais une véritable personne de chair. Quitte à faire des voeux improbable, je voulais revoir mes sœurs. Freya et Lysha. Je ne doutais pas de la capacité de ma première sœur aînée à résister à la dure vie, mais Lysha, elle avait toujours été assez fragile. Comment résistait-elle aux assauts de Tamuss ? A ses méchancetés, à ses mensonges ? Je levai les yeux et regardai par une fenêtre, autrefois ornée de vitraux de couleur et à présent réduit à des morceaux cassés au sol, la nuit qui était tombée. Le ciel était noir, et les étoiles n'étaient pas visibles.
- Nulle lumière ne guidera plus les hommes, fis-je d'une voix troublée, citant un passage des écrits.
J'avais peur. Mais qui n'avait pas peur, à présent ?
Lysha.
La porte de la chambre s'ouvrit, et je sursautais, craignant d'y voir la silhouette replète au visage rouge de mon mari. Mais non, ce n'était que Salta, ma camérière. Elle s'approcha de moi et se mit à enlever les bijoux qui m'ornaient. Je plissais les paupières, retenant un glapissement quand, sans douceur, elle retira mes boucles d'oreille.
- Tu me fais mal.
- Pardon, ma Dame.
Son ton contrastait avec son visage. Elle n'avait pas l'air désolée du tout. Mais je devais faire avec – Tamuss avait renvoyé tous nos gens, quand il s'était installé. Selon lui, ils nous étaient tous fidèles, et il ne voulait pas que nous renversions son petit coup d'état. Je repoussais une mèche de cheveux, regardais dans la glace constellée de tâches mes boucles onduler autour de mon visage fin. J'aurais préféré déchirer mon visage plutôt que de le voir encore je rabaissais d'un coup sec le miroir et détournais les yeux. Je haïssais mon corps, mon corps si féminin. J'étais belle, oui, comme une poupée. Comme un oiseau en cage. Mon mari me désirait, et il tentait chaque soir de forcer mes draps, mais je le repoussais, et il n'osait pas aller plus loin. Il savait que les dieux ne sont guère indulgents face aux hommes qui forcent les femmes. C'était mes dernières miettes de dignité, et je les ramassais chaque jour, les comptais, comme un trésor. C'était tout ce qu'il me restait.
- Laissez-moi. Je vais finir.
Trop heureuse de pouvoir filer en douce avant la fin de sa corvée, Salta disparut de la pièce, me laissant seule. J'essuyais le bord de mes paupières humides. Dans cette ville, je ne connaissais que deux personnes en qui avoir totalement confiance, et je ne les avais pas vues depuis longtemps. Tamuss s'arrangeait pour ne pas nous laisser nous voir.
- Oh, père. Que diriez-vous de nous ?
Je savais en tout cas ce qu'il penserait. Il songerait avec tristesse que nous n'étions que des femmes. Puis il voudrait me pousser à réfléchir. J'étais celle, parmi les trois, qui avait étudié la géographie, la philosophie, l'art de parler, l'art de réfléchir. J'avais appris la science de la tactique. Que faire quand l'ennemi n'était pas à nos portes mais dans la maison, les pieds boueux sur le bureau, en train de piller le garde-manger ? Je regardais mes mains, pâles, blanches, aux ongles longs. Je les serrais convulsivement, et dans un élan de piété qui m'étonna moi-même, je joignis mes doigts et me mis à prier.
- Je vous en prie, dieux qui m'écoutaient. Entendez ma requête. Ayez pitié, envoyez nous quelqu'un pour nous libérer de ce fléau. Mes sœurs et moi-même ne désirons rien d'autre que revenir aux places pour lesquelles nous sommes nées. Nous nous occupions bien de cette ville, nous étions justes et bonnes, au possible. Entendez ma demande, et faites que, bientôt, nous soyons libres. Pitié.
Je n'étais pas sûre de la forme de ma demande. Mais au moins, j'étais sincère. Nous avions offert notre dernière sœur à la prêtrise, n'était-ce pas assez ? Nous avions toujours été aussi bonnes et généreuses que nous le pouvions, partageant nos réserves lorsqu'une famine pointait le bout de son nez, ou tranchant avec équité dans les affaires des citoyens. Nous avions fait tout notre possible.
Je me redressais, raide et le visage soudain impassible, quand j'entendis la porte s'ouvrir. Je fis volte-face, pour découvrir Tamuss, le nez rouge, les yeux vitreux. Il avait encore bu plusieurs bouteilles de vin. Tant mieux, il s'endormirait vite, comme cela. Je repoussais ses avances, fronçant le nez devant son haleine vineuse, et le laissait s'allonger sur le lit encore habillé. Je le haïssais de toute mon âme. Il m'avait forcée à me marier avec lui je ne sais comment il avait trouvé ce prêtre véreux, mais il avait accepté d'aller contre mon choix. Je détestais cet homme et tout ce qu'il représentait : la méchanceté gratuite, la cruauté, la force brutale et violente, la cupidité. Je le regardais encore un moment, écoutant ses ronflements, puis j'éteignis les bougies et me glissais au lit, vêtue de ma tenue de nuit. Au moins, ce soir, il n'essayera rien.
