- Chapitre 1 -
Stressé, le jeune homme resserra sa cravate autour de son col. Il se jaugea au travers le miroir qui lui faisait face, dans les toilettes du lycée. Bien que diplômé du secondaire il y avait de cela quelques années, et après avoir suivi toute la formation pour être professeur de littérature coréenne, Jimin avait gardé un visage très juvénile, avec ses yeux noirs lumineux, ses lèvres pleines et son teint lisse. D'ici quelques minutes, il rencontrerait le proviseur adjoint de l'établissement, et on lui présenterait sa première classe, celle dont il avait été désigné pour être professeur principal. Un tout jeune diplômé comme lui, qui n'avait pas encore eu l'occasion d'enseigner, propulsé comme ça du jour au lendemain, quelques mois après la rentrée, après les vacances d'été, devant remplacer au pied-levé l'ancien titulaire parti en congé maladie. Il poussa un long soupir, faisant gonfler ses joues. Peut-être que des lunettes lui donneraient un air plus autoritaire, mais il avait toujours eu une bonne vue et il ne voyait pas l'intérêt d'acheter des montures pour une question esthétique. Il passa une main dans ses cheveux noirs qui retombèrent avec souplesse sur son front. Il aurait préféré enseigner dans un collège : la différence d'âge aurait été plus flagrante, mais en tant que jeune professeur, il n'avait pas trop le choix. Il prit alors un air décidé, carrant ses épaules et s'éclaircissant la voix. Il se trouvait plutôt bien dans son costume noir : simple et efficace, et au moins il se distinguait des élèves qui portaient un uniforme gris.
L'accueil du proviseur adjoint fut très solennel, il avait déjà rencontré l'équipe pédagogique au préalable, et tous l'avaient accueilli chaleureusement. Mais une ambiance particulièrement étrange flottait dans l'air, comme si certains sourires étaient forcés. Jimin ne leur posa aucune question et il suivit son supérieur dans les couloirs pour se rendre à sa classe. Le jeune professeur ne put s'empêcher de remarquer que plus ils approchaient de la salle, plus son accompagnateur, âgé d'une cinquantaine d'années, paraissait mal à l'aise.
— Ecoutez, dit-il en s'arrêtant devant la porte surmontée de l'écriteau « 3 – C ». On ne devrait pas vous laisser entrer dans cette classe sans savoir ce qui vous attend. Ce serait irresponsable.
— Qu'est-ce que vous voulez dire ?
— Ces troisièmes années sont – comment dire – une classe particulière, reprit le proviseur adjoint en se frottant les mains. Ils vous en feront voir de toutes les couleurs, vous êtes leur cinquième professeur principal.
— Comment ? fit Jimin qui n'en croyait pas ses oreilles.
Il avait l'impression qu'on lui faisait une farce.
— Ils ne sont pas violents, du moins pas physiquement, reprit-il, mal à l'aise. Faites de votre mieux pour vous faire obéir : ils testeront vos limites.
— Je ne comprends pas très bien…
Le proviseur adjoint ouvrit la porte de la classe et fit signe à Jimin d'entrer. Les discussions s'évanouirent et le jeune professeur se retrouva face à une trentaine d'élèves, filles et garçons, entre dix-huit et dix-neuf ans. Tous le regardèrent avec une étrange curiosité. Il se sentit tout à coup tout nu, son assurance ayant pris un gros coup après les révélations de son supérieur. Il y eut un moment de flottement jusqu'à ce que celui-ci daigne présenter le nouveau venu à la classe.
— Voici Park Jimin, dit-il avec fermeté. Votre nouveau professeur de littérature et professeur principal.
— Vous les prenez à la sortie de la maternelle maintenant ? fit un des élèves installé au fond de la classe sur un ton railleur.
Jimin le chercha du regard. Soudain, les détails sur les attitudes silencieuses des élèves le frappèrent. Certains l'observaient avec amusement, d'autres semblaient n'en avoir rien à faire, quelques uns narguaient l'autorité en mâchant ostensiblement un chewing-gum, d'autres encore avaient les pieds sur leurs tables, beaucoup n'avaient sorti aucun matériel de cours et se contentaient d'avoir les mains dans les poches… Il commença à comprendre le sens des paroles du proviseur adjoint, ils n'avaient pas l'air bien agressifs au premier abord mais ils ne cachaient pas leurs provocations, pas même devant le proviseur adjoint. Le lycéen qui avait répondu avec culot avait encore un sourire moqueur au coin des lèvres. Les oreilles largement percées, avec un élargisseur à chaque lobe, deux trous en plus à l'oreille gauche, deux hélix à l'oreille droite, il avait les jambes tendues devant lui, ses yeux bruns et pétillants presque dissimulés derrière une frange.
— Il a l'âge légal au moins ? reprit un de ses camarades d'une même voix.
— Amenez-nous une femme plutôt.
— Quelqu'un avec des nichons, quoi.
— Il s'est perdu le mignon ?
Les contestations et les moqueries étaient lancées. Ça riait, ça discutait en groupe, ça faisait mine de jeter des choses au tableau. Le premier perturbateur avait même tapé dans les mains de ses voisins avec un large sourire. Un charmant sourire. Jimin soupira longuement et posa sa sacoche sur le pupitre. Puisqu'on l'avait fait entrer dans la cage aux lions, il n'avait plus d'autre choix que d'assumer. Le proviseur adjoint ne disait rien, comme s'il avait baissé les bras depuis longtemps. Il glissa un « bon courage » au nouveau professeur et partit, presque en s'enfuyant.
— Vous êtes sérieux ? se plaignirent quelques élèves avant même que la porte ne soit fermée.
Un sourire crispé se dessina sur le visage de Jimin qui sortit son livre d'enseignant.
— Je crois que vous êtes coincés avec moi, dit-il simplement. Autant faire quelque chose de constructif. Sortez vos livres.
— Retourne chez ta mère, répliqua un lycéen aux cheveux rasés de près, assis près de la fenêtre, s'attirant les rires de ses camarades.
— C'est tout ce que tu trouves à dire ? Quel est ton nom ?
— Personne.
— C'est bien, au moins tu connais les grands classiques européens.
Mais le lycéen ne sembla pas comprendre la référence à Homère. D'autres rires accentuèrent l'incompréhension du garçon. Puis, sans prévenir, le jeune homme aux oreilles percées lança les restes d'une craie sur le tableau et le silence retomba.
— Ne perdez pas votre temps, dit-il, presque avec respect et gentillesse. Le dernier est parti en dépression, l'avant-dernier a même pleuré et ne s'est plus pointé ici, combien de jours allez-vous tenir ?
— Oui, je me représente assez les jours qui vont suivre, répondit Jimin d'une voix qu'il voulut plus grave que sa voix habituelle. Des réflexions sur mon âge, ma taille, tout ce qui est physique, des tentatives de mettre le chaos dans la classe, des mots doux sur le tableau… Vous m'imaginez timide, frêle, facilement impressionnable, et vous commencez à parier sur le moment où je vais pleurer. Je préfère vous prévenir tout de suite, bien d'autres ont eu un comportement similaire à mon égard bien avant d'avoir votre âge.
— Ce qui veut dire ? demanda une fille qui paraissait ne pas avoir suivi la conversation.
— Que je suis déjà rôdé. Maintenant je vais faire l'appel histoire de me mémoriser vos noms.
Il était dans un ring, il était le challenger face aux champions en titre, et il savait d'avance qu'il allait devoir se battre tous les jours auprès d'eux. Pour l'instant, ils se contentèrent de jouer le jeu, et répondirent avec amusement à l'appel.
— Jeon Jungkook.
— C'est moi, m'sieur, répondit le garçon insolent aux oreilles percées, en insistant sur le « m'sieur ».
Une fois l'appel terminé, il leur redemanda de sortir leur livre. La moitié d'entre eux s'exécutèrent. Jungkook n'en faisait pas partie. Il préférait discuter avec son camarade aux cheveux rasés qui était installé devant lui.
— Je pense que messieurs Kim Bonhwa et Jeon Jungkook connaissent très bien l'art des acrostiches et par conséquent ils vont composer tout de suite un exemple.
— Je suis en admiration devant votre persévérance, répondit Jungkook, le visage reposé dans le creux de sa main. Mais vas-y Bon, fais-nous un acrostiche sur tes sentiments du jour.
— Okay, fit son camarade en prenant un air concentré. Joie de bon matin. Oyez les enfants. Le nouveau prof. Ici présent. Cherche la merde. Une bonne fois pour toute. Liquidons-le.
— J'ai vu mieux, commenta Jimin par-dessus les rires graveleux des autres élèves. Et je te remercie pour le compliment. Jeon Jungkook ?
— Lendemains noirs. Y a-t-il un espoir. Cruel est le soir. En sortant de l'abattoir. Etudier est dérisoire, déclama le jeune homme d'une voix plus sombre.
Personne ne rit, tout le monde se tut. Jimin ne savait pas que répondre à cela. L'avait-il fait exprès ? Lui adressait-il un message pour lui expliquer pourquoi ils se comportaient de cette façon ?
— Très bien, dit-il simplement. Nous pouvons donc reprendre.
Finalement son premier cours ne s'était pas déroulé aussi mal qu'il l'aurait cru. Les élèves étaient agités et avaient vraiment une méfiance envers les professeurs, et un dégoût du système scolaire prononcé. Ce n'était pas une nouveauté pour Jimin, il connaissait très bien les travers de l'école dans son pays. Pourtant il semblerait que tout s'était concentré dans une seule classe, et c'était pour sa pomme. Le pire était sûrement à venir et il devrait s'y préparer. Il aurait été tellement plus à l'aise avec des collégiens, pas encore blasés par le système éducatif, et avides d'apprendre. Park Jimin n'était pas homme à se laisser faire par des lycéens. Il rencontrerait d'autres classes en parallèle, plus dociles, mais la troisième classe des troisièmes années était sa classe. Il en était responsable à partir de ce jour. Sa prochaine heure de cours avec eux ne concernerait pas sa matière, mais l'orientation choisie par les élèves après les études secondaires. Il sentait d'avance que cela allait être périlleux.
Le lendemain, il passa la matinée entre la salle des professeurs et d'autres classes du lycée. Il lui arrivait de croiser furtivement des élèves des troisièmes années dont il avait la charge qui l'ignorèrent ouvertement. Pourvu qu'ils continuent comme cela jusqu'à la fin de l'année scolaire… Le moment fatidique arriva en début d'après-midi. Tous étaient présents, et c'était déjà assez surprenant vu leur opposition au système scolaire. Ils ne se turent pas pour autant en sa présence, il ignorait même qui était le président de la classe. Cela avait peu d'importance pour l'instant, il le saurait tôt ou tard. Jimin fit alors l'appel, se donnant une contenance. Il avait décidé de se forger une armure invisible à chaque fois qu'il entrerait dans cette salle. Certains lui répondirent, d'autres non mais il avait appris à les connaître suffisamment la veille. Un cercle de garçons entourait Jungkook, et ils discutaient encore comme s'ils étaient en pause. Sans prévenir, Jimin fit claquer la brosse contre le tableau, faisant sursauter quelques uns des lycéens récalcitrants.
— Maintenant que j'ai toute votre attention, je vais vous faire passer les feuilles d'orientation. Mon prédécesseur n'ayant rien laissé, j'ai besoin de savoir de mon côté quels sont vos projets.
Les fiches circulèrent sans la moindre opposition. Jimin regarda longuement une jeune fille au premier rang, portant un nœud blanc dans sa longue chevelure châtain, qui venait de faire une énorme bulle avec son chewing-gum. Il n'avait pas de temps à perdre à faire des remontrances au moindre écart sur les règles de conduite, et elle fit une deuxième bulle par provocation, se mettant à rire après l'avoir fait exploser.
— Est-ce que vous considérez que dormir sur un banc public, c'est une bonne situation, m'sieur ? demanda un des garçons du rang gauche.
— Quelle est la formation universitaire pour être idole de KPop ? demanda un autre derrière lui en réajustant ses lunettes.
— Moi j'ai un beau métier d'avenir, intervint Bonhwa. Réajusteur de pots de fleurs des balcons des personnes âgées.
— Plus vous prendrez cela sérieusement, moins ce sera pénible pour vous, répondit Jimin sur un léger ton sévère. Vous êtes en dernière année, cela veut dire que le lycée sera bientôt fini pour vous.
— Où est le fun si on prend ça sérieusement, m'sieur ? demanda Jungkook avec un grand sourire. Vous pouvez nous assurer que chacun d'entre nous aura un véritable emploi en sortant du lycée ? Vous en avez d'autres des salades de ce genre ? Et aucun d'entre nous n'a le niveau pour faire des études supérieures.
— Ah vraiment ? Tu estimes avoir fait de ton mieux jusqu'ici ?
— Ouais, rit le jeune homme, sous-entendant que ce n'était pas franchement vrai.
— Je ne peux rien vous assurer, reprit Jimin en se plaçant derrière le pupitre. Je sais seulement qu'il n'est pas trop tard pour remonter la pente.
— On en reparle dans une semaine. Vous n'êtes pas si différents des autres, d'ici peu vous nous traiterez de déchets, comme les autres. Vous abandonnerez, comme les autres. Les profs ne sont que du blabla, ils rentrent chez eux le soir et ils s'en foutent. Ils ont leur petite famille, leur petit salaire, leur petite maison, leur petite voiture, et tout ça assuré jusqu'à la fin de leur carrière.
Toute la classe acquiescèrent presque d'un seul homme. Ils avaient une forte rancœur contre les professeurs, et Jimin ne savait pas pourquoi. Bien sûr il savait que beaucoup d'enseignants perdaient vite les bras et n'étaient pas faits pour ce métier. Ils se contentaient de donner des cours et ne voyaient pas les individus derrière trente têtes de jeunes en construction.
— Je sais que le lycée est difficile et qu'il demande beaucoup. Vous l'avez bien fait remarquer hier, ce n'est pas si lointain pour moi. Mais comme je vous le dis : je suis arrivé hier, je me ferai ma propre opinion. Je ne vous promets rien, mais soyez assuré d'avoir mon oreille attentive si vous avez des soucis.
— Ce n'est pas la première fois qu'on nous le dit, répondit Jungkook.
— Tu ne fais que parler, j'imagine que c'est toi le président de cette classe.
— Je gagne toujours aux concours de popularité, sourit-il.
— On a fini de faire amis-amis ? coupa Bonhwa en bâillant bruyamment. On n'en veut plus de profs, et c'est comme ça. Tu fais avec et tu t'écrases, on finira bien par te faire dégager et c'est ce qui nous fait plaisir quand on va au lycée.
Il tapa dans la main de Jungkook qui n'en rajouta pas mais dont le regard ne laissait aucun doute.
— Très bien, fit Jimin, sèchement. Vous avez vos plans, j'ai les miens. On en reparlera dans une semaine, dans deux, dans un mois, ou encore à la fin de l'année.
— Si vous tenez jusque là, précisa Jungkook. On fait déjà des paris sur le temps que vous passerez auprès de nous.
— J'ai envie de participer alors.
Il traversa les rangs pour arriver à la hauteur de Jungkook qui le regardait avec un sourire narquois. Le jeune homme sortit un carnet noir et un stylo.
— Alors ?
— Jusqu'à la fin de l'année scolaire évidemment, répondit Jimin sur un ton de défi.
