Chères lectrices. Voici une nouvelle histoire. Comme je vous l'avais annoncé sur mon profil, celle-ci se décline dans les couloirs sombres de la psychanalise. Pour que celle-ci soit le plus vraisemblable possible, j'ai fait appel à cinq lectrices différentes dont certaines ont des connaissances en psychologie (Vahni, Clémence-W, Mimija, Calazzi et Poupouneflore). Je les remercie bien bas pour leurs commentaires judicieux et leurs non moins précieux conseils. Toutefois, je tiens à prévenir toutes les autres lectrices qui passeront par ici, cette histoire n'est pas pour les âmes sensibles... puisque dès le départ, une situation dramatique extrême sert de déclencheur. Sans tarder, voici donc, le dernier refuge. Bonne lecture. Miriamme

Première partie

N'eut été le haut le cœur que provoquait le curieux mélange de terre et de verdure qui s'enfonçait dans sa bouche alors qu'elle était recroquevillée dans l'herbe haute et rigide des marais, les mains remontées vers sa poitrine, la jeune femme ne reconnaissait plus aucune sensation, ne recevait aucune donnée de son cerveau et n'avait surtout même plus conscience des limites de son corps.

Des rires, des grognements et des râlements bestiaux ressurgirent de sa mémoire comme un écho parfait de la scène qui s'était déroulée 15 minutes plus tôt et pendant laquelle quatre hommes avaient abusé d'elle l'un après l'autre, s'encourageant, s'excitant mutuellement et se nourrissant surtout de la peur qui suintait d'elle et qui la poussait même à les supplier. Non content de l'asservir, ces mâles dominants l'avaient ensuite insultée, menacée, puis l'avaient traînée jusqu'aux rives du lac Des Deux Montagnes où ils l'avaient abandonnée.

-Ne parle à personne de ce qui vient d'arriver ou alors on va aller te rendre une petite visite.

-On sait où tu habites, ajouta le plus grand des quatre avant de faire rouler son nom dans sa bouche avec l'intention évidente de lui prouver qu'il ne mentait pas.

La ramassant par les cheveux avant de planter son regard dans le sien, celui dont la joue était ornée d'un tatou unique en son genre la prévint ensuite : ne cherche pas ton vélo, j'avais pas ce modèle-là dans ma collection, gloussa-t-il, vite rejoint par les trois autres.

-Elle n'a qu'à marcher… son chalet n'est pas tellement loin, entendit-elle un dernier ajouter une seconde avant que ne retentisse le tintement caractéristique d'une clochette à vélo. Celle-là même qu'elle avait entendue avant de croiser les quatre individus sur la piste cyclable où habituellement peu de gens s'aventuraient.

Celui pour qui elle avait fait ce détour se couchait lentement sur le lac, rendant sa surface aussi lisse qu'un fruit bien mûr, mais la jeune victime ne s'en souciait plus, occupée qu'elle était à se reconstruire. Tandis que le froid prenait possession des lieux au fur et à mesure que l'astre orangé disparaissait de l'horizon, la brûlure s'intensifiait dans son bas ventre, localisée autour de la chair tuméfiée de son pubis. Réussissant à se redresser – après trois malheureux échecs – la jeune femme se laissa temporairement choir sur ses genoux, le temps de recracher la boule compacte que l'amérindien tatoué lui avait mise dans la bouche pour la faire taire puis fit lentement glisser ses deux avant-bras le long de son visage afin de se débarrasser de l'excédent d'herbe et de boue.

La pénombre gagnait du terrain, faisant grandir les ombres et donnant à tout un aspect lugubre et dangereux. Mais jamais aussi horrible que ce qui s'était passé un peu plus tôt, en pleine lumière.

Jetant un œil sur ce qui restait de sa robe d'été, la jeune victime saisit la soie qui s'était agglutinée sur son ventre et la fit doucement glisser le long de ses cuisses, provoquant leur refroidissement immédiat à cause des épaisses coulées de terre humide qui maculaient le tissu ordinairement si léger.

Les larmes qui coulaient sur son visage, traçaient d'épaisses crevasses pâles donnant à ses joues un aspect sculptural terrifiant. Incapable d'émettre le moindre son, si ce n'est un léger halètement dont l'intensité variait avec l'effort qu'elle devait fournir pour essayer de se relever, elle réussit tant bien que mal à se remettre debout, ignora la sandale orpheline dont les sangles de cuir s'étaient déchirées copie conforme des chairs meurtries dont elle ne pouvait ignorer les douloureuses pulsations. Serrant courageusement les dents pour ramasser ce qui lui restait d'énergie, la jeune femme tangua jusqu'au sentier après avoir trébuché à quelques reprises contre des racines, puis effectua le voyage de retour jusqu'à son chalet, consciente qu'elle ne serait plus jamais la même maintenant que son innocence lui avait été ravie et de la pire manière qui soit.

0o0o0o00o0ooo0o00

En arrivant au journal LA PRESSE où elle effectuait son dernier stage en tant que journaliste, Élisabeth se rendit devant la porte du bureau de l'Éditrice en chef, posa son postérieur sur l'un des trois fauteuils qui étaient bien en vue et se mit à observer le va-et-vient des employés dans l'immense salle où chacun s'était constitué un petit nid. Vêtue d'un chemisier bleu pâle à manches longues – choisi exprès en raison de l'avantage qu'il offrait de camoufler totalement les ecchymoses violacées qui cintraient toujours ses bras – de même qu'un pantalon noir léger qui offrait le même avantage, Élisabeth sentait les battements de son cœur s'accélérer chaque fois que se faisait entendre le bip sonore annonçant l'ouverture des portes de l'unique ascenseur que possédait l'immense loft.

-Mademoiselle Bennet, veuillez passer dans mon bureau maintenant, l'interpella celle qui l'avait convoquée d'une voix criarde, la prenant tellement par surprise qu'elle se mordit la lèvre inférieure jusqu'au sang.

Pendant près de 30 minutes, Jackie Michaud l'entretint joyeusement, faisant généreusement étalage des avantages qu'elle gagnait – selon elle - à réaliser un stage à LA PRESSE plutôt dans l'un ou l'autre des nombreux quotidiens qu'on retrouvait sur l'île de Montréal.

-Le «Journal de Montréal» s'adresse uniquement à la «populace». Les photos et les articles à sensations y pullulent et polluent ensuite les trottoirs de notre belle cité – vous n'êtes pas sans avoir remarqué que c'est ce journal qu'on retrouve le plus souvent dans les poubelles publiques, comme s'il ne méritait même pas d'être recyclé, allongea-t-elle, légèrement penchée en avant, les yeux pétillant de moquerie.

-Je n'avais pas remarqué, rétorqua Élisabeth, un léger sourire sur les lèvres, devinant que ce n'était pas une bonne idée de lui confier que la seule raison qui l'avait fait choisir LA PRESSE était parce que l'éditrice en chef était une femme.

-Quant au «DEVOIR», grimaça-t-elle ensuite, c'est peut être un bon journal, mais puisque celui-ci ne s'adresse qu'aux bien nantis, je refuse d'y accorder plus d'un regard. Se penchant à nouveau vers Élisabeth, un air conspirateur sur le visage, elle ajouta à voix basse, tous les journalistes qui y travaillent sont de foutus «snobs». Surtout leur Éditeur en chef, George Wickham, termina-t-elle avec dédain.

000o0o00o00o0oo00

-Vous voulez bien me parler des efforts que vous avez faits cette semaine? S'enquit William Darcy en levant la tête pour dévisager la dernière patiente de cette journée qui n'en finissait plus.

-Bien entendu, roucoula-t-elle en le gratifiant d'un sourire éclatant qui lui mit la puce à l'oreille. J'ai fait comme vous me l'avez demandé…

-C'est-à-dire, s'intéressa-t-il réprimant aussitôt son sourire, se souvenant juste à temps qu'il valait mieux ne pas trop l'encourager.

Caroline avait déjà beaucoup trop tendance à confondre «intérêt professionnel» et «intérêt personnel».

-Je suis allée me promener dans le centre commercial «Les ailes de la mode» à trois reprises – et à l'heure de pointe en plus, s'enorgueillit-elle en l'admirant entre ses cils.

-Très bien mademoiselle Whitby, la félicita-t-il ensuite avant de poser son stylo et pencher la tête vers la gauche en l'examinant attentivement, et puis, qu'avez-vous ressenti en vous promenant dans le magasin?

-Euh, en fait rien, rétorqua-t-elle en haussant joliment les épaules, puisque je ne suis pas réellement entrée dans la boutique… je suis restée dans l'entrée, admit-elle en rougissant, mais je vous jure que j'ai regardé les mannequins et les vêtements qu'il y avait sur les présentoirs, plaida-t-elle ensuite.

-Mademoiselle Whitby, qu'est-ce que je vous répète depuis le début? Rétorqua le thérapeute incapable d'éliminer totalement l'impatience qu'il sentait grandir au fond de lui.

-Que je dois être mise à l'épreuve pour savoir si je vais mieux… répéta-t-elle d'une voix geignarde.

-Tout juste, sans compter que si vous retardez encore l'échéance, il me faudra également intervenir sur votre tendance à la procrastination, la prévint-il après avoir jeté un œil en direction de l'horloge.

Jamais le temps ne lui avait paru aussi long. Jamais surtout (il en était maintenant certain), il n'aurait dû céder aux prières de son ami avocat en acceptant de s'occuper de cette jeune femme. Il aurait dû suivre sa première impulsion et insister davantage pour que l'homme de loi accepte qu'il confiât son dossier à l'un de ses collègues. Mais non, il s'était laissé attendrir puis finalement convaincre de s'investir auprès d'elle – alléché par l'assurance qu'il ne s'agirait pas d'un cas complexe. Puis, pour couronner le tout, il avait été confronté à son premier problème éthique en découvrant - alors qu'il se trouvait au restaurant avec son meilleur ami Charles Bingley, que cette nouvelle patiente – qu'il traitait déjà depuis quatre semaines, était sa demi-soeur.

-Éloïse Whitby était la seconde épouse de mon défunt père. Peu de temps après la mort de celui-ci, Caroline et sa mère sont reparties en Angleterre vivre dans la famille Whitby. Ça fait seulement deux mois qu'elle est rentrée à Montréal.

-Ça explique aussi qu'elle ne te ressemble pas.

-Effectivement. C'est à ma suggestion que ma belle-mère l'a envoyée ici. Éloïse ne savait plus quoi faire d'elle à cause de son problème… J'ai cru que si elle recommençait tout à neuf, soupira Charles.

Touché par la détresse de son meilleur ami qui se retrouvait tout à coup responsable d'une sœur cleptomane, William intervint en lui parlant d'un collègue en qui il plaçait toute sa confiance.

-S'il s'agissait de Georgianna William, tu ferais quoi? Avait-osé plaider son ami.

-Ton exemple ne tient pas la route puisque Georgianna n'est pas kleptomane, s'était-il défendu, uniquement pour la forme.

-Tu sais ce que je veux dire William, avait complété Charles avant de mentionner à quel point l'avocat avait éprouvé de la difficulté à obtenir du propriétaire du magasin qu'il retirât sa plainte – que son silence ne lui avait été arraché qu'en échange d'une importante compensation financière – et comment pour finir le commerçant avait également exigé que la jeune femme se fasse soigner, à défaut de quoi, il n'hésiterait pas à rendre la chose publique. Personne ne fera le lien entre moi et une certaine Caroline Whitby, avait-il plaidé pour conclure.

-J'avoue avoir été très tentée d'entrer dans le magasin, fit valoir Caroline, faisant sortir William de sa rêverie, j'aurais bien aimé toucher le pantalon de soie qui était exposé sur le seul mannequin masculin qu'il y avait dans la vitrine.

-Pourquoi ce mannequin et pas un autre? S'intéressa William songeant aux diverses théories pouvant plus ou moins expliquer la kleptomanie. Gardant les yeux fixés sur Caroline tandis qu'elle tentait vainement de se justifier, William songea alors aux deux explications qui pourraient éventuellement convenir à sa situation. En fait, estima-t-il, elle représentait une parfaite combinaison des deux causes qu'on associe le plus souvent à ce type de problème. Ses tentatives désespérées pour le séduire, semblait confirmer son appartenance au groupe des jeunes kleptomanes qui passeraient à l'acte pour cause d'insatisfaction sexuelle. D'un autre côté, lorsque William ajoutait à son analyse, ce qu'il connaissait déjà de la jeune femme – son rang de benjamine de même que la dynamique familiale – il jugea qu'il était également possible qu'elle volât uniquement pour attirer l'attention sur elle.

-Le tissu paraissait tellement doux et soyeux, j'aurais aimé effleurer la couture de mes deux mains, de haut en bas… poursuivait-elle.

-Avez-vous déjà essayé d'utiliser un vibrateur? Échappa-t-il, se décidant enfin à la couper dans son envolée.

-Quoi? S'étouffa-t-elle avant de changer brusquement de position, signe qu'elle était mal à l'aise.

-Euh, déglutit-il en se reprenant, parfaitement conscient qu'il avait brûlé certaines étapes, comment se passe votre vie amoureuse et sexuelle?

La découvrant muette pour la première fois depuis qu'il la recevait dans son bureau, William fronça les sourcils puis s'enquit : Est-ce à dire que vous n'en avez pas?

-Je ne vois pas quel est le rapport entre «mon problème», mentionna-t-elle les lèvres pincées, et le fait que j'aie une vie sexuelle?! Se raidit-elle.

S'armant de patience et mettant autant de paires de gants blancs qu'il lui fut possible d'en porter, William lui expliqua qu'entre autres théories, la kleptomanie pouvait apparaître lorsqu'un individu était sexuellement inactif ou carrément insatisfait.

-Voilà pourquoi, en plus de respecter mon exigence en vous rendant cette semaine dans un magasin à grande surface, je vais ajouter un nouveau devoir. Je veux que vous vous donniez du plaisir au moins à deux reprises, allongea-t-il prudemment, sachant qu'il avait déjà largement dérogé aux règles établies en abordant directement avec elle les causes possibles de la kleptomanie.

-Me donner du plaisir? S'inquiéta-t-elle en le dévisageant avec étonnement.

-Utilisez ce que vous voulez, un objet, vos propres mains… mais avant de vous rendre dans un centre d'achat, il faut que vous ayez eu un minimum de deux orgasmes, compléta-t-il en prenant des notes dans son calepin noir.

-Deux? Répéta-t-elle, hébétée en se tordant les mains.

-Minimum, Releva-t-il en fermant son calepin pour lui faire comprendre que la séance était terminée.

Juste avant qu'elle ne passât la porte de son bureau - omettant pour une fois de l'inviter à prendre un verre – Caroline jeta un dernier regard sur lui, rougit puis posa la main sur la poignée.

-Avez-vous besoin d'une adresse? Ne put-il se retenir de lui proposer.

-Une adresse pour quoi? Lui demanda-t-elle sans même prendre la peine de se retourner.

-Entrez ce mot dans Google et vous obtiendrez tout un lot d'adresses, lâcha-t-il tandis qu'il lui tendait une petite feuille de son calepin et l'invitait à jeter un œil dessus. Découvrant le mot (godemichet)écrit à la main, le visage de Caroline passa de blanc à rouge vif et, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, elle avait quitté le bureau, tentant tant bien que mal de conserver une démarche digne.

Jetant un œil perplexe en direction de sa secrétaire, William lança : mademoiselle Morin, veuillez inscrire mademoiselle Whitby même jour, même heure la semaine prochaine.

S'en retournant dans son bureau, William regagna son fauteuil, ramassa le calepin dans lequel il notait toutes ses observations, puis surligna les mots INSATISFAITE et SEXUALITÉ avant de le refermer brusquement, le ranger dans sa mallette et se préparer pour aller rejoindre sa sœur Georgianna avec qui il mangeait le premier vendredi de chaque mois afin de lui faire un rapport des activités et de la situation financière du dernier refuge.

o0o0o000o0o0o0

-Jane, arrête de t'en faire avec ça, la prévint sa sœur cadette lorsqu'elle prit place à table dans l'appartement qu'elle partageait toutes les deux depuis bientôt six mois. Je me suis présentée à la clinique immédiatement après ma chute. On m'a examinée de la tête au pied et à part les nombreuses contusions que je dois aux ronces et aux roches qu'il y a de chaque côté de la piste cyclable que j'ai empruntée, je n'ai rien de grave.

-Ce ne sont pas tes cicatrices qui m'inquiètent, Élisabeth, mais toi… insista Jane.

-Moi? S'informa celle-ci en prenant une première petite bouchée dans son sandwich au jambon.

-Tu as changé du tout au tout, poursuivit-elle sans la quitter des yeux, s'attendant à la voir sortir de ses gonds comme à chaque fois qu'elle avait essayé d'aborder ce sujet avec elle.

-Ah oui? Dis-moi donc en quoi j'ai changé, la défia-t-elle en reposant brusquement son sandwich dans l'assiette qui se trouvait devant elle.

-Tu ne dors presque plus, tu es sans cesse nerveuse et tu manges à peine, déclina Jane en désignant le pain que celle-ci venait tout juste de poser dans son assiette.

-Jane, je viens tout juste de finir mon baccalauréat et de joindre le rang serré des journalistes à la pige… crois-moi sur parole, c'est assez stressant pour me déstabiliser complètement, se défendit-elle. Donne-moi le temps de m'adapter à cette nouvelle vie, la pria-t-elle en se levant pour aller envelopper son sandwich et le mettre dans le réfrigérateur.

-Lizzie, s'exclama Jane en lui saisissant le bras pendant qu'elle passait près de la table pour quitter la pièce, promets-moi que tu iras consulter un spécialiste si tu continues à faire autant de cauchemars?

-Promis, céda Élisabeth avant de retourner dans le salon où se trouvait le portable sur lequel elle écrivait.

Ce que Jane n'osa pas ajouter – par crainte de l'effaroucher – c'est qu'elle n'était pas dupe de ses mensonges. Car contrairement à ce que sa sœur cadette affirmait, il ne pouvait pas s'agir que de réactions liées au stress. Il s'agissait obligatoirement de quelque chose de bien plus grave.

Outre les propos inquiétants qu'Élisabeth avait lâchés dans son sommeil et qui pouvaient laisser croire qu'elle avait été agressée, Jane était encore plus préoccupée par le changement qui s'était opéré dans le tempérament enjoué et serein de sa sœur.

Depuis ce fameux accident de vélo, la jeune femme s'était radicalement refermée sur elle-même, ne riait presque plus, rentrait toujours tôt du travail, ne sortait plus le soir, ne pénétrait jamais seule dans un ascenseur et déclinait systématiquement toutes les invitations qu'elle pouvait recevoir non seulement des hommes, mais également de ses amies – ce qui était totalement incompréhensible pour qui la connaissait un tant soit peu.

Deux semaines plus tard, n'en pouvant plus de voir sa sœur dépérir inexorablement (elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, maigrissait à vue d'œil et passait ses soirées enfermée dans sa chambre sous prétexte qu'elle devait effectuer des recherches pour son travail), Jane prit le taureau par les cornes et osa aborder le sujet avec une collègue et amie d'Élisabeth lorsqu'elle en eut l'occasion.

Le moment idéal se présenta de lui-même un vendredi soir au moment où Jane n'eut d'autre choix que de mettre le film qu'elle était en train d'écouter sur pause, devinant qu'Élisabeth ne prendrait même pas la peine de répondre alors qu'elle devait nécessairement avoir entendu la voix électronique de l'appareil prononcer d'un ton monocorde le nom de famille et le prénom de son amie. S'extrayant du divan sur lequel elle était allongée, Jane se précipita sur le téléphone.

Après avoir demandé à Charlotte de patienter, Jane s'était rendue à la chambre de sa sœur, avait frappé délicatement à la porte puis, n'entendant aucune réponse, était entrée, nullement étonnée de la découvrir profondément endormie sur son lit, un bol de soupe - auquel elle n'avait certainement pas touché - traînant sur sa table de chevet.

-Ça tombe bien alors puisque c'est à toi que je voulais parler, la prévint Charlotte une fois que Jane eut reprit la ligne.

-Qu'est-ce qui se passe? S'inquiéta Jane.

-En fait, je voulais te dire que j'avais réussi à parler à mon amie Judith qui travaille à LA PRESSE.

-Oui, et puis?

-Elle m'a confirmé qu'elles sont plusieurs à avoir remarqué qu'Élisabeth ne va pas bien. Entendant Jane soupirer à l'autre bout du fil, Charlotte s'empressa de poursuivre, Judith m'a dit que son travail n'est pas en cause, rassure-toi. Quoique personnellement, je me demande comment elle fait pour tenir le coup alors qu'elle mange si peu. Bref, je voulais que tu saches que tu avais raison de t'en faire puisque ça commence à se dire au bureau.

-Pour ma part, j'ai encore essayé de lui en parler au souper, mais elle se referme comme une huitre dès que j'aborde le sujet, s'attrista Jane, je ne sais plus quoi faire, ni vers qui me tourner, déplora-t-elle ensuite avant de ravaler ses larmes et s'enquérir pleine d'espoir, tu n'aurais pas une idée toi Charlotte? Tu ne connaîtrais pas quelqu'un?

-Et bien, hésita-t-elle, à vrai dire… c'est aussi à ce sujet que je voulais te parler…

-Je t'écoute….

-J'ai aussi eu l'occasion d'aborder le sujet avec un ami qui est psychologue. Tu sais cet ami dont je t'ai parlé qui vient tout juste de terminer ses études et avec qui j'étais sortie à quelques reprises?

-Celui que tu voyais dans ta soupe? Se moqua Jane.

-Celui-là même, rétorqua Charlotte.

-Et tu dis que tu lui as parlé d'Élisabeth? S'intéressa Jane tout en marchant en direction de sa propre chambre afin de s'y enfermer.

-Oui, mais en fait, il serait plus juste de dire que je lui ai demandé conseil, puisqu'il est psychologue, se reprit-elle.

-Alors, qu'est-ce qu'il t'a dit? La pressa Jane.

-Sans nommer ta sœur, je lui ai dit qu'il s'agissait d'une amie et lui ai raconté ce dont nous avions déjà discuté toi et moi – et aussi ce que ta sœur nous a raconté…

-Son histoire d'accident de vélo, lâcha Jane d'un ton plus que dubitatif.

-C'est ça oui. Ensuite, je lui ai dit à quel point on trouvait qu'elle avait changé, mentionna-t-elle avant d'énoncer les nombreux exemples qu'elles avaient déjà relevés un peu plus tôt et qu'elle avait déclinés au psychologue. C'est alors qu'il m'a répété qu'il était hors de question pour lui d'établir de diagnostic sans l'avoir rencontrée personnellement et que, plus important encore, il fallait d'abord et avant tout qu'elle accepte d'être traitée…

-Mais on savait déjà tout ça Charlotte, bougonna Jane.

-Oui, je sais. Il m'a aussi dit, et là je te cite ses propres paroles : «si l'équilibre psychologique de votre amie vous préoccupe autant, vous devriez utiliser toutes les ressources de votre entourage pour la convaincre de consulter, termina-t-elle avant de faire une pause stratégique pour reprendre, Jane, je crois vraiment qu'il est temps pour toi de prévenir ta famille.

-Tu sais ce que ça veut dire Charlotte, la prévint Jane après avoir exhalé un profond soupir.

-Et oui, rétorqua-t-elle en faisant preuve d'autant d'empathie que possible.

o0o000o0o0o00o0o0

-Charles, j'ai un service à te demander, lança William aussitôt que la serveuse se fut suffisamment éloignée de leur table après avoir relevé leur commande.

-Après tout ce que tu fais pour ma demi-sœur, je serais bien ingrat de te refuser quoique ce soit, l'approuva le jeune homme en prenant une gorgée d'eau minérale.

-Ça concerne le Dernier Refuge, précisa William nullement surpris de voir apparaître une grimace sur le visage de son ami.

-Oh non, tu ne vas pas encore me demander de distraire une de tes anciennes patientes, le prévint-il d'une voix geignarde, sous prétexte que ça va lui redonner confiance.

-Non, rassure-toi. Il ne s'agit pas de cela, rétorqua William en éclatant de rire, non c'est une mission bien plus délicate que je dois te confier, lui confia-t-il en reprenant lentement son sérieux. J'ai besoin de ton expertise d'ingénieur, lui apprit-il avant de se pencher vers lui pour lui confier. J'ai l'intention de refaire les divisions de mon chalet et j'aurais bien besoin de tes conseils.

-Je t'écoute….

00o0o0o0oo0o0o0o0oo0

-É-L-I-S-A-B-E-T-H! Hurla l'Éditrice en chef pour la troisième fois, attirant enfin l'attention de celle qui avait perdu la bataille contre la fatigue qui ne la quittait plus et qui s'était assoupie sur son bureau.

-Oui mademoiselle Michaud? Répondit-elle en se redressant si vite qu'elle accrocha au passage le verre de jus d'orange dans lequel elle n'avait fait que tremper les lèvres et fut témoin de sa rapide progression sur son bureau. Merde! S'exclama-t-elle avant de saisir la boîte de papiers mouchoirs que lui tendait sa voisine de droite.

-Oh Linda, pouvez-vous vous occuper de nettoyer son bureau, j'ai absolument besoin de voir mademoiselle Bennet maintenant, proposa leur patronne d'une voix légèrement impatiente.

-Tout de suite Jackie, répondit la jeune femme en jetant un regard hautain en direction d'Élisabeth.

Lorsqu'elle pénétra dans le bureau de sa patronne et réalisa que sa collègue Nouchine était déjà là, Élisabeth craignit tout d'abord que celle-ci n'eut confié à Jackie à quel point elle était inquiète pour elle, mais fut finalement soulagée lorsque l'éditrice prit la parole pour lui expliquer la problématique : Nouchine vient de m'apprendre qu'elle doit aller rendre visite à ses parents en fin de semaine, déplora Jackie en pointant en direction de la chroniqueuse en question.

-Mon père est malade, rétorqua simplement Nouchine pour répondre au regard interrogatif d'Élisabeth.

-Rien de grave j'espère, s'informa aussitôt la jeune femme en se calant plus confortablement dans son fauteuil.

-Non, il vient d'être opéré pour une cataracte, mais comme l'hôpital va le faire sortir plus tôt que prévu, je ne peux pas laisser ma mère s'en occuper toute seule, lui expliqua la jeune femme.

-Je lui ai dit oui, évidemment, précisa Jackie avant de se redresser et jeter un œil découragée en direction d'Élisabeth, seulement, ce qu'il y a, c'est que le journal s'était déjà engagé à ce que Nouchine et son conjoint aillent passer la fin de semaine sur le site de la clinique le Dernier Refuge pour commencer le reportage sur lequel vous travaillez toutes les deux.

-Oh oui c'est vrai, se souvint Élisabeth en se redressant légèrement, et si je suis ici maintenant, c'est parce que vous avez pensé que je pourrais la remplacer, comprit-elle en se mordant la lèvre inférieure.

-Tout juste, précisa Jackie en lui présentant son plus beau sourire.

-Tu es la seule qui peut le faire, la supplia Nouchine. On a préparé toutes les questions ensemble, mentionna-t-elle ensuite en se tournant vers Jackie.

-Mais c'est que ma sœur Jane et moi devions passer la fin de semaine chez mes parents, leur apprit-elle, sans toutefois ressentir le besoin de mentionner que rien ne lui faisait plus plaisir que d'échapper à cette corvée.

-Que votre sœur vous accompagne alors, le journal a déjà payé pour les deux chambres, s'impatienta Jackie.

-Tout ce que tu auras à faire de ton côté, c'est d'interviewer la directrice samedi matin, parler à l'un des deux psychologues permanents et observer le fonctionnement du refuge en général. Ce n'est pas plus compliqué que ça, ajouta Nouchine davantage pour rassurer Jackie que pour convaincre Élisabeth.

-Bien, maintenant que tout est réglé, trancha l'éditrice en chef, allez donc régler les derniers détails de l'autre côté, j'ai d'autres dossiers à classer avant l'arrivée de l'équipe du Week-end, les congédia-t-elle d'un simple mouvement de main.

. À suivre….

Alors, quelles sont vos impressions sur celle-ci? Allez, ne soyez pas silencieuses... Miriamme.