Knuckles ne quittait jamais son île natale, et encore moins la pierre millénaire scellée en son milieu. Pour qu'il la quitte, il lui fallait une raison au moins aussi importante que son rôle de gardien des ruines d'Angel Island. A plusieurs reprises, il avait aidé l'arrogant hérisson bleu, parfois à contrecœur, à sauver les mondes qu'ils traversaient, y compris celui de leur dernier voyage, Soleanna. Mais à présent, alors qu'il méditait seul sur une des collines de Satelleanna, la seule raison qui l'empêchait de rentrer retrouver sa précieuse émeraude-mère était un son qu'il venait d'entendre au loin et qu'il ne reconnaissait que trop : un cri au secours provenant de la vallée, qui plus est celui de Tails.

En temps normal, il aurait soupiré à l'idée que, malgré ses nombreux talents et son expérience en matière d'aventures, le jeune renard se soit trouvé coincé dans un buisson en plein terrain nu et désert. Pourtant, le cri qu'il venait de pousser était si terrifiant que des frissons parcoururent sa colonne vertébrale malgré lui.

Cependant, très digne, il n'en fit rien et, du haut de sa colline, bras croisés et le visage impassible, ses yeux améthyste se mirent à fouiller l'immense plaine à la recherche de mouvement. Un peu plus loin vers l'est, de là où venait le cri, il aperçut deux petites silhouettes noires postées l'une à côté de l'autre dont l'une d'elle, un genou à terre, était penchée sur l'autre, allongée de tout son long au sol. Sans perdre de temps, Knuckles prit son élan et s'élança dans les airs jusqu'aux silhouettes, poings en avant. Il ne lui fallait que quelques secondes pour planer jusqu'à eux, mais il devait rester prudent. Dans l'atmosphère, son museau sentit le changement du vent et une odeur de pluie tandis que, au-dessus du crâne rouge vif de l'échidné, de lourds nuages gris s'accumulaient en grondant dans le ciel.

« Tails! » s'écria-t-il en reconnaissant le petit renard à deux queues, inerte.

Il était cependant perplexe. Même si le soir tombait, la fourrure de Miles était étrangement sombre, presque d'un noir d'encre, et il distinguait mal la forme qui était à côté de lui. Mais lorsque cette forme tourna la tête, il reconnut ces immenses piques bleues et les yeux qui le regardèrent, emplis de haine. Avant qu'il n'ait pu appeler son nom, un éclair fusa soudain tout près de lui, comme pour le viser. Assourdi et aveugle, le noble gardien fut forcé de se poser en catastrophe. Lorsqu'il se redressa, les deux anthropomorphes avaient disparu. Les yeux qu'il venait de voir n'étaient pas ceux de l'hérisson insolent : ceux-ci, d'habitude vifs et d'un vert éclatant, étaient ternes, sombres et aux pupilles d'un rouge étincelant dans des orbites vides. La seule entité qu'il connaissait répondant à ces critères était Métal Sonic. Mais par quel miracle les aurait-il suivis jusqu'ici ? Et que faisait-il à Tails avant qu'il ne les interrompe ? Comme il comprenait de moins en moins ce qui se passait, il courut jusque vers l'endroit d'où les deux hybrides venaient de s'évanouir. Ce qu'il découvrit le laissa complètement abasourdi. Une seule seconde de cet instant suffit à détrôner toutes ses expériences passées ensemble en matière de surprise et d'horreur.

Une mare de sang. Ce devant quoi Knuckles se tenait étaient des flaques de sang. Tout, tout était trempé de sang, l'herbe, la terre, les fleurs… Tout reluisait de ce liquide horrible et se balançait en abandonnant quelques gouttes fraîches dans le vent. Du rouge, du rouge, rien que du rouge. Pour la première fois, Knuckles était dégoûté de la couleur qui le distinguait si particulièrement. Pétrifié devant ce spectacle, il n'entendit pas la présence qui venait de se faufiler dans son dos et se retourna brusquement. De ce geste, qui venait de le réveiller de sa transe, il fut récompensé d'une adresse sertie d'un large sourire :

« Salut, Knuckles. Comment ça va ? »

Knucles avala nerveusement sa salive. La voix qui venait de parler n'était pas celle d'une machine. Elle lui était familière et distante à la fois. Cette voix, d'habitude moqueuse, était calme et neutre. Ce n'était pas Métal Sonic mais il refusait de croire que c'était Sonic. Devant lui, son ami était amorphe, les bras pendant le long du corps, et semblait tenir debout par miracle, telle une marionnette suspendue par un fil invisible dans son dos. La tête penchée à un angle inquiétant, ses yeux, rouge de braise, comme deux trous faits dans son crâne par une aiguille ardente, regardaient fixement les siens tandis que, sur ses babines, un sourire plus large que d'ordinaire les étirait violemment en révélant des canines jaunies, aiguisées comme des lames de rasoir. De ses yeux vides, de minces filets de sang s'écoulaient en gouttant sur le sol.

« S… Sonic ? » Balbutia l'échidné d'une voix blanche.

Sans le quitter des yeux, en oscillant à peine, un gigantesque éclat de rire fou jaillit de la gorge de Sonic, déchirant l'atmosphère de ses notes suraigües en vrillant les tympans de Knuckles.

« Où est Tails ? » Demanda-t-il en grondant.

Sonic ne répondit pas. Au-dessus d'eux, les nuages roulaient sur eux-mêmes en un énorme tumulte et la pluie commença à tomber. Les jambes de Knuckles étaient maintenant en coton. Lorsqu'il s'en rendit compte, il se dit qu'il lui fallait se ressaisir. Lui qui se moquait souvent de Tails, il n'avait même pas encore donné un seul coup à son adversaire. Mais cela allait changer.

« Tu vas parler, bon sang ! » Rugit-il en fonçant en direction de Sonic, les mâchoires serrées et le poing en avant.

L'espace d'une seconde, il sentit que ses phalanges de fer allaient atteindre son ami au visage mais, lorsqu'il déploya tout son bras, il fut surpris de ne plus sentir que du vent. Sonic venait de disparaître devant ses yeux. Il n'avait pas utilisé d'émeraudes et ce n'était pas non plus l'illusion de sa super vitesse. Il en était certain. Sonic venait de s'évanouir littéralement en fumée sous son nez. Lorsqu'il tourna la tête, il l'aperçut quelques mètres plus loin dans son dos, toujours immobile et son sourire démoniaque aux lèvres. Sans attendre, l'échidné revint à la charge dans l'autre sens, plus rapidement encore que la première fois. Mais, une fois de plus, il ne rencontra que du brouillard épais. Mais que se passait-il ? Aucun robot, aucune bête, pas même Mephiles en personne ne s'était battu comme ça ! En se retournant, il le revit encore à la même position qu'il y avait quelques instants, les épaules secouées par le rire. Aussi déterminé que fut l'échidné à ne pas se laisser aveugler par la peur, son combat contre lui-même et contre le hérisson semblait beaucoup l'amuser.

De son côté, le guerrier tâchait d'ignorer la sueur froide qui coulait de ses tempes. Ce combat n'était pas loyal ! Qu'ils furent dix, vingt, trente, cinquante robots géants contre lui, Knuckles pouvait distribuer des droites et des gauches à tout bout de champs et raser des laboratoires entiers de Robotnik par la seule force des poings ! Sonic lui-même pouvait utiliser les émeraudes contre lui seul ! Il ne vaincrait peut-être pas, mais il ne reculerait pas. Il continuerait d'attaquer, encore et encore, jusqu'à ce que le combat s'arrête, d'un côté ou de l'autre. Mais ici ? A quoi bon continuer ? Il pouvait invoquer la rage, se remémorer l'appel de Tails dans chaque fibre de ses muscles, ses poings ne cessaient de cogner dans le vide ! Que Sonic revienne à la raison et le provoque en duel, alors il verrait de quoi il est vraiment capable ! Mais dans cet état, plus il luttait contre le brouillard, plus la peur s'insinuait dans ses membres et le gelait petit à petit. Quand haletant, après ce qui paraissait être une éternité d'allers-retours sur la même surface de sol, à déraper dans l'herbe humide et la pénombre, quand, vidé, il lança une dernière fois son poing sur du rien et dérapa au sol dans la boue, alors il se redressa, à genoux, et réalisa qu'il venait de tomber dans les flaques de sang où il entrevit son reflet dans l'une d'elle, exténué, pâle et aux traits marqués par l'épouvante.

Sans repères, à bout, Knuckles cacha aussitôt son visage dans ses poings pour ne plus voir son image et se mit à sangloter. Il tremblait maintenant comme un enfant. Lorsque soudain, on lui retira les mains de son visage et qu'il se retrouva nez-à-nez avec Sonic dans la lumière blanche d'un second éclair, son sourire atroce, ses paupières dégoulinantes de sang et ses pupilles qui semblaient prêtes à transpercer son crâne, alors qu'il recueillait ses larmes sur son visage du bout de son index, il ne put s'empêcher de hurler de terreur de toute la force de son âme, accompagné en chœur du rire dément de Sonic. Hélas, cette fois-ci, dans la plaine, plus personne n'était là pour l'entendre.