Théo

Une odeur profonde de cuir mouillé emplissait l'air, jusqu'à presque masquer les vapeurs d'alcool qui occupaient habituellement l'établissement. Le bruit des bottes couinant sur le parquet et des toux maladives, se mêlant au brouhaha ambiant et aux éclats de voix ivres dans cette auberge devenue refuge, pour quiconque souhaitait échapper au temps maussade.
De quoi plonger dans une triste forme d'apathie un petit groupe hétéroclite d'aventuriers, occupant une petite table dans l'un des coins sombres de la pièce, avec le vain espoir de ne pas trop attirer l'attention. Les quatre individus, visages fermés, observaient en silence leur cinquième compère plumer une bande de voyous à un jeu de carte sur une table voisine.
L'usage de la télékinésie de leur camarade avait beau tuer le suspens, le spectacle n'en était pas moins divertissant. Les visages déconfits des victimes auraient même pu arracher un sourire au paladin de la lumière, si l'effort que cela aurait demandé n'était pas bien trop important pour que son manque de motivation autorise le projet à voir le jour.
Seul le bras du jeune paladin échappait à cette torpeur, par un mécanique mouvement consistant à apporter une chope de bière jusqu'à sa bouche. Le reste de son corps, enfermé dans sa cuirasse blanche aux reflets dorés, avait trouvé une forme de confort grâce une alcôve minérale dans le mur. Même si l'alcool semblait suinter de la pierre, preuve incontestable que le siège de granit n'était dû qu'aux frottements de plusieurs générations d'hommes ivres sachant à peine tenir debout, c'était une position qu'il n'aurait abandonné pour rien au monde.

Une résolution qui se retrouva toutefois vite menacée, une fois que sa bière se soit mystérieusement évaporée. Sceptique, Théo lança tout d'abord un regard accusateur envers son camarade le plus proche : Shin, qu'il trouva innocemment assoupi, à osciller sur sa chaise, probablement assommé par l'ennui.
Déçu de ne pas avoir pu trouver de coupable facile chez le semi-élémentaire, le paladin changea de cible, mais ne trouva que les dos tournés de ses camarades, encore occupés à fixer avec un regard songeur, Mani l'elfe filou accumuler les richesses des autres.

Partagé entre l'idée de réveiller son camarade adjacent pour lui demander d'alimenter la prochaine tournée, et celle d'attirer l'attention de la serveuse par un regard de détresse, il poussa un très large soupir qui acheva de le déprimer.
Reposant sa tête sur le mur, il intercepta le regard d'un groupe de paysans et nota soudainement l'attention que son groupe semblait attirer. Une inquiétude qui se teinta rapidement de fierté lorsqu'il interpréta ces regards comme autant de chants d'admiration à son égard.
La seule note dissonante à ce doux orchestre était un groupe de femmes qui avait l'insolence de ne pas lui accorder toute l'attention que sa stature méritait. Un crime qu'il aurait d'ordinaire ignoré, mais la beauté d'une des figures présentes, réveilla en lui des hormones que l'alcool avait désinhibées.

Il n'en fallut pas plus pour qu'il retrouve sa force, et qu'il puisse entreprendre de mettre fin à sa fusion avec le mur. Un effort qui se révéla bien plus douloureux qu'il ne l'aurait imaginé, et qu'il aurait bien volontiers abandonné sur le champ, s'il n'avait pas, par le seul cliquetis de son armure, projeté un lourd silence dans l'assemblée. Même ses camarades : Bob et Grunlek, s'étaient retournés pour voir ce qui avait décidé d'animer leur camarade, et joignaient désormais leurs regards à une foule expectative de la prochaine action du paladin.
Soudainement de bien plus mauvaise humeur que quelques secondes auparavant, il adressa un grognement incluant : « bière » et « tournée » à ses amis, qui fut surprenament bien plus compréhensible qu'il ne l'avait voulu, puisqu'il provoqua un très large sourire d'appréciation chez le mage et le nain.
Par un miracle d'équilibre, Théo parvint ensuite à s'extirper de sa position sans réveiller Shin, et à parcourir les quelques mètres qui le séparait du comptoir sans tituber. Il écrasa son avant-bras sur le bois humide dans un petit fracas métallique prémédité, et commanda deux paires de pintes au tenancier, dans les yeux duquel il pouvait lire avec satisfaction, la peur de voir son bar détruit s'il ne se dépêchait pas de servir le paladin-inquisiteur.
Son ivresse n'avait donc pas terni son charisme naturel.

Enorgueilli, Théo bomba le torse, mais avant qu'il ne puisse offrir son plus beau sourire à la table de sa proie, un soudain éclat de voix le fit se retourner dans un réflexe guerrier. L'une des victimes à moitié dévêtue de son compagnon elfe, venait apparemment de perdre la dernière once de dignité qu'il lui restait dans un esclandre visant à pointer du doigt une tricherie qu'il ne parviendrait jamais à prouver. Rien qui ne nécessitait plus d'attention de la part du paladin.
Ce fut toutefois quelques précieuses secondes de perdues, car la table qui l'intéressait réellement se voyait en train d'être désertée.
L'alcool faisant obstacle à l'information, il dû cligner plusieurs fois des yeux avant de saisir que ses chances étaient en train de s'envoler. Et à peine eut-il le temps d'initier l'élaboration d'un visant à les retenir, qu'il fut de nouveau interrompu par la voix bourrue de l'aubergiste lui remettant sa commande. L'opportunité fut ainsi gâchée, et la belle disparut dans l'embrasure de la porte. Il était clair que c'était de la faute de Mani.

Il lança donc un regard furieux vers son camarade, qui accueillit cette agression par une expression de forte incompréhension non dissimulée. Mais avant que le paladin ne puisse exercer son plan de vengeance et rétablir la justice dans ce triste monde, la porte de l'établissement se rouvrit dans un grand fracas.
Sainte lumière, priez pour lui. Le malheureux qui venait encore une fois, par son arrivée, d'interrompre les plans du paladin, venait de commettre sa dernière erreur. Théo se retourna avec une fureur animale dans les yeux, et se dressa face au nouveau venu en faisant craquer les jointures de ses mains.

Mais toute trace de colère disparut dès l'instant où les yeux du paladin se posèrent sur l'emblème de l'église de la lumière, frappé sur la tunique de l'étranger. Les dernières vapeurs d'alcool qui lui embrumaient l'esprit s'effacèrent également, lorsqu'il perçut derrière l'individu, toute une compagnie aux couleurs d'or et d'argent.
De quoi faire naître une petite crainte dans l'esprit de Théo, lorsqu'il envisagea que cette équipe puisse avoir été envoyée dans le but de le retrouver, bien qu'aucune raison ne lui vint à l'esprit pour étayer son hypothèse. Un long silence flotta alors entre les deux hommes, et Théo se retrouva soudainement plongée quelques années auparavant, avec la douloureuse impression d'avoir oublié l'un de ses devoirs, et qu'on venait le lui reprocher.

Sondant le visage du jeune homme qui lui faisait face, il y trouva une étincelle de surprise. La tunique légère de l'individu lui indiqua qu'il s'agissait d'un écuyer, rencontre peu commune hors de la cité de lumière, ce qui n'était pas pour le rassurer. Et l'étonnement qu'il percevait chez le jeune homme, paraissait trouver sa naissance, non pas à l'armure que Théo revêtait, mais vraisemblablement bien au visage de celui-ci. Confortant malheureusement le sentiment développé auparavant.
« Messire Silverberg, je ne m'attendais pas à vous trouver dans un endroit comme celui-ci, bredouilla soudainement l'écuyer en baissant les yeux. »

Un profond soulagement permit au paladin de respirer à nouveau : il n'était visiblement pas en faute. Mais ça ne dissipait toutefois pas le mystère de cette présence, qui se retrouva encore renforcé par l'entrée deux autres membres de la compagnie de la lumière. Une nouvelle paire d'écuyers avec la même expression d'incrédulité et de respect sur leur visage, mais marqués pour leur part, par de profondes cernes qui laissaient deviner une mission pénible.
«— Il est rare de voir autant d'écuyers de la lumière hors de Castel blanc, fit remarquer le paladin. Quelle est votre mission ?
— A vrai dire, messire Silverberg, c'est vous que nous cherchions. Nous pensions vous trouver plus au Nord, mais les instructions de votre sœur étaient de fouiller toutes les auberges sur le chemin également, lui indiqua le plus jeune des trois hommes. »

Ne sachant pas trop s'il devait se sentir insulté ou impressionné par la sagacité de sa sœur, Théo gratifia les trois hommes d'un salut formel et d'un regard dur, histoire d'imposer le respect.
« Bon et maintenant que c'est fait, un message ? les relança-t-il.
— Les hautes instances de l'église de la lumière vous sommes de vous rendre au camp avancé des Bois de Bérenn, annonça fièrement le plus grand des trois hommes.
— Un camp avancé ? Qu'est-ce que ça signifie ? s'inquiéta le paladin. Expliquez. »

Injonction qui provoqua immédiatement un certain inconfort dans la petite compagnie, visiblement prise au dépourvue. Agités, les trois hommes se mirent à offrir une série de regards à la fois suspicieux et craintif derrière le paladin, avant d'échanger entre eux quelques murmures de désaccord que l'ouïe fine de Théo pu seulement très partiellement intercepter. Une esquisse d'information qui lui permit tout de même de comprendre, que le cœur du débat se centrait sur le paradoxe entre deux ordres directs, donnés par des supérieurs de grade équivalent.

Dans ce moment d'hésitation, le paladin lui-même se retrouva partagé par l'idée de les secouer, ou de vider d'une traite sa pinte de bière encore fraîche. Peut trouverait-il dans le breuvage blond, la patience de supporter cette perte de temps.
Théo s'aperçut alors, de la présence à ses côtés de son camarade mage. Lequel, poussé par la curiosité, et l'impatience de retrouver une chope pleine, était venu récupérer son breuvage dans le dos du paladin, et entreprenait déjà d'en siroter la seconde moitié avec un demi-sourire énigmatique.
Menace discrète, bien qu'involontaire, que l'instinct des trois écuyers perçut très rapidement, accélérant ainsi leur réflexion.
« C'est-à-dire que… vous voyez, on n'est pas trop autoriser à en parler directement… les ordres étaient de vous faire venir au camp avancé, bafouilla le cadet.
— Parlez. ordonna plus autoritairement Théo.
— C'est un peu délicat à exposer devant des civils…
— Parlez ! répéta le paladin-inquisiteur en articulant très lentement et avec beaucoup d'irritation.
— Eh bien le… Le royaume des morts nous attaque, s'écrasa l'écuyer face à cet excès d'autorité. »

Déclaration qui approfondit un peu plus le silence religieux qui s'était déjà emparé de l'auberge, quand bien même l'écuyer n'avait laissé échapper qu'un murmure. Même Bob, mage pourtant engeance semi-démoniaque, recracha de surprise dans sa chope, face à l'absurdité que cette annonce représentait.
« Dites-moi que vous n'avez aucune idée de ce que vous êtes en train de raconter, les pria Théo, avec le bon espoir d'avoir raison.
— Eh bien… Nous… On est juste des messagers, s'excusa la victime de son regard glacé. »

Après un long soupir terriblement lourd de sens, Théo glissa un regard en arrière pour s'apercevoir que ses camarades s'étaient déjà rassemblés. Descendant d'une traite le fond, ou pour certains l'intégralité de leurs chopines. Il apparaissait certain que Mani et Shin n'avaient aucune idée de la raison pour laquelle ils devaient lever l'ancre, ou encore moins boire pour se donner du courage, et ne faisaient que suivre l'exemple du nain, mais l'important était qu'ils étaient prêts.
« Guidez-nous », ordonna alors le paladin aux écuyers, non sans laisser trahir dans sa voix la plus pure des résignations.
Ordre que le trio fut bien heureux d'obéir, ne serait-ce que pour mettre quelques mètres eux et leur supérieur. Mais avant que le paladin ne puisse leur emboîter le pas, il fut retenu par des doigts métalliques agrippés à sa manche.
« Peut-être faudrait-il calmer les paysans ? » émit Grunlek.

Relevant la tête, Théo put observer une vingtaine d'yeux grands ouverts, dont les regards s'étaient perdus dans le vide après l'annonce qu'ils venaient d'entendre.
Après un nouveau soupir, Théo tourna lentement sa tête vers le mage, qui comprit la supplique implicite, et soupira à son tour avant de laisser le reste du groupe lui passer devant. La porte de l'auberge se referma alors naturellement devant lui, et plus aucun bruit ne s'échappa de l'édifice.

Après quelques courtes minutes de silence, que l'équipe employa à préparer les chevaux, le mage ressortit de l'établissement, avec le visage blasé d'un homme qui détestait profondément sa vie.
« Aucun problème, affirma-t-il. Ils ne diront rien à personne. »
Les écuyers froncèrent les sourcils avec incrédulité, et une des fenêtres de l'auberge vola en éclats en laissant passer un de ses clients. Celui-ci se releva bien vite, visiblement sauf, et prit la fuite avec des petits couinements de panique, avant de disparaître au détour d'un bosquet.

La confusion et l'inquiétude des écuyers fut d'autant plus forte, que le reste du groupe d'aventurier ne semblait faire aucun cas de la scène qui venait de se dérouler sous leurs yeux. Notant toutefois la perplexité de leurs guides, Shin se sentit obligé de les rassurer :
« Pas de panique, Bob est gentil. »
Affirmation qui manqua de convaincre la compagnie d'écuyers, surtout après que l'elfe qui s'invitait de manière importune dans l'une de leurs deux charrettes, laissa échapper un petit : « c'est vite dit », légèrement trop fort pour n'être destiné qu'à lui-même.
Et la sortie du néant d'un cheval enflammé, que le mage utilisa comme monture, n'arrangea rien à leur inquiétude.

« Bon, vous y allez ou bien ? » pesta alors Théo pour les activer.
Quelques courts instants de coordination plus tard, et la petite escouade put partir en prenant naturellement la forme d'une colonne. Un convoi qui allait attirer l'attention. Mais qui suscitait surtout une grande appréhension chez le paladin. Au total, la compagnie comptait huit guerriers de la lumière. Huit hommes dépêchés pour envoyer chercher le paladin et son groupe. Le royaume des morts était peut être bel et bien en train d'assaillir le cratère après tout.

Théo trouva rapidement les mêmes interrogations dans le regard de son camarade mage, venu prendre place à ses côtés à l'avant de la colonne. Une place qui ne fut pas disputée, et que Bob n'accepta d'ailleurs de prendre qu'après avoir longuement râlé. Les places dans les charrettes ayant été rapidement prises par le reste de leurs camarades, après qu'ait fuité l'information que la compagnie d'écuyers transportait une paire de tonneaux de vin.
« Ça fait beaucoup de monde pour trouver un si petit groupe, releva également Bob.
— C'est sans doute bon signe, on ne pourrait pas se permettre d'envoyer autant de monde si loin du front si un combat avait lieu, voulut se rassurer Théo sans même y croire.
— C'est parce qu'il était capital de trouver un Silverberg, les renseigna un des guerriers de la lumière qui les accompagnait, visiblement plus expérimenté que les autres. Votre sœur étant occupée à la défense de Castelblanc, il était nécessaire de venir vous trouver.
— Pourquoi un Silverberg ? Vous n'aviez pas qu'à envoyer Warren ? s'étonna le paladin.
— Et, si je puis me permettre, est-ce que vous ne trouvez pas que c'est un plan vachement foireux d'envoyer la moitié des effectifs de l'église de la lumière trouver un homme, dont vous n'avez même la localisation précise ? ajouta Bob.
— Je n'ai pas tous les détails, se défendit le guerrier, mais il me semble que l'apparition des morts est lié aux Silverberg, ça ne nous laissait pas beaucoup de marge de manœuvre. Nous avons été chanceux de vous trouver à moins d'une demi-journée du camp avancé, votre sœur était déjà en train de planifier son voyage en prévision de l'échec de notre mission.
— Mouais, grommela le mage, très peu convaincu.
— Je suppose que c'est inutile de vous demander en quoi ma famille est liée à tout ça, et ce qu'est cette apparition ? lança avec irritation Théo. »
Ce à quoi la guerrier ne répondit que par un haussement d'épaules qui à lui-seul exprimait : « qu'il faisait son boulot sans poser de questions, et que de toute façon, on ne lui disait jamais rien ».

Il était triste de constater que l'organisation au sein de l'église de la lumière n'était pas encore optimale. Et par le manque d'étendards et l'aspect du convoi, il était clair qu'elle n'était plus non plus au sommet de sa gloire.
Vivement qu'ils arrivent. Théo avait grand besoin de frapper quelque chose.