"…Donc je pense qu'on devrait l'envoyer prendre en charge la filiale russe. Tu en penses quoi ?... Seb ?... Seb !... Youhou ! La Terre appelle Sebastian !"
L'interpelé leva les yeux vers l'homme en face de lui.
"Tu as écouté ce que je viens de dire ?"
"…non…" répondit-il avec un peu trop de franchise en se redressant sur sa chaise.
"Et je peux savoir vers quel lointain rivage tes rêveries t'ont conduit ?"
L'autre homme posa ses coudes sur son luxueux bureau et planta son menton dans les paumes de ses mains. Il affichait un large sourire moqueur. Sebastian détourna le regard avec un léger sourire en coin. Il n'était pas dans ses habitudes de ne pas être attentif. Habituellement, aucun détail, aucune nuance ne lui échappait.
"Pas si lointain que ça en fait…"
"…Mais encore ?..."
"Juste… à Soho…"
"Oh ! Et cette sirène a un nom ?"
"Qui te dit qu'il y a quelqu'un ?"
"Seb, je suis ton frère…"
"…Demi-frère…"
"…ça fait des années qu'on bosse ensemble, je te connais mieux que personne alors garde tes airs cools, viriles et mystérieux pour ton bel inconnu et balance son nom !"
Sebastian rit doucement. En effet, Severin le connaissait mieux qu'il ne voulait bien l'admettre.
"J'ai pas son nom… seulement celui d'un club…"
"Un strip-teaseur ?"
"Probablement…"
"…Très bien !..." lança le plus âgé en se levant d'un bon et en empoignant son téléphone portable. "Va te changer, on va faire un tour… à Soho !"
"Quoi ?! Mais…"
"Y'a pas de « mais », je veux voir de mes yeux cet être étrange qui réussit à déconcentrer le fameux Sebastian Moran !... Allo, oui, préparez la voiture, devant l'entrée dans 30 min."
Il raccrocha et quitta la pièce d'un air joyeux et amusé, comme un enfant le matin de Noël découvrant un billet pour Disneyland. Sebastian, quant à lui, n'avait pas bougé de son fauteuil. Il ne savait pas trop quoi faire ou quoi penser, perturbé par les images de ce bel inconnu, et son frère qui se moquait de lui sans ménagement. L'aîné semblait trop amusé par cette situation, c'était en fait une occasion parfaite de quitter le quotidien harassant du business. Du fond de son dressing, Severin lança :
"Si tu ne lèves pas tes fesses de ce fauteuil, je partirai sans toi !"
Sebastian se leva en soupirant.
"…Arrête de soupirer ! Ça va te faire du bien de sortir de ce 27° étage !... Et vire-moi cette cravate, on ne va pas à un gala de charité !"
"Et qu'est-ce que tu veux que je mette ? J'ai pratiquement que ça dans mon dressing !..."
Severin déboula dans le bureau de leur luxueux loft à moitié vêtu et lança un jean noir et une paire de DocMartens à son frère.
"Et mets ton perfecto noir !"
Sebastian soupira à nouveau mais s'exécuta. Son frère n'avait pas tout à fait tort : ça lui ferait probablement du bien de sortir. Il ne quittait que rarement cet immeuble de verre et d'acier qui contenant à la fois leur appartement et le QG de la multinationale dont ils étaient codirigeants. Cette semaine, il n'était sorti qu'une seule fois pour un repas d'affaire et en traversant la ville embouteillée par un raccourci des plus étranges que seul son chauffeur connaissait, il avait fallu que son regard se pose sur cet être tout droit sorti de ses fantasmes. Son image semblait rester imprimée dans son esprit : il était brun, pas très grand, portait un débardeur blanc et un jean déchiré sur un genou, adossé à l'entrée secondaire d'un club de Soho, discutant avec d'autres danseurs. Jamais il ne pourrait oublier ce tableau.
Une heure plus tard, les 2 frères entraient dans ce club et s'installaient à une table discrète, sur une banquette. Severin ébouriffa son frère et fit signe à la serveuse en petite tenue.
"Alors ? Elle est où cette sirène ?"
"Pas là pour le moment en tous cas… Il n'est peut-être pas là ce soir…"
"Ou alors il se change en coulisses pour la suite puisqu'on a raté l'intro…"
Severin s'amusait de cette situation, son frère réagissait comme un adolescent amoureux pour la première fois : il était à la fois impatient de le revoir et hésitait à fuir aussi loin que possible. Mais il ne le laisserait pas se lever de cette banquette même s'il prétendait avoir besoin d'aller aux toilettes. Alors qu'il attendait que la serveuse trouve une minute pour venir prendre leur commande, le rideau se leva sur la scène principale et la musique commença.
Ariving just in time.
Who's dying to be mine?
Derrière le rideau se trouvait un trône exagérément couvert de dorures et de strass. Une immense fourrure blanche y était posée et coulait amplement sur le parquet noir laqué de la scène. Installé sur ce décor dans une pause de pin-up, un jeune homme brun dans un mini short moulant et des cuissardes à lacets jouait avec une réplique de la couronne d'Angleterre et ondulait dans une chorégraphie sulfureuse.
It's a melodic, erotic, hypnotic kind of dance
The way the music controls you and the touch of your hands
Sebastian posa ses yeux sur ce danseur et, la bouche entrouverte, ne bougea plus pendant plusieurs minutes, respirant à peine. Severin n'eut aucun mal à deviner que la nymphe de son frère était ce petit brun au déhanché ravageur.
To you i gravitate
Can't help but to delay
Keep moving if you dare
Surviving, almost there
That cool thats on your lips
I'll break it with my hips
"Bonsoir messieurs, vraiment désolée pour l'attente. Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?"
Sebastian ignora totalement la serveuse, trop hypnotisé par le show. Son frère pouffa de rire et répondit à sa place.
"Bonsoir ma belle, 2 cocktails scandinaves et le nom du petit brun sur scène je vous prie."
"Je vous apporte ça tout de suite…" dit-elle en souriant et en griffonnant sur un sous-verre en carton avant de le tendre à Severin.
"Merci ma jolie !" lui répondit-il avec un large sourire et un clin d'œil.
Enchanced now by my eyes
I've got you hypnotized
Une fois le rideau baissé à nouveau, le plus jeune des frères Moran revint peu à peu dans le monde réel. Son frère l'observait avec un grand sourire et un regard moqueur tout en sirotant son cocktail.
"Quoi ?"
"J'ai rien dit", rit l'ainé.
Nul besoin d'explication, Severin avait tout compris de toute façon. Le cadet soupira et but une gorgée de son verre avant de se rendre compte qu'il ne se souvenait pas avoir commandé ça.
"Arrête un peu de soupirer !"
Puis il fit glisser le sous-verre vers son frère. Sebastian le prit, perplexe, et le retourna. « Jim ». Décidément, il pouvait compter sur son frère dans n'importe quelle situation. Un léger sourire fendit ses lèvres, tel un infime espoir de pouvoir un jour peut-être attirer quelques secondes l'attention de cette créature féérique avant qu'elle ne disparaisse dans la brume des rêves et des fantasmes.
