Chapitre 1
Le froid, un froid terrible le réveilla, avant même les premières lueurs de l'aube. Jaime se leva lentement et regarda autour de lui. Tout était encore envahi par la pénombre mais il se souvenait très bien s'être endormi dans une écurie, dans un recoin tapissé de paille sèche. Un gant de cuir noir dissimulait toujours sa main dorée et, comme tous ceux que Jaime avait croisés, le fermier qui habitait là ne l'avait pas reconnu comme le Régicide et avait accepté de le laisser passer la nuit avec ses chevaux contre quelques pièces. La nuit avait été glacée et le sommeil long à venir malgré la fatigue, mais maintenant qu'il était si près de son but, il n'était pas fâché de repartir tôt.
Cette écurie était, il l'espérait bien, sa dernière étape avant Winterfell. Il se rappelait, bien sûr, avoir déjà chevauché de King's Landing à la capitale du Nord, mais les deux voyages avaient été aussi différents l'un de l'autre que l'étaient la cité royale et le siège des Stark. Cette fois, il était seul, voyageant par un temps de plus en plus glacial et, surtout, il était loin de s'imaginer pouvoir en revenir vivant cette fois… si tant est qu'il eut envie de revenir. Au Sud, probablement, car aucun Lannister ne pourrait s'imaginer passer le restant de ses jours dans les contrées si inhospitalières du Nord. Mais s'il devait, par miracle, sortir vivant de la bataille contre l'armée des morts, il ne comptait jamais franchir à nouveau les portes de King's Landing. Son départ était définitif et Cersei l'avait perdu pour toujours.
Cersei… Son nom et son souvenir suffisaient à lui nouer l'estomac et la gorge. Durant son long et dangereux périple de trois semaines pour atteindre le Nord, la route lui avait quelquefois paru assez sûre pour qu'il se sente assez en sécurité et laisse vagabonder ses pensées. Et, au-delà de l'examen des lieux qu'il traversait et des personnes qu'il croisait et de l'attention qu'il portait à ne pas être reconnu, ses pensées en étaient toujours revenues aux trois mêmes préoccupations. Les deux premières l'avaient particulièrement torturé au début de son voyage et l'avaient tenu éveillé des nuits entières : Cersei et l'armée des morts.
Une part de lui avait toujours su que sa sœur jumelle était une femme cruelle et égoïste, mais l'amour fou qu'il avait cru éprouver pour elle depuis leur adolescence l'avait tout simplement aveuglé et l'avait empêché d'en prendre vraiment conscience. Toutes ces années à la soutenir, à la protéger et à tenter de satisfaire ses moindres désirs, alors même qu'elle n'éprouvait que mépris pour tout le monde, et surtout pour leur frère Tyrion… Comment avait-il pu vouloir rester aux côtés de quelqu'un comme elle ? Leurs trois enfants, bien qu'illégitimes aux yeux des hommes et de la nature, les avaient unis et avaient renforcé le sentiment de devoir de Jaime envers sa sœur, amante et désormais mère de ses enfants. Mais ils leur avaient tous été arrachés, et le dernier par la faute de Cersei elle-même…
La folie qui s'était emparée d'elle, l'explosion du Grand Septuaire, ses désirs de vengeance tous plus cruels les uns que les autres, envers Ellaria Sand, envers Olenna Tyrell… Sa haine pour Tyrion, sa tromperie, son désir de voir le reste de l'humanité annihilé par les non-vivants… Désormais, le seul regret de Jaime était de ne pas l'avoir quittée plus tôt. Mais il avait réussi, après une ultime menace de sa sœur, la plus inimaginable de toutes à ses yeux, et il se sentait enfin libre, comme jamais auparavant. Cersei n'aurait jamais plus d'emprise sur lui. Il se le jurait, il le sentait, il le savait.
Mais combien de temps allait-il pouvoir goûter à cette liberté ? Il ne pouvait concevoir être fait prisonnier en arrivant à Winterfell. La situation était trop désespérée pour que Jon Snow et Daenerys Targaryen renoncent à son expertise sur le champ de bataille… tout du moins il l'espérait et il s'accrochait fermement à cet espoir. Mais dans ses cauchemars, endormis ou éveillés, il revoyait le mort-vivant surgir de sa caisse et son cri lui glaçait le sang. Une armée entière de spectres, commandée par des Marcheurs blancs… Comment cela était-il seulement possible ? D'où venaient ces créatures ? Jaime n'avait jamais vraiment prêté attention aux mythes et légendes de Westeros, Marcheurs blancs et autres enfants de la forêt… Il n'avait jamais aimé lire et ces histoires étaient de toute façon bien trop absurdes à son goût. Aucun Lannister, pas même Tyrion qui passait son temps plongé dans les livres, ne se serait imaginé que ces histoires puissent être autre chose que des légendes et des contes. Et là, en l'espace de quelques semaines, Jaime s'était retrouvé face à un dragon, puis à un mort-vivant. Il avait toujours été réaliste, cynique et son unique horizon avait toujours été Cersei, son bonheur, sa protection… Et maintenant qu'il ouvrait les yeux et se rendait compte à quel point sa vision du monde avait été limitée et à quel point celui-ci était vaste et dangereux, mais aussi beau, riche et mystérieux, il menaçait de s'écrouler et de disparaître pour de bon.
La trahison de Cersei n'en avait été que plus douloureuse et impensable. Comment pouvait-elle laisser le reste de l'humanité affronter cet ennemi sans prendre part à cette bataille pour… la vie, tout simplement ? Voir une seule de ces créatures l'avait tellement rempli d'effroi que l'idée d'en affronter des milliers, menés par des Marcheurs blancs, menaçait parfois de le faire sombrer dans la terreur. Mais il se ressaisissait en repensant à toutes les armes en leur possession : la horde dothraki, les Immaculés, les dragons, le verre-dragon… et l'intelligence et la perspicacité de Tyrion, se disait-il aussi en souriant.
Si on lui en laissait l'occasion, il apporterait tout son soutien et ses connaissances stratégiques pour tenter de défaire l'ennemi. Il avait encore des raisons de vouloir vivre, ou du tout moins de vouloir se battre. Il voulait sauver l'humanité, si imparfaite soit-elle. Il voulait sauver le monde, si injuste et cruel puisse-t-il être. Il voulait sauver son frère, Tyrion. Et il voulait sauver Brienne.
Plus il s'approchait de sa destination, plus ses pensées déviaient de Cersei et des Marcheurs blancs pour s'attarder sur Brienne. Et ces pensées, et les sentiments qu'elles évoquaient en lui, étaient pour le moins confus. Il n'aurait su dire lequel de ces sentiments prédominait en lui : la gratitude, les dernières paroles de Brienne lui ayant donné le courage de quitter enfin sa sœur, la joie de pouvoir enfin se battre à ses côtés, l'angoisse et la peur de la perdre lors du combat contre l'armée des morts, l'amertume de n'avoir su lui montrer que froideur et détachement en présence de Cersei… Tous ces sentiments se bousculaient en lui et l'avaient accompagné pendant une bonne partie de son voyage, et ce dernier avait été assez long pour lui donner le temps de se pencher sur leur signification. Loin de King's Landing et de Cersei, sans son armure aux couleurs des Lannister et en route vers une mort presque certaine… la situation dans laquelle il se trouvait à présent, à nu et débarrassé et de tous ses fardeaux, lui avait permis de percer à jour les secrets et désirs de son cœur et la véritable nature de ses sentiments.
L'amour. Il n'aurait jamais pensé lier un jour ce mot à une autre personne que sa sœur, mais il lui était désormais impossible de se le cacher plus longtemps : il était tombé amoureux de Brienne de Tarth. Et comment aurait-il pu y échapper ? Elle avait traversé l'enfer avec lui, l'avait aidé à sortir du gouffre de désespoir dans lequel il avait plongé après avoir perdu sa main, alors même qu'elle le méprisait encore, elle avait été la seule à lui inspirer assez de confiance pour qu'il se livre à elle et lui avoue la vérité concernant son geste envers le Roi fou, elle lui faisait désormais confiance et le connaissait mieux que quiconque, elle croyait en lui et ses magnifiques yeux bleus avaient su déceler et réveiller tout ce qu'il y avait de bon et d'honorable en lui… Elle était devenue si chère à son cœur que son seul désir était désormais de la protéger durant la grande guerre qui les attendait. Il savait qu'il ne supporterait pas de la perdre, dût-il faire face seul aux Marcheurs blancs ou sauter dans une fosse et affronter un dragon en lieu et place d'un ours pour la sauver.
Cependant, il ne concevait pas une seconde que ses sentiments puissent être réciproques. Elle le respectait désormais et elle s'était probablement même un peu attachée à lui, après tout ce qu'ils avaient vécu ensemble. Mais il la savait assez intelligente et perspicace pour avoir compris qu'il était bel et bien l'amant de sa propre sœur depuis des années. Et pire encore, et à cette pensée sa gorge ne manquait pas de se nouer, elle apprendrait bientôt qu'il avait tenté de tuer Bran Stark et les raisons sordides de son geste. Il ne se faisait aucune illusion et savait pertinemment qu'une femme aussi droite et honorable que sa chère Brienne ne pourrait jamais aimer un homme capable de tels actes, même s'il les regrettait désormais plus que tout au monde.
C'est dans cet état d'esprit, anxieux et impatient de la revoir, mais aussi le cœur serré et lourd, que Jaime se leva pour rejoindre enfin Winterfell.
