Prologue: « Pour qu'une étoile s'allume, il faut qu'une autre s'éteigne… »,(G. Presgurvic)

Gyantsé, Tibet, 27 mars 1966

Le soleil se levait sur les montagnes, derrière la ville. Les drapeaux de prières claquaient au vent matinal printanier qui venait de l'Himalaya, encore rafraîchi par les dernières brumes de l'hiver, et la ville était déserte à ce moment de la journée…

Ce silence était seul troublé par les prières qui commencent à s'élever des temples, et l'on pouvait déjà sentir l'encens déposé devant les statues du Bouddha et des dieux.

Un homme cependant se pressait par les rues désertes. On ne pouvait distinguer ses traits, masqués sous un épais capuchon, et il se dirigeait vers la sortie de la ville d'un pas rapide et léger.

Il marcha un moment hors de la ville du même pas rapide, puis arriva à une maison de bois isolée, dont il ouvrit la porte rapidement…

L'homme enleva alors son capuchon, et dévoila son visage. Il avait des cheveux verts en désordre, émaillés de nombreux fils blancs, et ses grands yeux avaient une teinte pourpre particulière. Deux points marquaient son front large, et il avait le teint pâle. On lui aurait donné cinquante-cinq ou soixante ans, mais, malgré son âge apparent, il possédait une noblesse et une prestance uniques…

Une femme vint alors à sa rencontre, et secoua la tête d'un air navré avant de dire en tibétain :

« Jowa Shionje suis désolée, mais elle n'a pas survécu, elle a perdu trop de sang. L'enfant vit, c'est un garçon normalement constitué mais il est faible… »

Ses yeux tremblèrent, mais il se contrôla immédiatement et dit impérieusement :

« Amenez-moi près d'elle… »

La femme ouvrit une porte, et l'introduisit dans une chambre aux meubles soignés. Une femme était étendue sur un lit, les mains jointes sur la poitrine, et son beau visage était reposé dans la mort, sans plus aucune trace de la terrible souffrance qu'elle avait endurée auparavant. Son teint pâle et les deux points qu'elle avait sur le front évoquaient indéniablement une appartenance à la même ethnie que l'homme, à la différence près qu'elle avait les cheveux violet clair…

Il s'agenouilla près du lit, caressa son front et dit, la voix tremblante d'émotion :

« Que ton voyage au-delà de la porte de Yomi te soit favorable, et qu'Athéna te vienne en aide…puisses-tu te réincarner dans une meilleure incarnation lors de ta prochaine renaissance… »

Malgré la douleur incommensurable qu'il ressentait, ses yeux étaient secs et résolus, et il demanda à la femme :

« Et l'enfant ? Où est-il ? »

Elle s'approcha du berceau, et y prit un paquet minuscule de linges blancs, qu'elle lui apporta. Il put alors y voir un nourrisson encore rouge, endormi. Au sommet de sa minuscule tête, une touffe de cheveux violet clair, comme ceux de sa mère…

Il le prit dans ses bras, et l'examina longuement, comme s'il cherchait quelque chose en lui. L'enfant se réveilla alors, et, loin de pleurer, resta calme et regarda l'homme qui le tenait contre lui avec des yeux bleu clair dont la couleur virerait probablement au violet quand il grandirait.

L'homme reposa alors le bébé dans son berceau, puis dit :

« Il lui faut une nourrice pour l'élever jusqu'à ce qu'il soit en âge de venir avec moi, il ne doit pas mourir, surtout pas, c'est très important… »

Son regard retomba alors sur la défunte, et il dit :

« Je vais m'occuper des funérailles… »

Il ne laissa pas la dépouille aux ro-gyapa, mais la posa sur un bûcher qu'il enflamma et il la regarda pendant plusieurs heures se consumer en récitant des mantras…

Conformément au souhait de la défunte, il laisserait le vent de la montagne disperser ses cendres…

Mais il ne pouvait s'attarder davantage ici, ses charges le requéraient, et, après un dernier mantra, il entra de nouveau dans la maison. La femme l'y attendait et dit :

« Je m'occuperai de lui, Jowa…je vais lui trouver une nourrice… »

Elle avait servi fidèlement la mère de l'enfant pendant plusieurs années, et il savait qu'il pouvait avoir confiance en elle. Il prit l'enfant dans ses bras et dit :

«Ce n'est pas un enfant ordinaire, vous vous en rendrez vite compte, et il doit avoir tous les soins nécessaires… »

Il baissa le regard sur le bébé qui s'était endormi et dit :

« Dès qu'il sera assez grand, je le prendrai avec moi et me chargerai de son éducation… »

Mais ce ne serait pas avant quelques années…en attendant, il serait élevé ici, dans son Tibet natal, loin du Sanctuaire, et ce serait bien mieux pour lui.

Il se rappela alors qu'il ne lui avait pas encore donné de prénom, et dit à la femme :

« Nommez-le Mû… »

Le prénom était inusuel au Tibet, mais elle ne dit rien et hocha juste la tête. Il posa l'enfant dans son berceau, et dit :

« Prenez bien soin de lui, je vous le confie… »

Il caressa doucement la tête du bébé endormi, et sortit, ne voulant pas que quelqu'un voie les larmes qui coulaient sur ses joues. Shion du Bélier, survivant de la dernière Guerre Sainte, Grand Pope en exercice du Sanctuaire d'Athéna en Grèce, n'était plus qu'un homme qui pleurait la mort d'un être cher. Pourtant, au milieu de cette peine restait encore une petite étincelle d'espoir : le bébé qui venait de naître serait son successeur…

A SUIVRE

Lexique des mots tibétains :

Jowa : maître

Ro-Gyapa : les bouchers-fossoyeurs qui se chargent des défunts