Cette fic est la version de « Lui », vue par les yeux de Jûshirô. Elles peuvent être considérées comme deux histoires indépendantes, dans le sens où il n'est pas obligatoire d'avoir lu l'une pour comprendre l'autre. Cependant, elles s'articulent autour du même incident, et traite du même thème, à savoir, la relation de Jûshirô et Kyôraku.
Lorsque j'ai écrit « Lui », les pensées de Jûshirô me venaient sans cesse dans la tête. Je réfléchissais à ce qu'avait été sa vie, avant de rencontrer Kyôraku, ce qu'il avait vu en lui, quels avaient été ses choix alors, et pourquoi...
« Ce que nous sommes » est donc ma réponse. C'est assez différent de « Lui ».
Disclaimer : Bleach est un manga de Tite Kubo, à qui j'ai emprunté les personnages et l'univers.
Ce que nous sommes
Force et volonté
Sous mes pas, les rues du Seireitei n'en finissent pas de se dérouler. À croire qu'elles sont pavées en même temps que je marche et que jamais je n'atteindrai le bout de cette route. Parfois, j'ai cette même impression, comme si chacun de mes efforts était vain. Pourtant, rien ne me fait renoncer, et je continue de marcher.
Le vertige m'envahit. Mon corps est pesant et ma tête, légère, si légère. Mes pensées s'égarent, se dispersent, tandis qu'accroché à un dernier fil de lucidité, je m'étonne : comment puis-je flotter ainsi, alors que je me sens si lourd au point que mes jambes n'arrivent plus à me porter ? Je ne vois plus que ces pavés qui me narguent... et mes pieds avancer.
Ma vision se rétrécit encore. Un voile sombre m'engloutit. Par réflexe, j'ai agrippé ma poitrine, comme s'il suffisait de cela pour soulager mes poumons oppressés. Alors j'ai ressenti, avec une évidence plus grande encore, les battements de mon cœur affolé.
Mon cœur...
Mon cœur ignorera toujours ma volonté. Mon cœur est à lui depuis bien des années. Mon cœur est esclave de ma chair et de l'affliction qui la ronge. Si bien que ni mon cœur, ni mon corps, ne m'appartiennent plus depuis bien des années.
Que me reste-t-il ? Mon esprit.
Toute ma volonté et ma force réside dans mon seul esprit.
En cet instant, ma volonté est mon but, la raison pour laquelle j'ai entrepris ce parcours baigné de souffrances. Ma volonté est cette culpabilité que je voudrais voir disparaître du visage d'une innocente. Ma volonté se nomme Rukia. Ma force est ce sourire bravache et lumineux que la mort n'effacera jamais de ma mémoire. Ma force se nomme Kaien.
Comme au sortir d'un songe empli de visions psychédéliques, ma vue se fixe sur mes pas arrêtés. J'ai atteint l'endroit tant désiré, les poumons brûlants comme s'ils avaient été marqués par un fer rouge, la gorge ouverte sur un souffle sifflant comme un soufflet de forge. Je suis là, devant l'entrée monumentale qui donne accès à la première division. Je suis arrivé... et je réalise que mon calvaire n'est pas terminé.
Il me faudra traverser le vaste hall aux immenses colonnes, gravir les marches d'un escalier vertigineux, parcourir les couloirs réservés aux hauts-gradés, cheminer par les passerelles aériennes des quartiers supérieurs, avant de parvenir au terme de mon chemin de croix : la grande salle où se rassemblent les capitaines des treize armées de la cour. Je suis tellement las. Je ne me décide pas à entrer.
Les deux gardes postés de chaque côté des battants de la porte amorcent un pas vers moi, inquiets. Leurs gestes réveillent la clarté dans mes pensées égarées. Il ne fait pas de doute que je fais piteuse mine mais je veux les rassurer. Je suis, par-dessus tout, le capitaine de la treizième division. Je symbolise l'espoir au sein des armées royales. Au diable ma prétendue faiblesse ! Je ne le cède à nul autre. Je suis l'un des Shinigamis parmi les plus puissants et les plus anciens de mon rang. Je suis le garant de notre sagesse. Je suis l'ami, le frère ou le père, le confident qui sait se taire. Je suis un mentor, un professeur pacifiste qui comprend les combats, l'honorabilité d'une lutte et la leçon d'une défaite. Je suis un guerrier, un survivant qui défie la mort. Je suis celui qui accepte les cauchemars. Je suis celui qui sait combien la vie est précieuse. Je suis doux et généreux car mon destin m'a fait comprendre très tôt combien la rébellion et l'égoïsme aveugles sont insensés.
Alors, je souris à chacun de ces soldats. Et, quand l'incertitude de leurs yeux fait place au soulagement et qu'ils m'enveloppent de respect, j'y puise ma force. Les deux hommes se remettent au garde-à-vous. Je me redresse. Je saurai à présent me distancer de ma douleur. Mon pas se fera assuré, rythmé par une respiration égale. Je pourrai regarder sans faiblir mes confrères. Je suis un capitaine du Gotei, mais je ne serais rien sans ceux qui m'entourent.
C'est avec une main dont les tremblements s'estompent que je pousse l'un des ventaux pour franchir dignement le seuil de la première division.
xXx
Lorsque j'entrebâille la porte pour pénétrer dans la grande pièce, la lumière extérieure inonde de clarté l'atmosphère diffuse des lieux. Encadré par le contre-jour, je deviens le centre de l'attention générale. Qui, plus que moi, est conscient du poids du regard de chaque personne présente ? Ils sont mes collègues, mes compagnons d'arme. Je pourrais dire à haute voix ce que chacun d'eux pense tout bas.
Notre vénérable commandant, mon maître et ancien professeur, Genryûsai Shigekuni Yamamoto, hoche la tête d'un air satisfait, comme s'il avait attendu de moi cet effort impossible. Soi Fon, délicieuse petite tigresse, fronce les sourcils et conclut rapidement à l'inutilité de ma venue tardive. Le jeune impertinent posté en face d'elle, toujours semblable à lui-même, aussi cruel qu'il peut se montrer sensible, j'ai nommé Gin Ichimaru, accentue son sourire impersonnel comme s'il saluait mon courage alors que je l'indiffère. Ma chère Retsu Unohana s'adoucit à ma vue, et sa remontrance première se voile d'une inquiétude toute maternelle. Le charismatique Sôsuke Aizen, imposant de calme, affiche sans surprise sa compassion amicale.
Rien de tout cela n'existe sur le visage noble de Byakuya Kuchiki, autrefois un adolescent impétueux, aujourd'hui si glacé et froid que rien ne peut plus l'atteindre. A-t-il fait le vide dans son esprit pour ne rien laisser paraître ? A-t-il construit un barrage mental pour juguler des émotions trop violentes ou trop douloureuses ? Il a vite fait de reprendre sa position initiale. Mais je suis rassuré qu'il soit là. Fort de son appui, il sera possible d'éviter la tragique issue que je redoute.
Son vis-à-vis, l'intriguant colosse du Seireitei, Sajin Komamura, soustrayant ses traits derrière un masque sans pouvoir cacher l'être exceptionnel qu'il est, approuve le fait que je ne faillisse pas à mon devoir à cause de ma constitution fragile.
Et Shunsui, mon ami, mon amant des anciens jours... Il sait l'ampleur de la faiblesse qui m'agrippe et ne demande qu'à m'emporter. Un mot, un geste de sa part, et je m'écroulerai sur le sol, aussi pitoyable qu'un nouveau-né. Ni l'éclat de la soierie qui recouvre ses épaules, ni les larges bords de son chapeau qui cachent à tous son regard, ne me leurrent. Ses yeux gris me transpercent. Leur expression est insoutenable. Un mélange de sympathie, de respect ; de souci, de solitude ; d'amertume, de défaite... Je raffermis ma volonté.
De tout mon cœur, j'appelle mes dernières forces. De ce cœur qui ne me m'appartient plus. De ce cœur qui pompe vainement le sang de mes poumons malades. De ce cœur qui réagit à l'écho de tendres souvenirs enfouis. Et j'ignore les battements de l'organe affolé pour continuer de marcher. Mes longs cheveux s'étendent sur mes épaules, comme une capeline que j'aurai revêtue pour me protéger du brillant soleil d'été. Chaque pas qui me rapproche de la position que j'occupe en tant que capitaine exorcise le fantôme d'un amour sacrifié avant d'avoir pu grandir. Chaque pas que je fais me permet de reprendre la maîtrise de mon corps. Mon esprit est le vainqueur de cette lutte silencieuse et discrète.
Pour me soutenir, je reporte mon attention sur celui qui fait face à Shunsui : Kaname Tôsen, le seul Shinigami malvoyant jamais répertorié dans nos annales. Son regard est vide. Vide de pupilles, vide de pensées, vide de sentiments. Parfois, j'avoue qu'il m'effraie sans que je puisse m'expliquer pourquoi. Il est l'unique que je ne peux comprendre. Il est le seul avec qui je n'ai rien partagé. Je ne connais ni son parcours, ni ses motivations, ni ses principes.
J'ai rejoint la place qui est la mienne, distrait des douleurs qui parcourent mon corps par mes pensées embrumées de fièvre. Confiant, je regarde sans faillir Shunsui et lui sourit. Le sourire qu'il m'adresse en retour est empreint d'expressions mitigées, qui menacent de m'emporter dans un tourbillon de réminiscences. Mais je ne cède point. J'ai choisi mon destin sans lui imposer le sien. Nos volontés se sont combattues, et la sienne ne m'a pas détourné du choix que j'avais fait. Je ne laisse pas le regret m'envahir.
J'ai alors l'occasion de saluer notre scientifique, dont la stabilité du psychisme se tient toujours sur une corde raide, en un équilibre savant d'insanité, d'intelligence et de commandements. Il roule des yeux. Je baisse le regard. Je tombe sur le petit Tôshirô, toujours si sérieux, presque soucieux. J'aimerai le remercier de se préoccuper ainsi de moi. Puis je me rappelle que dans ma hâte, j'ai oublié le sac de bonbons que je voulais lui donner. Ce sera pour une prochaine fois. À côté de moi, j'entends soupirer ce brave Kenpachi Zaraki, dont la posture transpire d'ennui. L'attente a-t-elle été si longue ? Il était évident que je serais le dernier. Lorsque la convocation m'est parvenue, je récupérais difficilement d'une nuit sans sommeil.
xXx
Rien n'est pire pour moi qu'une crise qui survient aux heures obscures où tout se meurt, où tout espoir semble vous échapper toujours, où chaque idée effleurant votre esprit semble s'évanouir dans l'obscurité aussitôt exprimée. Je ne m'y suis jamais habitué. Lorsque cela m'arrive, je n'espère même plus voir l'aube. Je suis englouti, écrasé, pantelant, agonisant... Pourtant, je ne suis pas seul, et c'est ce qui me sauve. Des voix enfantines me parlent, naguère mes uniques compagnons de jeu. Ils ont surgi de mon esprit un jour et ne m'ont plus quitté. Rieurs, enjoués, farceurs... Suppliants, angoissés, capricieux... Pour eux, je cherche mon souffle une fois encore. Pour eux, j'accepte le râle qui l'accompagne et la brûlure qui m'accable. C'est ainsi que je traverse ces nuits où je suis conscient, plus qu'à aucun autre moment, du mal qui m'afflige.
Ce matin, la fièvre me saisissait encore. Mais le devoir m'a appelé. J'ai mis du temps à me préparer. Mes deux fidèles lieutenants ont essayé de me convaincre de ménager mes forces. Agenouillés, l'un à côté de l'autre, chacun essayant de parler d'une voix forte pour couvrir celle de l'autre, dans un jeu de rivalité familière qui souvent m'amuse, leurs mots s'entrecroisaient, m'implorant tour à tour de faire quelque chose pour notre amie Rukia, ou bien me prémunissant d'agir par souci de mon état de santé.
Car tel est l'objet de ma présence à cette réunion alors qu'il aurait été aisé de me faire excuser. Lors d'une mission sur Terre, le plus attachant des membres de ma compagnie, la jeune sœur adoptive de Byakuya, a offert ses pouvoirs spirituels à un humain. Et peu importe qu'elle l'ait fait pour lui sauver la vie et celles des membres de sa famille. C'est un crime aux yeux de notre justice. Je suis inquiet. L'affaire a pris une ampleur considérable.
J'ai veillé sur la petite Rukia Kuchiki depuis le jour de son intégration dans ma division. J'ai observé avec quel embarras elle embrassait sa nouvelle condition de noble. J'ai suivi ses progrès pas à pas auprès de l'officier à qui je l'avais confiée. Je l'ai vue s'épanouir grâce au franc-parler de Kaien. J'ai vu son sourire fleurir sur ses lèvres, éclairer ses yeux, refléter sa personnalité sincère. J'ai contemplé le fruit de ses efforts sous l'enseignement qu'il lui prodiguait. Je me suis senti aussi fier qu'elle pouvait l'être, aussi joyeux qu'elle pouvait l'être, lorsqu'elle m'a enfin présenté son sabre, le zanpakutô à la pureté unique, Sode no Shirayuki.
Et mon âme a saigné avec la sienne lorsque nous avons été les témoins muets de la lutte de Kaien contre le Hollow meurtrier de son épouse. Ce jour-là, c'est moi qui ai enseigné à la jeune Rukia le sens d'un combat pour l'honneur. Ce jour-là, nous avons partagé le même déchirement lorsqu'elle a fait avec moi le choix de ne pas intervenir. Ce jour-là, l'horreur s'est incrustée dans nos mémoires lorsque nous avons vu Kaien succomber. Ce jour-là, j'ai haï mon corps plus que jamais, parce que le mal dont il est affligé a obligé ma jeune subordonnée à attaquer l'immondice qu'était devenu le supérieur qu'elle respectait, la conduisant à lui porter un coup fatal. Ce jour-là, elle est devenue une véritable guerrière. Ce jour-là, la tristesse et la culpabilité ont envahi son âme.
Rukia a bien assez souffert. Si sauver un humain a pu alléger son fardeau, si l'unique moyen qu'elle avait était de lui prêter ses pouvoirs, alors je suis plus que tenté de lui accorder la grâce pour ce sacrilège.
Dans le silence qui s'est fait, je me réjouis que nous soyons tous ensemble pour entendre la lecture de la sentence, concentrés comme un seul sur notre commandant. Mais je suis également attristé. Que sont devenus nos sentiments, à nous, Shinigamis étranglés par les lois ? Hier, j'ai défendu cette jeune fille sans qu'aucune autre voix ne s'allie à la mienne. Aujourd'hui, rien ne m'aurait fait manquer l'annonce du verdict final.
fin du premier chapitre
Petites misères d'auteur de fanfic...
J'étais donc coincée dans l'avant-dernier chapitre de cette fic (je sais à présent qu'il y en aura 5), et j'avais décidé d'en commencer une autre. Eh bien, ce petit détour dans le rocambolesque m'a fait retrouver l'inspiration !
Du coup, je vais tenter le difficile exercice d'écrire et de publier deux fic en même temps, sans en abandonner aucune ! C'est une première...
Prochain chapitre : La voie du Shinigami
