C'est le chaos à Portland. Les gens courent dans tous les sens, des bâtiments explosent et les alarmes, résonnant de toutes parts, vrillent mes tympans. Les habitants, plus que tout attachés à leur petite sécurité, fuient le plus loin possible des affrontements. Pas moi. Je progresse à contre-courant, attirée par ce mur d'enceinte que les Résistants s'affairent à détruire après l'avoir escaladé par centaines. Sur mon passage, les corps sans vie de Régulateurs et d'Invalides semblent m'avertir. « C'est dangereux ! » Mais je ne les écoute pas. Je ne les regarde pas. Partir d'ici, être libre, je l'ai toujours souhaité. Et voici que des Résistants se déversent toujours plus nombreux dans la ville, je ne laisserai pas passer cette chance. Je dois les rejoindre. C'est parmi eux qu'est ma place, je le sens, je l'ai toujours su.

Me frayant un chemin à travers la foule incontrôlable et les regards apeurés, je me rapproche du mur. Est-il possible, à cet instant, que je puisse échapper à mon destin tout tracé ?

- Carlee !

Je me retourne brusquement. Ma mère est à quelques pas derrière moi. Jouant des coudes, elle tente de me rattraper. Fervente partisane de l'APASD, elle ne me laissera pas partir si facilement. J'ai toujours joué la comédie avec elle, me faisant passer pour une jeune fille modèle et pressée de subir cet affreux Protocole. Elle va tomber de haut. Je ne suis pas comme elle. Je ne fais pas partie de ces légumes ravis de se faire dicter leur conduite, obéissant aux ordres les plus étranges, enchantés de vivre dans un monde où les riches ont tous les privilèges et où aucun effort, si important soit-il, ne permet de s'élever. Je lui lance un regard noir et lui crie :

- Adieu !

Et je m'élance. Elle n'osera pas me suivre plus loin. Elle a trop peur du danger, si inhabituel dans cette ville où les autorités promettent la sécurité absolue. Foutaises ! La Résistance est bien là et je vais les rejoindre. À ce moment précis, je peux bien mourir, cela m'est égal. Plutôt mordre la poussière que de faire demi-tour, ma voie est choisie. Je me battrai pour la liberté, pour l'amour... Cet amour dont tout le monde parle comme d'une maladie mais qui m'a toujours fasciné. Je voudrais tomber amoureuse, connaître cette passion envoûtante que notre système condamne... L'amour...

- Salut !

Je sursaute. Perdue dans mes pensées, je n'ai pas remarqué que mes pas m'ont portée jusqu'au mur. Je suis désormais debout, les bas ballants, ne sachant que faire. C'est un garçon qui m'a parlé. Je rougis... Jamais je n'avais été aussi près d'un garçon. Il me dit quelque chose, je crois l'avoir déjà vu et... Et il me sourit ! Je rougis de plus belle et bredouille :

- Sa-salut, je... heu...

- Tu es venue pour nous aider à casser ce fichu mur ?

- Oui, je...

- Tiens !

Il me tend un bout de ferraille rouillé avec un sourire chaleureux. Il est beau. Je n'ai jamais vu un être si magnifique... C'en est troublant.

- C'est tout ce que j'ai, je suis désolé, on aurait été plus vite avec des bulldozers mais on n'a pas ça dans la Nature, haha !

Je ris avec lui. Alors c'est ça, de se retrouver près d'un garçon...

- Je m'appelle Julian. Julian Fineman. Et toi ?

- Julian... Fineman ? Le fils de...

- Thomas Fineman, oui. On dit partout que j'ai été enlevé, ce qui est ridiculement faux. Je suis tomb... J'ai décidé moi-même d'aller dans la Nature.

Je ne réponds rien, abasourdie. Julian Fineman, leader des jeunes de l'APASD, a choisi de renoncer à son brillant avenir pour s'enfuir dans la Nature.

- Excuse-moi, je t'ai choquée ?

Il rit de nouveau et son sourire me coupe le souffle. Je donne un grand coup sur le mur pour chasser mon trouble.

- N-non...

- Quel est ton nom ?

- Carlee.

- Enchanté, Carlee. Si cela n'est pas trop indiscret, pourquoi as-tu choisi de nous rejoindre ?

Son ton est doux et rassurant. Près de lui, je sais immédiatement que je ne risque rien. Je peux lui raconter ma vision de notre monde, ce monde pourri et corrompu, empli de peur et d'injustice. Tout en abattant de toutes mes forces de bout de métal sur les pierres de l'enceinte, je tente de me faire entendre.

- Je... Je ne veux pas devenir un légume... comme mes parents. Je ne veux pas qu'on me dicte ma conduite. Je ne veux pas... de cet horrible garçon qu'on m'a promis. J'ai... J'ai travaillé d'arrache-pieds pour...

Il s'arrête alors de frapper. Je l'imite.

- Viens, me dit-il, on sera plus tranquilles pour discuter par ici.

Sans se départir de son sourire, il m'entraîne dans un endroit isolé, sous les fondations. Ici, les bruits du métal sur la pierre, les cris, tous les bruits sont étouffés. Julian m'adresse un regard rassurant :

- Continue.

Je suis légèrement intimidée. Il n'y a que nous-deux, ici. Nous sommes seuls, je suis troublée et je rougis. Il m'encourage du regard, peut-être comprend-il que je n'ai pas l'habitude de me retrouver si près d'un garçon, en tête-à-tête. Je ne suis jamais allée à des fêtes interdites. J'avais trop peur, seule, je n'ai jamais osé malgré l'envie qui grandissait... Mes « amies » étaient toutes folles de l'APASD, comme ma pauvre mère, elles ne l'auraient jamais envisagé. Ironie du sort, je suis actuellement en compagnie du fils du fondateur de ce mouvement. Nos mains se frôlent, je sursaute.

- Pardon, je n'ai pas fait attention... Ce garçon, poursuit Julian... celui qui t'a été attribué...

- O-oui. Il n'était pas du tout fait pour moi. Trop coincé, trop stupide, trop... moche.

En entendant ce dernier mot, Julian se met à rire. Son rire est contagieux. Cela me détend un peu et je continue mon récit sous son regard intéressé.

- Ma famille est plutôt modeste et j'ai travaillé d'arrache-pieds pour avoir un compagnon correct. J'ai obtenu un 9, j'étais très fière. J'espérais que mon futur mari serait à la hauteur de mes efforts... Mais pas du tout. Cette société est profondément injuste. On ne mélange pas les torchons et les serviettes, comme on dit. J'ai donc été appariée avec cet affreux imbécile. Moi qui avais déjà le Protocole en horreur, j'ai cru vomir quand je l'ai vu ! Aucune conversation, aucun charme, aucune ambition ! Par contre, il était ravi qu'on nous ait imposé 4 enfants... Beurk...

Je tire la langue et mets un doigt dans ma bouche en signe de dégoût. Julian éclate de rire.

- Il me regardait comme si j'étais sa proie... (je frissonne) Depuis mon Evaluation, je cherche un moyen de m'enfuir. Et vous voilà. Je ne pouvais pas laisser passer cette chance... Ma place n'est pas ici...

- Et elle est parmi nous, les Invalides, tu penses ?

- J'en suis convaincue.

- Tu sais, la Nature n'a rien de commun avec les rêves qu'on peut s'en faire... C'est sale, c'est dur et c'est dangereux. On survit plus qu'on ne vit.

- Je sais qu'il n'y aura pas tout le confort de la ville, je sais que ce sera très difficile et que je vais devoir m'accrocher mais je renonce volontiers à la vie que l'on a tracée pour moi... Je veux pouvoir faire mes propres choix.

- Tu es vraiment décidée, alors ?

- Oui.

- Alors bienvenue parmi nous :)

- Tu me fera découvrir, la Nature, tout ça, quand on y sera ?

- Bien sûr, je ferai en sorte que tu ne sois pas perdue et que les autres ne soient pas trop durs avec toi les premiers jours.

Nous rions une nouvelles fois. À cet instant, alors que les affrontements ont toujours lieu à quelques pas de nous, je songe que je ne me suis jamais sentie aussi bien. Près de Julian, je me sens toute légère, ce qui me déstabilise quelque peu. Nous continuons de parler pendant ce qui pourrait être quelques minutes ou quelques heures, je ne sais plus, je n'ai plus aucune notion du temps. Je ne pense qu'à l'instant présent, cet instant si agréable... Mais soudain, Julian s'immobilise.

- Il n'y a plus de bruit...

ll se lève.

- Julian...

- Ne bouge pas, je vais voir.

J'obéis. J'ai beau assurer que je veux quitter cette ville et découvrir la Nature et ses dangers, là, je ne suis pas rassurée. J'attends, tremblotante. Puis, Julian réapparaît, radieux :

- Tu peux sortir ! Les combats sont finis, la ville est prise. On a gagné !

Il me tend la main et m'aide à me relever. Le contact de sa peau contre la mienne est agréablement doux. Une fois sortis de notre cachette, un homme vient à notre rencontre. Il est grand avec une impressionnante tignasse blonde. À voir sa carrure, on comprend qu'il a longtemps vécu dans la Nature.

- Julian ! Je te cherchais ! Où... Oh, bonjour.

Lui aussi me sourit. Ce n'est pas le même sourire que Julian, il semble plus espiègle mais tout aussi chaleureux et accueillant.

- Bon-bonjour.

- Hunter, je te présente Carlee, annonce Julian. Elle a choisi de nous rejoindre.

- Super, bienvenue ! Julian, la ville est prise, le maire est mort...

- Quoi ? Le maire est... mort ?

Je n'ai pas pu m'en empêcher, j'ai crié. Je suis secouée... Hunter me toise avec suspicion.

- Tu l'appréciais ?

- Ah non, pas du tout, je ne le supportais pas. Encore plus tyrannique que son père ! Mais je suis surprise... C'est tout... Vous l'avez tué ?

- On a fait exploser sa baraque.

- Exploser ?

- Oui.

- Mais il se mariait aujourd'hui...

- Et alors ?

- Sa femme... Elle n'était pas comme lui. C'était une très belle femme... Elle...

- Elle n'est pas morte. Elle était hors de la maison quand c'est arrivé. Hé, Julian, tu savais que c'était l'amie d'enfance de Lena ? C'est elle qui l'a prévenue et... Julian ?

Absorbée par ma discussion avec Hunter, je n'ai pas remarqué le changement d'attitude de Julian. Évaporé son sourire, oubliée son expression amicale... Il est désormais blême et regarde droit devant lui, une expression de pur dégoût sur le visage. Je suis son regard. Deux amoureux sont enlacés, non loin de nous... J'ai peur de comprendre.

- Aïe, se contente de dire Hunter. Heu... Julian... Il faut que tu viennes nous aider pour les...

- Non.

- Comment ?

- Non. Je m'en vais.

- Hein ?

- Julian...

Son nom est sorti de ma bouche dans un murmure. Il ne peut pas partir. Pas sans moi. Il m'a promis qu'il resterait avec moi...

- Arrête de déconner, Julian, on a besoin de toi, là !

- Désolé, Hunter, mais je n'ai plus aucune raison de rester.

Là, je reçois comme un coup de poing dans l'estomac qui me coupe le souffle. Plus aucune raison de rester ? Et moi ? Quelle idiote j'ai été de croire que j'avais une quelconque importance à ses yeux ! On se connaît à peine... à ce moment-là, je me sens totalement désarmée, perdue, à la merci d'un univers hostile que j'ai pourtant choisi.
Sans me jeter un regard, Julian reprend :

- Prend soin de Carlee, d'accord ?