L'histoire du chevalier délivrant une princesse d'un dragon qui s'apprête à la dévorer semble être le prototype du conte de fée.

Curieusement, il m'a été difficile de trouver ce récit quelque part. Les Frères Grimm ont bien écrit une histoire où des jumeaux, au bout d'une longue quête, doivent exécuter cette tâche.

Je me suis donc rabattue sur l'hagiographie, l'histoire de Saint Georges et du dragon, tout en tachant de garder à une distance raisonnable les connotations confessionnelles.


Introduction

Cette année-là, un ciel maussade s'était invité à la brocante annuelle. De temps en temps, une ondée estivale obligeait les exposants à recouvrir leur étalage d'une bâche en plastique. Quelques courageux profitaient d'une éclaircie pour chiner ou flâner. Certains n'étaient là que pour se dégourdir les jambes et se changer les idées. Ghislaine Deneumoustier s'était arrêtée à une petite échoppe d'objets et de vêtements sud-américain quand elle vit débouler son fils de neuf ans déboula un gros ouvrage sous le bras qu'il lui tendit triomphalement.

— Regarde maman ! lui dit-il avec un large sourire.

Le livre volumineux était relié plein cuir, gravé or et orné de ferrures. La mère le prit en main, l'examina et le feuilleta.

— Chroniques de Wigbert, lut-elle. Tu vas lire tout ça ? Tu l'as payé combien ?
— Dix euros !
— Tu n'as plus de sous, maintenant, conclut-elle.
— Si, parce que, eh ben … je voulais pas l'acheter pour t'offrir une crème glace mais un monsieur, eh ben, il est instituteur et il a dit comme ça que les enfants devaient lire. Alors, il m'a donné deux pièces de deux euros et deux fois cinquante centimes et comme ça j'ai pu l'acheter. Et je peux t'acheter une crème glace… Tu la veux à quoi ?

Ghislaine se mit à rire.

— Dix euros seulement pour un beau livre comme ça, tu as fait une affaire, tu sais, lui dit-elle. Je vais le mettre dans un sac pour ne pas l'abimer.

Elle sortit de son sac à main un de ses petits sacs en nylon réutilisables et y glissa l'épais volume. Une fois rentré à la maison, Guibert qui n'était pourtant pas un grand lecteur, se plongea dans le livre qui se révéla être un recueil de contes d'autrefois.

Chroniques de Wigbert le Fondateur

Ce jour d'hui, troisième veille du mois d'Anagant, dans la septième année de l'ère d'Othon, moi, Wigbert de Gisla, Gardien du sanctuaire de La Roche-aux-Gémeaux, ai entrepris de mettre par écrit, telles qu'elles me le furent contées, les fabuleuses histoires des héros et souverains d'antan.


I Georges et le Dragon

Il y a bien longtemps dans un pays lointain, vivait un humble laboureur nommé Georges. La guerre qui faisait rage dans son pays l'avait déjà privé de ses parents. Quand une ultime bataille mit le feu à son champ et le priva de la prochaine récolte, il n'eut plus d'autres recours que d'échanger la charrue contre l'armure du soldat. Il mit sa personne et sa vie au service de son Roi Faramond et s'engagea dans l'armée. Robuste et courageux, il dépassait de deux têtes ses autres compagnons et il se montra aussi habile à manier la pique et l'épée qu'il ne l'avait été à manier la fourche et le fléau.

Georges fut bientôt remarqué pour sa bravoure et son habileté au combat. L'un des chevaliers de l'armée royale le prit sous sa protection ; il en fit son écuyer et l'initia à l'art de la chevalerie. Le paysan-soldat apprit facilement à mener de fiers destriers et à porter l'armure. Son renom et ses exploits hâtèrent le jour de son adoubement.

Une fois fait chevalier, Georges partit pour de nouvelles conquêtes. Plût au ciel que ces conquêtes ne fussent que militaires ! Car ce preux combattant s'était fait une telle réputation de bravoure que tous et toutes se pressaient à son passage dès qu'il avait posé le pied dans une ville ou un village, pour le voir, le toucher et converser avec lui. Bien des mères voyaient en lui un beau parti pour leur fille. Bien des veuves rêvaient de se consoler entre ses bras. Hélas ! Georges était aussi volage que valeureux et, s'il conquerrait les coeurs, c'était pour les abandonner aussitôt reparti.

Un jour qu'il était parvenu dans une petite bourgade des confins du royaume, il remarqua une femme aussi belle qu'élégante, au teint frais, à l'oeil vif et aux longs cheveux soyeux. Il entreprit tout aussitôt de l'approcher et s'aperçut qu'elle avait des bonnes manières et de la conversation. Sa seule suite consistait en un très jeune page et une vieille suivante. Comme il la voyait ainsi esseulée, il la tint pour veuve, et commença tout aussitôt sa cour.

Or la dame était mariée à un puissant banneret, le chevalier Téomir, qui avait la faveur du Roi Faramond. L'époux revenait chez lui quand il intercepta un billet doux adressé à sa femme. Il se mit en colère et voulut pourfendre l'impudent. Les compagnons de Georges l'en avertirent. Comme il ne voulait pas se battre contre un membre de sa propre armée, il préféra quitter la ville. Mais Téomir envoya des émissaires aux quatre coins du royaume, ordonnant qu'on amenât Georges devant le Roi pour que justice lui soit rendue et que son honneur soit lavé.

Le Roi Faramond, attristé par ce qu'il venait d'apprendre, ne voulut pas se montrer trop sévère à l'encontre d'un chevalier qui avait remporté tant de batailles. Il le bannit hors du Royaume. Marri par sa mésaventure, Georges dut s'en aller avec, pour seule fortune, son cheval, son armure et un sac de pièces de sac d'or. Il devint alors un chevalier errant. Il partit loin, très loin de son pays, car il ne voulait pas que les ennemis du Royaume ne l'enrôlassent pour combattre les siens. Il parcourut le vaste monde.

Après avoir erré une année entière, il parvint au bord d'une rivière et s'y désaltéra ainsi que sa monture. L'herbe était verte et tendre, le soleil haut dans le ciel et quelques buissons lui offraient de l'ombrage. Il s'allongea pour se reposer et se mit à réfléchir. La chance n'avait pas été de son côté et sa bourse était plate. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait pas trouvé quelque seigneur pour l'embaucher dans son armée. L'idée lui vint de se faire, pour un temps, passeur de gué. Il était grand et fort et la rivière peu profonde.

Il se construisit une hutte de branchage et s'établit près du courant. La chasse et le braconnage lui procurait de quoi manger car le gibier abondait dans la région. Dès qu'ils surent qu'un passeur de gué s'était installé sur la berge, les voyageurs vinrent nombreux faire appel à ses services. Georges put ainsi remplir peu à peu sa bourse car il savait se contenter de peu. Un jour où personne ne s'était encore présenté, un jeune enfant vint à lui pour lui demander de lui faire passer la rivière.

Il le prit sur son dos et s'engagea dans l'eau. Mais le courant devint de plus en plus rapide, les flots tumultueux et l'enfant de plus en plus lourd au fur et à mesure qu'il avançait vers la berge. Il arriva, épuisé et hors d'haleine, sur l'autre rive, tandis que le petit garçon était frais et dispos.

« Dis-moi quel est ton nom, l'enfant ? Tu es si petit et tu pèses si lourd. Et que me donneras-tu pour ma peine ?» dit-il pour le taquiner. L'enfant se redressa et il se mit à grandir jusqu'à devenir un jeune homme lumineux et resplendissant. « Je suis l'Emmanuel, déclara-t-il» Georges avait mis un genou en terre et baissé la tête. « Ton humble travail a racheté tes fautes passées. Prends-ceci en gage de ton pardon. » Le jeune homme lui tendit une pierre qui avait la forme d'une étoile à huit branches.
« Garde précieusement ce caillou, il te servira d'arme si tu rencontres un ennemi mortel qu'une force humaine ne peut vaincre. Il est temps à présent pour toi de passer le gué et de te remettre en chemin.» Georges tendit la main et prit la pierre qu'il regarda plus près et, tandis qu'il la retournait sous toutes ses faces, le jeune homme avait disparu.

Le chevalier errant reprit la route, son caillou en poche. Il traversa bien des villes et des contrées puis, un beau matin, il parvint dans une cité au nom de Silène. Dès qu'il en franchit les murs, il remarqua la mine attristée des habitants de l'endroit. Les gens pleuraient, se lamentaient et portaient des habits de deuil. Georges se rendit à l'auberge pour y prendre une chambre. Il mena son cheval à l'écurie et demanda au palefrenier pourquoi la ville était si affligée.

« Tu viens de bien loin, l'étranger, pour ne pas être au courant du mal qui nous frappe, répondit-il. Depuis six lunes, une bête sanguinaire terrorise notre belle ville jadis si heureuse. L'affreux Dragon menace de nous dévorer tous, si nous ne lui donnons pas nous-mêmes un de nos jeunes gens à manger. Et hier soir, le sort est tombé sur la fille du roi. On va la conduire ce midi dans l'antre du monstre pour se faire dévorer. Une si belle et bonne princesse, l'unique fille de notre Roi, quel malheur ! »

« Vraiment ? lui dit Georges, étonné. Qu'on aille dire au Roi, que moi, Georges d'Isala, chevalier errant, je m'engage à délivrer la ville de Silène et sa princesse du joug de l'infâme Dragon. » Il laissa son cheval se désaltérer et lustra son armure, puis il partit à la rencontre du cortège qui menait la princesse à son sort funeste.

On avait revêtu la jeune fille d'une longue robe blanche d'étoffes précieuses et elle portait une couronne de lys sur ses cheveux blonds défaits. Ses suivantes et ses amies l'accompagnaient en pleurant vers l'antre du Monstre. Georges prit les devants dit à la fille du Roi : « Ne craignez rien, Princesse, car je suis venu délivrer la ville de Silène de la Bête sanguinaire qui l'oppresse. »

Alors, Georges se rendit droit à la caverne qui abritait le Monstre et il le harangua. « Sors de ton trou, vile Bête démoniaque, Moi Georges d'Isala, je te défie ! » A ces mots, on vit sortir une épaisse fumée puis des flammes de l'orée de la grotte. Le Dragon, furieux, passa la tête, puis sortit tout entier en grognant et en lançant d'épaisses flammes. Effrayé à la vue du Monstre, le destrier de Georges se cabra et manqua de désarçonner son valeureux cavalier. Mais le chevalier fut assez habile pour reprendre en main sa monture et lui redonner confiance. Il fonça droit sur le monstre et lui lança son angon bien aiguisé.

Le Dragon, blessé, redoubla de fureur et cracha à nouveau de longues flammes brûlantes qui manquèrent de peu de roussir la crinière du cheval. En manoeuvrant pour éviter de se trouver tout rôti par ce feu de l'enfer, Georges fit un tour sur lui-même et sentit quelque chose de dur se presser sur sa cuisse. Il se souvint alors du caillou que lui avait remis l'enfant du gué. Il passa la main dans sa poche, prit le caillou et le plaça dans sa fronde. Il la fit tournoyer et envoya le caillou droit dans l'oeil de la Bête.

Le Monstre poussa de puissants gémissements qui firent frémir tous ceux qui l'entendaient et leur hérissèrent le poil de la peau, puis il s'affala sur le sol et le sang se mit à gicler à gros bouillons par la blessure qu'avait causée l'angon. Georges descendit de cheval, prit son épée et, d'un seul coup, il acheva la Bête en lui tranchant le cou.

Le Roi fut fou de joie en apprenant la nouvelle. Il accorda la main de la princesse au vaillant chevalier afin qu'il devienne l'héritier de son royaume après sa mort. Georges épousa la princesse Philippe. Ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants.

Namur 1990

Le professeur Gouivre se campa sur ses talons et toisa les deux ou trois étudiants qui gravitaient dans son orbe. Les jeunes gens ramassaient leurs affaires et s'apprêtaient à quitter la pièce quand la professeure héla l'une des jeunes femmes.

— Mademoiselle Philippe, ne partez pas toute suite ; je voudrais de vous parler de quelque chose.

La jeune fille s'arrêta, étonnée et dévisagea sa directrice de thèse. La professeure attendit que les autres étudiants eussent quitté la pièce pour continuer.

— Vous semblez être très proche de Pierre-Hippolyte George, lui dit-elle sur un ton sévère.
— Ben … oui, nous sommes amis, répondit Sarah Philippe.
— Plus qu'amis, à ce qu'il m'a semblé.

Sarah ouvrit des yeux ronds. Elle ne voyait pas en quoi sa vie privée pouvait concerner sa directrice de thèse, mais elle n'était pas en position de l'envoyer sur les roses.

— Excusez-moi, mais … soupira la doctorante, je ne vois pas très bien le rapport avec … avec mon travail.
— Le rapport, mademoiselle, répliqua la professeure, c'est que vous devez vous concentrer sur vos travaux et qu'un flirt vous faire perdre pied. De plus, vous êtes une grande naïve.
— Pardon ?

Sarah sentit le sang lui affluer au visage et prit une teinte rouge vif.

— Oh oui ! Je sais ce que vous pensez, continua la professeure : en quoi un petit flirt pourrait-il vous distraire de vos travaux ? Ce que vous ignorez, c'est que George est un coureur de jupons. Il en a eu beaucoup avant vous et il aura bien davantage après vous. De surcroît, je le soupçonne de vous aborder par ce biais pour faire main basse sur vos recherches.
— Mais, je …
— Vous ne savez pas comment sont les hommes ! Tous pareils ! Ils ne cherchent que leur propre intérêt. Une confidence puis une autre, vous lui laissez accès à votre appartement et il en profitera pour vous plumer. Puis il ira faire le coq avec le fruit de vos recherches. Ou bien, il s'en prendra à votre compte en banque.
— Professeur, vous ne croyez pas que vous exagérer un petit peu, voulu temporiser Sarah.
— Naïve ! Il faut faire des choix dans la vie : sa carrière ou les sentiments ! C'est comme ça quand on est une femme !

Le Père Simonet avait, depuis longtemps troqué le col romain pour un costume très simple au revers duquel il épinglait une petite croix discrète. Son air bonhomme et sa simplicité ne parvenait pas à faire oublier à son interlocuteur la position qu'il occupait au sein des facultés. Pierrip, comme l'appelait ses amis, essayait de faire bonne figure, calé au fond de son fauteuil, les jambes croisées.

— Je suis très mal à l'aise, avoua-t-il. J'ai l'impression d'être revenu au dix-neuvième siècle. Elle fait une véritable guéguerre à Sarah pour que nous rompions.
— Je ne savais pas que vous étiez un bourreau des coeurs, avança le jésuite sourit avec une pointe de malice dans le regard.
— J'ai eu pas mal de petites amies pendant mes candis(1) mais ce temps-là est passé depuis longtemps. J'ai vingt-sept ans, plus dix-huit. Et puis, j'ai mon doctorat derrière moi, quel intérêt est-ce que j'aurais à m'approprier la thèse de Sarah ?
— On nage en pleine parano, concéda le religieux, en hochant la tête.
— Sarah était toute chamboulée. Elle a même parlé à un certain moment de tout arrêter et d'aller faire sa thèse ailleurs.
— … Ce serait dommage ! répondit le Père Simonet. Non mais, je suis d'accord avec vous, le Professeur Gouivre a largement outrepassé ces droits. Elle n'a pas à se mêler de la vie privée de ses doctorants.
— Professeur Vouivre, murmura Pierrip entre ses dents.

Le jésuite se mit à rire doucement.

— Je vois que vous connaissez aussi son surnom. C'est un secret de polichinelle, commenta-t-il. Mais bon … je ne vais pas la refaire.
— Aller supposer que je sors avec Sarah pour lui piquer ces travaux, ça me reste en travers de la gorge.
— Je vous comprends … Je vous comprends très bien… Au fait, vous savez d'où ça vient, le mot « vouivre » ?
— Non, avoua Pierrip.

Mais je ne vais pas tarder à le savoir se dit-il en lui-même.

— Vispera — il prononçait ouispéra— vipère, en latin, expliqua le doyen. Ce n'est pas très charitable mais bon, il y a un peu de cela. Autrefois, le Professeure Gouivre a été séduite et abandonnée par un confrère … Cela vous fait sourire ?
— Excusez-moi, répondit Pierrip en se mordant les lèvres. C'est le « séduite et abandonnée», ce sont des mots qu'on …
— Ah oui ! qu'on n'entend plus souvent, admit le doyen, amusé. Comment dit-on cela aujourd'hui, en langage de jeunes ? Plaquée ! C'est ça ? Elle s'est fait plaquer ! clama-t-il satisfait d'être encore à la page. Donc, elle pense que c'est sa mission de mettre en garde toutes les jeunes filles naïves contre tous les beaux parleurs … frimeurs ! Contre tous les frimeurs !
— Oui, d'accord, mais enfin, bon … euh ...
— Ce ne sont pas toutes ses arguties sémantiques qui vont résoudre notre problème, concéda le jésuite, je comprends. Je vais essayer de manoeuvrer en sous-marin, discrètement, en essayant de ne pas la braquer, poursuivit le jésuite, pragmatique. De votre côté . Je vous demanderai d'être discrets tous les deux. Donnez-vous rendez-vous ailleurs que sous le porche. Je ne sais pas, moi ! Dans le hall de la gare, dans un grand magasin, à la rue de l'Ange ou à la rue du Lombard, un endroit un peu plus à l'abri des regards. Vous verrez bien.
— Je trouve ça un peu grave, soupira Pierrip, insatisfait. Nous sommes en démocratie. Nous sommes tous les deux majeurs et …
— … et vaccinés et avec assez de jugeote pour savoir qu'il faut ménager la chèvre et le chou ! commenta le doyen avec un sourire entendu. Vous savez, il faut parfois contourner les obstacles et éviter de les aborder frontalement … Ah ! Je vois dans votre regard que vous pensez : stratégie de jésuite ! C'est vrai, mais ça a fait ses preuves. Quand est-ce que votre amie passera sa soutenance ?
— Dans quelques mois, je pense.
— Qu'est-ce que c'est, quelques mois dans une vie ?
— Quelques mois, sous pression ! Je ne voudrais pas qu'elle craque. Présenter une thèse, ce n'est pas une mince affaire en soi, alors s'il faut en plus qu'elle subisse une pression psychologique ! Elle me dit qu'elle a l'impression d'être prise dans un étau.
— … Mm … oui, je vois, admit le Père Simonet, conciliant.
— Je ne devrais pas lui aller parler ?
— A la vouivre ? … Au professeur Gouivre, se corrigea-t-il. Surtout ne faites pas ça ! C'est votre amie qui en ferait les frais.

Un gros pli barrait le front du jeune assistant.

— Je ne sais pas où vous en êtes du côté de la foi, reprit le doyen, et je ne veux pas que vous ayez l'impression que je force votre conscience. Mais, s'il vous arrive de prier, demandez l'aide de l'Esprit Saint. Je ne vais pas vous donner une petite image avec une petite prière, dit-il avec un petit rire communicatif. Vous trouverez bien les mots au fond de votre coeur.

Pierrip riait silencieusement à l'idée de l'image pieuse.

— Je … je ne crois pas plus que ça, admit-il. Je ne vais à l'église qu'aux grandes occasions.
— Baptêmes, enterrements, mariages, communion, ... énonça le jésuite.
— Noël, Toussaint et Pâques, compléta le jeune assistant. Je vais retenir vos conseils.

La conversation était arrivée à son terme, les deux hommes prirent congé l'un de l'autre.

Sarah se réveilla en sursaut et en sueur. Elle se leva brusquement, fit quelques pas, puis se précipita dans la salle de bain pour remettre ce qu'elle avait sur l'estomac. Pierrip se leva lui aussi et lui passa, sans rien dire, une robe de chambre sur les épaules.

Une fois revenue de la salle de bain, la jeune femme se laissa choir dans un fauteuil, pâle et les yeux larmoyants. Son compagnon alla lui chercher un verre d'eau et s'assit à ses côtés.

— Ça ne va pas mieux ? Murmura-t-il.
— Non, répondit-elle en tenant le verre sans oser boire. Comment veux-tu que ça aille ? Je me sens vraiment oppressée. Pfff … je voudrais avoir tout ça derrière le dos … Je vais pouvoir encore tenir les neuf semaines qui restent.

Elle fondit en larmes.

— Je vais tout laisser tomber, dit-elle en pleurant.

Pierrip préféra ne pas répondre. Il passa le bras sur son épaule et lui caressa doucement la joue du revers de la main.

— Elle est toujours sur mon dos, raconta-t-elle, entre ses larmes, en train de m'espionner, de m'épier. Elle interroge des gens qui me connaissent, elle prêche le faux pour savoir le vrai, elle essaie de me tirer les vers du nez… Elle a même été demandé à Sabrina si j'avais encore mon kot(2) ! Je fais tout ce que je peux pour la fuir mais … J'en peux plus!
— Demain, tu restes à l'appart, je fais venir le médecin, tu vas te reposer.
— Je laisse tout tomber, Pierrip ! C'est plus possible. Je vais m'inscrire au Forem (3) et puis c'est tout.
— Écoute, ne prends pas de décision pour le moment, temporisa-t-il. Repose-toi ! Je pense que je dois avoir encore un somnifère quelque part. Ne pense plus à rien.

Pierrip descendit dans la rue, longea les bâtiments de la facultés, jusqu'à hauteur d'une sorte de tour de béton qui lançait des passerelles à tous les étages, vers une bâtisse en briques au-dessus d'un passage étroit. Il hésita un instant, s'arrêta, consulta sa montre, puis prit résolument le chemin d'un porche de la bâtisse surmontée d'une croix latine. Il poussa une première porte de verre, s'engouffra dans un couloir sombre qui faisait office de sas et poussa la porte de la chapelle universitaire. L'espace était résolument moderne, dépouillé mais sans être froid. Des panneaux posés à cinquante centimètres, en face des larges fenêtres de façade laissaient passer, par cet interstice, une lumière indirecte.

Pierrip' s'assit sur l'un des bancs en bois qu'il trouvait très inconfortables et croisa les jambes et les bras. Il n'était pas là de deux minutes qu'un Père très âgé s'approcha et s'assit sur le même banc que lui. Le jeune assistant croisa son regard. Il avait les yeux très bleus, lumineux.

— Vous voulez vous confesser ? lui proposa le vieillard.
— Non merci ! répondit Pierrip plus sèchement qu'il ne l'aurait voulu.

Le vieillard ne parut pas se formaliser de son refus. Il resta là, tranquillement, les mains parcheminées posées sur son pantalon gris informe. Pierrip finit par se retourner vers lui. Il avait une bonne bouille, ce petit vieux avec son front dégarni, son visage empâté, cette expression à la fois d'intelligence et de simplicité.

— Excusez-moi, mon père, reprit le jeune assistant, après un instant de silence, mais … Une personne fait du tort à quelqu'un que j'aime et un de vos confrères m'a dit de patienter et de prier l'Esprit Saint. Et tout ce que je vois c'est que la personne que j'aime souffre de plus en plus, au point d'être complètement détruite. Alors je sais bien qu'il faut pardonner à ses ennemis, faire du bien à ceux qui nous persécutent, et tout le tralala mais …
— On ne rend pas service à son prochain … en lui permettant de nous marcher sur les pieds, interrompit le vieillard.

Pierrip le regarda, interdit. En une bonne vingtaine d'années de catéchisme et de sermons, c'est la première fois qu'il entendait une chose pareille.

— Laisser faire l'injustice, reprit le vieux jésuite, ce n'est pas l'oeuvre du Saint-Esprit.
— A ma place, vous prendriez le taureau par les cornes.
— Qu'est-ce que Jésus ferait, à votre place, s'il avait votre âge et votre santé ?

L'assistant s'abstint de répondre que Jésus n'aurait pas mis une fille dans son lit avant de lui avoir passé la bague au doigt. Les deux yeux si bleus de ce visage de vieillard semblaient atteindre les tréfonds de l'âme et réveiller en lui une énergie nouvelle, comme endormie.

Lorsqu'il rentra dans son studio, Pierrip trouva un certificat posé sur une table basse. Le médecin avait accordé trois jours de repos à son amie. Il avança sur la pointe des pieds vers la chambre et poussa doucement la porte. Sarah dormait.

Le lendemain, il aperçut Gouivre au bout d'un couloir. Il marcha droit vers elle. Etrangement, il ne ressentait aucune colère, aucune frayeur. Il marchait d'un pas décidé et alla poser la main sur la poignée de la porte par laquelle elle devait passer.

— Professeur Gouivre ! Je dois vous dire quelque chose, lança-t-il
— Je n'ai pas le temps, répondit-elle en tachant de s'esquiver. Je dois …
— Je n'en ai pas pour longtemps, répliqua-t-il d'un ton ferme. Je vous prie de ne plus houspiller Mlle Philippe au sujet de ses fréquentations ; elle est majeure et vous n'êtes pas sa mère. Et vous allez cesser de me diffamer, par la même occasion. Je n'ai aucune intention malhonnête à l'égard de cette jeune femme. Alors, cessez de trainer ma réputation dans la boue en prétendant que je veux m'approprier ses travaux et que je la prends pour un Kleenex. Je vous rappelle que je suis post-doctorant ; ma thèse est déjà écrite. De plus, en jetant de tels soupçons, vous attentez également à la réputation à la personne pour laquelle je travaille. Je ne pense pas que le Professeur Ducarre apprécie ce genre de calomnies.
Je regrette que vous ayez eu des expériences malheureuses en amour par le passé, mais il serait peut-être temps pour vous de tourner la page et d'arrêter projeter votre propre histoire sur les étudiantes. Vous devriez avoir un peu plus confiance en vous-même et chercher votre âme soeur, plutôt que de perdre du temps à nous chercher des poux sur la tête. Vous n'êtes pas un laideron, vous êtes intelligente, je suis sûr que vous avez encore toutes vos chances dans ce domaine. Mais pour cela, il faudrait que vous cessiez de perdre votre énergie à ruminer le passé et vous tourner vers l'avenir.

Il avait lâché cela d'une seule traite, calmement, froidement, sans aucune animosité et en présence de quelques chargés de cours qui se déplaçaient entre les auditoires. Le plus surprenant fut qu'une de ces personnes, une fois revenue de sa surprise, se mit à applaudir, suivie en cela par toutes les autres. Complètement décontenancée, le Professeur Gouivre ne trouva rien d'autre à répondre qu'un « Excusez-moi, on m'attend. » et elle s'éclipsa.

Gembloux, dernière semaine d'août 2015

Guislaine et Guibert s'offrait un petit tête-à-tête à l'étage d'une brasserie. La maman avait choisi une salade composée qui était la spécialité de l'établissement alors que son rejeton se régalait d'un classique steak-frites.

Un couple de quinquagénaires débarqua à l'étage où ils se trouvaient. Monsieur tenait amoureusement enlacé la taille de madame. Ils s'installèrent à la table qu'ils avaient réservée. Dès qu'elle leva le nez de son assiette, Guislaine reconnut son patron et sa femme , elle leur fit un petit signe de la main.

— Ah ! Guislaine ! Bonsoir ! Sarah, tu connais Ghislaine ? s'exclama le monsieur.
— Oui, répondit sa femme, on a déjà eu l'occasion de sympathiser. C'est ton fils ?
— Oui, c'est Guibert ! Allez Guibert, tu dis bonjour au Professeur George et à Madame ?
— Bonsoir ! s'exclama l'enfant. Il est pas ressemblant, souffla-t-il en aparté à sa mère.
— Je ne ressemble pas à qui ? demanda le professeur George, amusé.
— Parce que je travaille dans un labo, Guibert s'imagine que tu ressembles au professeur Rogue. Tu sais, dans Harry Potter ? expliqua Ghislaine. Il est en plein trip contes de fées et fantaisie, pour le moment. Je te l'avais dit, Guibert ! Le Professeur n'a pas ni les cheveux gras, ni le nez crochu !

Le Professeur George et sa femme éclatèrent de rire.

— C'est ton anniversaire ? demanda Pierrip à l'enfant.
— Non ! répondit-il étonné de la question.
— On se fait plaisir avant la fin des vacances scolaires, expliqua Ghislaine.
— Et nous, nous fêtons nos vingt-cinq ans de mariage, répondit le Professeur.
— Toutes mes félicitations ! s'exclama Ghislaine.
— Mais George, c'est un prénom ou un nom de famille ? interrogea Guibert.
— George, c'est mon nom de famille, et Pierre-Hippolyte, mon prénom. Mais tout le monde m'appelle Pierrip.
— Georges qui a tué le Dragon ! s'exclama Guibert.
— Tu ne vas pas bassiner les oreilles de tout le monde avec ton livre de contes, gronda la maman. Non mais, depuis qu'il a acheté ce livre à la brocante, on n'entend plus parler que de cela à la maison.
— Ah ! Le fameux livre !
— Mais Guibert a raison, intervint Sarah. Pierrip a vaincu un dragon pour pouvoir m'épouser. J'avais une directrice de thèse qu'on surnommait la vouivre. Une vraie harpie. Elle aurait voulu que je rompe.

Ghislaine ouvrit des yeux ronds.

— Je l'ai remise à sa place, enchaîna le Professeur George. Ça n'a pas plus au doyen, mais ça, je m'en foutais.
— Et … elle vous a laissés tranquilles ? s'enquit Ghislaine.
— Elle s'est portée pâle jusqu'à ma soutenance de thèse, répondit Sarah. Le Recteur a nommé un autre chercheur co-directeur et tout est rentré dans l'ordre.
— Ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants ! conclut triomphalement Guibert.
— Arrête de faire le petit sot, Guibert, tu sais bien que je n'aime pas ça, gronda Ghislaine.
— Beaucoup, tempéra Pierrip, en hochant la tête. Deux, c'était largement suffisant.
— Mais ça fait vingt-cinq ans que je vis un vrai conte de fée, approuva Sarah.
— Oooh ! fit Guibert à mi-voix, la bague !
— Elle est jolie, hein, approuva Sarah en exhibant sa bague de fiançailles.
— Elle a huit pointes ! s'exclama l'enfant.
— Tu as de bons yeux, répondit Pierrip, c'est un chaton à huit griffes. La pierre n'est pas petite.
— Je sens que je vais passer une fin de soirée à écouter des élucubrations sur les passerelles entre le monde des contes de fées et celui de la vie réelle, soupira Ghislaine.
— Comme dans la série télévisée, je suppose, avança Sarah.
— Ça ne passe plus pour le moment, répondit Ghislaine.
— Eh bien, je vais apporter de l'eau à son moulin, enchaîna Pierrip, un peu espiègle. J'ai parlé avec un fantôme.

Il avait baissé la voix et prit un air à la fois comique et mystérieux. Guibert le dévisagea.

— Mais tu vas pas revenir avec cette histoire ! soupira Sarah.
— C'était un jour, tôt le matin, je m'étais assis dans une chapelle et un vieux bonhomme s'est approché de moi pour me parler. Et il m'a dit que je devais ne pas me laisser faire et défendre ma copine ! Et puis je lui ai dit mon nom et lui m'a donné le sien. Il s'appelait Léopold. Seu-le-ment, quand j'ai parlé dit au doyen de la faculté que ce que le père Léopold m'avait conseillé, tu sais ce qu'il m'a répondu ?

Guibert agita négativement le chef.

— Mais le Père Léopold est moooort ! Ça fait bien deuuuux annnns qu'il est mooort !
— Pfff ! soupira Sarah.
— Et c'était qui, alors ? demanda Ghislaine.
— A mon avis, un petit vieux qui battait la campagne et qui se prenait pour un autre, proposa Sarah.
— Je préfère l'approche psychanalytique, répondit Pierrip sur un ton faussement professoral. Une projection du Moi profond dans une hallucination.

Il décocha un clin d'oeil complice à Guibert qui le regardait bouche bée.


1. Candidature, ce qui équivalait, avant les accords de Bologne à un baccalauréat.
2. Belgicisme pour chambre, studio d'étudiant.
3. Office wallon de la formation professionnelle et de l'emploi.