Holà holà !

Me voilà avec un nouveau récit, au complet. Il y aura 5 chapitres en tout et chaque semaine la suite sera postée.

Je n'ai pas grand-chose à blablater (pour une fois), si ce n'est que je suis très contente d'avoir terminé d'écrire ce texte. Ça m'a pris plus de trois ans (j'ai commencé à plancher sur une première version en 2015... ça date un peu !) avant que je ne le boucle en entier, et le résultat me satisfait on ne peut mieux. J'espère d'ailleurs que cela plaira aussi à quelques uns, histoire que je ne sois pas la seule à trouver ça agréable - ce serait dommage.

Les personnages et l'univers Fairy Tail ne m'appartiennent pas, je les "emprunte" pour m'amuser avec et pondre des histoires divertissantes - je l'espère du moins.

Je ne m'étale par plus que ça et vous laisse découvrir. Juste, je vous mets le résumé en entier avant que vous ne vous lanciez dans le chapitre.

Je crois avoir tout dit donc, bonne lecture !


Cela paraît lisse comme du papier, cette Juvia calme et ce Grey qui ne fond pas. Pas d'accrocs, pas d'incertitudes ; rien qui change, rien qui bouge – ou si peu. Pendant que l'un s'échine l'âme, l'autre fait comme si de rien n'était ; où est le problème ? La réalité est si facile comme ça.

On ferme les yeux, on (se) ment, on refoule, on s'épuise.

Puis on craque.

Car l'amour n'est pas indéfectible, il doit être arrosé, constamment et à deux sinon à quoi bon ? C'est trop cher payé pour si peu d'existence. C'est trop d'entailles pour si peu de chaleur. Le froid ne nourrit pas le cœur, il le gèle et à un moment donné ce n'est plus possible.

Alors l'eau explose, et la banquise s'effrite.

L'heure a sonné.

Ils se réveillent.


1 – C'est pas sérieux… !?

Que j'aime cette foutue musique.

Avec ce son violent de la guitare qui tire ses cordes électriques et acoustiques. La batterie carillonne comme une malade de la répète' alors que la voix grave et enraillée déplie son chant du lion. Ça surgit dans la pièce et attrape les tympans à la volée. Nul y échappe : tu subis la tempête rockeuse. De suite ça t'met dans le bain, ces cornemuses effrénées et cette rythmique chevronnée. Une danse à la Lucifer. Pour sûr que c'est pas une musique de faiblard, putain non. Soit t'es dans le mouv', soit tu dégages. C'est agressif, ça pulse, ça fait battre les cœurs. T'écoutes ça et tu peux être sûr que ça te réveille un mort, ce bruit irlandais.

Un putain d'entrain que ça t'donne.

T'en viens à braire comme une truie. Tes guibolles se trémoussent de n'importe quelle façon, du moment que ça te fait bouger comme une toupie infernale. On essaye même pas de suivre le rythme, juste on se déchaine, on se lâche et on y va de toute notre folie. On remue, on mugit, on trinque haut et fort, on braille à tue-tête en solo ou avec les pochtrons d'à côté, on renverse les pintes, on casse les verres et on s'insurge, on balance sa tignasse dans tous les sens possibles. Un authentique bastringue et c'est que du bon ; pas de prise de tête, pas de perfection ; du brut, du défouloir, du vrai son quoi.

À peine j'entre dans ce pub vénéré, Le Diable Au Corps que sur-le-champ j'y retrouve cette ambiance si bruyante et chaleureuse qui me détend comme il faut ; je souris.

Y a foule comme souvent, mais pas de quoi nous empêcher de s'avancer jusqu'au comptoir, ma place fétiche. Les tables (dont plusieurs sont des tonneaux où s'entassent des groupes de quatre-six) sont surtout le lieu des branques et des poivrots. Ça joue aux cartes ou aux dés, ça se bastonne ou compose un remake risible de Dandine et chantonne avec les Fées ; les casseroles ont très vite fait d'être remballées à coups de poings et de verves musclées. Certains s'en contrefoutent, ils persistent avec leurs voix de crécelle – de vrais maso, mais tant mieux, ça met d'la fièvre dans les rangs et promet de jouissives bastons. Les crieurs de vie s'installent là-bas, dans ces coins dispatchés de part en part.

Moi je préfère le bar.

Il donne une vue générale ; on capte beaucoup de c'qui se passe, c'est un endroit parfait pour voir venir les choses et ainsi mieux les apprécier ou s'y mêler… On a une vision dégagée sur la scène, celle-là où artistes et danseurs du dimanche prennent place lorsque ça leur chante. C'est aussi un coin où l'on peut attraper ces p'tits détails qui font le charme du lieu ; ces chapeaux de lutin dispersés sur les tables ; ces ardoises en forme de trèfles et leurs lettres disgracieuses (où sur l'une s'affichent les promos de la bibine tandis que sur l'autre sont inscrites les soirées prévues) ; cette banderole accrochée d'un bout à l'autre de la salle ; ces poutres vieillies et usées ; ces paysages (verdoyants, le ciel grisâtre) qui sont encadrés ; ces tonneaux où « THE GUINESS IS OUR FRIEND » est gravé en caractères dorés ; et tout un tas d'trucs de ce genre – pas besoin de faire une liste de dix pieds d'long pour dire que c'est de l'irish atmosphère.

Mais là où le bar fait toute la différence, pour moi, c'est qu'en réalité il est une réserve inépuisable de piquettes. Avec ces dix tireuses alignées en bons p'tits soldats derrière le comptoir, y a de quoi n'avoir jamais la gorge desséchée : de la Beamish, de la blonde, de la Murphy's, de la brune, de la Caffrey's, de la fruitée, de la Guinness Harp ; de la bière en veux-tu en voilà ! Rien de mieux après une mission bien chiante que d'boire cul sec une chope bien mousseuse, le tout avec un arrière fond sonore aux airs gaéliques punk – c'est l'pied franchement.

Tu oublies tes merdes du quotidien. Tu réfléchis plus, car y a pas moyen de vraiment penser dans ce tapage où se rassemblent en un foutoir de bonne coutume le tintement des pintes entre elles, les piaillements de bassecour, le karaoké des nuls, les jurons, les rires gras et soûlants.

C'est pour ça que j'l'ai emmenée ici, pour se vider la tête et ne plus cogiter sur quoi qu'ce soit.

Surtout la faire sortir, car à force de rester chez soi à ruminer j'ne sais quelle connerie "dramatico-romantique", y a de quoi déprimer et faire pleuvoir toute la sainte saison. Et ça, non merci, on a eu assez de giboulée pour la semaine. Faut qu'elle change d'air, c'est bon pour le teint et pour le moral.

J'lui ai d'ailleurs pas laissé le choix. J'ai rappliqué chez elle et l'ai traînée jusqu'ici sans lui demander son avis ; pour quoi faire ? J'la voyais déjà me sortir ses excuses à deux balles, du style « Non, mais ça ne me tente pas. », « Ce n'est pas mon genre. », « Je n'ai pas la forme… » ; et alors ? Rien à foutre, tu viens, point barre. À un moment faut prendre les commandes et quand l'autre n'en est pas capable, c'est toi qui t'en charge. Y a pas mort d'hommes et puis, mine de rien, vaut mieux ça que d'la laisser dans son coin à dépérir toute seule – elle mérite beaucoup plus que ça.

À notre arrivée au comptoir, j'pousse avec ma délicatesse notoire un buvard, lequel grogne et s'apprête à piquer sa crise de prépubère. Mon regard noir de menace le dissuade de quelconque riposte ordurière ; il prend sa gueuze et déguerpit la queue entre les jambes ; je souris. Y a pas de secret, quand tu veux quelque chose, tu t'donnes les moyens de l'avoir. Deux tabourets il nous fallait, deux tabourets on a.

Je m'assieds donc à cette place inopinément libérée ; ma partenaire m'imite.

La barman, une blonde avec deux piercings, un dans le nez et l'autre sur la lèvre nous accoste ; Mélanie. À la différence de ses collègues, elle a pas de tatouage et s'habille avec sobriété, débardeur noir et jean troué. J'l'apprécie. Quand tu veux être resservi, elle prend pas dix piges pour le faire et, surtout, elle t'emmerde pas avec des questions et cherche encore moins à t'faire la conversation ; elle fait son job quoi.

Me reconnaissant, elle me sourit et me demande c'que j'ai envie – ça aussi j'aime, son relationnel toujours simple, sans manières ou chichis.

Je commande une pinte Guinness puis me tourne vers ma compère.

« Tu prends quoi ? »

Elle regarde durant de brèves secondes la liste des alcools puis se décide.

« Donnez à Juvia une pinte de votre bière la plus forte, affirme-t-elle.

— Ça marche. »

Pendant que Mélanie s'affaire à préparer nos boissons, je dévisage la mage d'eau (sans trop d'exagération non plus, j'suis pas Dragneel, à être émotionné par une baguette de pain).

« Ben quoi ? me rétorque-t-elle face à mon léger étonnement.

— Je m'attendais pas à c'que t'attaques d'entrée de jeu. D'habitude tu fais ta p'tite joueuse.

— Oui ben ce soir Juvia n'a pas envie de faire sa petite joueuse, assure-t-elle, déterminée.

— Voilà pour vous, annonce Mélanie en déposant les verres. Ça fera trente jewels chacun.

— C'est pour moi. », je déclare en sortant ma monnaie.

Une fois l'addition réglée, Mélanie me remercie et s'éloigne servir d'autres clients.

Je me tourne alors vers ma partenaire et m'apprête à trinquer avec elle, sauf que Juvia m'a foutrement pas attendu : d'une traite elle s'ingurgite la moitié, sinon les trois quarts de sa chope en une goulée.

Pour le coup j'en reste muet – comme il est de bon ton chez nous, les laconiques –, sauf que cette fois j'suis assez stupéfait, car ça lui ressemble pas. D'ordinaire la miss y va petit à petit, ce qui me pose aucun problème. Chacun son rythme et sa manière de se mettre dans le bain. En général, la mage commence doucement et s'arrête avant que ça se termine mal pour elle. La montée ne se fait pas crescendo, voire rarement et quand ça arrive, ça prend son temps. Or là, c'est pas la même musique : elle s'y lance d'un coup et sans faire dans la demi-mesure. Y a anguille sous roche, j'le sens (on a un flair de dragon slayer ou pas).

Mon intuition tape d'ailleurs dans l'mille : à peine Juvia fini sa conso qu'elle hèle Mélanie et réclame en parfaite soiffarde : « Remettez-moi la même ! ». C'est à c'moment que madame-la nouvellement-pochtronne daigne enfin me jeter un œil.

« Tu t'prends pour Cana là ou quoi à t'enfiler les bières à la chaîne ? je lui envoie mon pique tout en prenant une bonne gorgée de ma brune.

— Pour une fois que Juvia fait pas sa timorée, Gajeel-kun va pas redire dessus, si ? On est là pour boire et pour se lâcher, alors allons-y ! »

Sa clameur résonne et se fond dans le tohu-bohu ambiant.

À côté de nous ça jacasse fort – à droite, deux guignols bien éméchés s'esclaffent pour tout et n'importe quoi tandis qu'à notre gauche un trio refait la pluie et le beau temps du cosmos. Y a un brouhaha constant qui impose aux non-habitués de hisser plus haut la voix, chose dont se garde bien Juvia ; elle a pas même besoin de parler, ça s'exprime dans ses orbes cobalt.

Les mots sont superflus, ils viennent parer c'qui est déjà présent sous les yeux. L'intention prend vie dans le corps, dans ces gestes à l'apparence futiles et pourtant ô combien signifiants ; ce silence tout au long du chemin, sa docilité à se plier sans broncher, ce ton sérieux caché dans ses phrases, cette lueur résolue duquel elle se farde – une lueur que (presque) rien ébranle ou éteint. Je le connais par cœur, cet éclat… et je sais aussi que parfois il présage pas forcément que du bon.

La mère du déluge me fixe sans sourciller, me mettant presque au défi de l'arrêter ou de la contredire – comme si j'allais m'donner cette peine…

« T'es grande Juv', tu fais comme bon te semble. Juste, sois bien certaine de c'que tu fais. », j'avertis et picole, mon verre à moitié entamé.

Une p'tite allusion, l'air de rien, pour lui sonner les cloches du souvenir.

J'sais pas pour elle, mais dans mon cas j'suis loin d'avoir oublié ces fois où j'ai dû la ramasser à la p'tite cuillère, ou lorsque j'ai dû la porter tel un vulgaire sac de patates jusqu'à chez elle après des soirées beaucoup trop arrosées. Quand on tient pas l'alcool et qu'on est un foutu néophyte dans l'domaine, on s'abstient de jouer dans la cour des grands.

M'enfin, on sait tous les deux comment ça va se passer. Qu'importe ce qu'on lui dit ou ce qu'on fait, quand miss-chieuse-de-première a décidé de quelque chose, ça se fera – coûte que coûte. Une putain de tête de mule, dans le même genre que moi. Pourquoi, alors, se fatiguer à sortir cette pitoyable mise en garde ? Un réflexe. L'habitude. Limiter la casse, car pour sûr que lorsqu'elle dévale ce type de pente, y a dégringolade…

« T'en fais pas, Juvia sait absolument ce qu'elle fait. »

Comme pour appuyer sa certitude, elle se descend un bon tiers de sa chope.

Je la scrute, mon flegme pas un pète ébranlé (je suis maître en la matière) alors qu'à l'intérieur, je soupire ; elle est incorrigible, émotive, frénétique, impulsive.

On croit pas comme ça, mais ce bout de femme est un vrai volcan, prêt à exploser et à incendier de son magma brûlant et tant contenu. Malheur à ce ou ces miséreux se trouvant dans son sillage ou dans sa ligne de mire… On en ressort jamais indemne – et j'sais de quoi je parle. Quand le verrou éclate, y a besoin de prendre la tangente et fissa, car il n'est pas bon, du tout, d'être dans les parages à c'moment-là.

Quand Juvia Loxar se lâche, c'est pas qu'un peu : elle explose, elle détonne, elle vide tout ce qu'elle a dans l'âme et tu peux être sûr que ça fera des dégâts – même pour toi qui n'as rien demandé à personne. Faut juste pas se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment sinon tu prends cher dans ta gueule. Ah oui putain qu'elle a ses crises de nana… mais, à force, j'ai appris à voir venir et à me mettre (à temps) à l'abri.

M'enfin, elle est majeure et vaccinée. Elle fait comme ça lui chante – mais ça n'empêche pas de garder un œil sur elle, juste comme ça.

Alors que je déguste ma brune d'une franche et fraîche goulée, la nouba survoltée des enceintes s'arrête. La foule se concentre vers le flanc gauche, là où se trouve la scène du tintamarre. Un groupe de cinq jeunes zigotos (chacun affûté d'une défroque décontractée) rapplique et installe leur matériel : flûte en bois, accordéon, violon, guitares, cornemuse, instrument de percussion. Leur tronche me dit rien, ce qui n'est pas le cas de tous puisque certains sont en train de les acclamer. Ça a même pas encore commencé que ça s'ambiance déjà ; ça promet du bon son, j'le sens.

J'avale d'un trait mon dernier jus et en commande un autre, rempli à ras bord et mousseux comme j'aime.

Mon regard parcourt la salle et c'est là que j'me rends compte de la populace.

Malgré l'attroupement qui est en train de se former autour de la scène, le reste de l'espace est envahi. J'crois même que depuis notre arrivée, d'autres se sont joints à la fête. C'est un peu plus bouché ; il faut jouer des coudes et des bousculades pour se frayer un chemin jusqu'au bar. J'apprécie moyen de débarquer dans ces eaux-là, vers les vingt une heures passées. Y a toujours une flopée de clampins qui t'obstruent le passage. J'fais d'ailleurs en sorte de pas me retrouver comme ces pauvres cruches qui déboulent (avec cette bouille de cons surpris et irrités) en pleine affluence, en train d'attendre qu'une place se libère – ils perdraient moins leur temps à courir le cent mètres plutôt qu'à poireauter comme des potiches.

Ça m'est déjà arrivé de me pointer à l'heure de « la grande occupation » (comme on dit dans notre jargon), mais ça m'a pour autant jamais empêché de trouver chaussure à mon pied ; je menace, je dégage et je me case, pépère. Quand on a un don, faut le cultiver et pour sûr que je loupe pas une occasion d'être le rustre que je suis ; c'est foutrement efficace, pourquoi s'en priver ?

Ma chope tenue, je reporte mon attention sur le spectacle assourdissant qui s'annonce.

L'un des gonzes tapote le micro et balance le discours habituel avant l'entame des morceaux. Derrière, les musiciens, accessoires en main, attendent le coup d'envoi.

Le blablabla (soporifique) terminé, quelques acclamations se lancent et v'là que le troubadour frappe dans ses paluches.

Éclate en un éclair sonore le vacarme harmonique et celtique.

Violon, flûte, guitares et cornemuse s'accordent et palpitent ensemble sur un rythme effréné. Ça pulse, tambourine, toupille en multiples notes énergiques.

Aussitôt les jappements et louanges bondissent.

La voix, claire et tenue sort alors.

La mélodie s'atténue, elle rugit moins le temps que la composition se claironne. Puis le refrain s'élance et ça se décharge comme de l'électricité voltaïque. Des cœurs loin d'être aigus et tempérés se joignent à cette cavalcade musicale ; un tourbillon dansant et entraînant.

Détonne ! Perce ! Martèle !

Foutu mélange juste dosé du timbré et du son percutant.

Le premier morceau donne le ton : ça remue sur la piste, ça chantonne à tue-tête, ça frappe dans les mains.

Personne échappe à ce courant qui t'emporte dans le mouvement. Ton corps, ta tête, les deux, ta tignasse, les trois, y a forcément quelque chose qui bouge. Le rythme défile et t'accroche avec lui, t'as juste pas ton mot à dire. Ce flot puissant t'embarque pour une virée dans le lâcher-prise. Sans qu'on s'en rende compte, on est pris dans le flux. Pour certains l'emprise est douce, légère ; un p'tit balancement du crâne, un p'tit couplet fredonné vite fait et pas trop fort, des pieds tapotant en tempo sur le plancher. J'suis de ceux-là, les modérés qui se laissent pas totalement avalés. Puis y a les autres. Sans gêne, sans frein et sans frugalité ils se font posséder par la musique ; des cinglés qui se dandinent comme pris de délire ou j'ne sais quelle folie mentale. Juvia est un membre unanime de cette bande d'exaltés.

Dès qu'a jailli ce tonnerre phonique, j'l'ai vu se diriger vers ces gesticulateurs ambulants.

Elle s'est pas de suite agitée comme un shaker. D'abord avec réserve, comme pour mieux se fondre dans la masse. Puis à mesure que ça s'est enflammé de tous les côtés, sa ferveur s'est déchainée. Des pieds à la tête elle a remué ; sa robe noire a tournoyé sur elle-même alors que ses cheveux, relâchés, ont voltigé en tous sens telles ces brindilles balayées par les brises de grand froid. Pas une fois elle m'a cherché des yeux, pas plus qu'elle a porté un quelconque regard aux alentours. À fond dans sa transe, à se trémousser comme rarement je l'ai vue.

Elle est noyée tout entière dans la vague et, au vu de ce sourire qui remonte jusqu'à ses pommettes, j'peux dire sans me tromper qu'elle jouit de ce moment.

Elle n'est plus Juvia Loxar, mais simplement une nana qui a le diable dans la peau ; quelqu'un qui s'embourbe dans cette marée déferlante du chant et de la danse.

Elle est comme tous ces autres : un corps en feu, une voix hurlante.

Des âmes en vie et qui jubilent.

Pendant ce temps je bois tranquille, j'observe tout à mon aise ; j'profite à ma façon.

Mon plaisir prend pas lieu dans cette conduite d'excités, j'goûte l'instanté et ce qu'il offre à mes sens.

De la bonne bière.
Du son qui fait bouillir.
Des conversations partant en vrille.
Des insultes mélodieuses.
Des crêpages de chignons qui surgissent.
Des accolades impromptues.
Des fous rires inattendus.

Que demander de plus, franchement ? Le présent est là, il est donné sur un plateau d'argent, y a juste qu'à tendre les doigts et à s'régaler de ce qu'il procure. Au final je prends ce qui vient, ce qu'il y a et ça suffit amplement ; pourquoi chercher autre chose ? Alors que l'essentiel et le vivant sont à portée de main, sous le nez.

Dans notre routine on est tous là à se prendre le chou, à accélérer nos pensées, à planifier et méditer sans même ressentir ce qui agit sur l'instant. On largue tout vers un futur qui n'est même pas ici alors que ce qui se trouve juste sous nos yeux, juste dans nos sens, on le remarque pas ; ça passe, ça se perd, ça s'oublie, ça nous glisse entre les doigts. Or en ce lieu, les sensations sont exacerbées. Elles sont sous les projecteurs, elles éblouissent, voire agressent tant elles cognent et fusent.

Ça fait tellement de bien.

J'aime me retrouver dans cet état, sans plus réfléchir ou partir dans un quelque part qui n'existe pas. Les choses ne nous traversent pas sans qu'on s'en aperçoive, non, on les flaire, elles nous percutent et nous baladent. T'es comme cette bouteille lancée à la mer, voguant Dieu sait où et qui tout à la fois s'en branle total, car y a cette eau froide et salée, ce courant brutal ou calme qui t'font te sentir vivant. C'est ça qu'est bon et que ce pub me procure ; il est cette marée, j'suis la bouteille.

Une ovation submerge d'un coup le bar. Sifflements et applaudissements vont de pairs, ils couvrent tout autre bruit du ramdam ambiant.

Deuxième morceau ; une ballade, moins intempestive, mais composant avec cette même tonalité volcanique.

Juvia en profite pour revenir à la source de toute vie : la boisson.

Le bataillon se disperse, ce qui me permet de distinguer avec netteté sa démarche quelque peu titubante.

À juste lui toucher une œillade, ça se remarque pas, mais avec un brin d'attention, ça s'voit comme le nez au milieu de la figure que l'alcool coule dans les veines. Pour autant la mère des flots n'en est pas à ramper au sol ou à ne plus savoir où marcher. Au contraire, Juvia sait parfaitement ce qu'elle fait, la preuve : une fois revenue à bon port, à mes côtés sur son siège, la mage s'enfile son reste de bibine, s'essuie la bouche (de cette manière propre aux pochardes nées) et s'en paye une autre tranche.

« Punaise ce que ça fait du bien ! »

En fin de compte, p't'être qu'elle est plus éméchée que je le pense.

Les notes agréables et irlandaises flottent dans l'air.

Ça se balade dans l'atmosphère, pénètre la chair tandis que doucement mais sûrement le tord-boyau abreuve les organes.

Le troupeau s'est dissipé de part en part : aux tables, au comptoir, dans les recoins où y a de l'espace alors que d'autres ne cillent pas d'un millimètre de la scène. Inlassables, ils se dodelinent avec tantôt un p'tit jet de triomphe. Ça paraît plus serein ; la tranquillité semble avoir creusé son nid, mais c'est qu'une impression : suffit de tendre l'ouïe et d'un coup les oreilles sont étourdies par ce bourdonnement continu.

J'me sens bien, au repos, assis là, mes prunelles ricochant d'un bout de visage à un autre pendant que ma langue fait délicieusement trempette dans le lac du brandy. La fraîcheur se répand dans tout le palais pour finir en cascade dans le gosier ; ça rince.

Accoudée au bar, Juvia égare ses yeux de grisaille à la manière vagabonde ; regarder sans réellement voir.

Y a cette errance sur ses traits. Elle est plus tout à fait ici, enracinée avec nous. Dans un ailleurs, bref, lointain, qui l'aspire une microseconde. Puis elle revient ; son iris pétille à nouveau comme lorsqu'on a un coup de trop dans l'nez.

« Et dire que si tu m'avais pas traîné par la peau des fesses jusqu'ici, je serais chez moi à me morfonde comme une pauvre bécasse… Ah ! Quelle connerie. »

Sa réplique, acerbe, s'accompagne d'une légère gorgée de (sa troisième) blonde ; je la suis.

Dans la salle les éloges pleuvent. Ça hue et ça claque. À l'arrêt maîtrisé du morceau, un tout frais fuse par la suite, beaucoup plus tonique et prêtant à chalouper tels ces paquebots ballotés par la nuée marine.

« C'est vraiment con d'aimer quand même. »

Elle déclare simplement, l'amertume au bout de la langue.

La réalité s'avale mal, ça ne se digère plus ; y a une boule dans la gorge, grosse, qui descend pas. Ça reste en travers, obstruant le passage – comme s'il y avait que ça, comme s'il pouvait rien avoir d'autre.

Je me tais, me contente de l'écouter déverser son litre de rancœur.

« T'y gagnes rien, sinon des désillusions et de l'aigreur. Une foutue perte de temps… surtout quand t'aimes dans le vent. »

Son ton est plus acide, plus sec.

« Imagine un peu tout ce que j'aurais pu faire, tous ces mecs que j'aurais pu avoir !... Non vraiment Gajeel, ne tombe jamais amoureux, ça ne vaut pas le coup. »

Et avec ça elle se met une bonne race dans le gosier et termine sa boisson.

Ouais, ça sent l'alcool mauvais…

Elle balance ce qu'elle a dans les tripes, ces déchets qui ont macéré depuis trop longtemps. Je connais, je fais la même. Au quotidien, on s'occupe pas de ces résidus, on les enfouie, on les zappe, on fait main basse dessus. Vient ensuite ce moment où, avec l'aide d'un fort remontant ça grimpe tous azimuts ; vidange des papillons noirs. Le jour on se donne l'air, le soir on se noie dans nos eaux usées, celles qui refoulent et qui engendrent la nausée. On a tous les deux tendance à faire ça en solo, dans notre coin, sans vitre pour nous révéler. Pour qu'on s'expose de la sorte, c'est qu'on supporte plus – ce vide qui réceptionne. À ce stade, y a plus moyen de se le dire, faut qu'un autre l'entende et l'encaisse ; en finir, une bonne fois pour toutes.

L'épuration, et c'est pour ma paume.

« Je devrais peut-être essayer les nanas, lance-t-elle l'air de rien, pouffant. Ça me réussirait sûrement mieux…

— P't'être ouais, je suppose en haussant les épaules. Tant qu'on a pas goûté à c'qu'on connaît pas, on peut pas savoir si ça nous plaît.

— Ah oui ? interroge-t-elle, les yeux plissés de malice. Alors dis-moi, ça a quel goût ? »

L'impertinence ronronne.

Plus rien ne la retient ou ne la musèle. La bibine imprègne tant et si bien qu'y a plus personne aux commandes. Juvia se laisse porter par le courant ; un navire lâché en pleine mer, voguant sans gouvernail.

J'ai déjà eu affaire à son dévergondage, mais n'empêche que sur le coup ça m'a un brin interloqué – j'suis entré en mode « pause ». Je me suis pas attendu à pareille question, encore moins qu'elle me la pose tout de go, dans le blanc des yeux. Surtout qu'elle explicite plus qu'elle insinue, avec cette voix et sa manière de me scruter toute grivoise… Une fichue perverse ouais, mais si elle croit une seconde que j'vais lui répondre comme de normal, elle se fout le doigt dans l'œil – si c'n'est autre part, pour rester dans le ton.

« Ça a le goût que ça a, fais-toi ton propre avis et puis ça te regarde pas miss l'obsédée de première.

— T'es vraiment pas drôle, maugrée-t-elle en prenant une moue exagérément ronchonne.

— Chacun sa tare, me contenté-je de dire alors que je m'envoie une bonne lampée, pas le moins du monde affecté par le regard noir qu'elle me jette.

— En fait, t'es aussi coincé que Grey.

— Si tu l'dis. », je réplique d'une royale indifférence.

Une fracassante vibration des cordes vrombie dans la taverne, suivie de deux secondes d'atonie musicale ; une pluie d'ovations et de braillements jaillissent alors.

Ça siffle et ça hue comme des forcenés, de quoi recouvrir (ou grossir ?) le brouhaha général. On entend vaguement les musiciens proférer leur suprême salut pour qu'à leur sortie – que je devine aux sons houleux des protestations –, la foule les acclame et les hèle comme des déments. À nouveau se diffuse un concert enregistré, beaucoup moins vivant et turbulent que celui du live. Le « calme » regagne peu à peu la place et l'attroupement se dissipe ; ça respire l'espace.

« Alors quoi c'est tout !? T'as rien d'autre à ajouter !? »

C'est sûr que d'ignorer délibérément une perche tendue pour se faire battre, ça a de quoi frustrer, et c'est foutrement ce qu'elle mérite. Elle croit quoi, à me balancer des reproches dans la gueule ? Madame n'obtient pas ce qu'elle souhaite alors elle se permet d'en faire tout un pataquès ? Qu'elle chie sa pendule si elle veut, je céderai pas à son caprice.

« Si tu crois que j'vais te servir de punching-ball humain, tu t'goures ma vieille. Y a pas marqué « tête de Turc » sur mon front, surtout que j'suis bien le seul à faire gaffe à toi donc garde plutôt ta bile pour l'autre gland surgelé, rétorqué-je avec flegme tout en me retournant et en déposant ma pinte vide sur le bar. J'suis pas là pour que tu passes tes nerfs sur moi. »

Dos au comptoir, j'égare ma lucarne au-devant.

Des tables pour la plupart pleines. Les tonneaux sont quasi tous envahis de chopes à moitié entamées ou au contraire vidées de toutes leurs gouttes. Les buvards tapageurs restent entre eux, tout comme les adultes d'un soir. Je chipe seulement des visages, ces derniers s'effaçant aussitôt qu'un nouveau minois flashe à la rétine. J'suis moins pressé et bref avec l'ouïe. Ça s'imprime plus longtemps même si parfois j'dois me concentrer pour localiser la provenance des sons et ce qui s'y trame.

Ce qui est d'ailleurs le cas pour cette table là-bas, à une vingtaine de mètres. Un important chahut commence à monter. Y a souvent des jeux de dés ou de cartes, et ça m'étonnerait pas que la sympathique et « innocente » partie du début n'en vienne à finir dans l'sang – et les hurlements.

Au départ, ce ne sont que des échanges « amicaux », sans quelconque violence dans les phalanges ou sur la langue pour qu'au fur et à mesure, quelques crochets du droit et du gauche se joignent à la fête. Parfois même quelques molaires valsent dans les airs, apportant cette p'tite touche bouchère… Les rustres et les goûteurs de rixes en ont pour leur argent, y a pas à dire – c'est bien pour ça que j'traîne ici depuis perpette.

Durant plusieurs secondes je reste ainsi fixé sur ce monceau humain pour le moins agité.

Je plisse alors les yeux, un réflexe bidon pour tenter d'y voir plus clair sauf que ça change que dalle, au vu de tous ces couillons qui jonchent ma vision ; qu'ils poussent leur gros cul ! Surtout que ça a l'air de bien partir en sucette ; le ton grimpe peu à peu ; la castagne n'est pas loin ! Et pour sûr que j'veux pas en rater une miette, mais c'est sans compter sur la madone des flots…

« Oui c'est pas faux, t'as raison… », elle concède tout en entamant sa quatrième bière – faudrait p't'être qu'elle mette le frein là.

C'est pas tant le fait que Juvia me donne raison qui me fait tilt, mais bien la manière dont elle le dit : sa voix s'est adoucie, non, elle s'est assombrie alors que sa loupiotte oculaire a lui de cette manière hostile. Le rouge brille, je le perçois ; il germe, se propage ; domine l'iris.

L'évidence coule dans les mots ; ça l'a frappée telle une ampoule s'illuminant soudain au-dessus de la caboche.

Les yeux se froncent, méchamment ; la colère ruisselle.

Les traits se courbent ; l'expression du mauvais s'amarre.

En face de moi la Juvia docile, avenante et paisible – la Juvia de tous les jours – disparaît. Sa remplaçante ? Une Juvia sous l'emprise d'une trop forte dose d'alcool et je sais, foutre Dieu, ce qu'il en est quand elle est dans cet état-là…

Tellement plus impulsive.
Tellement plus agressive.
Tellement plus offensive.

Démesurément émotive.

Le point le plus dangereux, car quand il est combiné aux autres il décuple ces derniers – et c'est pas beau ni à voir ni à endurer…

C'est comme marcher sur des œufs, faut pas y aller en mode Natsu Dragneel et bouriner sans avoir une once de réflexion dans le pois chiche.

« C'est pas sur toi qu'il faut que Juvia se défoule, mais bien sur ce Grey-sama de pacotille ! exclame-t-elle subitement, joues et orbes en feu. C'est à lui d'payer ! Tout est d'sa faute, c'est lui et lui seul que Juvia doit pourrir ! J'vais lui rendre la monnaie de sa pièce ! »

Oh putain…

Juvia explose, littéralement.

« Quel connard ! », rugit-elle, les larmes dans les yeux et dans la voix.

Sous le coup de l'émoi, terrassant et incontrôlable, la mage d'eau a bondi de son tabouret – lequel s'est effondré comme une pauvre chose minable sur le sol. Le bruit de sa chute a quasi été gobé par le vacarme du lieu. Seuls les quelques clampins assis près de nous nous ont porté un risible intérêt pour tout aussi succinctement retourner à leurs discussions frivoles.

Je ne l'ai jamais vue comme ça, exécrant une telle rage douloureuse ; j'en reste interdit.

Je sais que son moral n'est pas au beau fixe et que ça va pas des masses, mais j'ai pas pensé que c'était à ce point-là. Depuis combien de temps elle réprime tout ça ? Quand est-ce que ça a commencé à la ronger de l'intérieur ? À quel moment cet amour a tourné au vert ? C'est la première fois que j'assiste à une pareille rafale de ses émotions. Jusqu'à maintenant, j'ai pas mesuré à quel point sa situation sentimentale lui a comprimé l'existence. Je me doute que c'est pas le Saint Graal, mais de là à imaginer un tel ras-le-bol…

Non ; elle n'en a pas juste ras le cul, elle en peut tout simplement plus.

C'est une vraie asphyxie, et ça ne peut plus continuer.

« Ça a assez duré, décrète-t-elle. J'vais aller le trouver et j'vais lui dire qu'y en a marre d'aimer et de voir sa vie gâchée par un iceberg pareil ! »

C'est plus que de la conviction à ce stade : c'est une putain de certitude. Elle le fera, quoi que ça coûte, quoi que ça engendre. La décision est prise ; elle est irrévocable.

Et sur ces belles paroles, Juvia s'envoie d'un trait la moitié de son brandy ; va falloir qu'elle se calme, et vite.

Ça commence à partir en couilles : elle parle plus qu'à la première personne et mâche ses mots. Le tord-boyau l'imprègne ; dans la voix, dans le regard, dans les gestes, il s'affiche à outrance.

J'en suis à être rassuré que ce givré du bulbe ne soit pas dans les parages, car si Juvia le croise là tout de suite j'donne pas cher de sa peau tellement il prendrait dans sa gueule… C'est sûr que le spectacle me déplairait pas, mais au vu de l'état dans lequel est la mage, j'pense pas que ce serait une très bonne chose, car qui sait ce qui s'passerait…

Et c'est là, juste au moment où cette réflexion survient, juste à cet instant où Juvia brandit sa vendetta que surgit tel le tonnerre grondant un putain de pugilat – celui que j'ai flairé à dix kilomètres d'ici.

D'emblée on pointe nos mirettes sur cet essaim de chairs qui se rentre dans l'lard.

Dès que les premiers cris d'animaux ont détoné, les gens se sont écartés et nous ont laissé le champ libre : on voit tout, absolument tout de cette hémoglobine qui gicle. On est au premier rang et on mâte, bien enfoncés dans nos sièges – le pop-corn remplacé par des lichettes de brune et de blonde.

La table se renverse ; les cartes volent.
Deux tabourets se brisent ; deux corps s'écroulent au sol.
Une chopine s'éclate sur la crinière d'un joueur ; un mec de plus au tapis.
Du jus pulse en l'air et sur le faciès ; pas content.
Des cheveux sont tirés ; ça hurle et ça envoie un poing dans les côtes.
Une gifle se balance ; ça aboie et jure comme un charretier.
Ça se prend par le col, esquive, feinte pour finalement être bousculé par l'arrière ; l'équilibre se perd, ça finit le cul sur le plancher.

Y a au moins huit gonzes en train d'se foutre dessus.

Même de loin j'aperçois ce plissement de front, leur frénésie dans les veines et déversée par les phalanges. Ils crachent du sang, y a la peau blanche qui fonce (d'ici, j'vois pas le bleu, mais je le devine). Certains en viennent à arracher tout ce qui leur passe sous les doigts, chemises, tee-shirts, colliers, boucles – des putains de barbares… trop bon –, tandis que d'autres sont déjà à moitié à poil. D'ailleurs, à bien y regarder, y en a qu'un qui est en calbar et bizarrement, j'ai pas l'impression de méconnaître ce caleçon foutrement laid des îles caraïbes. Une mocheté pareille, pour sûr que t'es pas prêt de l'oublier… mais y a pas qu'ça. De dos, je perçois pas sa poire, juste ses omoplates et son sous-vêtement à la noix. Je connais ce calecif, j'l'ai déjà vu plusieurs fois et sur le même type…

Putain j'le sens pas.

Malgré moi je fixe ce naze, obsédé par ce foutu slip et alors qu'il envoie faire un somme au p'tit gros s'apprêtant à lui balancer sa droite dans la mâchoire, ce dernier fait volte-face.

« Bordel de merde. », je laisse échapper, scié.

Grey…

Cet enfoiré de Grey !

J'suis médusé de cette apparition quasi divine ; putain mais il sort d'où ce con !?

Il semble pas nous percuter, du tout puisqu'il trace droit devant lui, vers le bar, front en sueur, la mine bourrue, le torse avec des ecchymoses minimes, les sourcils pliés, le tatouage sali de gouttes vermeilles (sûrement pas les siennes), les orbes fourrés de cet iris fulmineux propre à ceux qui ont perdu trop vite leur sang-froid.

La baston brame toujours autant, pourtant elle sonne sourde à mes oreilles.

J'suis là en mode bug, ou plus exactement mes yeux sont verrouillés sur le mage de glace, tant et si bien que j'ai même pas capté quand Juvia a bougé.

C'est lorsqu'elle s'est dirigée vers lui, son œil acéré planté sur sa réglisse, prête à lui répandre sa lave que mes neurones se sont reconnectés entre eux –, que je me suis rappelé, aussitôt, de ce qu'elle a proféré y a une minute de ça.

Putain.

« Gre...

– Ah non c'est bon, j'ai eu ma dose de contrariétés pour la soirée, lui coupe-t-il la parole, sa frigidité notoire giclant par tous les pores. J'suis vraiment pas d'humeur à ce que tu me colles alors lâche-moi Juvia. »

Sans lui laisser le temps d'en placer une, il la plante comme de normal et file en direction du comptoir.

Je me retiens tout juste de lui démolir sa gueule ; je serre les poings ; mes dents grincent.

J'y serais allé ; je lui aurais mis une de ces raclées, celles dont le corps et l'esprit se souviennent belle lurette, celles qui te clouent au pieu minimum une semaine (avec de la chance). Pas même il aurait fait cinq pas que j'lui serais tombé dessus, à ce fils de chien ! Cent fois il le mérite.

Oh ouais putain que je l'aurais envoyé sur un brancard, s'il n'y avait pas eu Juvia ; si elle affichait pas cette expression ; si elle avait pas ce regard.

Elle n'est restée que trois à quatre secondes sans bouger pourtant j'ai pu tout percevoir de cette fureur où on hurle à tue-tête ; cette douleur qui frappe comme le tic-tac increvable et qui en vient à vouloir s'arracher le cœur ; cette noirceur ne demandant qu'à cogner jusqu'au sang.

Un coup de couteau, vif, net, précis et en plein centre.
Une lame bien enfoncée dont les crocs déchirent.

Ça saigne.
Ça fait mal, soigneusement mal.

Le trou demeure et y a pas moyen pour que ça se referme ; c'est grand ouvert.

Coule et infecte.
Les sentiments, putrides, agressifs, nocifs ; les foutre dehors ! Aux poubelles, en lambeaux, sans reste et sans plus rien qui cisaille l'âme.

Y a pas de larmes dans sa rétine ; c'est la tempête qui se léve.
Pas une giboulée ou une simple fuite d'eau, non.

C'est un putain de typhon.

Juvia fonce vers cet enculé presque aussitôt après qu'il l'ait repoussée. Son mouvement est à ce point brusque que j'ai pas le temps de faire quoi que ce soit pour l'arrêter.

Elle va le laminer.

Et moi je demeure assis là ; j'suis témoin – et pas le seul du reste.

J'assiste à une avant-première fracassante : dans sa course flageolante, Juvia chipe au passage une pinte aux trois quarts pleine et une fois parvenue assez près du fumier des glaces (pas encore rendu au bar), elle l'attrape par l'épaule, le force à se retourner puis lui balance avec une hargne sans nom sa bière à la figure.

Geste net et bestial.

De quoi laisser ce crétin de Fullbuster pantois, ou pour mieux dire, ça lui fait une tête de pauvre demeuré halluciné, avec sa tignasse toute trempée et cet air éberlué, ne comprenant pas ce qu'il lui arrive.

Quant à Juvia, elle le fusille littéralement des yeux ; on dirait une hystérique, complètement possédée et ivre de rage.

Elle fait flipper ; ses traits sont à cet instant si déformés par la fureur qu'on a l'impression qu'elle est sur le point de tuer ou de frapper sans plus pouvoir s'arrêter. Ça me rassure pas des masses à vrai dire, bien au contraire. Juvia est vinée (soûle ?), y a donc plus que jamais intérêt à être aux aguets ; j'suis prêt à bondir dès le moindre couac.

Aux alentours aussi la posture de la vigie a d'emblée été adoptée, comme si en ne lâchant pas des yeux ces deux énergumènes, il y avait moyen de se prémunir de l'orage à venir. Parmi eux s'y mélange ceux dont la curiosité a été piquée, puis de l'autre y a les mordus de l'esclandre, ceux-là qui reniflent à dix kilomètres à la ronde ces pétards à deux doigts de faire rugir un sacré foutoir – et putain que oui, ça va exploser… Certains à l'inverse se sont détournés de l'acte jugé (un peu) timbré, sans doute habitués et lassés qu'ils sont de ce genre de scène.

« Qu'est...

— LA FERME ! braille Juvia, implacable. T'es vraiment qu'un sale connard ! »

En même temps qu'elle lui crache ces mots, haineuse et l'orbe mouillé, Juvia jette avec autant de violence son verre au sol, à quelques centimètres de Grey qui par réflexe sursaute et lève son bras en guise de protection ; ça se brise en mille morceaux.

Un silence de plomb gagne alors les environs, seuls la musique et quelques bavardages lointains faisant office de fond sonore.

Y a comme une sorte de paralysie générale, tous absorbés – envoûtés ? – par le cirque en train de se jouer. Personne n'ose bouger le p'tit doigt ou osciller d'un cil ; est-ce de peur d'être la nouvelle et funeste cible de cette furie ? Pas impossible… J'avoue que même moi, ça m'a mis sur le qui-vive tant la tension est palpable, voire dangereuse.

« T'as pas à m'traiter comme ça ! J'suis pas un chien ! accuse Juvia, mordante, la voix haut perchée. Plus jamais tu m'feras ça, t'entends !? C'était la dernière fois que tu t'comportais comme un parfait salopard ; c'est terminé ! J'arrête les frais ! », s'époumone-t-elle à s'en casser les cordes vocales.

Même si elle tremble pas d'un iota, les phrases s'enchaînent pêle-mêle et d'un fracas à réveiller un mort. Elle récite pas, elle exècre ce qui a mariné pendant tous ces mois. C'est comme une espèce de remontée de nausée, celle indigeste et toxique, celle qui tord les boyaux et qui ne cesse pour de bon qu'une fois complètement dégobillée.

C'est un raz de marée ; ça te tombe dessus et ça dévaste tant c'est frénétique, torrentueux et surtout incontrôlable. Ouais, Juvia n'a plus la main mise ; ça déborde, la submerge. L'affect est comme cette lave qui une fois expulsée hors du cratère se déchaine en mode cataclysme.

C'en est à c'point que je m'interroge avec le plus sérieux du monde : est-elle consciente de ce qu'elle fait et de ce qu'elle vocifère ? Elle jure, et pas que foutre Dieu ! Elle l'insulte, lui ! Ça paraît tellement… irréel, voire fou !

Sur le coup, j'reconnais que ça me déconcerte, mais j'en suis pas à me demander si j'hallucine, car je sais qu'y a la bibine, derrière. La bistouille, c'est un fichu faucheur d'inhibitions. Pire, une fois les gouttes de trop infusées dans les veines – et ça fait déjà un bail que Juvia a son sang gangréné d'eau-de-vie –, il est comme cette allumette qui en un tournemain déclenche un véritable brasier interne, du genre à incendier et à décimer des hectares entiers…

Puis surtout, faut se rendre compte de ce qu'elle insinue : arrêter de l'aimer, lui, Grey Fullbuster, l'homme (le sans-couille plutôt) sur qui elle a jeté son dévolu depuis au bas mot trois ans !?

Celui-là qui l'a poussée à intégrer Fairy Tail !?
Celui-là qu'elle ne cesse de chérir malgré les perpétuels rejets et l'inflexible froideur !?
Celui-là dont elle est éperdument amoureuse !?

Vaste blague !

Pour mieux dire, c'est presque inconcevable, voire insensé.

Sauf que lorsque je l'entends et la scrute à cet instant, ça semble pas si invraisemblable. C'n'est peut-être pas juste l'effet du tord-boyau qui fait pleuvoir les couleuvres.

Ça crie à l'excès et avec trop d'agressivité pour qu'ce soit qu'un pétage de plomb artificiel.

Ça vient des tripes ; c'est l'âme qui hurle.

Elle se réveille.

Bouillonne, et éclate.

« J'ai tellement perdu mon temps à te courir après ! Faut vraiment être conne ou maso pour aimer un mec comme toi… Mais c'est fini, j'en ai ma claque de gâcher ma vie ! assène-t-elle comme pour porter l'estocade. Et tu sais quoi Grey ? Ta foutue contrariété et ton humeur de merde, tu peux aller t'faire voir avec ! »

Le coup de grâce donné et un dernier regard cinglant lancés, Juvia tourne les talons.

Pas un œil jeté en arrière. Pas un vacillement. Pas une titubation.

Sa sortie s'opère dans cette aphasie régnant en maître, plusieurs lucarnes accrochées à cette marionnette du tonnerre. C'n'est qu'au moment où Juvia est hors de vue que les palabres reprennent, l'air de rien. L'ambiance si bruyante et joviale revient alors, comme si l'esclandre n'était déjà plus qu'un souvenir évaporé.

À mon étonnement elle a tracé droit devant, offrant l'illusion de dompter son métabolisme. J'ai presque eu l'impression qu'elle s'est fait un impératif à sortir de la sorte, avec un certain panache, sans laisser deviner une seconde son état avancé d'ébriété. Comme si en partant avec une telle assurance, rien ni personne ne pourrait la détourner de ses paroles ou les mettre en doute ; comme si c'était… irréversible.

Elle est prodigieuse ; je l'admire.

Ça a été un vrai rugissement de lionne, celui-là même qui ébranle les corps et qui marque les esprits. Ceux des alentours s'en rappelleront, p't'être pas dans les détails, mais quelque chose restera gravé, j'en suis persuadé. Moi en tout cas j'suis pas prêt de l'oublier, ah putain non ! Et j'suis loin d'être l'unique à qui ça a fait de l'effet…

Je jette une rapide œillade à la victime et au vu de son air hagard, c'est clair qu'il va s'en souvenir pendant très longtemps, de cette soirée. J'sens même qu'y a besoin de s'asseoir et de s'enquiller cul sec une à deux chopes.

Faut dire qu'elle lui a largué une sacrée bombe ! J'crois pas qu'il s'est attendu ou s'est préparé à recevoir ça, ni que ça lui soit envoyé avec une force aussi ravageuse. Ça m'fait penser à une avalanche qui fauche le skieur trop sûr d'être intouchable ; pas d'abri possible ou quelconque moyen de se défendre – trop brusque, trop soudain, trop foudroyant. Il s'est tout pris en pleine poire, ou plus exactement, il a eu le retour de bâton. M'enfin, j'vais pas pleurer sur son sort, il a eu un juste retour des choses et, qu'on se le dise, il l'a pas volé ce con.

J'vais plutôt m'attarder à aller retrouver ma coéquipière soularde.

Même si Juvia a eu l'air de marcher sans chanceler d'un iota, j'sais comment un taux trop élevé de bibine dans les globules peut la mettre K.O en un claquement de doigts. Miss tient l'alcool durant un bref laps de temps, mais une fois le délai passé, elle a tendance à tomber comme une pierre : sans prévenir l'organisme s'écroule, peu importe où, peu importe quand.

J'me souviens de la première fois où j'l'ai vue s'effondrer à même le sol ; ça m'a bien fait flipper. Et encore, si ça avait été que cette circonstance… À plusieurs reprises j'l'ai aperçue affalée sur un trottoir, sur un banc ou dans l'herbe, en pleine nuit, dans des ruelles pas vraiment recommandables. Ça reste assez (très) rare j'avoue, mais n'empêche que quand ça arrive, crois-moi que t'es pas tranquille à la voir rentrer chez elle comme de normal.

Quand elle a un coup de trop dans le pif, faut pas la laisser sans surveillance : tu la guettes de loin et tu t'assures qu'elle rentre à bon port, entière et seule. C'est foutrement chiant, c'est clair, mais j'préfère m'emmerder dix fois à la suivre et à la savoir arrivée comme elle est partie plutôt que de la retrouver dans j'sais quel état. Puis, j'lui dois bien ça à cette morveuse caractérielle…

Une fois Juvia éclipsée du pub, à mon tour je me lève de mon siège, m'étire – ça ravive les muscles, surtout ces foutues fesses engourdies –, salue d'un signe de main Mélanie puis emboîte le pas à cette mage hors norme qui j'crois ne cessera jamais de (me) surprendre.


Pour ceux qui ont plutôt bien aimé, qui sont un peu intrigués, voire pourquoi pas intéressés (on a le droit de rêver), je vous dis rendez-vous le lundi 18 juin pour le chapitre 2 - Si, c'est plus que sérieux... Oui, je divulgue un (maigre) morceau pour appâter :D

Bonne semaine à tous !