1) A bicyclette
Dans le temple du Cancer, debout devant la vasque à vaisselle, Deathmask, sueur au front en tenue de sport, desserra le tourniquet du robinet dont l'extrémité soudée au mur était en forme d'un masque et de la main droite, prit un verre se trouvant sur le plan de travail, attendant que s'en vienne un écoulement d'eau de ces vieilles canalisations.
Du cuivre ne sortit qu'une nuisance sonore, les gens d'en bas* s'amusaient probablement à vouloir le faire crever à son tour. "Peine perdue" pensa-t-il en tapotant la tuyauterie du bout des doigts, cette vibration permit l'acheminement du liquide qui sortit en petites explosions.
Il porta son "cristallo"* à ses lèvres, la flotte était rafraîchissante, c'est ce qu'il aimait après une journée d'entraînement à enchaîner un par un les mouvements de ses techniques de combat. Avant de refermer sa modeste fontaine, en pliant pouce et index, il s'amusa à éclabousser les parois de l'évier et d'un regard enfantin, il suivit les gouttes mourantes s'en allant vers le néant du siphon, repensant à l'étrange fascination de l'eau courante qu'avait sa défunte mère.
Désalteré, il ferma la poignée aux allures d'une barre à roue d'un navire de jouet d'enfant et écoutant le bruit grinçant des conduites, aussi strident que des cris, l'histoire infernale de ses parents lui revint en tête, toujours aussi vivante.
Ensuite, il se dirigea vers une pièce ressemblant vaguement à une salle à manger où, se penchant, il ouvrit les deux portes d'une commode cherchant une boîte et, tendant le bras au loin vers l'intérieur, il la trouva, la sortit, la déposa sur la table de son bureau en tirant une chaise à lui, sur laquelle il prit place. Elle était à loquets qu'il déverrouilla et dedans il découvrit un désordre de photos d'eux et de nona, ainsi que quelques coupures de journaux et une bourse en tissu qui, en dénouant le cordon, lui dévoila son armée de soldats de plomb. Certains portraits trop jaunis collaient les uns aux autres qu'il sépara en trifouillant, dans ce premier chapitre d'une vie pas comme les autres et en empoigna une, l'une de ses préférées, celle sur laquelle il se trouvait avec elle, sa mère, à la maternité de Palerme, un vingt-quatre juin.
Il ne se rappelait pas de sa naissance, parce que personne ne s'en rappelle mais il savait très bien que son père avait été un associé en tant que capo de la mafia dont sa mère, une jeune provinciale sans le sou de la région de Syracuse, tomba follement amoureuse.
Fin des années 1950, début des années 1960
Nona lui avait pourtant dit que, même si elle ressemblait à une Sofia Scicolone*, son seul long métrage aurait dû être ici à Syracuse, travaillant dans les marais salins* et qu'en bonne chrétienne, elle aurait dû étudier un peu mieux son catéchisme.
Mais voilà, cette existence n'était à n'en plus finir pour Serena qui rêvait d'une maison avec un sol carrelé, d'une baignoire avec une plomberie moderne qui lui verserait de l'eau chaude jusqu'au cou, sans pour cela devoir la chauffer dans des casseroles avant le bain. Ce rêve plutôt simplet fit sourire pas mal de monde autour d'elle, dont Nona et ses amies, mais elle pensait que c'était tout de même peu demander à la vie.
Comment n'aurait-elle pas pu tomber amoureuse de lui ?
Le ventre creux, pédalant dans une robe de coton qui avait été lavée plus de fois que le sont les torchons, sur un vélo d'après guerre tout déglingué qui connaissant par cœur son chemin, l'emmenait inlassablement chez monsieur le curé, pour l'aider à donner des leçons aux plus petits, lui alourdissant encore plus le crâne alors que lui, depuis quelques jours, était posté là, devant une petite usine délabrée, dans des vêtements de noce qui tranchaient avec l'accoutrement des villageois qu'elle côtoyait, le dos contre une Pontiac à la carrosserie éclatante, les jambes légèrement croisées et tassant un paquet de cigarettes entre ses mains, il sifflait en lui souriant et un jour, se hasarda même à lui offrit un clin d'œil.
Elle ne savait rien de lui mais "Bon Dieu, qu'est ce qu'il était beau et élégant !", pensa-t-elle et de peur d'avoir offensé le Divin, elle se mit à genoux les mains jointes, récitant un Pater noster et un Ave Maria.
Une fin d'après-midi, revenant lessivée, presque démoralisée d'en savoir de trop sur la vie de la Sainte Vierge, elle l'aperçut au loin, redressa la colonne vertébrale en actionnant avec d'avantage de force les pédales de sa bicyclette, pour passer devant lui avec prestance. Un fatidique "Ciao" sortit de la bouche de l'inconnu en guise de salut et levant respectueusement son chapeau, elle découvrit ainsi, une chevelure "poivre blanc" hérissée sur une tête aux yeux bleus, dont la personnalité lui semblait tellement hors du commun, qu'en l'observant trop curieusement, elle en oublia les freins et se retrouva les socquettes en l'air dans le petit ravin.
Bien sûr qu'il accourut pour l'aider à se relever et aussitôt debout, bancale, saignant à l'un des genoux, il lui proposa de la reconduire dans la Pontiac mais elle déclina l'invitation parce que, imaginez ce qu'aurait pensé les gens du quartier, un homme reconduisant une fille dans sa voiture, c'était mariage obligé. Elle remonta sur son vélo, roula et se retourna pour voir s'il était toujours là. Oui, il était toujours là, à lui sourire bêtement comme le font les hommes devant les femmes.
Ce n'était pas des façons de faire, une fille ne s'arrêtait pas pour un garçon, mais ça lui brûlait le derrière sur la selle de ne pas lui parler et deux jours après sa chute, elle le revit et d'un pied posé sur le sol, elle immobilisa sa bicyclette pour le remercier de vive voix, après tout, ce n'était que de la politesse et d'un remerciement à un autre, une rencontre au petit bal Sainte-Lucie* où le mal ne pouvait être fait, fut acceptée.
Dans une armoire aussi maigre qu'elle, le choix n'y était pas, cependant, sa robe bleu clair aux petites roses rouges, mi-longue comme la convenance le voulait et dont le décolleté ne dévoilait que le Christ sur la croix autour d'un ras du cou, fit l'affaire. Des sandales un peu éraflées chaussèrent ses pieds, de toute façon, ça ne se regardait pas les sandales mais les yeux, oui. Les siens, couleur noisette furent égayés d'un léger trait de poudre de charbon parce que le mascara, c'était trop cher et le rouge pour les lèvres, il n'en était pas question, nona avait horreur de ça, c'était pas "propre "et être propre, c'était important. Comme touche finale, elle parfuma ses longs cheveux châtains au zeste de citron de la région. Voilà, c'était à prendre ou à laisser.
Dans la salle des fêtes du village, un orchestre jouait des airs démodés qui ne choquaient personne, il fallait aller carrément à Syracuse pour écouter le vrai swing. Au comptoir pour une première tournée, un alignement de garçons analysait mentalement leurs victimes s'éternisant assises en attendant l'invitation d'un cavalier. Emilio, dont c'était le prénom, arriva dans un costume coupé à la perfection de celle des couturiers, prit un verre, l'avala d'un trait comme pour se donner du courage, vide, il le posa parmi d'autres, sortit un peigne de sa poche pour se recoiffer et après, s'approcha d'elle, lui présentant la fleur qu'il fit apparaître de sa pochette, lui demandant du bleu profond de son regard :
– M'accorderez vous l'honneur de cette danse, mademoiselle ?
Une fille comme elle n'aurait pas dû croiser un homme comme lui, lui disait nona qui ne fut absolument pas impressionnée par le crooner à l'américaine, aux regards voraces, voleur de cœurs, voleur de filles.
– Tu exagères, nona.
– Il ne faut pas prendre les gens pour des imbéciles, je sais ce qu'il veut ! Lui répondit-elle.
Comment ne pas avoir accepté, devant l'expression ébahie des copines ?
Et ils dansèrent comme s'il n'y avait personne d'autre qu'eux sur la piste, jusqu'au moment où leurs pieds ne pouvant plus les suivre, leur demandèrent un temps de repos et attablés, une liqueur aux agrumes de l'île leur fut servie. La dégustant, ils se mirent à parler, divaguant d'un songe à un autre, lui, de l'Amérique et elle, de confort mais, comme à l'accoutumée dans ces soirées-là, des grognements éclatèrent en bousculades tâchant de vin rouge les nappes dressées sur les tables.
– Serena, c'est l'heure de rentrer à la maison. Lui cria nona.
Soudain "se quitter", la triste fin des conversations amoureuses lui fut citée car il fallait maintenant partir pour laisser les ivrognes à la cogne, mais dans un petit coin sombre, alors que nona d'un pas pressé à retrouver son lit s'éloignait déjà, il l'embrassa, la prévenant qu'il repartait vers Palerme et des pleurs se firent entendre et d'autres mots furent échangés chuchotant une attente qui commença.
Nona en chemise de nuit se coucha, ses ronflements bruyants donnaient une présence aux murs blanchis à la chaux sur lesquels les seules décorations étaient des icônes religieuses, parce qu'il fallait remercier le ciel d'être toujours vivant et sonna le moment de faire des adieux de judas, dans le dos de nona, en lui déposant un léger baiser sur le front et lui caressant la mèche folle tombant sur la joue, elle souriait, elle ne l'oublierait pas, elle lui écrirait et un petit sac rempli de babioles, elle s'enfuit sans se retourner.
Comment ne pas l'avoir accompagné lui, Emilio Tarantino, au rêve américain, au fedora légèrement incliné sur la tête, au costume foncé et opaque des soirées à la Sinatra, aux chaussures noires et blanches comme celles des danseurs, dont les photos étaient imprimées dans les magasines féminins, vous vendant l'éphémère que les filles de la ville lisaient sous leur casque de coiffure ?
Palerme, elle allait voir Palerme, bien sûr, c'était toujours la Sicile, mais c'était un premier voyage avant leur grande traversée vers le Nouveau Monde où il lui promit monts et merveilles et il l'embrassa démarrant la Pontiac.
