Shinya déambulait dans Shibuya sans but précis. Depuis que la tournée de Marrow of the Bone était terminée, il ressentait la sensation de vide caractéristique d'une période de trop grand calme après plusieurs mois d'une tournée marathon. Le groupe était rentré si fatigué de cette tournée que Kaoru, contrairement à son habitude, avait décrété un repos total de quinze jours pour tout le monde. Personne ne s'en était plaint évidemment mais après une semaine, Shinya s'ennuyait ferme et regrettait presque les heures de répétitions imposées par Kaoru. Il n'en pouvait plus de passer son temps de son salon à sa chambre, de sa chambre à son salon. Se sentant glisser vers l'état larvaire, il s'était efforcé de bouger et de sortir se changer les idées. Il avait eu tout le temps de réaliser à quel point sa vie était vide en-dehors de Dir en Grey. A part les membres de son groupe, il n'avait pas d'autres amis suffisamment proches de lui pour avoir envie de sortir avec eux ou de les inviter chez lui. Sa vie amoureuse ressemblait au désert de Gobi depuis des années parce que la célébrité rendait difficile la construction d'une relation stable. C'était encore plus dur quand il voyait deux membres de son groupe en train de filer le parfait amour ensemble. Cela aurait bien arrangé ses affaires de tomber amoureux de l'un des deux autres mais ce n'était malheureusement pas le cas. Bientôt trente ans et rien de bien solide en somme dans sa vie…

Il poussa un soupir et remonta le col de son manteau. On était début décembre et même s'il ne neigeait pas, le froid était mordant. Autour de lui, les passants se pressaient chargés de gros sacs aux couleurs joyeuses. Noel approchait, ça se sentait à l'excitation des enfants qui s'écrasaient le nez contre les vitrines étincelantes de lumières. Shinya estimait avoir passé l'âge des cadeaux alors il ne se sentait pas vraiment concerné.

Comme il en avait marre de marcher pour rien et qu'il se gelait, il se décida à rentrer chez lui et descendit dans le métro. Tandis qu'il attendait sur le quai, il remarqua alors un jeune homme à sa gauche qui lisait l'immense plan du métro placardé sur un mur avec un air de totale incompréhension. Le jeune homme, bien emmitouflé dans un gros manteau avec un bonnet sur la tête, était visiblement étranger. Shinya n'avait jamais vu des yeux aussi bleus que ceux-là et pensa d'abord qu'il s'agissait de lentilles.

Il est probablement américain…Je vais voir s'il a besoin d'aide parce qu'il m'a l'air bien parti pour passer la nuit à chercher son chemin.

Shinya s'approcha doucement de l'étranger et s'inclina poliment :

- Excusez-moi, avez-vous besoin d'aide ? demanda-t-il en anglais.

Le jeune homme écarquilla les yeux, visiblement soulagé puis il sourit et Shinya fut très surpris de l'entendre répondre dans un japonais presque parfait :

- C'est gentil à vous. Je cherche quel métro je dois prendre pour retourner dans le quartier de Roppongi. Je parle assez bien japonais mais j'ai vraiment du mal avec les Kanjis ! termina-t-il avec un sourire d'excuse.

C'est le cas de la plupart des Gaijin, s'amusa Shinya qui répondit à voix haute :

- C'est justement le quartier où j'habite. Nous n'avons qu'à y aller ensemble !

- Oh je vous remercie ! dit le jeune homme qui s'inclina d'une façon qui donna envie de rire à Shinya tellement on voyait qu'il n'en avait pas l'habitude. Il ne put s'empêcher de penser qu'il était très beau. De la même taille que lui, avec un visage aux traits fermes, un nez bien droit et de jolies lèvres un peu pâlies par le froid. Brun apparemment d'après les quelques mèches qui n'étaient pas couvertes par son bonnet. Et surtout il y avait ces yeux incroyablement bleus qui lui donnaient un regard hypnotisant.

Très peu de temps après, leur train arriva et ils s'engouffrèrent dans le compartiment en se serrant dans un coin où l'on n'était pas trop écrasé par la foule. L'étranger commenta gaiement :

- On a beau être écrasés, le métro de Tokyo me paraît d'une propreté surnaturelle à côté de celui de Paris.

Shinya l'observa avec étonnement :

- Vous venez de Paris ?

- Oui, je suis français. Etudiant en littérature.

- J'étais justement en train de me demander d'où venait votre accent. Vous êtes venu en vacances ?

- Non, en fait…j'aime beaucoup le Japon et j'ai appris à la fac que j'avais la possibilité de partir en tant qu'assistant de langue à l'université de Waseda pendant un semestre. J'ai sauté sur l'occasion ! Je suis là jusqu'en Mai.

L'étranger parlait avec un sourire jusqu'aux oreilles qui était communicatif. On voyait bien qu'il était content d'être là. Il avait une jolie voix grave et Shinya commençait déjà à le trouver sympathique. Quel âge pouvait-il avoir ? Trente ans, c'était un peu vieux pour un étudiant non ? Mais bon, il n'avait pas la moindre idée du système d'études en France… Et en plus, ils ne s'étaient même encore présentés !

- Gomen, j'ai complètement oublié l'essentiel, dit-il à l'étranger. Je m'appelle Shinya. J'ai trente ans et je suis batteur.

- Shinya ? Enchanté, moi c'est Nicolas.

- Nicolas ? répéta Shinya pour être sûr d'avoir bien compris.

- Oui c'est ça, répondit Nicolas en souriant. J'ai vingt-deux ans.

Quoi ?! Seulement 22 ans ?

Shinya ne s'attendait pas du tout à ce qu'il soit si jeune. Il faisait tellement plus que son âge ! Les mecs de vingt-deux ans qu'il connaissait ressemblaient à des gamins alors que lui, il faisait vraiment homme. Il se sentit très gêné quand il remarqua que Nicolas le dévisageait avec curiosité :

- Shinya- san ? Arrêtez-moi si je me trompe mais est-ce que vous êtes le batteur de Dir En Grey ?

- Euh oui c'est moi…

Nicolas eut un large sourire :

- Je me disais aussi que votre visage me disait quelque chose ! Je ne connais pas très bien votre groupe, je vous l'avoue mais Dir En Grey est tellement connu chez les amateurs de musique japonaise que j'ai quand même beaucoup entendu parler de vous.

- Ah oui ? fit Shinya qui rougissait et ne savait pas exactement comment réagir. Nicolas parlait avec aisance comme s'ils se connaissaient depuis longtemps. Shinya, plus timide, avait du mal à surmonter la réserve qu'il avait toujours en face d'un inconnu. Le reste de la conversation jusqu'à leur destination fut essentiellement mené par Nicolas qui semblait vouloir tout savoir de la vie de Shinya. Ce dernier ne savait pas si c'était par politesse ou par réel intérêt qu'il le questionnait ainsi mais il n'aimait pas parler de lui, surtout avec quelqu'un qu'il connaissait à peine. Il finit par détourner subtilement le sujet sur la vie de Nicolas et lorsqu'ils arrivèrent dans leur quartier, Shinya savait tout sur lui : Il avait une petite sœur, il adorait les sushis et les ramens de l'échoppe en face de chez lui, il pratiquait le hand-ball en club et essayait désespérément de se mettre à la guitare depuis deux mois. Un vrai bavard donc mais bizarrement Shinya ne fut pas du tout ennuyé de l'écouter. Il fut même un peu déçu d'entendre Nicolas s'écrier :

- Ah moi je m'arrête là, c'est ici que j'habite.

- Ici ? s'écria Shinya en observant le petit immeuble. Mais je suis juste à quelques pâtés de maisons !

- Ah oui ? Dans ce cas, nous nous reverrons sûrement un de ces jours !

Nicolas, qui avait gardé jusque-là les mains dans les poches, se redressa tout d'un coup tout droit et s'inclina bien bas :

- Arigato Gozaimasu Shinya-san !

C'était un peu comique à entendre avec son accent français très prononcé. D'autant plus qu'après ce salut très conventionnel, Nicolas s'éloigna en trottinant en lançant à Shinya, le bras levé, un « Bye bye ! » très guilleret. Le batteur le regarda s'éloigner avec un petit sourire puis tourna les talons en direction de chez lui. Quel drôle d'oiseau ! Et pourtant, il avait comme une envie de le revoir et le regret de ne pas s'être montré plus loquace avec lui. Nicolas avait l'air tellement sympathique.

Je suis vraiment trop bête…Je crois que je vais prendre l'habitude de passer par ici pour rentrer…

Deux jours s'écoulèrent pendant lesquels Nicolas ne cessa pas d'occuper les pensées de Shinya. Il ne comprenait pas pourquoi il y pensait tellement alors que leur rencontre n'avait duré qu'une demi-heure et qu'il ne s'était rien passé de remarquable. Et pourtant…

- Alors Shin-chan, t'es dans la lune ou quoi ?

Le batteur sursauta et vit quatre paires d'yeux le dévisager avec curiosité. Ils étaient tous réunis chez Die pour une soirée pépère entre amis où il était interdit de parler travail. Shinya se frotta les tempes, un peu fatigué car il était deux heures du matin.

- Gomen les mecs, j'ai pas écouté ce que vous avez dit.

Kyo bondit de son fauteuil au canapé où Shinya était assis et qui tressauta sous son poids. Tout sourire, il demanda tout de go :

- T'es amoureux ?

- Hein ?!! Où vas-tu chercher ça ?

- Alors à qui tu pensais comme ça ?

- Kyo, fous-lui la paix, soupira Kaoru.

Le petit chanteur se mit à bouder :

- Maiheu…

Souriant, Kaoru attrapa Kyo par la taille et le ramena sur le tapis où lui-même était assis pour le caler contre lui. Kyo se laissa faire, trop heureux de se faire câliner par son amant.

Shinya rejeta la tête contre le dossier du canapé en soupirant. Oh après tout…ces quatre-là étaient bien les seuls à qui il acceptait de tout dire et cela lui ferait sans doute du bien.

- Je suis pas amoureux, commença-t-il d'une voix lasse. C'est juste que j'ai fait une rencontre un peu bizarre il y a deux jours et que j'y repense souvent.

Ses quatre amis avaient les oreilles grandes ouvertes.

- Tu veux nous raconter? demanda Toshiya d'une voix douce.

- Oui, il s'appelle comment ? demande Die en mettant les pieds dans le plat.

Car ils savaient tous que Shinya était gay. Mais Kaoru, d'un regard, demanda à Die d'être un peu plus subtil.

- Nicolas, répondit Shinya.

Ce nom étranger lui était agréable à prononcer. Il avait presque envie de le faire résonner encore et encore pour en tester toutes les couleurs.

- Ni-ko-la ? répéta Kyo en faisant une petite grimace. C'est zarbi comme nom !

- Il est Français.

- Ah oui ? fit Toshiya. C'est marrant ça ! Et tu l'as rencontré comment ?

- Ben dans le métro de Shibuya. Il n'arrivait pas à se repérer dans le plan du métro alors je l'ai aidé. Puis comme lui aussi habite à Roppongi, on a fait le chemin ensemble.

Shinya leur raconta brièvement ce qu'ils s'étaient dit et comment ils s'étaient quittés. Kaoru était plutôt surpris car cela ne ressemblait pas à Shinya d'être marqué comme ça par quelque chose d'apparence aussi banale. Il avait toujours eu tendance à vivre dans son monde, un peu à l'écart et le fait même qu'il ait raccompagné cet inconnu et tapé la discute était curieux venant de sa part. Il s'efforça de ne pas sourire et demanda :

- Il ressemble à quoi ?

Shinya répondit, les yeux distraitement baissés sur ses baskets :

- Même taille que moi, brun, la peau très blanche. Et les yeux bleus clairs… Il a vingt-deux ans.

Ca m'a tout l'air d'être un beau mec ! pensa Kaoru qui sourit légèrement. Shinya avait craqué ou il n'y connaissait rien ! Il capta le regard complice de Die et comprit aussitôt que le guitariste pensait la même chose que lui.

Par une sorte d'accord tacite, les quatre musiciens s'arrangèrent pour se retrouver ensemble dans la cuisine de Die pendant que Shinya achevait de nettoyer la table sur laquelle ils avaient mangé.

- Moi c'que j'en dis, c'est que Shin-chan a le béguin ! déclara Kyo en vidant les restes dans la poubelle.

- Je crois que nous sommes tous arrivés à cette conclusion ! constata Toshiya. Ca fait longtemps que Shin-chan est tout seul alors s'il pouvait se trouver quelqu'un, ce serait pas mal !

- Ca le regarde, répondit Kaoru. On verra bien s'il revoit à nouveau ce mec et si ça débouche sur quelque chose. En attendant, fichons-lui la paix avec cette histoire.

- Quoi ?! On ne va jouer les entremetteurs ? s'écria Kyo déçu.

- Ca te plairait hein ? se moqua Die.

- Un peu oui ! Kao…, minauda Kyo avec un regard de chiot en direction de son amant.

Mais Kaoru se mit à rire et prit son warumono par les épaules :

- Kyo voyons qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ? On ne sait même pas où ce gars habite et ce ne sont absolument pas nos affaires ! Laisse Shinya se débrouiller comme un grand. S'il a craqué pour lui et qu'il veut le revoir, nous seront très vite au courant !

Kyo bouda un peu pour la forme mais Kaoru savait très bien que ce n'était pas sérieux. Son amant pouvait être tellement puéril parfois ! Mais il adorait ça…