Partie 1 : Miimé

-Mais, est-ce que je peux le garder pour toujours? Il représente beaucoup de choses pour vous.

-C'est justement pour cette raison que je veux que tu le garde. Parce que tu ressembles beaucoup à ma petite sœur Mira, qui n'est plus de ce monde.

-Merci. Je te promets de pas le perdre. (1)

Quand je l'ai appris, je n'ai pu que pleurer. Comment cela avait-il pu arriver? Nous n'étions pas de la même race, ni toi ni moi n'y croyions, mais nous ne nous étions jamais protégés, et j'en avais la conséquence sous les yeux.

Trois semaines. Pas même un mois. Il serait si facile d'avorter... Mais l'idée, d'abord tentante, est devenue intolérable à mesure que le choc s'atténuait. Tu me parlais si souvent d'adopter, si jamais la guerre finissait un jour, mais à présent avoir une famille avec toi prenait un autre sens. Cette minuscule chose encore insignifiante aillait devenir un enfant, il aillait devenir notre enfant. Il serait nous deux à la fois. Si ça se trouvait, nous avions eu raison, et il était une chance inespérée. Je voulais tant qu'il vive... Rien que la pensée de m'en défaire me rendait malade.

Je te l'ai dit... Mais j'ai attendu. J'ai voulu attendre le bon moment. Jour après jour, semaine après semaine, j'ai patienté, en essayant à chacune de nos rencontres de trouver la façon de te l'avouer. Trop, peut-être. Je me demande parfois ce que cela aurait pu changer, si tu avais su plus tôt.

Il a fallu que je trouve ces documents sur Tokarga.

Cette nuit-là, je me suis échappée de chez-moi pour pouvoir te rejoindre. J'ai filé droit aux casernes des soldats tokargans. J'étais nerveuse, regardant sans cesse derrière moi. J'étais surveillée, confinée à un horaire très précis: quand je n'étais pas en poste, je restais chez moi. Peut-être était-ce pour cette raison que le temps que nous pouvions passer ensembles avait tant de valeur: parce qu'il était rare.

Tu étais là, comme toujours. Mon amour.

-Zoll...

-Qu'il y a-t-il, Mimée? C'est dangereux de venir ici!

Tu m'avais entraînée à l'écart.

-Je sais. Mais...

-Mais quoi?

Je voulais te le dire. Je ne trouvais pas les mots. J'avais sur la conscience la disparition de mon propre peuple, et ma survie. Moi seule avait survécu.

-J'ai intercepté une transmission cryptée top secrète pour le commandant suprême.

Tes confrères s'étaient levés, intrigués.

-Tokarga...

J'avais envie de pleurer. Tu m'avais secouée doucement. Je savais que comme toujours tu ne voulais pas me faire de mal.

-Quoi, Tokarga?

J'avais ravalé mes sanglots.

-Tokarga... Va... Va être détruite bientôt.

Et le silence était tombé comme un couperet.

Tu avais fait quelques recherches, tu avais fini par trouver un vaisseau qui n'appartenait pas aux illumidas. Le Queen Esmeraldas. C'était ton seul espoir d'arriver jusqu'à Tokarga avant... Avant que... Tu voulais revoir Maek et Mira une dernière fois. Tes confrères avaient également une famille.

-Rentre chez toi, Mimée, m'as-tu ordonné, avant votre départ.

-Pourquoi?

La question m'avait échappée, mais j'ai su que tu avais compris.

-Je sais que...

Tu avais détourné le regard, un bref instant, pour chercher tes mots.

-Je t'aime, Mimée, tu le sais, mais nous ne sommes pas de la même race. Si tu peux rester en dehors de tout ça, fais-le. Retourne chez toi, fais semblant de ne rien savoir.

-Il est trop tard, Zoll, avais-je murmuré.

-Tu m'oubliera. Tu finiras par t'en remettre, par aimer quelqu'un d'autre.

Tes mots m'ont tordu le cœur.

-Ce n'est pas ça...

J'ai essayé de rassembler mon courage pour te dire la vérité. Finalement, je me suis contentée d'une autre version.

-J'ai découvert ces documents par hasard. Je n'aurais jamais du... Je ne sais pas si on l'a remarqué.

J'ai été assez convaincante pour que tu choisisses de revenir sur ta décision, même temporairement.

Tes confrères et toi vous êtes présentés à Esmeraldas, capitaine du vaisseau. Albator et Alfred t'ont offert la chance que tu espérais, à travers l'Arcadia, encore inconnu des illumidas.

-Qu'en penses-tu, Zoll? En utilisant leur vaisseau et leurs talents...

-Pas question. Cette affaire concerne les tokargans. C'est nous qui prendrons ce vaisseau.

-Impossible, avait protesté Alfred. Ce vaisseau est une partie de moi-même. Il ne décollera pas sans moi.

Je m'étais interposée.

-Zoll, j'irai à ta place. Laisse Albator et Alfred se rendre sur Tokarga.

J'étais à présent si proche de toi que j'avais l'impression que tu aillais m'embrasser. L'idée m'amusait toujours: tu avais fait quelques tentatives ratées et maladroites au début de notre relation, sans doute l'habitude, avant de t'habituer au fait que je n'avais pas de bouche. En ce moment, pourtant, c'était différent.

-En attendant, veille sur les terriens tout en faisant semblant d'obéir aux illumidas. Ce sont des ennemis tellement puissants... Nous devrons les vaincre de l'intérieur, comme des bactéries...

Je voulais surtout que tu reste en vie.

-Par des moyens détournés. Alors, s'il te plaît...

-Je dois devenir une bactérie sur Terre?!

-Et nous, avait poursuivi Albator, nous serons des bactéries sur Tokarga.

-Zoll, j'embarquerai en tant que représentant des tokargans. Ainsi, tu...

Ton confrère n'avait pas terminé sa phrase.

Tu avais fermé les yeux pour retenir tes larmes, t'étais éloigné.

-Je n'ai été qu'un chien... Suppliant pour la vie de mes compatriotes... Mais un chien au service des illumidas! Nos frères ont tout enduré... Et gardé espoir en des jours meilleurs. Ils ont pliés devant les illumidas en espérant que nous reviendrons les chercher un jour. Quand je ferme les yeux, je vois mon frère et ma sœur, si jeunes, attendant le jour de mon retour, serrant les dents, leurs prières pour que je revienne en vie...

Tu me tournais le dos mais je savais que tu pleurais, au son de ta voix. Alfred s'était mis à pleurer aussi. Tu t'étais retourné, t'étais mis à genoux devant lui.

-Allez sur Tokarga, je vous en supplie!

Il avait cessé de retenir ses larmes.

-Merci, avais-tu dit. Tu es le premier à verser des larmes sur notre triste sort. Merci.

Autour de moi, tes confrères étaient tristes. Même moi, j'ai retenu un sanglot.

Esmeraldas est revenu avec des verres et une bouteille de vin. L'entente était conclue. Je vous ai vu trinquer, Albator et toi, et j'ai souri intérieurement.

Durant la nuit, tu as pourtant essayé de me convaincre de laisser tomber.

-Pourquoi t'es-tu proposée pour y aller? m'as-tu demandé. Tu sais bien à quel point c'est dangereux. Si on te prend...

-C'est trop tard pour faire marche arrière, ai-je répété.

Tu m'avais pris les mains.

-Tu peux encore retourner chez toi. Prétexter que tu voulais sortir et faire à ta guise.

-Zoll...

-Je t'en supplie, avais-tu insisté désespérément. Tu diras que tu ne me connaissais pas. Personne ne saura jamais que...

Tu t'étais tu. Non, personne ne savait pour nous deux, et personne ne devait savoir. Nous n'étions qu'amants, faute de pouvoir nous marier, nous profitions de chaque occasion de nous voir.

-Que tu as à voir dans ce geste, avais-tu complété. Dans le pire des cas, ils sauront que tu a vu ces documents, que tu nous l'a dit, mais ils ne pourront pas t'accuser de plus.

Tu avais raison. Tu croyais avoir raison.

-Tu n'aura qu'à prétendre que tu avais peur, que tu as agis sans réfléchir, que tu est venu me voir parce que tu ne savais pas où aller et non parce que tu ne me connaissais.

Personne ne savait. Personne ne saurait.

-Ils n'auront pas de preuve du contraire. On te surveillera plus étroitement, mais tu seras bien vite laissée tranquille.

Si seulement tu n'étais pas en moi.

-Je suis enceinte, Zoll.

En d'autres circonstances, la nouvelle aurait pu être merveilleuse. Tu m'a regardée, abasourdi, sans comprendre, réalisant peu à peu toutes les implications.

-Tu...

J'aurais presque ri, à un autre moment, peut-être. Toi non plus, alors, tu n'aurais jamais cru que nos nuits d'amour puissent avoir cette conséquence. Pourtant, cette petite étincelle de vie au creux de mon ventre, elle était de toi, c'était toi qui l'avait laissée en moi.

-Oui, ai-je dit. Nous allons être parents.

Lentement, tu as avancé la main, l'a posée sur mon ventre.

-Ce n'est pas encore visible, t'ai-je informé. Ça ne fait que deux mois.

-Deux mois, as-tu répété. Mais... Je...

-Je croyais aussi que c'était impossible. Mais en y repensant, il faillait bien s'y s'attendre. Combien de fois avons-nous fait l'amour sans nous protéger?

-Mimée...

J'ai posé ma main par dessus la tienne.

-Tu comprends, maintenant? Dès qu'on comprendra que je porte ton enfant, on ne me laissera plus jamais en paix.

Peu importe ce que je pourrais dire, cette petite chose le démentirait.

-L'avortement, as-tu suggéré. Ça passerait inaperçu. Le fœtus n'existerait plus au moment où quelqu'un réaliserait qu'il s'agit de toi.

Je me suis relevée rapidement.

-Laisse tomber! ai-je lancé sèchement. Je pensais que tu serais plus compréhensif. Il s'agit de ton enfant, Zoll. Ton fils.

Tu m'a regardée, je me suis détournée. Je t'ai entendu te lever et me rejoindre à grands pas. Tu m'a enlacée, j'ai senti ton odeur, ai eu envie de me perdre dans tes bras encore une fois- pour la dernière fois, je le pressentais mais refusais d'y penser.

Tu t'es mis à me caresser les cheveux, avec des gestes presque frénétiques, preuve du désir qui t'habitait tout comme moi. Tu en étais conscient, moi aussi.

-Pardonne-moi, Mimée, as-tu murmuré. Je t'aime, je ne voulais pas... Mais il n'est pas encore né, et tu m'importes plus. Si tu le portes jusqu'à terme, qu'adviendra-t-il de vous deux?

-Je trouverais une solution.

-Laquelle?

-Je ne sais pas.

-Mimée... Ça n'a pas de sens.

-Pour moi, si.

Tu m'avais regardée, vu à quel point j'étais sérieuse.

-Si tout se passe bien, m'avais-tu promis, nous trouverons ensembles. Et s'il se passe quoi que ce soit...

-Tu vivras! Tu dois vivre!

Tu avais fermé les yeux.

-Je voudrais sincèrement que tout se passe comme prévu. Mais nous sommes en guerre, Mimée. Nous devons nous attendre à tout. S'il m'arrive quelque chose... Promets-moi, qu'après la naissance de notre enfant, tu iras vivre en sécurité, loin des illumidas. Et... Puisque tu vas sur Tokarga... Je voudrais que tu retrouve Maek et Mira, qu'ils restent avec toi. Promets-le moi.

-Je te le promets, ai-je dit, ébranlée, sans trop y croire- je t'avais bien fait jurer d'être prudent.

Au cœur de la nuit, loin de tout, nous nous sommes aimés une dernière fois. Quand nous nous sommes quittés, après notre étreinte, j'ai su que cette fois-ci était différente. Je t'ai observé t'éloigner avec tes confrères, non en pensant à la prochaine fois, mais en comprenant qu'il n'y en aurait pas d'autres.

Tu es mort à peine quelques heures plus tard.

Je n'ai jamais pu retrouver ton frère. Quand à ta sœur, elle est morte sous mes yeux. Elle a été enterrée près de toi. Au grand final, je suis repartie sur l'Arcadia, sans retour en arrière, mais je n'ai jamais été seule. Eux aussi me traitaient avec respect.

J'ai accouché six mois plus tard à bord de l'Arcadia où j'étais restée, entourée de ceux que je considérais désormais comme une famille. C'était elle, finalement. Elle. Une petite fille. Je m'attendais à un fils, mais je n'ai pas été déçue.

Après l'avoir vue, Albator m'a regardée étrangement, et j'ai compris qu'il s'attendait à ce que l'enfant soit un alozarian comme moi. Née prématurément, elle ne mesurait que trente-sept centimètres (quoique au fond, je n'en savais rien- je n'avais que treize ans lorsque Alozar a été détruite, soit environ cinquante années terriennes. Je connaissais à peine la vie. On me l'a enseignée, à la façon des illumidas, pas comme il aurait du l'être.). Elle avait sur la tête un duvet blond qui laissait deviner qu'elle aurait mes cheveux, à moins que ce ne soit ceux de sa tante. Sa peau était beige, ses yeux encore clos, et elle avait une bouche.

-Qui...?

Un mot à peine, bien suffisant pour contenir toutes ses questions.

Je n'ai pas voulu répondre. Seuls Marie et Isser ont su.

Je suis restée sur l'Arcadia, mais j'ai tenu la promesse que je t'ai fait quand à notre fille, qui a quitté le navire sur le premier territoire neutre avec son oncle et sa sœur. C'était le meilleur moyen de la dissocier de moi: lui donner un autre nom, une autre race, une identité complètement différente. J'ai tourné le dos à mes filles, peut-être à jamais. J'ai embrassé une dernière fois les deux personnes que j'aimais désormais le plus au monde, et j'ai tourné les talons.

Peu importait que j'ai le cœur brisé encore une fois.

(1) Dialogue de la VF entre Miimé et Lydia, dans l'épisode 9 d'Albator 84. Dans la VO, Mira est la sœur de l'homme qu'elle a aimé, tandis qu'en français elle est évoquée comme étant sa propre sœur.