I
La jeune elfe observait la mer et son ressac incessant. Éclaboussée de perles d'écume, elle sentait le goût salé sur ses lèvres et la bruine froide la transpercer jusqu'aux os. Elle ne bougea pourtant pas, semblable à quelque figure de proue d'un navire en perdition, fine silhouette sur son bout de falaise denté. Seulement éclairée d'une lune falote, elle paraissait trouver un peu de paix dans le tumulte de l'océan, près de la Côte Orageuse. Elle s'entoura de ses bras comme pour se réchauffer mais ne trouva dans ce geste aucun réconfort. Il était parti, sans doute pour toujours. Il y avait tellement de choses qu'elle avait manqué de lui dire... A présent, il ne restait que les regrets et une sensation de vide : la vacuité de son existence alors qu'elle avait sauvé ce monde d'un mal atroce. On chantait ses louanges mais la jeune elfe savait que tout ceci était vain. Creux. Le monde aurait toujours besoin d'être sauvé de quelque mal. Il y aurait toujours des forts et des faibles à exploiter. Il y aurait encore mille maux à venir. Elle soupira, fermant les yeux. Ils la chantaient, la vénéraient. Cependant, personne ne viendrait la sauver, elle. Personne ne tendrait la main, personne ne verrait les larmes qu'elle ne s'autorisait qu'une fois seule.
Elle avait laissé derrière elle le campement sommaire, dont le feu de camp était à peine visible entre les arbres. Il restait tant à faire, même à présent qu'elle était victorieuse de Corypheus. Elle ne pouvait se permettre de laisser tomber. Parce qu'elle le devait au peuple, à ces malheureux qui espéraient dans l'obscurité qu'une main amie vienne les délivrer. Elle n'avait pas le droit de s'effondrer, alors même que l'épuisement creusait ses traits réguliers sous l'ovale de ses yeux verts. Elle se l'interdit, tandis que son corps paraissait vaciller de lui-même en direction de la Mer d'Ecume, pour suivre le vent qui la poussait doucement, comme pour l'encourager à s'y laisser choir.
Le Commandant avait entendu les pas léger, sortant de sa légère torpeur alors qu'il effectuait le second tour de garde. C'était un bruit infime, celui de pieds nus s'éloignant entre les bruyères et le froissement délicat de vêtements de lin. Il était rare qu'il accompagne l'Inquisitrice, parce qu'il y avait bien trop à faire encore à Fort Céleste. Malgré tout, la rumeur de Templiers rouges sur la Côte, subsistants à l'élimination de Corypheus, l'avait motivé à prendre la route avec les compagnons habituels de leur dirigeante. Cullen se leva lourdement, faisant jouer ses épaules engourdie d'une longue veille. L'épaisse fourrure de sa cape était trempée de gouttes de pluie et il s'ébroua comme un mabari avant de s'avancer entre les arbres, jusqu'à se stopper, saisi par la vision qui s'offrait à lui.
Enasalin, semblait à cet instant mince et fragile comme une flamme sur le point d'être soufflée par le vent du large. Il l'observa à la dérobée sans oser s'approcher, craignant de la déranger ou de lui paraître inopportun. L'elfe ne portait qu'une tunique grossière et un pantalon de lin, allant pieds nus comme ceux de son peuple, ses cheveux mi-longs défaits collant à sa nuque, trempés. Quelque chose dans son attitude effraya Cullen plus que de raison. Les pieds bien trop proches du bord de la falaise, son dos raide secoué de légers tremblements elle lui sembla à bout de forces.
L'inquisitrice lui avait toujours apparu comme étant une figure inaccessible mais bienveillante. Elle avait été bonne pour lui, l'encourageant dans ses choix, le gardant à ce poste qu'il pensait ne pas mériter et écoutant ses états d'âme sans jamais se plaindre en retour. Elle avait été ainsi pour chacun. Pas toujours la plus maline, ni la plus fine, et plusieurs de ses décisions pourraient être contestées. Mais elle était assurément soucieuse des autres, du peuple et des pauvres gens. Jamais elle ne s'était plainte de son fardeau, et Cullen l'avait regarder évoluer de loin, soucieux de ne pas l'importuner plus que de raison. Pourtant, à cet instant, l'ancien Templier eut peur pour cette fille qui semblait si proche de se laisser engloutir par la mer. Une peur irraisonnée et viscérale qui le poussa vers l'avant, toussotant pour ne pas lui faire peur.
- Inquisitrice ?
Bien sûr, elle sursauta légèrement et il la vit passer le dos de sa main sur ses yeux en toute hâte avant de se retourner pour lui offrir un sourire qui sonnait faux. Ses yeux étaient rouges et ses joues portaient encore la trace de ses larmes.
- Qu'y a-t-il ? Un problème au campement ? Demanda-t-elle d'une voix qu'elle s'efforça de maîtriser.
Elle s'inquiétait encore pour les autres, alors même qu'il la surprenait dans son chagrin. Cullen se sentit idiot. Comment lui dire qu'il avait craint un instant qu'elle ne saute ? Il soupira légèrement, la rejoignant comme pour se rassurer de pouvoir faire quelque chose si elle devait tomber. C'était irrationnel. Elle était petite, menue comme seuls savent l'être les elfes et il la contempla pour ce qui lui semblait être la première fois sans le prisme déformant de leurs fonctions respectives. Sa peau mouillée, percluse de tâches de rousseur, la finesse de ses épaules, la délicatesse d'une poitrine à peine dévoilée par le laçage de cuir et puis l'arrondi de son ventre, au creux de hanches minces. Un renflement caractéristique, qui l'emplit de confusion.
- Commandant ? La voix s'était faite un peu surprise, encore éraillée de sanglots.
- Inquisitrice... Vous...
Cullen se tut, se traitant d'idiot. Il avait l'impression d'avoir vu quelque chose qu'il aurait mieux valu ne pas découvrir. L'inquisitrice enceinte ? La pluie lui donna la sensation d'une douche glacée. Avait-elle seulement dit quoi que ce soit à quiconque ? Et surtout, qui était le père ? Où était-il alors qu'elle pleurait en solitaire ? Il y avait beaucoup de choses qu'il ignorait alors qu'elle le fixait, les lèvres un peu bleuies de froid, aussi trempée que s'il venait de la repêcher. Alors, parce qu'il ne savait pas quoi dire et que ces yeux en amande lui semblaient insupportables à soutenir, il dégrafa sa cape et s'approcha, entourant le corps frêle. Cullen la sentit tressaillir de ce contact, mais elle ne se déroba pas. Les larmes qu'Enasalin peinait à contenir menaçaient de déborder à nouveau. Il évita de la regarder en face, resserrant doucement les pans de laine bouillie autour d'elle. L'elfe s'y blottit, presque par instinct, cachant le bas de son visage dans la fourrure alors qu'elle sanglotait tout bas, très dignement. Le Commandant la vit de nouveau vaciller et, dans un geste non prémédité, la retint d'un bras derrière le dos, l'attirant contre lui sans vraiment y penser. Ce fut lorsqu'elle appuya sa tête contre son torse qu'il se rendit compte de leur position. Elle pleurait à gros sanglots, à présent et Cullen se sentit plus idiot encore. Comment consoler une peine dont on ne sait rien ? Alors, puisqu'il ne savait pas quoi faire, ni que dire, il l'entoura gentiment de ses bras et l'y laissa pleurer sans trop se soucier de finir aussi trempé qu'elle. Il la garda contre lui, très sobrement, jusqu'à ce qu'il sente l'elfe mollir et perdre connaissance, la recueillant maladroitement dans ses bras comme l'on ramasserait un oiseau blessé.
Le Commandant déposa doucement l'inquisitrice inconsciente sur le lit de camp de cette dernière. Elle était pâle, respirant doucement et, voulant lui retirer la cape mouillée, tomba de nouveau sur son ventre. Pensif, Cullen remonta la couverture de laine sur Enasalin, la voyant pour la toute première fois vulnérable, avec son visage aux joues creusées. Il était facile de ne voir en elle qu'un symbole, une icône, à l'instar de ces statues chantristes. Pourtant, elle demeurait aussi une femme mise là par tout un jeu de hasard et de destinée. Il s'en voulu de n'avoir pas su le voir avant ce soir et il l'abandonna pour rejoindre le feu de camp, remettant sa cape en place, encore tiède du corps de l'elfe.
- Certains pourraient jaser de voir ça, Commandant.
La voix de velours de Dorian, à cet instant délibérément moqueuse, lui fit l'effet d'une gifle.
- Ce n'est pas ce que vous imaginez, Pavus. Fit Cullen, s'empourprant aussitôt.
L'air narquois du mage le hérissa plus que de raison. Il avait toujours vu le Tévintide être proche de la jeune elfe. Ils étaient si souvent ensemble, tous les deux, il n'était pas rare de les voir en train de lire l'un contre l'autre ou de se raconter quelques secrets... Après tout, était-il si incohérent de penser que cet insupportable m'as-tu-vu charmeur soit responsable de l'état d'Enasalin ?
- Vous rougissez, Commandant, continua de se moquer Dorian.
- Il suffit. Ça aurait dû être vous, plus tôt. Où étiez-vous alors que votre compagne était si faible ?
- Ma compagne ? Faible ? Répéta le mage, haussant un sourcil circonspect.
- Oh, cessez votre comédie ! Vous la laissez seule alors qu'elle porte votre enfant. Quelle frasque avez vous inventé pour lui faire tant de peine que je craigne de devoir la repêcher en pleine mer ?
A sa grande satisfaction, Cullen vit Dorian blêmir brutalement. Cependant, son plaisir d'avoir misé juste fut coupé par la main du brun qui se referma comme une serre autour de son poignet.
- Allons parler ailleurs. Vous allez réveiller tout le camp, avec vos histoires.
Tiré plus que suivant, Cullen se laissa cependant entraîner par le Tévintide jusqu'à l'orée du bois, ce dernier s'asseyant sur une souche trempée, non sans grimacer.
- Vous imaginez de drôles de choses, ce soir. Dit doucement Dorian. Enasalin ? Enceinte de moi ? Enceinte tout court ? Que me chantez-vous donc ?
A cet instant, Cullen ne se sentit plus très certain de ses déductions. Et s'il se trompait ? Ne ferait-il pas courir d'affreuses rumeurs sur la pauvre inquisitrice ?
- Et bien, j'ai pensé... Vous êtes très souvent en sa compagnie et son état ne sort pas de nulle part... Je veux dire, elle est l'envoyée d'Andrastée mais c'est cette dernière l'épouse du Créateur et l'on ne tombe pas enceinte d'une divinité.
Les yeux sombres de Dorian exprimèrent un peu plus de perplexité encore. Le Commandant su qu'il s'enfonçait.
- Je ne couche pas avec l'Inquisitrice, si c'est ce que je dois démêler de votre histoire, Bouclettes. Pour votre gouverne, l'amitié entre un homme et une femme est possible sans histoires de coucheries.
- Ce n'est pas ce que je...
- Tututu, ne me coupez pas. Je ne suis le père de rien du tout. Enasalin est mon amie. Ma meilleure amie – et la seule d'ailleurs. Maintenant... Dites-moi plutôt ce que vous faisiez et ce que vous sous-entendiez lorsque vous parliez de sa détresse. Et ce qu'est cette histoire de bébé.
Cullen se gratta la nuque, embarrassé. Il s'était fourvoyé et, à l'évidence, il était un peu tard pour garder le secret. Etait-ce si mal ? Dorian était plus proche de l'elfe qu'il ne le serait jamais : sans doute serait-il plus à même de l'aider que lui. Il lui raconta donc comment il l'avait trouvé au bord de la falaise et comment il avait vu l'arrondi de son ventre. Comment elle s'était effondrée, en larmes, puis avait perdu connaissance. Dorian avait de nouveau pâlit, lissant la pointe de sa moustache sans couper l'ancien Templier.
- Si vous n'avez pas la berlue, je crains le pire. Parce que si c'est la personne à laquelle je pense, notre bien aimée Inquisitrice risque bien de finir par se jeter dans la mer.
- Je vous en prie, dites-moi à qui vous pensez. On ne peut pas laisser une telle chose arriver !
- Je la connais bien, certes, mais je n'en suis pas certain. Je peux dire sans me vanter que je suis celui duquel elle est le plus proche ici et pourtant... Elle ne m'a rien dit de sa grossesse. Peut-être pour ne pas nous inquiéter ou qu'on la force à ne pas prendre part aux combats restants. Vous devez avoir remarqué que depuis peu avant sa victoire contre Corypheus, le tatouage de son visage a été effacé – comme par magie ? Exactement. Et que depuis sa victoire, elle dort, mange si peu qu'elle s'étiole doucement.
Cullen secoua doucement la tête, atterré. En vérité, il n'y avait pas fait attention. Il s'en voulu, à cet instant, de ne pas avoir remarqué le mal dont souffrait celle qui les avaient sauvé, celle qui avait été là pour eux tous chaque fois que c'était nécessaire. Il n'avait pas été attentif, il ne s'était pas vraiment soucié des changements dans les habitudes de la jeune elfe. Il avait été absorbé par ses fonctions et problèmes, sans rien observer du monde alentour.
- Je n'avais pas remarqué. Admit-il piteusement.
- Je sais. Et beaucoup d'autres comme vous. Elle pense même me duper, moi. Ah, elle a bien failli réussir, pour le coup, si vous n'aviez pas sauté en conclusions.
- Mais qui, alors ? Qui est le père ?
- J'ai bien peur, très cher, que ce soit notre Apostat déserteur.
- Solas... Souffla Cullen, blêmissant à son tour.
