Le monde des eaux, ce monde qui fascine, poètes et aventuriers, ce monde, qui hante les légendes les plus farfelues, et les plus belles, ce monde, qui, dans le cœur des hommes, reste si mystérieux, et pourtant si envoûtant, c'est le monde des sirènes.
Ceci n'est pas un conte de fée. Ceci ne se finira probablement pas bien.
Ceci se passe dans les mers froides de l'Europe du nord, il y a fort longtemps.
Le peuple de l'eau était un peuple loin de ce que l'on peut voir dans les contes pour enfant. C'était un peuple sanguinaire, consumé par la rage et la vengeance. Les sirènes étaient les créatures les plus belles que l'on puisse trouver dans le monde. Sous l'eau, leurs écailles brillaient de mille feux, faisaient pâlir les étoiles, et leurs visages de porcelaine rendaient la Lune elle même jalouse. Mais comble du comble, leur voix avaient le pouvoir d'envoûter n'importe qui.
Leur beauté ne leur servait qu'à une chose, ruser, et piéger les humains, pour emporter leurs âmes au fond des abysses.
Une légende racontait, qu'à la création de l'humanité, une sirène s'était éprise d'un humain, et, pour pouvoir vivre avec lui, elle avait tranché, d'un coup de sabre, sa queue en deux, pour en faire des jambes. Elle était ensuite allée sur la Terre, et avait promis de lier son âme à celle de l'humain dont elle était amoureuse. Cependant, cet humain la trahit, et s'enfuit avec l'âme de cette sirène meurtrie, pour l'offrir à une femme de la Terre. Furieuse, et pleine de rage, elle était retournée mourir dans sa Mer maternelle, scellant à tout jamais la haine des hommes dans le cœur des êtres de l'eau.
Depuis lors, le peuple de l'eau jura de faire payer les hommes, et pour venger l'âme de la sirène, ils décidèrent qu'ils voleraient l'âme de chaque humain qui tomberait sous leur charme.
C'était là la première règle de conduite du peuple de l'eau. Ils devaient noyer les humains qui faisaient naufrage, et entraîner leurs âmes au fond de l'eau.
Chaque être de l'eau, chacun, tour à tour, devait, un jour, remonter à la surface, et noyer un humain, pour la première fois, le jour de ses dix-huit ans.
La veille de ses dix-huit ans, Lukas ne ressentait rien de particulier. Demain était "son grand jour", comme tout le monde le lui répétait, depuis trop longtemps déjà. En son fort intérieur, il ne voyait pas pourquoi tout le monde trouvait que c'était un événement si joyeux. Il allait devoir prendre une vie, une vraie vie, la vie d'un être pensant, comme lui.
Non, décidément, demain ne serait pas un jour joyeux. Rien n'était joyeux pour lui d'ailleurs en ce bas monde. Sous l'eau, tout était gris, verdâtre, et peu de couleurs étaient vives. Les rayons du soleil n'atteignaient que rarement les profondeurs où il vivait, et c'était comme si les êtres de l'eau vivaient dans une perpétuelle obscurité, et dans une seule et même humeur morose.
Lukas ne cessait de se répéter qu'il devrait bien se faire une raison, qu'il serait obligé de noyer des marins, au moins un, à sa majorité. C'était dans sa nature, c'était son devoir, il avait été élevé pour cela. Cependant, en cette veille d'anniversaire, tout ce qu'il pouvait penser à faire, c'était monter à la surface, et attendre que la nuit ne tombe, à l'ombre d'un rocher, en pensant à ses derniers instants de liberté.
Après, ce serait officiel, il devrait faire ce que l'on lui disait, sans rechigner. Tandis que le ciel s'assombrissait, et qu'il voyait les premières étoiles montrer le bout de leur nez, Lukas inspira une grande bouffée d'air iodé. La prochaine fois qu'il respirerait cet air, ce serait pour accomplir son funeste destin. Alors, son cœur se serra, et il soupira. Il le fallait, de toute manière, il n'avait pas le choix, alors, pourquoi pas ? Pourquoi ne pourrait-il pas ? C'était insensé, il n'était pas plus bête qu'un autre. Mais la chose qu'il n'arrivait pas à faire, c'était penser que les Hommes n'étaient que de petites vermines insignifiantes.
Il n'arrivait pas à se résoudre à cela, pour lui, rien ne prouvait ceci, alors il ne pouvait le penser. Il ne voyait pas en quoi les sirènes étaient supérieures aux hommes, alors qu'ils se ressemblaient tant. Leur seule différence était la queue de poisson, et les jambes.
Jetant un dernier coup d'oeil à la bande de terre qu'il apercevait depuis son rocher, il soupira une nouvelle fois, et retourna au fond de l'eau, terminer sa nuit.
Apres un court sommeil, le soleil se leva alors. Lukas se leva, et c'est le cœur serré, sous les applaudissements de ses convives qu'il monta à la surface. Sa première étape était de trouver un bateau. Un bateau qu'il pourrait guider jusqu'à un récif de rochers, pour l'y faire fracasser sa coque, et prendre l'âme de tous les humains à bord, exactement comme il l'avait appris. On lui avait répété toute sa vie que les humains étaient des êtres faibles, facilement manipulables. Jusque là, ce n'était pas tout à fait faux, il suffisait aux sirènes d'utiliser leur voix enchanteresse. Non, noyer les humains n'était pas une tâche compliquée en elle même.
Le temps était clair, le tout ne devait pas poser trop de problèmes, il savait que tous les bateaux sortaient lorsque le soleil étincelait. Lukas nagea alors, à la recherche du premier bateau, sa queue de poisson étincelant sous les rayons du soleil, ondulant dans les vagues.
Rapidement, il trouva l'objet de sa quête. Plus rapidement il effectuait sa tâche, plus vite il en serait débarrassé, et plus vite il pourrait retourner au fond de l'eau, à l'abri, dans la pénombre.
Alors il pensa qu'il pourrait passer le restant de sa vie à faire comme il l'entendait, puisque personne ne lui demanderait des comptes sur les humains qu'il avait noyés, du moment qu'il avait récolté au moins une âme au cours de sa vie. Ce n'était qu'un mauvais moment à passer. Il pourrait le faire, il n'y avait aucune raison qu'il échoue. Il en allait de sa vie, de son avenir.
Un effort à faire, et tout serait terminé. Il n'était pas le seul à être passé par là, il y parviendrait.
Le bateau était immense, et magnifique. Il semblait presque flotter sur les flots, tant ses voiles étaient gonflées de vent, et tant il filait à toute allure. Lukas s'en approcha discrètement, et se positionna sous la coque, pour pouvoir le suivre un moment. Il veillait à rester sous l'eau, à faire en sorte de ne pas se faire repérer. Lorsque le bâtiment ralentit, Lukas en profita pour s'accrocher à un cordage, et grimpa sur le flanc du bateau, pour voir ce qu'il se passait.
A bord, c'était la fête. Il y avait de la musique, entraînante, qui enchanta Lukas, le poussant un instant a fermer les yeux, oubliant ce pourquoi il était là. La musique le transportait, et à cet instant précis, plus rien ne comptait vraiment. Il avait envie de rester là, les yeux clos, à écouter cette mélodie, se noyer dedans pour toujours. Il aimait la musique humaine, il aimait la mélodie des instruments.
Dans le monde marin, la musique ne se constituait que de chants, destinés à faire couler les navires. Pas une sirène ne chantait que pour son propre plaisir, lui même ne chantait jamais, trop effrayé, et dégoûté par le pouvoir de sa voix, alors ces sons intriguaient, et ravissaient Lukas. C'était si différent, si innocent.
Mais elle s'arrêta à un moment, et Lukas rouvrit les yeux, cherchant, par instinct, la personne qui avait pu jouer une telle mélodie.
C'était un jeune homme, a l'allure fière, souriant, grand, et fort. Il n'y avait rien de très particulier chez lui, si ce n'était l'instrument en bois qu'il tenait entre ses mains, et dans lequel il soufflait pour faire de la musique. Intriguant, pour Lukas qui n'avait jamais rien vu de tel. Rien d'autre de son apparence ne le frappa, peut être a part ses cheveux, d'un blond clair, et en bataille. Un instant, il oublia pourquoi il était là, mais, tandis qu'il observait le jeune homme à l'instrument, il croisa son regard, et il sut alors qu'il était fichu.
"Le jour de ses dix-huit ans, chaque sirène devra monter à la surface pour la première fois, et prendre l'âme du premier humain qui croisera son regard."
C'était la règle. Il fallait tuer un humain, mais pour que le secret des sirènes reste entier, il fallait tuer quiconque avait croisé le regard d'un être du peuple des eaux.
Au moment où leurs yeux se croisèrent, Lukas se laissa tomber dans l'eau pour fuir, tandis que le jeune homme accourait jusqu'au bord du pont, pour le chercher. Lukas se cacha sous la coque. Ses membres tremblaient. Son sort était scellé à présent, et il ne pourrait pas faire marche arrière.
Il fallait qu'il emporte ce jeune homme, c'était la loi. Il n'avait pas le choix. Il savait qu'il était observé, que tout ceci n'était qu'un test, il n'avait pas le choix.
Au moment où il se demandait, à contrecœur comment il ferait pour couler ce bateau, alors qu'un grand soleil brillait sur la mer, il sortit la tête de l'eau, et vit se former de gros nuages, noirs comme de l'encre, juste au dessus de leurs têtes. Un vent du diable soufflait, si fort, que d'immenses vagues se formaient déjà. Une tempête se préparait, c'était certain. Pour Lukas, c'était une bonne nouvelle, car il n'aurait pas grand chose à faire, pour que le bateau ne sombre.
Tandis que l'équipage s'activait pour tenter de garder leur cap, Lukas nagea jusqu'à l'avant du bateau, et tout comme on le lui avait apprit, tenta d'attirer l'attention des marins. Mais il n'eut pas le temps de faire quoi que ce soit, que déjà un éclair s'abattait sur le mât du bateau dans un immense bruit effrayant, le faisant s'écraser sur le pont. C'était la panique, le vent hurlait, les marins criaient, les vagues s'écrasaient bruyamment, aussi bien sur la coque du bateau, que sur elles mêmes, que sur le récif de rochers non loin de là, c'était un orchestre d'apocalypse. C'est alors qu'il l'aperçut, avec ses cheveux d'or, qui tirait un long cordage pour tenter de redresser le mat. Il était tout proche, si proche du but, personne, aucun humain ne se douterait que c'était de sa faute, tout le monde penserait qu'il était tombé, c'était le moment.
Lukas se dirigea vers lui, et se mit à chanter. Aussitôt, le jeune homme lâcha son cordage, et se tourna vers lui, envoûté. C'était tellement facile. Glissant sur une vague, il s'approcha du bateau, tandis que le jeune homme se penchait vers lui. Leurs regards se croisèrent une nouvelle fois.
Chantant toujours, Lukas s'éloigna alors, et attendit qu'il ne le suive, ce qui ne tarda pas. Le jeune homme se jeta dans l'eau, à sa poursuite. C'était gagné, pensa Lukas. Il touchait au but, bientôt, il en aurait terminé avec son devoir, tout serait bientôt fini.
Il fallait qu'il le noie à présent.
Alors qu'il nageait vers lui, Lukas l'attendit, puis, lorsqu'il estima qu'il était arrivé assez près, Lukas lui agrippa le bras, et l'entraîna avec lui dans les profondeurs des océans.
Pour éviter qu'il ne se débatte, il fit en sorte de se placer face à lui, et de le regarder, tandis qu'il sombrait dans les abysses.
Mais c'est alors que quelque chose attira son regard, et changea tout.
Il vit l'instrument de musique qu'il avait utilisé plus tôt, s'échapper du col de sa chemise rouge, et remonter, seulement retenu par une fine corde autour du cou du jeune homme.
Ce dernier n'avait pas l'air effrayé ou paniqué, mais une expression de peine immense entachait son visage, comme s'il savait ce qui l'attendait, et qu'il ne pouvait rien y faire. Il semblait juste.. résigné. Lukas se souvint alors de la délicieuse mélodie qu'il avait entendue plus tôt, et son cœur se serra.
A cet instant, tout bascula.
