Un nouvel ouest

Octobre 2010

Par Katsou & la Halfeline

Après une longue période d'absence, me revoilà sur les rails de l'écriture ! Et l'expression tombe bien, puisqu'il est question dans cette nouvelle fic de long voyage à travers les Etats-Unis. Je souligne que cette histoire est le fruit d'une collaboration avec Katsou, dont vous pouvez également lire d'autres fics en cherchant son compte ici. Pour ne rien vous cacher, le concept a même germé en Alabama même, le pays de ce cher Teddy, où Katsou et moi-même sommes parties en expédition toutes les deux - comme quoi le slash mène à tout : on commence par partager quelques fanfics sur des Hobbits qui se tripotent et, une pincée d'années plus tard, on se retrouve ensemble au fin fond de l'Alabama sans avoir compris comment ! Pensez-y, les gens ! Bref, je cesse de m'étendre et vous précise pour terminer que je garde tout à fait en tête mes autres fics comme "Entre" et "Ne réponds pas à ton père", en dépit du manque d'avancement de cet été. Ce ne sera sans doute pas le cas de tout le monde et je ne pourrai m'en prendre qu'à moi-même mais en tout cas, en ce qui me concerne, je suis toujours totalement sur le coup. ^^' Bonne lecture, je transmettrai les commentaires éventuels à la coéquipière !


Les éclaboussures bruissaient à ses oreilles et la froidure lui cimentait les chevilles dans cette obscurité environnante. Encore à se débattre dans Fox River... ou plutôt, cette fois, à faire des remous dans l'un de ses maigres affluents. Il pataugeait à toutes jambes au fin fond de ce bois noir comme la suie, la peur au ventre, l'anxiété contre les dents, le frisson au bord de la peau. Le cliquetis lancinant des menottes à son poignet droit aiguillonnait sa course en l'enrageant à petit feu. La main gauche à l'autre bout n'était hélas pas la sienne ; c'eût été beaucoup trop simple. Les circonstances l'avaient attelé à un compagnon de cavale, dont le souffle dur faisait écho à ses propres halètements tandis qu'ils se hissaient sur l'autre berge. La vase sous ses semelles fit patiner ses pieds et il se sentit tiré fermement vers l'avant. Une ultime poussée sur le tiraillement de leurs jambes et leur curieux équipage vint terminer sa course au fond d'un bosquet.

Il considéra celui qui avait cru bon de lui donner un coup de main après avoir constitué un handicap fatal à son échappée. La fureur qui bouillonnait en lui eut enfin le loisir de s'emballer et surgit soudain sous la forme d'un méchant coup de poing, légèrement amorti par l'usage de la main gauche.

- SALETÉ ! explosa-t-il entre ses dents.

L'homme affaissé à ses côtés encaissa, puis retourna vers lui des yeux sombres farouches et une lèvre rentrée qui retenait la vindicte.

- Celle-là, je la méritais. J'en encaisserai pas d'autre, avertit Theodore.

Le salopard s'était arrangé pour les enchaîner l'un à l'autre afin de s'arroger des garanties lors de la fuite du pénitencier, et la perte de temps occasionnée lui avait coûté l'avion affrété par les bons soins de John Abruzzi. Les voitures de polices encerclaient déjà les fugitifs alors qu'ils couraient à toutes jambes vers le jet et, au moment où T-bag et lui débouchaient sur la piste de l'aérodrome, il était déjà trop tard. Un rien, quelques secondes. Dans le désespoir du moment, Michael avait voulu se lancer à corps perdu vers l'avant, tout son méticuleux bon sens affolé par la perspective que l'issue lui échappe, mais Bagwell l'avait retenu avec une poigne surprenante et l'avait plaqué de toutes ses forces à couvert en martelant : « C'est trop tard, Beauté. On va trouver une autre voie, c'est trop tard pour celle-là. Grand Frère est en sécurité à présent, on va trouver une autre voie pour nous ». Michael avait vite cessé de se débattre, sans voir qu'alors que les autres évadés grimpaient dans l'avion, son frère se retournait et, horrifié de ne pas le voir derrière lui, serait pour peu revenu le chercher si Sucre ne l'avait pas agrippé à deux mains pour le fourrer dans l'appareil à leur suite.

- Pourquoi tu peux pas tout simplement me laisser tranquille ? fulmina Scofield, rageur.

Un premier geste lui fit enfouir la tête dans ses mains, ce qui eut pour effet d'amener celle de T-bag sur son genou, aussi les écarta-t-il quasi-immédiatement.

- Fais ta grosse colère tant que tu veux, et quand tu seras décidé à te tirer d'ici, fais-moi signe, grinça Theodore.

- C'était ÇA, le plan pour se tirer ! Ca aussi, tu l'as foutu en l'air, COMME TU FAIS TOUJOURS ! Alors si tu as une autre solution à suggérer, surtout dans l'état où on se trouve grâce à tes petits traits de génie, n'hésite pas ! cracha Michael avec dépit.

Bagwell roula prudemment d'une épaule avant de déclarer :

- Il se trouve que j'en ai une…

Scofield le considéra, peu convaincu mais suffisamment aux abois pour être prêt à l'entendre.

- Y va juste me falloir une couverture chaude et une cabine téléphonique.

- Une couverture chaude ? répéta Michael, abattu.

- Nous allons voyager par camion de boucherie. Provisoirement, je veux dire, expliqua-t-il en détachant les syllabes mais en retendant sa prosodie sous l'effet de l'excitation. Je travaillais dans ce… secteur professionnel quand j'étais môme. Je t'expliquerai tout ça le long du chemin. Prends ton sac à main, on y va mon joli !

L'alabamien bondit tout de go, arrachant Scofield à ses protestations. Les deux hommes se retrouvèrent à galoper coude à coude dans cette complicité nécessaire visant à braver les ronces et l'angoisse. Les flics et leurs renifleurs d'os n'étaient pas loin d'eux. La course effrénée qui s'engageait compressait les interrogations pragmatiques de Michael à présent qu'il était contraint de fouler les pas de T-Bag dans une parfaite impuissance. Dans une entreprise aussi périlleuse que celle-ci, il avait eu maintes fois l'occasion de songer aux aléas. Mais cette situation le dépossédait complètement de son adresse. Il n'avait d'autre choix que de confier provisoirement une confiance aveugle au seul de ses acolytes qui ne l'avait jamais méritée.

Tout, dans leur précipitation, semblait vouloir leur faire obstacle. Les menottes, bien sûr, qui leur rappelaient à chaque tiraillement que leur sort ne dépendait pas de leur seule volonté; le terrain cabossé qui les faisait trébucher tour à tour. L'air lui-même devenait douloureux dans leur poitrine. Pourtant, cet élan désespéré semblait porter ses fruits. Les chiens, dupés par leurs précautions, ne semblaient plus s'y retrouver dans ce dédale obscur. A mesure que le brouhaha s'effaçait derrière eux, leurs pas ralentissaient peu à peu.

- Et maintenant ? interrogea Michael à bout de souffle.

Il eut pour seule réponse d'être projeté d'une main de fer dans un renfoncement buissonnier alors que le vacarme assourdissant d'un hélicoptère fondait sur eux. Le rayon d'un puissant projecteur lécha le sol jusqu'à frôler leurs pieds. Après plusieurs balayages, l'engin rebroussa chemin. Malgré la peur qui affolait ses pensées, Michael ne put s'empêcher de crisper ses doigts sur le sol à l'idée de cette proximité forcée qui l'accolait à T-Bag. Pourtant, malgré cette aubaine providentielle, le pédophile ne fit rien. Il tourna vers lui un regard pétillant, le visage mangé par un rictus euphorique.

- Désolé, Beauté, souffla t-il, hors d'haleine. La situation méritait bien une petite culbute improvisée. Disons qu'on est quittes en matière de bousculade.

Michael le considéra vainement alors qu'il reprenait son souffle. Le bruit des hélices s'éloignait progressivement, les laissant à leur retranchement.

- On dirait que ça se tasse, hasarda Scofield avec un soulagement presque coupable.

- A qui le dis-tu, répondit Theodore en scrutant le ciel, un sourire exalté en travers du visage. C'est décidément notre jour de chance!

Le sociopathe agita sa main menottée en fixant Michael. Ce dernier contracta son bras prisonnier pour avorter les tentatives de son partenaire.

- Tu parles, tu ne sais même pas où tu nous amènes, lâcha t-il avec consternation.

- Oh, voyons mon joli, tu pourrais me faire un peu confiance, à présent que nos routes sont inévitablement liées. Je t'ai dit que j'avais un plan de dernière chance. J'aurais bien voulu me le faire tatouer sur le corps, mais j'avoue avoir manqué d'information durant vos petites mutineries complices.

- Si on est obligés de cavaler comme du gibier en fuite, tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même, trancha Scofield en rapprochant dangereusement son visage crispé de Bagwell. Tout était programmé pour qu'on foute le camp sans complication! Tout! A l'heure qu'il est, on serait déjà loin si tu n'avais pas décidé de tout foutre en l'air!

- Tu m'excuseras, mais je n'ai pas l'impression d'avoir été compris dans l'équation si j'en juge par le flingue que ce cher John m'a collé sur la tempe, siffla T-Bag en resserrant son bras pour contraindre Michael à l'immobilité. Vous ne m'avez pas vraiment laissé le choix, toi et ta bande d'écervelés en goguette. Je tente tant bien que mal de sauver mon cul de ce merdier, et par la même occasion, je sauve le tien. Et crois-moi, Beauté, je n'ai pas pour habitude de faire dans la mansuétude quand il s'agit de survie. Alors, ou tu me suis sans broncher, ou c'est moi qui t'y contrains.

Michael laissa passer quelques secondes en défiant le regard autoritaire de Theodore, sans baisser les yeux.

- Très bien, céda t-il, tu prends les choses en mains. Et t'as intérêt à ce que ça réussisse.

- Oh, tu peux me faire confiance quand il s'agit de prise en main, Gueule-d'ange, assura T-Bag en esquissant un sourire sardonique.


Après de longues minutes d'errance fébrile dans les bois, les deux taulards débouchèrent sur une route qu'ils longèrent discrètement, jusqu'à discerner les lumières évocatrices d'une banlieue commerciale. Ils trottinèrent anxieusement sur les parkings désertés, quand Bagwell stoppa près de la devanture d'un petit magasin de hot-dogs en sommeil. Il se baissa subitement pour effleurer le sol sous le comptoir, entraînant Scofield avec lui.

- Qu'est-ce que tu fous ? rouspéta le jeune homme en tirant sur son bras menotté.

Le sociopathe se redressa face à lui avec un sourire triomphant, deux pièces dans la main.

- T'inquiète pas mon mignon, la cavale ça me connaît. Estime-toi heureux.

Par chance, ils ne mirent pas longtemps avant de trouver une cabine, aux abords de quelques fast-food fermés. T-Bag composa un numéro en hâte pendant que Michael surveillait les alentours.

- Pas trois heures, n'importe qui peut débarquer par ici.

Theodore tourna vers Scofield un regard sombre qui masquait bien mal son agacement face à ce gamin qui s'autorisait trop souvent à lui faire la leçon sans le moindre égard pour ses efforts de contenance, d'ordinaire si peu familiers.

- Ouais, répondit simplement une voix rude au bout du fil.

- Salut Ricky, devine qui rentre au bercail ce soir, annonça T-Bag, un sourire dans la voix.

- Teddy ? Putain, espèce d'enfoiré ! Tu t'es tiré de ta cage ? Ça y est ? Tu t'es fais la belle, espèce de salopard !

Un rire de mêlé-cass retentit dans le combiné.

- Ah excuse-moi, mais je n'ai pas beaucoup de temps là. Figure-toi que j'ai toujours les flics au cul, et un joli paquet de chair fraîche accroché à mon bras, si tu vois ce que je veux dire.

Le sociopathe lorgna Michael, un éclat voluptueux dans les yeux. Ce dernier le fusilla du regard avant de reprendre sa garde anxieuse.

- J'aurais besoin que tu nous dégotes au plus vite un sauf-conduit. Il nous faudra aussi une pince coupante et des vêtements de rechange. Tu as toujours des gars dans la livraison de bidoche, il me semble...

- Ouais t'inquiète, je vois le topo. L'entrepôt le plus proche du bled où vous êtes c'est plainfield. Connais deux-trois routiers qui partent de là pour descendre dans l'Tennessee plusieurs fois par semaine. Ce serait bien l'diable si j'en chopais pas un… C'est quoi, ton numéro ?

T-bag lu ce qui était inscrit sur la cabine.

- Bouge pas, j'te rappelle dans une minute.

Les quelques instants qui s'écoulèrent parurent bien long aux deux fugitifs… mais le dénommé Ricky tint parole.

- Ok, j'ai ce mec, Donnie… C'est un pote de longue date, l'a fait lui-même un peu d'taule, d'ailleurs. Peut venir vous cueillir sur West County Line Road d'ici deux heures. Apparemment, c'est la route qui borde la réserve naturelle de Cook County Potawatomi Woods Forest, ça t'dit que'que chose ?

- Tu nous envoies chez les peaux-rouges ? répondit un Bagwell dubitatif avant de se tourner vers Michael. Beauté, la reserve de Potawatomi Woods Forest ?

Scofield acquiesça.

- C'est bon. Comment on le retrouve, ton mec ?

- En face du croisement de Meadow Hill Road. Restez bien planqués dans les fourrés. Y s'garera dans le talus et y vous sifflera. D'après lui, au p'tit matin, c'est peinard. Devriez pas être emmerdés. Moi et les gars on monte vous récupérer à Clarksville, Tennessee... Par contre, le voyage sera pas tout confort en attendant le transfert, t'as pas plus de 2°C dans un camion réfrigéré...

- Ah, ne t'inquiète pas mon petit Ricky, rien de tel qu'une peu de chaleur humaine pour parer les conditions les plus hostiles, baguenauda Bagwell en se mordant les lèvres, un petit clin d'œil mutin en direction de Scofield.

Le jeune ingénieur soupira en détournant le regard. A l'évidence, cette cohabitation forcée promettait d'être longue, et cette pénible constatation lui nouait le ventre.


Michael avait suffisamment étudié toute la géographie environnante pour les conduire à bon port sans encombre, en préférant les longues rues pavillonnaires aux axes routiers. Cela avait permis à T-bag de chiper une grosse couverture de laine qui séchait dans le jardin d'une innocente ménagère, ce que Gueule-d'Ange avait bien entendu désapprouvé. « Ce genre de bêtise pourrait nous valoir de graves ennuis » avait-il grincé tandis que son complice jetait l'étoffe sur son épaule. « Hm-hm. Si tu le dis… » s'était contenté de répondre l'Alabamien.

A présent, ils étaient tous deux terrés à la lisière du bois, le carrefour convenu en vue. Le jour n'avait pas commencé à poindre et la rosée leur humectait le corps. L'odeur de l'herbe qu'ils avaient écrasée pour se tapir là leur montait aux narines à présent que le sel de leur propre sueur se faisait moins prenant. Michael lorgnait la route d'un œil anxieux. Il pensait à Lincoln, se demandait où il pouvait se trouver de son côté, à l'heure qu'il était. Parviendrait-il jamais à le rejoindre ?

- Tout va bien, mon joli ? lui demanda Bagwell.

- Ca ira mieux quand je verrai ton contact arriver.

- Aies confiance… Ces gars-là sont tout ce qu'il y a de plus fiable, pour ce genre de choses. Les cafards ne tiennent pas longtemps la route dans cette confrérie de magouilleurs.

- Et ce fameux « Ricky », comment tu peux être si sûr qu'il ne va pas te vendre ?

Après avoir lâché un discret hoquet amusé, Theodore lui relata :

- Ricky et moi on a encrassé les mêmes coins quand on était jeunots… Tu donnes pas un type avec qui tu t'es roulé dans la fange, c'est trop risqué… et du reste, ça ne te viendrait même pas à l'idée. J'ai fait les quatre-cent coups à une époque avec lui, quelques autres compères, et mon unique cousin… que vous avez fait liquider.

Il avait achevé sa phrase d'un ton sec. Michael crut important d'affirmer :

- Je n'y suis pour rien dans cette affaire, T-bag… Mais, pour ce que ça vaut, je suis désolé que ça se soit passé comme ça.

Bagwell darda sur lui une œillade venimeuse. Ignorant les rides de sincère affliction qui plissaient son front à la pensée du bambin sacrifié, il se contenta de persifler avec cette soudaine vulgarité corrosive qui détonnait tant parmi l'habituel flot ampoulé et onctueux :

- Oui, tout comme tu n'y es pour rien dans le fait que mon tire-foutre préféré se soit retrouvé à l'état de passoire juste au moment de votre petite querelle, c'est ça Scofield ?

L'ingénieur se contenta de le considérer en retour sans rentrer dans son jeu.

- Tout ce que je pourrai dire là-dessus tombera dans l'oreille d'un sourd, de toute façon… mais en tout cas il devait drôlement compter pour toi, ce tire-foutre, si tu t'en es toujours pas remis à l'heure qu'il est.

T-bag ravala la beigne qui lui brûlait les jointures, afin de ne pas aggraver son cas, et se contenta de rouler lentement d'une épaule pour répondre sur un ton presque moralisateur :

- Eh bien, vous autres hydrocéphales vous êtes mis dans la tête que j'étais une bête parfaitement insensible, ce qui devait être commode pour vous, j'imagine, mais s'avère outrageusement réducteur.

Michael ne sut s'il devait marquer un temps de surprise ou pouffer de rire. Theodore mit promptement fin à sa circonspection en reprenant :

- Enfin, pour en revenir à un sujet pertinent, j'ai connu Ricky quand je bossais dans la boucherie étant jeunet. Je voulais me faire un petit grisbi pour pouvoir me tirer de chez moi, où c'était pas la joie, pour te la faire courte. Il venait de passer employé et j'ai pris sa place comme apprenti. Il m'a donné un bon coup de main, a couvert mes petites bévues, et cetera… Il m'a aussi bizuté comme il se doit, le gougnafier, mais c'était toujours chaleureux : il s'enfilait des lambeaux de barbaque crue comme ça et me disait « chiche que tu bouffes au moins une bouchée du cœur de bœuf, Teddy » !

Bagwell ricana de bon cœur à ce souvenir et Scofield ne put s'empêcher de sourire à l'illustration qu'il faisait du terme « chaleureux ».

- Je finissais tard, parce que je faisais ça après l'école, moi, tu vois ? Des fois, mon cousin Jimmy venait me chercher dans le tas de ferraille qui lui servait de pick-up, d'autres fois Ricky me ramenait en mobylette, d'autres fois encore on partait en balade tous les trois. Ricky avait toujours une ou deux bouteilles de Jack Daniels dans les sacoches de sa bécane… Bon Dieu, c'était le bon temps… Gare à la minette qui croisait notre chemin !

Gueule-d'Ange le regarda en biais, craignant de ne pas aimer ce que T-bag entendait exactement par cette expression. Il n'avait guère idée du flou qui entourait la notion de viol là d'où venait Theodore.

- Quand on en chopait une, en général, c'était chez Ricky qu'on la ramenait. Jimmy et moi, on vivait encore chez nos vieux alors que lui, il avait son petit mobil-home à crédit. Je te raconte pas la promiscuité… mais on était trop égayés pour y songer, de toute façon…

T-bag fut interrompu par la lumière de gros phares qu'ils virent poindre loin en face. Ils se tendirent tout en se terrant davantage, dans le doute. Un gros camion à tête rouge rutilante se gara précautionneusement sur le bas-côté et l'impressionnant ronflement du moteur se tut dans un soupir. La portière s'ouvrit ; un homme sec et d'apparence relativement âgée pointa son chapeau de cowboy hors de l'habitacle et descendit les marches du véhicule en évitant de trop s'appuyer sur la jambe droite. Une fois à terre, il lança un bref sifflement sans faire usage de ses doigts, pour ne pas qu'il soit trop strident, et clopina vers l'arrière du camion. Theodore se redressa le premier, entraînant un Michael avec lui.

- Salut… Donnie, c'est ça ? Je suis Teddy, se présenta-t-il à mi-voix lorsqu'ils rejoignirent le chauffeur.

- Enchanté, Teddy, répondit l'homme sans forcer sur le sourire mais avec une poignée de main sympathique. Vous pouvez vous fourrer là-dedans comme convenu jusqu'à ce que Ricky vous récupère. En principe, pas de contrôle… Cela dit, si vous sentez le camion s'arrêter, planquez-vous le plus au fond possible, derrière les bouts de bidoche. Voilà, je crois qu'on est bons. Tâchez de pas crever de froid !

Sur ses paroles encourageantes, Donnie entrouvrit le rideau métallique du camion et les deux fugitifs s'engouffrèrent à l'intérieur.

Ils marchèrent l'un derrière l'autre pour se frayer un chemin à travers la jungle d'énormes cuisseaux froids qui brinqueballaient mollement sur leur passage. Scofield trouvait quelque chose d'absurde à ces fragments d'animaux flottant en apesanteur. T-bag, comme toujours concentré sur des considérations pragmatiques, se drapa dans sa couverture et veilla à bien s'asseoir dessus au moment de s'installer. Il souleva un pan pour y inviter son compagnon, lui ramenant par la même occasion le poignet au niveau de l'épaule. A cela l'intéressé répondit en faisant peser sur lui son regard bleu sarcelle, lourd de tous les reproches du monde. Theodore, en retour, serra les lèvres et baissa le menton, pour lui lancer par en-dessous un regard qui réclamait « je t'en prie, soyons sérieux deux minutes ».

- Scofield, si on veut s'en sortir, il va falloir cesser de se formaliser autour ce genre de broutille. Il ne s'agit pas de se faire des câlins mais de conserver notre chaleur animale, c'est un principe primaire de survie, expliqua-t-il sur un ton professoral.

- Je préférerais encore mourir gelé que d'approcher ta chaleur animale davantage que je ne le dois déjà.

Froissé, le sudiste rétorqua :

- Enfin, college boy, inutile de faire ta diva ! Je t'ai déjà vu à poils !

Gueule-d'Ange fit ployer la couverture une bonne fois pour toutes en ramenant son poignet au sol, mettant fin à la discussion.

- … Vision que je ne suis pas prêt d'oublier, d'ailleurs, et qui va m'être fort opportune pour entretenir la température de mon métabolisme, acheva T-bag avec une mesquinerie guillerette tout en s'emmitouflant douillettement dans la laine.

Michael s'éloigna d'un geste brusque, mais qui ne le conduisit pas loin. Etouffant ses soupirs, il se rencogna comme il put, sentant déjà le mur glacé à travers son tee-shirt à manches longues.


-… Beauté ?

- …

- Beauté, ça suffit ! Tout cela frise le ridicule.

Une heure était passée et Michael, tout crispé de froid, grelottait en silence comme un pauvret. Son abnégation muette commençait cependant à être menacée par des claquements de dents et des trémolos incontrôlables dans son souffle. Son regard d'acier vissé sous des sourcils obstinés s'embuait peu à peu et ses paupières y retombaient de plus en plus lourdement comme il se trouvait à la limite de l'hypothermie. Bagwell s'était tu jusqu'à présent mais n'y tenait plus.

- Il arrive un point où longanimité est mère de tous les dangers, mon joli. Allez viens, viens te réchauffer maintenant. Je promets d'être un vrai gentleman… lui assura l'Alabamien en faisant jouer le bercement de sa voix et en l'attirant contre lui à l'aide des menottes.

- Non… souffla péniblement Gueule-d'Ange, à qui il ne restait cependant pas plus de résistance physique à opposer que les pièces de chair suspendues autour d'eux.

Theodore le drapa dans le long pan de laine qu'il lui réservait.

- Si tu restes comme ça, tu vas passer l'arme à gauche. Quand je dirai à Grand Frère que je t'ai laissé crever de froid, tu crois pas que je manquerai légèrement de crédibilité ?

- Lâche-moi… chevrota le malheureux ingénieur tout en se blottissant contre la tiédeur qui émanait encore du tee-shirt de son acolyte.

T-bag, tout confit d'attendrissement, ne sursauta même pas en accusant le contact glacé qui crevait pour un instant sa bulle de chaleur décente. Les envies de meurtres aiguës qui le titillaient depuis toujours à l'égard de Scofield n'altéraient en rien le point d'honneur qu'il mettait à veiller à l'intégrité de sa personne… du moment que cela ne faisait pas obstacle à ses propres projets. Le sentir ainsi trembler contre lui, en proie à toute l'hostilité du monde qui les entourait, le gonflait d'un élan qui, faute de lui faire brandir le flambeau de la vengeance contre un ennemi inexistant, l'aurait presque rendu romantique.

- Aw, regarde-toi, mon joli… Une délicate fleur de serre perdue sur la banquise…

Michael leva vers ces mignardises un regard qui se voulait noir mais où se cristallisaient principalement ses difficultés à garder pleine conscience. Les circonstances rendirent plus évocateur le dénigrement qui fuma de sa bouche. L'attention de Bagwell s'attarda sur ces lèvres qui avaient bleui. Pour peu, elles lui auraient rappelé quelques cadavres exsangues qu'il avait semés sur sa route… pas les accidents, les beaux cadavres, ceux qu'il s'était donné la peine de traquer et d'honorer. Pourtant, à bien y réfléchir, les lèvres de Gueule-d'Ange étaient sans pareil. Celles-là, étrangement, il aurait voulu au contraire les ranimer, leur restituer leur chair rosée, les dilater, y faire monter le sang et sentir le corps se tordre et se cambrer sous lui.

Le visage glacé se terra dans la couverture, contre son buste, et T-bag dut interrompre sa bien agréable rêverie.

- Ne t'en fais pas, mon joli, Teddy va s'occuper de toi…

La conscience défaillante de Michael oblitéra la trace douteuse dans ce ton liquoreux pour n'en garder que la garantie lénifiante dont elle avait si désespérément besoin. Ainsi Theodore s'empara de sa main menottée et la porta à sa bouche comme on y porte un harmonica, pour souffler un air chaud sur les doigts figés et douloureux. … Bien. … Merveilleux. Le système appréciait, perçut l'ingénieur. … Il fallait tenir étroitement la bride, perçut le sociopathe. La peau dragée de Scofield toute proche et les odeurs de viande froide ambiantes faisaient couver en lui une poussée incoercible. Ses lèvres gagnèrent finalement le dos de la main et il ne put s'empêcher d'y esquisser un baiser imperceptible, retenant à toutes forces le bout de sa langue trop audacieuse. Une miette de ce qui lui mettait l'eau à la bouche depuis des mois, lui qui avait perdu l'habitude des amuses-gueules. Il avait peine à y croire. Les menottes cliquetaient doucement tandis qu'il laissait son haleine caresser un moment les phalanges, les jointures, le recoin tendre où s'opposait le pouce ; le sang affluait ; Bagwell ramena bientôt la main de Scofield à l'abri sous la couverture.