Talking over distance

Dédicacée à Rae sans qui je n'aurais jamais eu l'idée qui a donné naissance à cette histoire.

« Croirait-on que les cris d'un malheureux rappellent du passé qui ne revient plus, une action déjà commise ? »
Beccaria

Everyone makes mistakes. But if you committed a sin, you have to make an atonement for that sin. Atonement, do you know what that means? Big Atonement for big sins. Small Atonement for small sins.

Sympathy for Lady Vengeance

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La plupart des gens s'imaginaient les prisons comme un univers grisâtre. Ils se trompaient.

C'était au contraire un univers merveilleusement coloré. Bon, l'adjectif «merveilleusement » était sans doute exagéré.

Même si les murs des prisons modernes étaient colorés, au point de donner parfois au visiteur occasionnel l'impression de pénétrer dans une maternelle, les couleurs en question étaient ternes et surtout ridicules.

Du rose, du mauve et du vert…Vraiment…

Est-ce que les architectes de ce bâtiment avaient vraiment voulu égayer le séjour de ses futurs pensionnaires en choisissant de telles couleurs ?

Si c'était le cas, c'était des imbéciles.

Pensaient-ils réellement qu'ils pourraient atténuer l'horreur de l'enfer qu'ils bâtissaient en le recouvrant de cet abominable rose bonbon ?

Et ce vert…

Qu'est ce que la couleur de l'espérance faisait ici ?

Bien sûr, il ne fallait pas pousser le cynisme jusqu'à inscrire sur le fronton des prisons « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance » mais tout de même…

Shinichi soupira. Ce lieu lui donnait la nausée. Cette tentative criante de recouvrir la triste vérité d'une telle couche de mensonges lui donnait la nausée.

Pourquoi s'acharner à donner à cet endroit une apparence qui aurait mieux convenu à une école maternelle ou un centre aéré ? D'un autre côté, à quoi était supposé ressembler une prison ? Qu'est ce qu'une prison était supposée être d'ailleurs ?

Un enclos où on parquait les éléments nuisibles à la société pour les empêcher de faire souffrir les autres ? Dans ce cas, qu'est ce qu'elle faisait ici ?

Et de toutes manières, cette définition de la prison ne tenait pas debout. La plupart des criminels enfermés ici finissaient par en sortir, un jour ou l'autre. Avaient-ils véritablement perdu toutes capacités de nuire aux autres à ce moment là ? C'était peu probable. Tout être humain à naturellement la capacité de faire souffrir ses semblables. Shinichi avait eu l'occasion de le constater, même des handicapés ou des vieillards pouvaient tuer leur prochain sans le moindre problème s'ils en avaient réellement envie. Et certains des pensionnaires de ce lieu n'auraient même pas trente ans lorsqu'ils en sortiraient, c'était le cas de celle qui l'avait attiré ici.

Qu'est ce qui était supposé les faire changer ? Par quel miracle étaient-ils censés être de nouveau aptes à vivre en société après un séjour de quelques années derrières ces murs ? Qu'avaient-ils gagné ici qui les empêcherait de s'enfoncer dans le crime à nouveau lorsqu'ils seraient libérés de leurs entraves?

Une conscience ? Une morale ? Un sens des responsabilités ?

Le détective eût un sourire digne d'une des pensionnaires de l'établissement.

Non, il fallait être réaliste et regarder la vérité en face. La plupart des criminels qui sortiraient d'ici n'emporteraient qu'une seule chose avec eux. La peur, la peur de retourner en ce lieu et d'y vivre à nouveau les mêmes horreurs.

Cela pouvait suffit à les dissuader d'enfreindre la loi…ou cela pouvait les pousser à être plus prudents lors de leurs prochains crimes. Et quand bien même cela fonctionnerait à coup sûr, pouvait-on parler de justice ?

Shinichi n'était pas naïf. Même s'il y avait des murs et des gardiens pour s'intercaler entre eux et leurs victimes potentiels, il n'y avait aucune barrière de ce genre pour protéger les criminels…d'eux même, ou pour être plus précis, de leurs compagnons de cellule. Les gardiens ? En théorie, ils étaient censés protéger tout le monde, pas seulement ceux qui vivait en dehors de cette prison mais aussi ceux qui vivaient à l'intérieur. En théorie, oui, mais en pratique?

L'administration pénitentiaire n'avait pas les moyens de mettre un gardien derrière chaque prisonnier en permanence, tout comme la société ne pouvait pas placer un policier sur les lieux de chaque crime possible.

Et de même qu'il existait des policiers corrompus qui ne valaient pas mieux que les criminels, il devait exister des gardiens de prison qui aurait été à leur place de l'autre côté des barreaux.

Des gardiens qui devaient faire la sourde oreille aux appels au secours des prisonniers battus à mort par leur camarades, des gardiens détournant pudiquement les yeux lorsqu'un de leur pensionnaires étaient victimes d'un « accident », des gardiens récoltant une partie des bénéfices du trafic de drogue permettant à certains criminels d'assouvir le même vice qui les avait entraîné en prison.

Si la prison protégeait la société des criminels, elle ne protégeait guère les criminels de la société.

Un soupir franchit les lèvres du détective. Il n'avait jamais vraiment pris la peine de vraiment réfléchir à cet envers sombre de sa vocation. Jusqu'à présent, il avait strictement délimité les rôles. Son rôle était d'empêcher les criminels d'échapper à la justice, s'assurer que ces criminels seraient jugés équitablement, c'était le rôle de la mère de Ran, et veiller à ce que ces mêmes criminels soient traités comme des êtres humains lors de leur séjour en prison, c'était le rôle d'une autre personne encore…

Personne ne pouvait porter toute la misère du monde à soi tout seul. Certes la justice n'était pas parfaite, mais il n'était pas en son pouvoir de changer cela. Il n'était qu'un maillon de la chaîne. C'était déjà assez difficile comme cela de s'assurer qu'un mystère ne resterait pas irrésolu et qu'un crime ne resterait pas impuni, il n'allait pas se mettre en tête de s'assurer en plus qu'un crime serait puni correctement.

Etre un détective hors du commun, c'était à sa portée. Mais être également un avocat compétent, un juge impartial et un directeur de prison exemplaire, c'était hors de sa portée, et même s'il avait pensé en être capable, la société l'aurait remis à sa place, sa place de détective.

Jetant un coup d'œil dans une des vitres de la salle d'attente, le lycéen y contempla son reflet…et le sourire cynique de la petite Haibara.

N'était-il pas en train de fuir ses responsabilités de la même manière qu'elle ? Fermer les yeux sur les conséquences de ses actes, ne pas se préoccuper de ce qui advenait des criminels qu'il envoyait en prison, en quoi était-ce agir différemment d'une scientifique concevant un poison sans se préoccuper de l'usage qu'en ferait une organisation criminelle ?

Certes, il pouvait hausser les épaules et se dire qu'il n'avait fait qu'écouter sa conscience et accomplir son devoir. Si le criminel qu'il avait démasqué était torturé, humilié voir même assassiné, ce n'était pas sa faute. C'était la faute de ses camarades de cellules qui l'avaient tourmenté, la faute des gardiens qui n'accomplissaient pas leur travail, et, en dernière instance, la faute du criminel lui-même. Personne ne l'avait forcé à accomplir le crime qui l'avait entraîné en prison.

« Je ne voulais pas en faire un poison à l'origine… »

« Je ne voulais pas… »

Pourquoi les mots de cette fillette résonnaient-ils dans sa conscience comme une comptine enfantine qui aurait ressurgi du fond de sa mémoire ?

Est-ce que sa conscience avait pris la voix d'Haibara pour lui rappeler que les criminels n'avaient pas toujours le choix justement ? Ou bien...est ce que les excuses qu'il ne cessait de se répéter ressemblaient un peu trop à celles d'un criminel fuyant ses responsabilités ?

« Un détective poussant un criminel au suicide, devient lui-même un criminel… »

Pour ce qu'il en savait, un bon nombre de suicide avait lieu en prison, non ?

Le grincement de la porte tira Shinichi de ses réflexions moroses. Oui, pas de doute, c'était bien à lui que le gardien faisait signe, c'était bel et bien son tour.

Se levant de sa chaise, le détective laissa ses doutes derrière lui, il les récupérerait en sortant de toutes manières alors…

Une expression aussi mélancolique qu'amusée plissa les traits du lycéen tandis qu'il contempla la pièce dans laquelle il venait de pénétrer.

Cette pièce bien particulière était délimitée en deux par une longue série de tables alignées les unes à côtés des autres. Enfin, elles n'étaient pas exactement alignées les unes à côtés des autres puisqu'une cloison avait été installée entre chacune d'entre elles, mettant à l'abri du regard de leurs voisins ceux qui s'installeraient de part et d'autres des tables en question.

Des tables qui étaient coupées en deux par un mur, un mur dont la partie supérieure était transparente. Shinichi tapota la vitre qui était face à lui, une vitre bien spécifique puisqu'elle ne pouvait être traversé que par une seule chose, le regard. Si le détective avait soulevé sa chaise pour la jeter de toutes ses forces sur cette vitre, il y aurait tout au plus laissé une éraflure…et encore.

Cette ultime barrière entre les prisonniers et leurs visiteurs avait une double fonction, éviter d'une part que les visiteurs soient agressés ou pris en otage par les détenus, éviter d'autre part que les détenus soient victimes des représailles de la famille de leur victimes. Après tout, bon nombre de personnes estimaient que la prison n'était pas un châtiment suffisant pour certains crimes.

Le revers de la médaille, c'était que cette barrière de protection ne laissait pas passer le moindre son, ce qui limitaient énormément les possibilités de dialogue. Mais deux combinés de téléphone installés de chaque côté de la vitre apportaient tout naturellement une solution au problème.

Avoir recours à un téléphone pour communiquer avec une personne qui était seulement à quelques mètres de lui, moins d'un mètre dans ce cas précis, voilà qui n'était pas sans rappeler quelques souvenirs au détective. Le parallèle était d'autant plus amusant que là encore, c'était une barrière de dix ans qui le forçait à utiliser un téléphone.

Enfin, cette fois, il n'avait pas besoin d'un des transformateurs de voix du professeur.

Shinichi enfonça ses ongles dans la paume de sa main pour évacuer une partie de sa frustration et de son impatience. Son impatience ? Ressentait-il réellement de l'impatience ? De la nervosité, oui, mais de l'impatience… Allons bon, il n'avait jamais reculé face au moindre criminel, même des criminels du calibre de Gin, Vermouth ou l'insaisissable kid, alors pourquoi devait-il être nerveux à l'idée d'être confronté à cette criminelle là en particulier ?

La criminelle en question avait enfin daigné faire son apparition. Il n'y avait pas la moindre trace de fatigue ou de tristesse pour se refléter dans ses yeux bleus, et on pouvait difficilement savoir si le léger sourire qu'elle lui adressait exprimait de la gratitude ou bien de la lassitude.

Il avait fait le décompte mentalement, elle avait bien une minute de retard. Une minute et quinze secondes pour être précis. Qu'est ce qui pouvait expliquer cela ? Avait-elle hésité à se rendre à une entrevue qui l'irritait plus qu'elle ne la réjouissait ? Ou bien avait-elle pris le temps de se maquiller pour présenter la meilleure facette d'elle-même à son visiteur ? Se maquiller au sens figuré bien sûr. Elle n'avait pas de rouge à lève à appliquer sur ses lèvres mais elle pouvait les plisser en un sourire narquois, elle n'avait pas le visage recouvert d'un produit de beauté que des larmes auraient pu faire fondre, mais elle avait bien dissimulé ses traits derrière un masque froid et artificiel que la moindre larme aurait ébréché.

Oui, elle avait du essayer de se refaire une beauté, et elle y était parvenu, même si c'était la beauté sulfureuse d'une criminelle fixant d'un air condescendant le détective qui lui faisait face.

Et la manière dont la couleur de ses cheveux s'accordait avec celle de son uniforme n'était pas sans accentuer ce charme si particulier. Cet uniforme... La petite Haibara lui avait jadis confié que le rouge était sa couleur préférée, ironie du sort, c'était également de cette couleur qu'étaient revêtue les meurtrières dans les prisons américaines. Sans doute parce que c'était la couleur du sang… Cela avait convenu à Shiho Miyano, elle en avait plus qu'assez de devoir dissimuler sa vraie nature aux autres, et le rouge qu'elle appréciait le plus était justement celui qui était aussi écarlate que le sang.

Prenant son courage à deux mains, Shinichi décrocha le combiné du téléphone avant d'avaler péniblement sa salive tandis qu'il contemplait celle qui était de l'autre côté du miroir mimer son geste.

« Kudo, quitte à être forcé d'endurer un rendez-vous en tête à tête avec toi, est ce que ce serait trop te demander que de me sourire ? Si quelqu'un d'autre voyait ta tête, il se demanderait si je ne me suis pas dénoncé à ta place pour un crime que tu aurais commis. Ou bien il s'imaginerait que je suis en prison à cause d'un crime que j'aurais commis par amour pour toi et que tu te sens coupable à ma place. Or chacun de nous est parfaitement à sa place des deux côtés de cette vitre. Enfin, peut-être pas toi puisque je me demande ce que tu fait là au lieu d'aller rejoindre celle qui t'as attendu tout ces mois.»

Même s'il parvint à adresser un sourire à la scientifique, ce sourire n'était clairement pas celui qu'elle aurait voulu contempler.

« Tu as peut-être oublié, mais un jour tu m'as demandé ce que je ferais si j'avais le choix entre regarder Ran mourir sous mes yeux ou te livrer à Gin. Est-ce que tu t'en souviens ? Et est ce que tu te souviens de ce que je t'ai répondu ? »

La métisse soupira.

« Je ne fuirais jamais mes responsabilités, ni celles que j'ai vis-à-vis de Ran, ni celles que j'ai vis-à-vis de toi. Et même si j'étais incapable de protéger Ran, ce dont je doute, je suis certain que je ne serais jamais capable de trahir la confiance que tu as placée en moi. »

Shiho était une actrice talentueuse quand elle s'en donnait la peine, mais la manière volontairement ridicule et exagérée avec laquelle elle avait récité son texte aurait fait honte au pire des comédiens amateurs.

« Le problème, Kudo, c'est que tu n'a plus aucune responsabilité vis-à-vis de moi. Maintenant que l'organisation est détruite, de quoi aurais-tu besoin de me protéger?»

« La solitude ? Le désespoir ? »

Il avait hésité à ajouter le suicide.

« La solitude ? Oh comme j'aimerais que tu aies besoin de me protéger de la solitude. Mais le système pénitentiaire estime qu'il est inhumain d'isoler une prisonnière et la priver de toute chaleur humaine. A moins que le contribuable ne soit trop avare pour offrir une cellule individuelle à chaque détenu. Ou bien le directeur estime que les cellules collectives sont le moyen le plus sûr de prévenir toute tentative de suicide de la part d'une de ses pensionnaires. Enfin, tu vois où je veux en venir. Avec cinq personnes pour partager ma chambre, mes moments de solitude sont rares, et c'est le même genre de solitude que celle d'une gamine dans un pensionnat de jeunes filles. Mais bon, ce n'est qu'une affaire de temps avant que la pauvre petite ne se décide à parler à ses camarades au lieu de rester isolée dans un coin de la cour au moment de la récréation. Tu vois que tu n'as pas à t'inquiéter pour moi, je ne suis pas seule. »

« S'il y a une chose que j'ai appris en t'observant, c'est qu'on peut rester seule même quand on est entouré de monde. Et entre une camarade de cellule et une amie, il y a un gouffre, et te connaissant, il te faudra beaucoup de temps pour le combler. Alors j'estime que tu as encore besoin de moi.»

Même si une lueur de mélancolie commença à illuminer les yeux de la scientifique, le pli moqueur de son sourire s'était accentué.

« Mais notre relation a toujours été celle de deux camarades de cellules, Kudo. Deux personnes qui se seraient détestés si elles s'étaient rencontrées dans des circonstances normales, mais qui ont été forcé de cohabiter dans le même espace restreint. Deux personnes forcées de mettre leurs différents de côté pour s'épauler contre les gardiens de leur prison et trouver un moyen de s'évader. Oh, il y a eu des moments où ces deux co-détenus semblaient avoir de l'affection l'un pour l'autre, mais là encore, c'était une conséquence des circonstances… Le premier détenu n'avait plus personne pour lui envoyer des lettres, l'appeler au téléphone ou lui rendre visite. Quant au second, il avait bien quelqu'un pour l'attendre mais…Eh bien, tu es très bien placé pour savoir qu'on peut difficilement exprimer son affection à sa dulcinée lorsqu'on ne peut la retrouver qu'au parloir de la prison… »

« Sans doute, mais notre relation a évolué, non ? La preuve puisque le second détenu continue de rendre visite au premier après être sortie de la prison. D'ailleurs, si je me rappelle bien, il y a eu un moment où le premier était même prêt à subir la peine capitale à la place de son compagnon de cellule. »

Pendant un court instant, Shinichi put contempler Shiho avec une expression identique à celle de la petite Haibara quand Conan lui faisait remarquer, avec un petit sourire aussi moqueur qu'attendri, qu'il y avait des moments où elle semblait avoir réellement huit ans.

« Oui, avec un compagnon de cellule tel que toi, la relation pouvait évoluer. Mais un idiot dans ton genre ? Dans cette prison là, il y a peu de chance pour que j'en rencontre un… »

« Tu réalises que tu es en train de me donner raison quand je te dit que tu as encore besoin de moi ? »

Il n'y avait pas besoin d'être un psychologue de génie pour comprendre que le détective aurait préféré que la métisse lui ait démontré qu'il se trompait.

« Non. Tu me disais tout à l'heure que tu voulais me protéger du désespoir, c'est ça ? Eh bien laisse moi t'apprendre que c'est de l'espoir que j'aimerais être protégé. Si Dante a banni l'espoir de son enfer, ce n'est pas par cruauté, c'est parce qu'il estimait que c'était une torture trop cruelle, même pour le pire pêcheur. Si Pandore a refermé sa maudite boite avant que l'espérance ne s'en échappe, c'est parce qu'elle savait que l'espérance était le pire de tout les maux. »

La chimiste tapota la vitre du doigt, comme pour faire rentrer de force ses paroles dans la cervelle de son interlocuteur.

« Je ne veux pas être dépendante de l'affection de quelqu'un qui peut finir par se lasser de me rendre visite. Surtout quand ce quelqu'un est un idiot qui passe son temps à se mettre en danger. Je préfère que tu disparaisses de ma vie dès maintenant, je préfère m'habituer à ton absence quand j'en aie encore la force, plutôt que d'être forcé de le faire au moment où quelques minutes en ta présence seraient devenu une drogue dont je ne pourrais pas me passer plus de quelques semaines… »

« Quand je t'ai promis de te protéger, tu m'as fait confiance, non ? Et le simple fait que tu sois là, à me parler, prouve que tu as eu raison de le faire. Alors pourquoi ne me fait-tu pas confiance quand je te promets que je ne t'abandonnerais pas ? »

Retenant péniblement un soupir, la criminelle ferma doucement les yeux.

« Ta vie se trouve de l'autre côté de l'océan pacifique, Kudo, pas ici. Quand est ce que tu vas te décider à ne plus répéter sans cesse les mêmes erreurs ? Lorsque je t'ai donné cet antidote temporaire, tu t'en aies servi pour jouer les Sherlock Holmes d'opérette au lieu de profiter des quelques heures que Shinichi Kudo était autorisé à passer avec son amie d'enfance. Et même après avoir bénéficié d'un antidote permanent, au lieu de rattraper le temps perdu avec elle, tu as passé plus de temps aux Etats-Unis, à assister à mon procès, que dans ton pays natal, auprès de celle qui t'y attend encore et toujours. »

Ce fût au tour du détective de fermer les yeux.

« Je retourne au Japon ce soir, justement. »

Shinichi fit de son mieux pour résister à la tentation de contempler le visage de la métisse pour y déchiffrer sa réaction face à ses paroles.

« J'ose espérer que ce sera pour de bon. Pas comme les dernières fois où tu passais moins de temps dans ton propre pays que ne le ferait un touriste. »

« Combien de fois faudra-t-il te le répéter ? Ce ne sera jamais pour de bon, du moins pas avant que tu ne sortes de cette prison. »

Le lycéen s'était préparé à se faire traiter d'imbécile une fois de plus, mais une fois encore, sa meilleure ennemie le surprit par une réaction inattendue.

« Et dans combien de temps aura lieu ta prochaine visite ? »

Ouvrant les yeux, il demeura figé quelques instants devant un visage qui ne lui avait jamais paru aussi énigmatique.

« Je ne sais pas. Le plus tôt possible… »

Durant une bonne minute, la vitre comme les téléphones s'avérèrent superflu, il n'y avait plus aucune parole pour parcourir le câble qui reliait le détective à sa criminelle.

« Est-ce que…ce n'est pas trop dur de t'habituer à l'idée… »

« Que je passerais les dix prochaines années de ma vie ici ? »

Shinichi acquiesça timidement à celle qui lui adressait un sourire plus désabusé que jamais.

« Non, ce n'est pas trop difficile de m'habituer, d'ailleurs, je ne sais pas si on peut vraiment dire que j'ai du m'habituer à un nouvel univers. Après tout, je suis née dans une prison, et toutes les prisons se ressemblent…Que ce soit l'organisation ou celle-ci. Ma nouvelle vie ici n'est que le prolongement naturel de l'ancienne.»

« Est-ce que tu t'étais vraiment habitué à ton ancienne prison ? »

Le fatalisme laissa la place à la mélancolie sur le visage de la jeune femme. Et même si elle demeura silencieuse, son regard était la plus éloquente des réponses qu'elle pouvait donner à la question de son compagnon.

« Allez, Kudo, regardes le côté positif des choses. J'ai échappée à la peine capitale tout comme à la prison à perpétuité. Dix ans de ma vie, ce n'est pas cher payé par rapport à la cinquantaine de personnes que j'ai aidé à faire passer de vie à trépas. Cinquante personnes, quand même. Si j'avais du passer une année en prison pour chaque années que mes victimes auraient pu vivre sans moi… »

Un soupir s'échappa des lèvres de la métisse tandis que son regard commençait à prendre une expression absente, comme si elle contemplait un univers invisible pour le détective.

« Cinquante… Et dire que c'était déjà assez difficile de les supporter quand ils n'étaient qu'une dizaine. Enfin, c'était prévisible qu'ils continueraient de se servir de mon poison. »

Même s'il aurait voulu dire à la chimiste qu'elle n'était pas responsable de ces morts, lui répéter ses propres mots en lui rappelant qu'elle n'avait jamais voulu concevoir un poison, le lycéen demeura silencieux. Parce qu'il savait que ces mots demeureraient vide de sens pour la métisse, ou bien parce qu'il n'arrivait toujours pas à comprendre la créatrice d'une drogue destiné à commettre des meurtre ? Il ignorait la réponse à cette question, et de toutes manière, il préférait ne pas la connaître.

« Pourquoi cet air de chien battu ? Cela ne sert à rien de regretter le passé, Kudo, il est définitivement derrière nous, et ni toi ni moi ne pourront rien y changer. Et puis soyons honnête, cela nous arrange bien que ma liste noire se soit allongée, non ? Si jamais une seule de ces personnes avait eue la même chance que nous, nous aurions perdu notre meilleure protection contre l'organisation, le fait qu'ils te croyaient mort, et le fait que c'était une adulte et non pas une fillette qui était en tête de leur liste de traitre à éliminer. »

Serrant le poing, Shinichi se retint de frapper la vitre de toutes ses forces. Il ne rentrerait pas dans son petit jeu, elle pouvait essayer de se rendre la plus détestable possible à ses yeux, il n'oublierait jamais ce qui se dissimulait derrière ce masque de cynisme et de froideur.

« Évidemment, il y avait un revers à la médaille. Il fallait que l'une de ces personnes qui se sacrifierait pour nous soit la fille unique d'un membre haut placé du FBI. Celui qui prendrait la place de James Black juste après qu'il soit assassiné par Gin. »

Le lycéen ferma les yeux de nouveau, se remémorant la mort du supérieur hiérarchique d'Akai et de Jodie. Cela avait été un coup dur pour chacun d'eux. Si Akai avait fait preuve de stoïcisme face à la mort de son mentor, cela n'avait pas été le cas de sa collègue. Conan n'avait pas manqué de remarquer qu'une partie de la jovialité de l'inspectrice du FBI avait disparue en même temps que la dernière victime de Gin. Mais sa détermination n'avait pas été ébranlée pour autant.

« Tu te rappelles des premiers mots de Mallory lorsqu'il s'est présenté ? Chacun de nous a perdu un être cher à cause de cette bande de corbeaux, moi y compris. Et comme vous tous, j'espère que justice sera faite. Nos regards s'étaient croisés lorsqu'il avait prononcé ses paroles. A ce moment là, il savait déjà qui j'étais réellement, et il me l'a fait comprendre. Cela ne m'avait pas vraiment étonné sur le coup, après tout Jodie avait entendu Vermouth m'appeler Sherry. Mais naïve comme j'étais, je pensais qu'il faisait référence à ma sœur, pas à sa propre fille… La fille que j'avais assassiné sans le savoir. »

Pendant un court instant, Shinichi put entrevoir de la culpabilité dans les yeux glacials de la métisse, mais elle laissa bien vite la place à l'amusement.

« Enfin, il a eu au moins la courtoisie d'attendre que l'organisation soit totalement démantelé avant de me livrer à la justice. Et lorsque je lui avais proposé de servir d'appât pour piéger mes anciens collègues, ce qui n'a pas manqué de t'étonner du reste, il a refusé en affirmant que les risques étaient trop grands pour moi. Une personne honnête, n'est ce pas ? La justice comptait plus pour lui que la vengeance... Même si je soupçonne qu'il avait des motivations beaucoup moins nobles. Après tout, peut-être que mon agonie n'aurait pas été assez douloureuse à son goût si elle ne s'était prolongée sur plusieurs années. D'ailleurs, tu te rappelles à quel point il a été furieux quand le verdict a été rendu et qu'il a appris qu'il devrait se contenter de dix ans ?»

Si la criminelle fût secouée par un petit rire, le rire en question était dénué de joie.

« D'ailleurs, je ne t'aie toujours pas remercié de m'avoir procuré la meilleure des avocates. »

« Ce n'est pas moi qu'il faut remercier pour ça, c'est ma mère. »

Les deux adolescents qui étaient de part et d'autres de la vitre partagèrent le même sourire désabusé.

« Dans ce cas, transmets-lui mes remerciements. Et profites-en pour remercier aussi la mère de Ran. Elle avait l'air de se sentir si coupable de ne pas m'avoir obtenu l'acquittement. »

« La reine du barreau ne pouvait pas rester stoïque face à sa première défaite. »

« Oh, je pense que c'était plus qu'une histoire de fierté personnelle. Elle avait réellement l'air de s'être attaché à moi au cours de ce procès. »

Durant un court instant, le sourire de Shinichi cessa d'être entaché par la moindre tristesse.

« C'est parce que tu as réussi à la convaincre que ta cause valait la peine d'être défendue. Enfin, c'est ce que m'a dit Ran… »

« J'aurais réussi à tromper la reine du barreau ? Un bel exploit, quel dommage que je ne l'ai pas renouvelé avec les membres du jury. »

Une fois encore, le détective garda le silence face à la provocation de la chimiste. Peut-être avait-il tort de le faire ? Après tout, peut-être voulait-elle précisément qu'il la contredise ? Peut-être ne désirait-elle rien de plus que de voir au moins une personne essayer de la convaincre qu'il y avait encore de l'espoir pour elle.

« Dans tout les cas, dit-lui que je la remercie de ses efforts, tout comme je la remercie d'avoir estimé que je pouvais être une cliente digne d'être défendue par elle. Et si elle est toujours chagrinée parce que j'ai perdu dix ans de ma vie, rappelle-lui que j'ai conscience de la valeur des dizaines d'années de liberté que j'ai gagné grâce à elle. »

« je le lui dirais à mon retour. »

Le silence retomba et se prolongea une bonne minute, une précieuse minute qu'ils étaient en train de gâcher.

« Je suppose que nous n'en avons plus pour très longtemps…Alors, tant qu'il me reste assez de temps pour te le dire… »

« Me dire quoi ? »

Shinichi entrouvrit les lèvres, hésita un court instant, et finit par laisser échapper d'autres mots que ceux qu'il avait en tête.

« Je...j'ai demandé au professeur de faire une copie des enregistrements que t'avait laissé ta mère et de te les envoyer. Normalement tu devrais les recevoir d'ici quelques jours…Tu les a peut-être même déjà reçu… »

Si le lycéen avait cru que ce geste lui vaudrait la gratitude de la scientifique, il s'était lourdement trompé. Sous ses yeux ébahis le masque de la criminelle était en train de se fissurer lentement mais sûrement.

« Les enregistrements...que m'avait laissé ma mère ? Kudo, est ce que tu réalises le prix que je vais devoir payer pour avoir le droit de les réécouter? Est-ce que tu as conscience du fait que des étrangers vont consciencieusement les écouter pour s'assurer que tu ne me transmets pas d'instruction pour une évasion future ? Tu m'avais dit toi-même que ces messages n'appartenaient qu'à moi, qu'ils ne devaient être écouté par personne d'autre que moi et pourtant…pourtant… »

Malgré le tremblement qui l'agitait, la voix de la métisse n'avait jamais fait frissonné le détective à ce point là.

« Ai, je… »

« Personne n'aurait du s'introduire dans cette partie de ma vie, tu m'entends ? Personne ! »

Au cours de sa vie, Shinichi avait du faire face aux regards de dizaines de meurtriers.

Le regard haineux de celui qui, il y a encore un instant, pensait que sa culpabilité demeurerait invisible aux yeux de la justice à tout jamais.

Le regard terrifié de celui qui, derrière le détective qui l'avait démasqué, voyait s'avancer l'ombre menaçante de l'échafaud ou les portes de la prison qui allaient se refermer sur lui.

Le regard glacial de celui pour qui la justice n'était qu'une mascarade derrière laquelle s'abritaient les véritables criminels, ces monstres égoïstes qui avaient réussis à détruire d'innombrables vies tout en restant dans les strictes limites tracées par la loi, des limites qui n'avaient pas fait reculer celui qui avait assumé à lui tout seul les rôles de policier, de juge et de bourreau, quitte à devenir pour cela un criminel aux yeux de la société qui n'avait pas pu protéger un ami, une épouse, un enfant ou un parent…

En un court instant, cette multitude innombrable de regards semblait avoir convergé en un faisceau unique, un faisceau qui avait jailli des yeux d'une métisse pour transpercer la conscience d'un détective japonais.

Mais cet instant ne se prolongea guère, la scientifique avait légèrement baissé la tête, comme si elle avait épuisé toute sa haine et toute son énergie dans ce regard lourd de reproches qui l'avait laissé sans la moindre force pour faire face à un simple lycéen.

Une minute s'écoula sans que la métisse ne daigne lever les yeux vers son interlocuteur. Etait-ce une manière pour elle de lui faire comprendre son mépris? Etait-ce par honte de s'être laissé emporter devant lui ? Ou bien pour dissimuler ses larmes face à celui qui ne pouvait pas tendre la main pour les essuyer ?

Autant de questions qui se pressaient dans l'esprit du jeune homme et dont les réponses demeuraient dissimulées par les mèches de cheveux auburn qui s'interposaient entre lui et les yeux de la métisse.

La main de la criminelle avait écarté le combiné du téléphone de son visage, et même si elle ne l'avait pas encore raccroché, ce simple geste suffisait à rendre inaudible au détective les reniflements ou la respiration irrégulière qui lui aurait rendus visibles les larmes qu'on lui dissimulait.

Shinichi attendit patiemment que la chimiste coupe définitivement la communication ou qu'elle daigne la reprendre au point où elle s'était interrompue.

Les secondes eurent beau s'accumuler, le lycéen résista à la tentation de reposer le combiné qu'il serrait entre ses doigts, bien déterminé à attendre jusqu'à la dernière des secondes qui lui étaient accordés par une justice qui lui apparaissait pour l'instant sous le visage peu séduisant d'une administration aussi avare qu'intraitable.

Au soulagement du jeune homme, la main de la chimiste finit par se mouvoir de nouveau. Malheureusement ses lèvres demeurèrent closes maintenant que les mots qui s'en seraient échappés avaient de nouveau la possibilité de parvenir jusqu'à l'oreille de son interlocuteur.

« Ai, que tu le veuilles ou non, il y aura toujours quelqu'un entre toi et celui qui voudra te parler, que ce soit par l'intermédiaire d'une lettre, d'un téléphone…ou d'un enregistrement…Est-ce que tu aurais préféré rester dans le silence ? »

Le silence, ce fut justement la seule réponse qu'il reçût à sa question, une question à laquelle il se sentit obligé de donner une formulation plus terrifiante.

« Est-ce que tu préférais rester dans le silence ? »

Soit elle n'osait pas donner sa réponse, si elle la connaissait elle-même, soit elle y répondait de la manière la plus littérale possible. Cette fois, le détective ne résista plus à la tentation de raccrocher, préférant ainsi maintenir une ambiguïté qui l'autoriserait à revenir plus tard, ne serait-ce qu'une fois de plus.

De toute manière, les signes discrets de la gardienne placé de l'autre côté de la vitre semblaient bel et bien sonner la fin de cette entrevue qui, comme toutes les autres, s'avérait en même temps trop longue et trop courte…Beaucoup trop courte…

Le lycéen préféra cependant ne laisser aucune ambiguïté de son côté avant son départ.

« Je reviendrais… »

« Quand ? »

Malgré le ton monocorde et dénué d'émotion avec lequel elle s'était efforcée de la prononcer, Shinichi ne put s'empêcher de percevoir une note d'espoir dans la question de la scientifique.

« Le plus tôt possible…et aussi souvent que possible… »

Les tout derniers mots de la conversation continuèrent de résonner dans la conscience du détective et de la criminelle tandis que la justice qui les avait séparés reprenait petit ses droits en refermant les unes après les autres les barrières qu'elle avait établies entre eux.

Mais après tout, voir la distance entre soi et la personne pour qui on ressentait de l'affection se réduire parfois, sans pour autant s'abolir complètement, c'était une situation à laquelle chacun d'eux s'était habitué.

Et s'ils avaient réussis à y faire face, et continuaient d'y faire face, c'est parce que de part et d'autre de cette distance, on pouvait toujours se parler, se parler et entretenir l'espoir qu'un beau jour elle disparaîtrait complètement…