Certains emploient les pokemons comme des outils, pour devenir
plus forts... Ces pokemons sauvages qu'on dresse contre leur nature,
quel regard peuvent-ils avoir sur l'homme?
Basil est un
sbire de la Team Rocket ambitieux, qui intrigue pour gagner du
pouvoir dans l'organisation. Mais ce n'est pas sans risque...
Attention, l'ambiance est assez malsaine et violente, même si ça ne justifie pas je pense un accès restreint.
Incarnation. Je flottais dans un brouillard sans pensée, à peine conscient de ma propre existence. Le temps s'est écoulé sans que je sache combien, et voilà que je suis, je jaillis hors de cet état de stase, je m'expulse dans l'espace comme une seconde naissance. La lumière déchire mon cerveau d'un torrent d'informations, et l'espace d'un instant, je suis la lumière. Mes sens m'assaillent avant que je prenne forme. Puis mon corps s'étire et s'étend, je suis, fait de chair, de sang, de vie, de souffrance. La souffrance. Elle me saisit dès que mes pattes touchent le sol, preuve de ma matérialisation, et s'éteint aussi vite qu'elle est venue. Bienvenue dans la réalité.
Ce n'est plus la forêt. Dans les bois où je suis né et ai grandi, il y a un tissage d'effluves et de bruissements, tout autour, et je sais où est ma place. J'ai mon odeur dans un monde de rumeurs, mon cri au milieu de ces rugissements, mon territoire que je marque et défend.
Ici, pas de terre sèche, de mousse humide, de piste âpre laissée par un prédateur ou de fumet discret qui indique la position du repas…
Mes griffes cliquètent sur un sol lisse et dur. Un coup d'œil aux alentour met un nom sur la menace qui risque de faire passer mon esprit dans le rouge : je suis enfermé ! C'est un lieu clos, où que je regarde, il n'y a que des parois verticales qui coupent toute issue. Même au dessus, on ne peut pas voir le ciel.
Mon premier mouvement tend vers la panique. Je veux courir devant moi sans rien pour m'arrêter, je veux pouvoir fuir. Mais je ne peux pas. Et il y a des ennemis dans le même endroit. Des humains, deux humains, immenses et menaçants. C'est le monde des humains, ici. Je ne suis pas à ma place. En plus, ils me regardent. Je n'aime pas leur façon de me fixer. Il n'y a que les prédateurs pour scruter comme ça, dans les yeux.
Il faut que je me cache. S'ils sont là, c'est qu'il y a une sortie. Ils vont finir par sortir, ils ne peuvent pas rester comme ça tout le temps. Je n'ai qu'à me cacher et à attendre.
Il y a de grands assemblages de bois et de matières inconnues de couleurs extravagantes, qui agressent mes yeux. Doré, rouge. Dessous, c'est creux, je peux me glisser dans cet espace. Si je trottine jusque là je pourrais me dissimuler. Je tente de garder mon calme, autant que possible. C'est ce qu'il faut faire dans une situation dont on n'a pas la maîtrise. Il me faut du temps pour comprendre, pour donner un sens à ce qui m'arrive, à ce qui se passe.
Mais une surprise m'attend : il y a déjà quelqu'un sous le meuble. Deux yeux rouges me figent. Un long corps serpentin est blotti dans l'ombre.
« Viens vers moi », susurre l'inconnue. « Tu n'as rien à craindre… »
Je ne lui fais pas confiance. Les pokemon à écaille m'ont toujours repoussé. C'est froid, visqueux, ça sent la chair morte comme le poisson crevé. Je suis un solitaire, et je n'apprécie pas la compagnie, même celle de mes semblables. Lorsque les ressources viennent à manquer, durant les hivers rigoureux, les amis deviennent des rivaux et nous nous changeons tous en bêtes féroces. D'où le vieil adage auquel je crois dur comme fer : ne jamais se lier.
La milobellus n'en a cure : elle déploie ses anneaux et rampe gracieusement dans ma direction. J'amorce un retrait, mais elle ne me laisse pas le temps de reculer. Un frémissement parcourt sa peau tendre, aussi fragile en apparence que celle de la gorge d'une humaine. Elle ondoie, fascinante, sur le sol, me repoussant vers le centre de la pièce. Je ne parviens plus à me détacher du galbe de sa chair, si veloutée que j'ai envie de la toucher, de la lécher, d'y planter mes crocs. Je frissonne. De crème, l'avant de la couleuvre tentatrice vire lentement au rose.
« Calme-toi… » Reprend-elle, d'une voix trop douce. « Il n'y a pas de raison d'avoir peur… »
Mon cœur bat à tout rompre face à cet avatar de la beauté. Je dois retenir ma gueule de s'ouvrir pour happer goulument son parfum. J'aurai l'air parfaitement stupide à haleter ainsi, et je ne veux surtout pas me ridiculiser devant elle…
Mes pensées sont contre nature. Nous ne sommes pas de la même espèce. Je me sens envahi par le dégoût, qui conjugué à la pulsion qui me hante comprime mon bas-ventre et me donne la nausée... Je lutte contre le désir absurde, l'endormissement de ma méfiance et l'apaisement qu'elle m'inspire.
Une convulsion la parcourt lorsqu'elle sent ma résistance. Elle se redresse, vexée, et siffle sèchement, me désignant un des deux humains :
« Tu dois obéir ! Cet homme est ton maître ! Et mon maître est le maître de ton maître ! »
Maître ? Ces mots n'ont pas de sens ! Je suis libre, je n'appartiens qu'à moi-même… Hier encore je chassais sur mon territoire… Si je n'y retourne pas rapidement, mes pairs auront tôt fait de se l'approprier, et je devrais me battre pour trouver de quoi me nourrir… Il faut que je rentre chez moi, par n'importe quel moyen !
Alors que je vois l'objet tenu par l'humain qui prétend me posséder. Une sphère mi-blanche mi-rouge, une pokeball. Je me souviens du moment où il m'a fait prisonnier. Il a lancé ses deux monstres sur moi, et même en me battant de toutes mes forces, je n'ai pas fait le poids. J'étais blessé, affaibli : c'est là qu'il a lancé la pokeball et qu'elle m'a aspiré.
J'entends les sons qu'ils prononcent : leur pensée est différente et j'ai du mal à comprendre, mais c'est de moi qu'il est question.
« Je l'ai capturé hier, sur la route de Flamberge… »
Il est tout habillé de noir, même les grosses chaussures qui protègent ses pieds. Je dois lever la tête pour distinguer son visage. Il parait que c'est là que les humains expriment leurs émotions : le sien reste pourtant aussi lisse que la surface gelée de l'eau l'hiver. Il n'a rien de particulier à mes yeux : les hommes se ressemblent tous. Il a la peau nue, presque imberbe, sauf une ridicule crinière claire sur la tête. Ses vêtements dégagent une odeur chaude de peau animale : sans doute celle de ces grosses bêtes pataudes auxquelles certains dérobent du lait à la faveur de la nuit… Les ecremeuh. Moi, je ne le fais pas. Il faut rester éloigné des humains.
Son insensibilité n'est qu'apparente. Il dégage un bouquet de phéromones qui me fait froncer le museau. Excitation, peur. Ce n'est pas comme l'autre. L'autre ne dégage aucune odeur. Tout comme cette pièce, pleine de formes et de couleurs, mais d'où la vie est absente. Je n'aime pas cet endroit. Il n'est pas naturel.
J'ai peur. Je suis enfermé, prisonnier ! L'homme affalé se redresse brusquement pour me regarder : il va m'agresser, ce sans-odeur. Je recule précipitamment. Il n'y a pas de cachette, pas de sureté. L'homme dirige ses yeux globuleux dans ma direction : il est gras, bien nourri, en bonne santé. Ce doit être le chef de leur meute. Le maître de mon maître, a dit la millobelus. Je ne suis pas à eux !
Ils ne doivent pas voir ma crainte. S'ils perçoivent ma faiblesse, mon infériorité, je suis perdu. Arquant mon échine, j'hérisse ma queue touffue pour les impressionner, et montre mes dents dans un grognement rauque. Venez, je vous attends ! Je n'ai pas peur !
Ma menace ne semble pas inquiéter le moins du monde le gros homme, qui esquisse une moue dépréciative. En revanche, l'anxiété du plus jeune semble s'accroître. Désappointé par l'échec de mon intimidation, j'intensifie mon grondement.
« Il est mal éduqué ! Tu n'a aucun contrôle sur lui ! » explose finalement le chef.
Son aboiement me fait sursauter et je perds dans ma frayeur mon panache et ma voix. L'autre se raidit également sous la réprimande, et je sens la panique suinter par tous les pores de sa peau malgré le contrôle qu'il tente de conserver. Il s'incline à plusieurs reprises et déclare à toute vitesse :
« Veuillez m'excuser ! Cela ne se reproduira plus ! »
Le chef pose ses coudes et croise ses mains devant sa bouche, jaugeant d'un œil froid le blondinet et moi. Mon soi-disant maître reste en posture de soumission, penché en avant, ses cheveux tombant devant sa figure. Le silence s'éternise, et je crois entendre mon cœur battre aussi fort que le sien. Je ne comprends pas ce qui ce passe, mais je sais une chose : ce qui se joue maintenant concerne mon avenir. Et celui-ci est lié, que je le veuille ou non, à ce type qui a eu l'audace de me capturer.
Enfin :
« Dresse-le comme il convient. Fais-en un pokemon de combat digne de ce nom. Avec un medhyena dans ton équipe, tu pourrais devenir réellement fort. Et même mériter un grade supplémentaire… »
Le plus jeune se redresse et ose un sourire mêlé de gratitude et de soulagement, baisse à nouveau la tête pour remercier.
« Je l'entrainerais ! J'en ferai le meilleur… »
Il referme ses doigts sur la pokeball et une décharge d'adrénaline me parcourt à l'idée de redisparaître dans cette défragmentation.
Il se tourne vers le mur, où se dessine une ouverture, la sortie, sûrement. L'outil de stockage se tend vers moi, s'entrouvre. Je me retourne, prêt à courir, mais déjà la lumière me rattrape et m'environne. Sous le bureau, la milobellus me sourit. La voix du chef atteint mes oreilles rabattues avant que je ne disparaisse.
« Basil, n'oublies pas… »
Je m'éteins en silence : déjà, je ne sens plus la douleur.
