Sa rencontre avec Jax avait changé sa vie. Jusqu'à présent, elle n'avait été que spectatrice. Elle avait regardé son père se noyer dans l'alcool, et sa mère se droguer afin de tenir sur le trottoir. Elle avait regardé sa frère s'occuper d'elle avant de finir tuer par un drive-by. Mais elle ne s'était jamais plainte. Après tout, des filles comme elles, il y en a à chaque coin de rue. Elle regardait la vie se dérouler et se dirigeait calmement, tranquillement vers la reproduction de ce schéma. Le seul qu'elle connaissait. Celui qu'elle considérait comme normal. Elle sortait avec cet homme qui la frappait de temps en temps. Rien de grave. Rien qui nécessitait une visite à l'hôpital, juste un peu plus de fond de teint de temps en temps. Elle le laissait faire. Elle n'était pas non plus naïve, elle pourrait tomber sur bien pire. Alors elle acceptait les coups, sans bruit, sans cris. C'était peut-être ça, sa force, après tout: ne jamais se plaindre. Elle vivait dans une sorte de brouillard, croyant à la fatalité.

Et puis, elle l'avait rencontré. Un jour, dans la rue. Il remontait l'avenue, elle la descendait. Elle l'avait remarqué. Il était grand, des cheveux blonds, une démarche de prédateur, un air sûr, et un cuir sur le dos. Elle l'avait regardé. Trop longtemps au goût de son homme. Il l'avait poussée contre le mur, attrapé sa gorge et insulté. Elle n'avait pas broncher, à peine esquissé une grimace de douleur. Il avait levé la main. Elle avait fermé les yeux. Habituée. Fatiguée. Mais elle n'avait rien senti. Et ça ce n'était pas normal. Alors elle les a ouvert. Et elle a vu. Son homme par terre, le nez en sang, le blond debout les traits déformés par la colère. Il secouait sa main droite. Elle avait déjà vu ce geste. Chez son père et chez son homme. Il s'était fait mal à le frapper. Il finit par la regarder. Et elle eut un geste de recul. Qui était-il? Qu'allait-il lui faire? Pourquoi ce fou furieux s'en prenait à eux sans raison?

« Je ne te veux pas de mal »

Elle mit un moment à comprendre. Elle le regarda droit dans les yeux. Ils étaient bleus, magnifiques. Mais c'est la gentillesse qui s'en dégageait qui la marqua le plus. Il tendit la main pour lui toucher le visage, et elle recula.

« Hey du calme, je veux voir si tout va bien. Il ne t'a pas frappé? »

Elle resta silencieuse. Et enfin elle réussit à dire d'une voix enrouée et rauque

« Pas aujourd'hui. »

Il regarda haineusement son homme toujours à terre et lui cracha dessus. Elle le regarda à son tour. Et elle ne comprit pas. Qui était-ce? Lui, roulé en boule sur le trottoir, le nez en sang. Rien à voir avec l'image virile et autoritaire d'il y a quelques minutes. Comment faisait-elle pour sortir avec lui? Il n'était rien, inutile, méchant, et sans intérêt aucun. Elle semblait le découvrir. Elle leva les yeux et rencontra le regard vert préoccupé du blond.

« Merci. »

« Je t'en prie. Je ne supporte pas voir de jolies filles comme toi avec ce genre de connard. »

Elle ne réagit même pas au compliment. Elle ramassa son sac à main et allait partir. Il lui attrapa le poignet.

« Je peux te raccompagner quelque part? »

« Pourquoi pas, répondit-elle en récupérant sa main. »

Ils marchèrent silencieusement. Elle était toute à ses pensées. Un tourbillon de pensée. Qui l'effrayait.

« J'habite ici, dit-elle en montrant une porte cochère. »

« Tu m'invites à boire un verre. »

Elle le regarda, semblant peser le pour et le contre. Et il la laissa faire avec un petit sourire en coin. Habitué. Connaissant déjà la réponse.

« Je ne sais pas, finit-elle par dire. Je ne te connais pas. »

« Je m'appelle Jax et je viens de te libérer des sales griffes de ton copain. »

Elle lui sourit. Enfin. Un vrai sourire. Et il la trouva aussitôt métamorphosée. Bien plus intéressante, bien plus belle aussi. Sous cette couche de fond de teint.

« Si tu es prêt à monter cinq étages... »

Depuis quand faisait-elle de l'humour elle? Elle se tait d'habitude, et regarde le monde évoluer.

« Je relève le défi. »

Elle le fit entrer dans son appartement. Un petit appartement à vrai dire. Elle sortit deux bouteilles de bières et l'invita à s'asseoir sur le canapé.

« Je reviens. »

Elle passa dans sa chambre pour attraper un pull et enlever ses satanés chaussures à talons. Elle les mettait parce qu'il le voulait. Il lui dictait ses goûts, elle obéissait. Elle se regarda dans la glace et y découvrit une totale inconnue. Elle déglutit difficilement. Elle sentait que tout changeait, qu'elle changeait. Et elle ne voulait pas savoir. Elle avait peur. Elle se détourna de son reflet et attrapa un gros sweat qui était à son frère. Elle l'enfila rapidement et rejoignit Jax au salon. Elle l'observa un moment. Il était assis dans le vieux canapé, confortablement installé, sa bière à la main. Mais il ne ressemblait plus en rien au chevalier en armure blanche. Il semblait perdu. Et accablé. Et elle ressentit de la peine pour lui. Tout nouveau pour elle ça aussi. Elle qui manquait d'empathie.

« Quel est le problème? Demanda-t-elle avant même de s'en rendre compte. »

Il eut un petit sursaut et afficha rapidement un sourire éclatant.

« A part le fait que tu te trouves bien loin de moi, aucun. »

Elle eut un petit sourire blasé.

Elle se décida enfin à s'asseoir à côté de lui. Il la rapprocha aussitôt de lui, et elle se laissa faire. Habituée. C'était le minimum se dit-elle qu'elle pouvait faire pour le remercier. Elle avait échappé à une raclée.

« Dis moi. »

« Tu veux savoir quoi? »

« Pourquoi tu avais l'air si triste? »

Il ne s'y attendait pas. Normalement, les filles ne s'intéressaient pas à ce qui se passait dans sa tête mais plutôt dans son caleçon. Et elles espéraient devenir sa régulière... Et ce petit bout de femme, une totale étrangère, qui alignait avec difficultés deux mots, mettait le doigt sur une émotion qu'il avait appris à cacher depuis des années. Elle était là, dans ses bras et demandait tout naturellement ce qui n'allait pas. Comme s'ils étaient de vieux amis. Et pourtant il ne la connaissait que depuis à peine vingt minutes. Personne n'avait été aussi direct avec lui, même pas Tara, même pas Opie. Et sans même se demander si elle en avait le droit, elle lui avait posé la question. En temps normal, il aurait dévié la conversation pour en revenir au petit jeu de séduction qui le mènerait droit dans son lit. Mais il décida de répondre. Parce qu'elle ne le regardait pas, parce qu'elle était sincère dans son envie de comprendre, parce que pour une fois il pouvait parler à tort et à travers sans se préoccuper des conséquences. Il était loin de chez lui, loin de Samcro.

« Je... C'est pas facile en ce moment. »

Et il lui raconta tout: sa petite amie droguée, son ex premier amour envolé, sa mère sur protectrice, son beau père autoritaire, les problèmes du club, ceux avec la justice. Tout y passa. Et elle ne l'interrompit presque pas, se leva deux fois pour attraper des bières et un cendrier. Il la ramenait aussitôt contre son torse, entre ses jambes. Elle l'écoutait attentive et captivée par cet homme qui lui présentait un monde jusqu'alors inconnu et terriblement attirant. Le monde de Jax était différent, les femmes, en tout cas les régulières, y étaient respectées, et elle brûlait d'envie de le connaître et de voir tous les jeux de pouvoirs s'y dérouler. Elle l'écoutait, en jouant machinalement avec les mains du biker, fascinée, horrifiée et même parfois amusée. Anecdote ou véritable problème, tout y passa. Elle découvrit des personnages sortis tout droit de films mafiosi, attachants, drôles et dangereux. De temps en temps, elle se permettait un commentaire qui faisait rire aux éclats Jax, ou posait une question pour mieux comprendre. Il appréciait l'écoute de la jeune femme ainsi que sa pertinence et sa perspicacité. Il l'avait prise pour une énième blonde décolorée se laissant mener au bâton par son homme. Mais elle se révélait être intelligente, sensible et même amusante. Et il la sentait vibrer à son récit.

Il ne sait pas combien de temps dura son récit. Il se perdait dans les détails, dans les anecdotes, déviait, revenait en arrière, émettait des suppositions, changeait complètement de sujet. Et cela lui faisait du bien. Enfin pouvoir parler, se libérer. Se sentir écouter et dans la mesure du possible compris. Thérapeutique.

Et il aimait sentir ce corps chaud contre lui, qui s'abandonnait avec confiance dans ses bras malgré toutes les horreurs qu'il disait. Il la trouvait amusante à jouer avec ses mains, ses doigts, ses bagues inconsciemment. Il avait frémi lorsque du bout du doigt elle avait suivi ses veines.

Il se sentait aussi égoïste dans sa démarche. Elle ne parlait pas elle. Après tout, il n'était pas le seul à avoir des problèmes. Mais, elle n'avait montré aucun signe d'impatience ni d'envie de se confier à son tour.

Et finalement, il se tut. Ils restèrent tous les deux enlacés sur le vieux canapé de cuir en silence. Tous les deux épuisés, fatigués et un peu abrutis par toutes ces révélations. Dehors, la nuit était tombée. Le bruit du trafic leur parvenait faiblement, et la lumière des réverbères était la seule qui éclairait l'appartement. Aucun des deux ne voulait rompre cet instant un peu magique où plus rien ne devait être ajouté. Ils ne pensaient pas au lendemain. Ils étaient là, ici, maintenant. Et c'est tout ce qui comptait.

Sans un mot, elle se dégagea doucement de son étreinte et se leva. Elle lui tendit la main et le guida jusqu'à sa chambre. Elle fit descendre son cuir de ses épaules et lui enleva lentement son tee-shirt. Avec tendresse et précautions, ils se déshabillèrent l'un et l'autre. Il l'aida à se coucher sur le lit et l'embrassa encore et encore. Les gestes étaient lents et lascifs. Ils n'étaient pas pressés. Ils cherchaient à se découvrir, leurs carressifs étaient emplis d'un possible amour qu'ils savaient tous deux irréalisable. Il s'agissait d'une nuit, une seule. Une sorte de parenthèse.

Elle se réveilla la première, s'étira de tout son long et regarda tendrement le blond endormi dans son lit. Il avait le visage beaucoup plus serein que la veille. Elle se leva sans le réveiller et se prépara. Elle croisa son reflet. Sans le masque de poudre cette fois. Quelque chose en elle avait changé. Tout simplement. Elle le sentait. Au plus profond d'elle même. Elle avait changé et elle aimait ça. Le brouillard se dissipait rapidement. Une autre vie était possible. Un autre monde que le sien existait. Elle se sourit. Non, elle ne retomberait pas dans le schéma de ses parents et de toutes ses connaissances. Elle laissa une note à l'attention de Jax et partit. Elle allait changer de vie et tant pis pour le temps que ça prendrait.

Il se réveilla le lendemain, seul. Une odeur de café et de cigarette emplissait l'appartement. Il mit un petit moment avant de réaliser où il se trouvait. Il s'habilla rapidement et rejoignit le salon. Il n'y avait personne. Il était seul. Un billet trainait sur la table. Le style était laconique, tout comme la personne qui l'avait écrit.

« Ai du partir au boulot, pas voulu te réveiller. Il y a du café pour toi. Claque la porte en partant. »

Suivi de plusieurs ratures.

« Je te remercie pour tout Jax. »

Il sourit. Il aimait cette conclusion. Rien n'avait été normal, autant continuer et finir ainsi. Il but rapidement son café et partit de l'appartement. Il se rendit alors compte qu'il ne connaissait même pas son prénom. C'était définitivement une rencontre hors normes. Il alluma son portable. Trois appels manqués de sa mère. La vie reprenait son cours.