Crédits : tous les personnages, à quelques exceptions près, appartiennent à Maki Murakami, nous nous contentons simplement de les emprunter.


Journal de Mika Uesugi, 21 mai 2004

Eiri rentre demain. J'ai encore du mal à le croire. Père m'a annoncé la nouvelle lorsque je suis rentrée tout à l'heure. Il avait l'air contrarié, mais il ne m'en a pas dit davantage. J'espère qu'il n'y a pas eu de problème. La fin de l'année scolaire, aux États-Unis, se situe plutôt début juillet. Enfin, j'en saurai plus demain.

Six ans. Cela fait six ans qu'il est parti. J'ai quitté un petit garçon, je vais retrouver un adolescent. Pour Tatsuha, il est quasiment un inconnu. Il n'avait que trois ans à son départ, il s'en souvient à peine. Et ce ne sont pas les quelques semaines qu'il a passées ici chaque été qui auront permis de compenser le temps perdu.

Père affirme que ce Tôma Seguchi qui l'a pris en charge est quelqu'un digne de confiance. Je ne demande qu'à le croire. Mais je ne peux m'empêcher de penser que ce n'est pas parce que Seguchi le père est quelqu'un de bien, en plus d'être un ami d'enfance du mien, qu'il en est forcément de même pour Seguchi le fils. Surtout si l'on prend en compte que cet individu travaille dans le milieu de l'industrie musicale. Claviériste d'un groupe de rock, ça ne faire guère sérieux.

Enfin, Eiri a l'air de bien s'entendre avec lui, c'est du moins ce qu'il dit sans ses lettres. Au moins, il nous a envoyé régulièrement des nouvelles. Maintenant, est-ce qu'il nous a dit toute la vérité, c'est une autre question. Elles sont belles, ses lettres. Très bien écrites, très fleuries. Mais plutôt impersonnelles.

Je me dis que j'aurais dû m'opposer à son départ. Mais j'étais jeune, à l'époque, et je ne savais pas comment gérer son mal être. Et puis, il y avait Tatsuha qui était tout petit et qui avait besoin de moi. Lorsque je le regarde, je crois revoir Eiri. Il a presque l'âge qu'avait Eiri à son départ, à présent, et il lui ressemble de façon hallucinante – à ceci près que ses yeux et cheveux sont noirs, alors que parce que je ne sais quel mystère génétique, Eiri les a dorés. De là vient tout le mal, d'ailleurs. À cause de cela, il s'est toujours senti différent, et sur un enfant aussi sensible, les résultats ont été ravageurs. À cela est venu se greffer le décès de mère. Comment croire qu'on puisse encore mourir en couches de nos jours ? Et pourtant c'est ce qui s'est passé. Hémorragie massive, à ce qu'on a dit, les médecins n'ont rien pu faire. J'avais quatorze ans. Plus de mère, un père qui ressemblait à un zombie, et un bébé orphelin, plus un petit frère qui sombrait dans la dépression. Qu'aurais-je pu faire ? J'ai refoulé mon chagrin, j'ai assuré l'urgence. Tenir la maison, m'occuper du bébé, surveiller les devoirs d'Eiri, travailler quand même à l'école… J'ai bien vu qu'il allait mal. J'ai pensé qu'avec le temps, il finirait pas surmonter sa peine. Mais au contraire, il s'est enfoncé. À l'école, il se montrait agressif envers ses camarades qui en retour ne faisaient que se moquer davantage de lui. À la maison, je devais sans cesse l'empêcher d'être brutal avec Tatsuha, à qui il reprochait clairement le décès de mère.

« Pourquoi c'est pas lui qui est mort ? » Voilà ce qu'il m'a sorti un jour que je le grondais parce qu'il avait collé une claque au bébé d'un an à peine qui n'avait eu le tort que de s'intéresser d'un peu trop près à son sac d'école.

Je n'ai pas su quoi lui répondre. Au contraire de lui, je n'en ai jamais voulu à Tatsuha. Sans doute parce que je l'ai élevé, je le considère un peu comme mon bébé… Même si selon l'intéressé, je suis beaucoup trop sévère avec lui. C'est pour ne pas sombrer dans l'excès inverse, s'il savait… Réflexion faite, je crois qu'il le sait. Tatsuha en devine toujours beaucoup plus qu'il ne laisse paraître. Les kamis soient loués, il n'a pas hérité de la sensibilité maladive d'Eiri. C'est un enfant plutôt facile, même s'il se montre volontiers farceur.

J'espère qu'Eiri aura surmonté son ressentiment à son égard. Ils se sont rarement croisés, lorsqu'il venait ici en vacances, père envoyait Tatsuha chez ses grands-parents, soi-disant pour ne pas me donner trop de travail. Maintenant, ils vont bien devoir apprendre à cohabiter. Et devinez sur qui tout va encore retomber ? Enfin ce n'est pas comme si je n'avais pas l'habitude.

Je pourrais déménager, à présent que j'ai mon diplôme de traductrice de langues anciennes. J'avoue y avoir songé, mais qui s'occuperait de père ? Tatsuha donne bien un coup de main, mais à neuf ans il est encore un peu jeune pour prendre en charge la maison. Et puis je tiens à être là pour le retour d'Eiri. Je m'en veux toujours d'avoir cédé aussi facilement lorsque père a annoncé qu'il allait partir à l'étranger avec Tôma Seguchi, parce qu'il se sentirait mieux dans un pays où sa différence physique ne serait pas un problème, et parce que ça lui ferait du bien de se changer les idées. Si j'avais été plus forte, s'il avait été plus présent… Nous nous sommes débarrassés de lui parce que cela nous soulageait de ne pas avoir à gérer son problème en plus du reste.

Je me demande quel type d'homme est ce Tôma Seguchi pour avoir accepté de prendre en charge un étranger, le fils d'une connaissance de son père, durant autant d'années. Je le verrai demain lorsqu'il ramènera Eiri. Je pourrais sans doute me renseigner sur les sites de fans, après tout leur groupe est parait-il célèbre, mais je déteste ce genre de littérature, et je ne m'intéresse pas du tout à la musique rock. Je préfère me faire ma propre opinion.

J'ai hâte d'être à demain.

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Journal de Tôma Seguchi, 21 mai 2004

Dans quelques heures, nous serons de retour au Japon.

Jamais je n'aurais imaginé que notre séjour à New York prendrait fin dans des circonstances aussi dramatiques. Jamais je n'aurais pensé que ce misérable Kitazawa se rendrait coupable d'un acte aussi monstrueux. C'est moi qui l'avais choisi pour être le répétiteur d'Eiri aux États-Unis. Il avait les meilleures références et Eiri l'adorait. Je n'ai rien vu, et c'est à cause de moi que tout est arrivé.

Eiri dort dans le siège voisin. Son sommeil est agité, et quoi d'étonnant après ce qu'il vient de vivre ? Jamais de ma vie je ne parviendrai à effacer de ma mémoire la première vision que j'ai eu de lui en entrant dans l'appartement : hagard, à demi nu et maculé de sang, le revolver tombé au sol devant lui. Pourquoi me suis-je absenté ? J'étais dans la cage d'escalier lorsque j'ai entendu les coups retentir. À quelques minutes près j'aurais pu éviter tout ceci. Je suis arrivé trop tard et les mains d'Eiri sont désormais couvertes de sang, son corps et son âme irrémédiablement meurtris.

Je n'ai pas pu le protéger. J'ai failli à ma parole, j'avais promis au père d'Eiri de veiller sur lui et malgré cela ce monstre de Kitazawa l'a blessé de la pire des manières.

Suis-je donc incapable de protéger ceux qui me sont chers ? J'avoue, lorsque mon père m'a demandé d'emmener Eiri à New York avec moi je n'ai pas particulièrement bondi de joie, d'autant que je n'avais en tête que la musique et Nittle Grasper. Nous débutions une carrière internationale et m'occuper d'un gamin de dix ans ne m'enchantait pas vraiment. Toutefois, je me suis très rapidement attaché à Eiri ; en quelques mois, il est devenu comme un petit frère pour moi. S'il était agressif et perturbé au Japon, il s'est très vite épanoui dans sa nouvelle existence new-yorkaise et s'est ouvert aux autres, dévoilant par là même ce qu'il était vraiment, un enfant sensible et attachant.

J'en suis même venu à imaginer que Yûta lui aurait ressemblé s'il avait eu son âge. Yûta, mon petit frère mort à six ans. Par ma faute, là encore. Mes parents m'avaient chargé de le surveiller. Il faisait chaud, c'était l'été ; j'avais treize ans et d'autres préoccupations en tête que jouer les baby-sitters. Je ne sais pas ce qui s'est passé, pourquoi il est sorti du jardin pendant que j'étais dans la maison, au téléphone avec un camarade, ni ce qui l'a poussé à s'approcher du canal qui coulait juste derrière notre demeure. Quand je me suis rendu compte de son absence, il était trop tard.

On ne se remet jamais vraiment d'une chose pareille, pas plus qu'on ne peut se libérer de la culpabilité qui vous étouffe jour après jour. Avec le temps, cependant, j'ai enfoui en moi mon chagrin, cadenassé ma peine et, tant bien que mal, j'ai repris le cours de ma vie.

Je n'ai jamais parlé de ce drame à personne. Je conserve depuis cette plaie dans mon cœur aux côtés du souvenir d'un petit garçon espiègle et souriant. En Eiri, j'avais retrouvé un peu de mon petit frère disparu et il a fallu que cet ignoble Kitazawa s'en prenne à lui de la pire des façons. Quand je suis arrivé dans l'appartement, Eiri avait déjà commis un acte irréparable mais s'il ne l'avait pas fait c'est moi qui me serais chargé d'éliminer cette ordure malfaisante comme on écrase une blatte sous son talon. Mais il était trop tard ; comme pour Yûta, tous les remords du monde n'y changeront rien.

J'ai tout arrangé vis-à-vis de la police ; j'ai maquillé la scène du crime et l'enquête a conclu à un crime crapuleux. Je ne reviens toujours pas du sang-froid dont j'ai fait preuve au cours de cette période, je me savais maître de mes nerfs mais j'étais surtout motivé par le besoin impérieux de protéger Eiri de la seule manière qu'il m'était encore possible de le faire, en le soustrayant à toute implication dans cette affaire, car je sais que sa santé mentale n'y aurait pas résisté.

À présent, il m'est impossible de laisser Eiri demeurer un seul jour de plus à New York. Il est toujours en état de choc et en dépit de tout ce qu'il a subi au Japon, c'est de sa famille dont il a le plus besoin. J'ai tout expliqué à Noriko ; Ryûichi et elle vont m'attendre ici, bien que je ne sache pas combien de temps je vais rester à Kyôto. Je sais que je peux compter sur elle pour gérer l'image des Nittle Grasper en mon absence. Pour l'heure, tout ce qui m'importe est le bien-être d'Eiri.

J'appréhende de rencontrer sa famille. Ils me l'avaient confié. Comment leur annoncer que je n'ai pas su honorer ma parole ?

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Journal de Mika Uesugi, 22 mai 2004

J'ai encore du mal à le croire. Comment une chose pareille a-t-elle pu arriver ? Je savais que c'était une mauvaise idée de le confier à ce type ! Ces musiciens, ils fréquentent n'importe qui. Comment père a-t-il pu penser un seul instant qu'il saurait s'occuper d'un enfant ?

Et pourquoi le sort semble-t-il s'acharner sur notre famille ?

Je ne l'ai pas reconnu, lorsqu'il est entré, entre Tôma Seguchi et ce type étrange qui est paraît-il le chanteur de leur groupe. Il est aussi grand que moi, maintenant, et son visage a une expression glaciale que je ne lui avais jamais connue. Seguchi a annoncé qu'il avait à nous parler, et a demandé à son copain d'emmener les enfants au jardin. Eiri a refusé de suivre le mouvement, en disant qu'il était suffisamment grand, maintenant. Tatsuha a vaguement protesté, mais l'autre l'a appâté en faisant le clown avec un lapin en peluche rose, alors il a fini par le suivre. Tant mieux.

Je n'aurais pas voulu qu'il entende ce qui a suivi. Kami-sama, j'aurais aimé ne pas l'entendre moi-même ! Mon frère, un meurtrier… Le pire, je crois, c'est que durant tout le récit pas un muscle de son visage n'a bougé, comme si tout ça lui était indifférent. Seguchi lui aussi a fait preuve d'un remarquable détachement. Comme j'aurais aimé le gifler ! Mais naturellement, nous ne pouvions nous en prendre à lui, après tout, il a tout de même évité à Eiri d'aller en prison. Même si c'est de sa faute si Eiri en est arrivé là. Je n'ose penser à ce qu'il a vécu aux mains de cette ordure de Kitazawa.

Heureusement, il a pris rapidement congé. Tatsuha a commencé par râler, apparemment il s'entendait bien avec son nouveau copain, mais il a tout de suite arrêté en voyant les têtes que nous faisions. Naturellement, personne ne s'est donné la peine de lui répondre quand il a demandé ce qu'il se passait, et il a vite compris qu'il valait mieux ne pas poser de questions. A la place, il est allé préparer le repas. Je crois que j'en aurais été incapable.

Le repas a été plutôt silencieux, malgré les efforts louables de Tatsuha pour meubler le silence. Il a quand même réussi à faire parler un peu Eiri de la vie aux États-Unis, des généralités banales. Père et moi étions incapables de trouver nos mots.

Après le repas, Eiri est sorti. Père a voulu l'en empêcher, alors il l'a toisé d'un regard méprisant en lui disant :

« Qu'est-ce que tu veux qu'il m'arrive de pire ? Et puis, je suis capable de me défendre, non ? »

Père est resté tétanisé. Quant à moi, ses paroles m'ont glacée jusqu'au cœur. Combien d'amertume se dissimulait derrière… Guérit-on jamais de ce genre de blessure ? Je dois me renseigner. Il faut que je sache comment agir dans ce genre de cas. Si on peut faire quelque chose.

Tatsuha a eu la mauvaise idée de tenter de profiter de la situation en demandant si dans ce cas, il pouvait aller chez son copain. Il a récolté une gifle magistrale – celle que Père n'osera plus jamais donner à Eiri et l'ordre d'aller immédiatement se coucher. Il est parti en se frottant la joue et en grommelant que c'était injuste, ce sur quoi il n'a pas totalement tort, mais il ne peut pas se rendre compte.

J'aurais voulu que jamais la route de notre famille ne croise celle de Tôma Seguchi. J'aurais voulu être plus forte, et m'occuper d'Eiri moi-même. Je l'aurais protégé… Mais s'il est une chose que la vie m'a apprise, c'est qu'on ne fait jamais machine arrière, et qu'il faut s'efforcer de continuer au mieux le chemin.

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Journal de Tôma Seguchi, 22 mai 2004

C'est fait. Eiri est de retour dans sa famille et Ryûichi et moi sommes à l'hôtel. J'aurais pu passer la nuit chez mes parents, mais compte tenu des circonstances, l'hôtel était préférable. Au moins, la compagnie de Ryûichi est un réconfort, bien que rien en ce moment ne puisse réellement me réconforter…

Je ne voulais pas qu'il m'accompagne au Japon mais en fin de compte c'est mieux qu'il soit venu avec moi, même s'il ne paraît pas avoir pris la pleine mesure du tourment que je traverse. Ou, plus certainement, il le devine très bien mais comme à son habitude il joue les clowns afin de tenter de me soustraire à mes idées noires de la même manière qu'il est si bien parvenu à le faire cette après-midi avec le petit Tatsuha. Allongé sur son lit, il converse avec Kumagorô et je l'entends expliquer avec force détail à la peluche qu'il serait bien que les Nittle Grasper poursuivent désormais leur carrière au Japon attendu que nous avons tout vu aux États-Unis. Évidemment, il a parfaitement raison. Il me connaît trop bien pour savoir qu'une fois de retour en Amérique il me sera impossible de reprendre le cours de mon existence comme si rien ne s'était passé. J'ai confusément pensé que ce pourrait être le cas mais à présent qu'Eiri n'est plus là, je sais très bien que j'en serai incapable.

Comment pourrais-je veiller sur lui si je ne suis pas à ses côtés ?

Je sais bien qu'il est à présent avec les siens mais j'ai vu aussi que son père paraissait totalement débordé par les événements. Je n'oublierai jamais son regard quand je lui ai appris quel acte irréparable avait commis Eiri afin d'échapper à ses bourreaux. C'était de la légitime défense, le geste d'un adolescent terrifié qui vient de subir la pire chose de sa vie et je n'ai rien vu dans ses yeux qui ressemblait à de la compassion. Ce gamin ne nous apportera jamais que des ennuis, voilà ce que j'ai pu lire en cet instant. Ce n'est pas de cela dont Eiri a besoin.

Ces gens m'en veulent et c'est bien normal. Ils ne m'ont pas adressé de reproches, bien sûr, mais je l'ai très nettement senti dans l'attitude de la sœur d'Eiri. Elle n'a rien dit mais tout dans sa personne me reprochait d'avoir manqué à ma parole et d'avoir été incapable de protéger celui qui m'avait été confié. Elle, au moins, semble sincèrement se soucier d'Eiri et j'espère qu'elle pourra lui offrir le réconfort dont il a besoin.

Que faire à présent ? Les Nittle Grasper sont célèbres de l'autre côté du Pacifique. À force de travail nous sommes parvenus à nous faire une place aux côtés des grands groupes américains. J'ai toujours cru en notre réussite depuis le jour où Noriko, Ryûichi et moi avons foulé le sol des États-Unis pour la première fois. Cela n'a bien sûr pas été facile et, dans l'adversité, je me suis rapidement découvert des talents de négociateur hors pair. La vérité est que Nittle Grasper n'est pas qu'un groupe ; il est la quintessence de ce qui est le meilleur de nous trois. C'est pour cela que je suis intimement convaincu que le succès sera là si nous revenons au Japon. Plus que trois amis, nous sommes une équipe rompue à tous les mécanismes de cette industrie dans laquelle tous les coups sont permis et qui se révèle d'une implacable férocité sitôt que s'éteignent les lumières de la scène.

Plus rien ne me retient aux États-Unis à présent. Je sais déjà que Ryûichi me suivra quoi qu'il advienne, comme il l'a toujours fait depuis que j'ai fait sa connaissance, au collège. Quant à Noriko, je pense qu'elle sera heureuse de se rapprocher du professeur Ukai attendu qu'elle est restée en contact avec lui depuis l'hiver dernier et nos courtes vacances à Rusutsu.

Je sais bien que ma mon rôle auprès d'Eiri est terminé et que je n'ai pas pu le protéger mais je ne peux pas me résoudre à le laisser seul ici. J'ai passé tant de temps en sa compagnie que je suis persuadé de mieux le connaître et le comprendre que n'importe quel membre de sa propre famille.

Je repars demain pour New York. Le temps de régler quelques affaires et les Nittle Grasper retrouveront enfin le sol japonais.

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Journal de Mika Uesugi, 31 mai 2004

Je ne le reconnais plus. Petit, il était adorable. Un peu moins après la mort de mère, c'est certain, mais il était perturbé. Là… C'est un glaçon, doublé d'un voyou. Père passe son temps à lui hurler dessus, et à lui reprocher le mauvais exemple qu'il donne à son petit frère. Lequel petit frère passe le maximum de temps possible chez ses copains, ou, quand il est à la maison, écoute en boucle et à fond le CD des Nittle Grasper que l'autre abruti de chanteur a eu l'idée imbécile de lui offrir. Nittle Grasper. Ça ne veut même rien dire, et pourtant il paraît qu'ils sont célèbres, aux États-Unis. Même la radio ne parle plus que de ça, depuis qu'ils ont annoncé leur retour au Japon. Qu'est-ce qu'il s'imagine, que je le laisserai encore approcher de mon frère ?

Le père Seguchi est venu, l'autre jour, pour s'excuser de ce qui s'était passé. Enfin il ne connaît pas les détails, heureusement, mais il a bien saisi qu'il y avait eu un problème (c'est le moins qu'on puisse dire…) Père l'a mis à la porte, et voilà comment se termine une amitié de plus de soixante ans. C'est triste.

Là il est avec une vieille peau du temple qui est venue se plaindre de ce qu'Eiri lui avait manqué de respect. Je veux bien la croire : il ne semble respecter rien, ni personne. Il refuse avec la dernière énergie de se rendre au lycée (alors que c'est juste le début de l'année scolaire) et passe ses journées à traîner on ne sait où.

Je ne sais pas quoi faire. Je me rends bien compte qu'il n'agit ainsi que parce qu'il est malheureux, mais je suis impuissante à l'aider. Il ne me laisse même pas l'approcher, bon sang ! La seule personne qu'il semble vaguement prêt à tolérer, c'est ce fichu Tôma Seguchi. Il ne supporte pas, d'ailleurs, qu'on le critique devant lui.

Il refuse également de prendre part aux cérémonies du temple, ce qu'il devrait pourtant en sa qualité de fils aîné. Pour ma part, je suis une fille, donc je ne peux remplir certaines tâches. J'avoue que ces aspects de la tradition me portent sur les nerfs. Une fille vaut dix garçons, tout le monde sait ça. C'est juste que nous aimons à leur laisser croire qu'ils sont les plus forts (c'est fragile, un égo de garçon) mais parfois justement, ils s'y croient un peu trop. Bref, résultat de tout ça : c'est Tatsuha qui se retrouve engagé à côté de père. D'accord, il est grand pour son âge, mais je crois que père oublie complètement, par moment, que ce n'est encore qu'un enfant.

Comme Eiri. Enfin, il devrait encore l'être, s'il n'y avait pas eu ce drame. Kamis, s'il n'était pas déjà mort, je n'hésiterais pas à traverser le Pacifique pour mettre une balle dans la tête de ce Kitazawa.

Au moins, ce qui était ma plus grande crainte n'a pas lieu d'être : il ignore royalement Tatsuha, qui en retour lui voue une dévotion quasi comique. Il a complètement idéalisé son frère, et en plus il ne le connaissait pas avant, donc il ne se rend pas compte. Il voit juste qu'Eiri tient tête au vieux, et ça, ça lui plaît. Il commence même à copier certaines de ses attitudes, sauf que si père n'osera plus jamais, je crois, lever la main sur Eiri, il ne se gêne pas avec Tatsuha.

Autant dire que l'atmosphère est très loin d'être au beau fixe. Avec tout ça, j'ai du mal à me concentrer sur mon travail, et pourtant je dois avoir terminé cette traduction pour le premier juillet.

Un peu plus tard

J'ai confisqué le CD de Tatsuha qui en a quasiment fait une crise de nerfs. Marre d'écouter sa musique, ça m'empêche de me concentrer. Pour une fois, Eiri est d'accord avec moi : sur le plan musical, au moins, ses goûts n'ont pas changé. Nous préférons de loin la musique classique. Tatsuha nous a traités d'affreux rétrogrades, ce qui m'a fait rire. Pas Eiri. Je me demande si j'entendrai un jour de nouveau le son de son rire, ou simplement, si je le verrai un jour de nouveau sourire.

Yûkio m'a appelée pour que nous sortions en boîte ce week-end, mais je n'ai pas trop le cœur à ça. Même si, effectivement, j'aurais bien besoin de me changer les idées. Mais je connais Yûkio, elle va encore chercher à me caser avec le premier venu, et cela a le don de m'exaspérer. Flûte, je ne sors pas avec n'importe qui sous le prétexte qu'être célibataire, ça fait pitié. Mes exigences sont tout de même un peu plus hautes que ça. Et puis je n'ai pas encore un âge canonique, même si mon dernier flirt a pris la tangente en courant lorsque Tatsuha s'est mis en tête de lui faire croire qu'il était mon fils. Sale gosse. Enfin je verrai dans quel état d'esprit je suis samedi.

Samedi… Ce n'est pas le jour où les Nittle Grasper sont censés rentrer des États-Unis ? Me voilà moi aussi contaminée par la folie générale. En même temps ce n'est pas comme si les journaux parlaient de quoi que ce soit d'autre. Il faut croire que l'actualité est bien vide, en ce moment.

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Journal de Tôma Seguchi, 17 juin 2004

Je trouve enfin un peu de temps pour mettre à jour mon journal.

Bien entendu, je m'attendais à ce que nous soyons très sollicités à l'occasion de notre retour au Japon ; pour tout dire, j'ai travaillé d'arrache-pied pour que ce soit le cas mais le résultat a dépassé toutes mes espérances. N'eût été la cause de cette décision de « revenir aux sources », je ne pourrais que me féliciter du succès retentissant que rencontrent les Nittle Grasper.

Nous sommes partis très tôt pour les États-Unis. Non sur un coup de tête, bien sûr, mais quand j'y repense nous étions bien jeunes et je dois reconnaître qu'une chance insolente a accompagné nos débuts car le talent seul et le travail ne font pas tout dans le monde si particulier qui est le notre. Qui peut dire de quelle manière aurait évolué notre carrière si nous étions restés au Japon ? Quoi qu'il en soit, c'est en vedettes que nous avons été accueillis et notre dernier album, sorti en janvier et qui a atteint une place tout à fait honorable au Billboard en début d'année, s'est d'emblée placé au quatrième rang des ventes à l'Oricon. Noriko, Ryûichi et moi enchaînons les shows télévisés et les émissions de radio et nous ne comptons plus les contacts reçus de la part de managers souhaitant gérer notre carrière. Sur le plan professionnel, la réussite est au rendez-vous.

Toute médaille ayant son revers, toutefois, je n'ai pas eu beaucoup de temps à consacrer à Eiri. La situation est absurde si l'on pense que j'ai quitté les États-Unis afin d'être plus proche de lui. Toujours quelque peu en délicatesse avec mes parents, je me suis pour l'instant établi dans un hôtel, à Kyôto, tandis que Noriko et Ryûichi séjournent provisoirement dans leur famille. Je voudrais vraiment pouvoir passer plus de temps en compagnie d'Eiri, mais mes obligations ne me le permettent guère. À chaque fois que je le retrouve, cependant, je suis frappé par la froideur qui se dégage de lui et j'ai du mal à reconnaître dans cet adolescent glacial et inexpressif le petit Eiri si affectueux qui partageait ses rêves avec moi.

Nous nous sommes vus samedi dernier ; je lui avais fixé rendez-vous dans un café du vieux quartier de la ville. Au détour de la conversation – dont j'ai été le principal à faire les frais – il m'a tranquillement annoncé qu'il n'avait aucunement l'intention de reprendre ses études et que le devenir du temple familial lui importait à peu près autant qu'une guigne. Il ne m'a manifesté aucune agressivité mais j'ai eu la douloureuse impression d'avoir face à moi un parfait étranger qui aurait volé la place de mon cher Eiri. Je sais qu'il a besoin de temps, que les événements de New York sont encore trop récents, mais au fond de moi je redoute plus que tout qu'Eiri ne redevienne jamais véritablement celui qu'il était avant. Bien qu'il ne m'en ait rien dit, je sais par un contact qu'il a de mauvaises fréquentations et qu'il s'est retrouvé impliqué dans des bagarres à deux reprises. Sans aborder le sujet, je lui ai réaffirmé que, si jamais il venait à avoir des problèmes, il pouvait m'en faire part et que je ferais tout mon possible pour l'aider.

Je n'ai pas eu de nouvelles depuis mais il n'est pas du genre à appeler ; plus maintenant. Par mesure de précaution, néanmoins, j'ai chargé une vieille connaissance de discrètement garder un œil sur lui et de me prévenir au cas où les choses viendraient à tourner au vilain. Dans cette éventualité, je me réserve le droit d'intervenir personnellement.

Je pars demain pour Tokyo afin de m'entretenir avec le directeur de Kaze Productions, une petite maison de disques avec laquelle je suis entrée en contact sitôt ma décision de revenir au Japon arrêtée. Ma décision, à nos débuts, de toujours conserver notre indépendance vis à vis des majors de l'industrie musicale n'a pas toujours remporté l'adhésion de notre entourage mais après coup ce choix s'est révélé payant et à présent que Nittle Grasper a les reins solides, j'ai encore moins envie de dépendre d'une grosse boîte de productions. D'après ce que je sais, Kaze est tout à fait ce qu'il nous faut et je suppose que, pour eux, notre demande est une fantastique aubaine qui se présente ; les atouts majeurs sont donc de mon côté. Ceci fait, je passerai voir Eiri, je lui ai acheté un roman qui, je pense, devrait lui plaire.

Étant donné l'atmosphère qui semble régner au sein de la famille Uesugi, il doit avoir besoin de se changer un peu les idées.

À suivre…


Billboard : Le Billboard Hot 100, établi par le Billboard magazine, est le classement hebdomadaire des ventes de disques aux États-Unis.