Prologue
La fin du mois d'août approchait à grands pas et le mercure refusait encore de descendre sous la barre des trente degrés. Le fait que la lune veillait de son œil torve depuis plusieurs heures déjà n'y changeait rien. Dès le mois de mai, la canicule s'était abattue durement sur Londres et Tottenham Hale n'avait malheureusement pas été épargnée.
Le quartier, à la réputation déjà sulfureuse, faisait frémir les médias de peur aussi bien que d'un plaisir coupable. Accablée par des températures qui ne devaient sûrement rien avoir à envier à la fournaise du dernier cercle des enfers, la faune locale sentait son sang bouillir à blanc. Les rues mal éclairées, plus dangereuses que de coutume, étaient désertées à la nuit tombée par les autochtones terrifiés à l'idée de fouler accidentellement du pied la queue du Diable. Mais le jour à peine levé, envoyés spéciaux et journalistes siégeaient à tous les coins de rue, la mine faussement accablée, la bave moussant au coin des lèvres, l'œil vitreux d'une morbide cupidité.
Si sa voix avait été capable de porter jusque là, les employés du Burger City aurait entendu Big Ben dénoncer gravement la première heure du jour nouveau. Malgré cela, dans les cuisines peu reluisantes où la lumière du jour ne parvenait jamais, les employés s'activaient encore. Les caisses devaient encore être comptées, les tables et les sols lavés. Comme un dernier éclat avant l'abandon, cuisiniers et serveurs semblaient avoir retrouvé l'énergie du début du service et éclataient en rire, bavardages et taquineries tout en achevant les dernières tâches de la soirée. Dès leur affaires récupérées au vestiaire, toute vigueur les aura quitté.
Harassé par une trop longue journée, Harry faisait chauffer ses grills une dernière fois afin de réduire à l'état de charbon tout restant de nourriture encore incrusté à la ferraille. Les dépôts de viande et de légumes bien noircis, il s'arma d'une brosse métallique et s'échina à gratter les derniers résidus. Terrassé par la chaleur, plus forte encore au dessus de ses fourneaux, il se jeta dans cette ultime bataille avec ses dernières forces, se sachant déjà vaincu. Le matin même, il avait commencé sa journée avec des ustensiles en un état si piteux que certaines grilles ne présentaient presque plus de trous entre leurs barreaux. Il en irait de même pour le lendemain. Quelle importance ? Le manager ne s'en souciait guerre et les clients, s'ils se plaignaient de la qualité de ce qu'on leur vendait, revenaient toujours.
Perclus et à peine touché par sa défaite, le jeune homme lança la brosse de métal dans le tiroir prévu à cet effet, suspendit ses grilles et ses spatules au mur couvert de graisse et prit la direction des vestiaires. À la cantonade, il souhaita une bonne nuit aux retardataires qui se dépêchaient de finir pour pouvoir, eux aussi, rentrer chez eux.
Sur le seuil de la porte arrière, celle qui donnait sur le parking des employés, Harry s'étira de toute sa longueur faisant craquer chacune de ses articulations douloureuses. L'air ici était à peine plus respirable que dans les cuisines et les cris de rage lointain dont les rues lui renvoyaient l'écho menaçant n'aidait pas à prendre une grande bouffée d'air réparatrice. La sueur et la graille lui collait les vêtements à la peau et, inconfortable dans cet état, il se dirigea cahin-caha vers sa voiture d'occasion.
Sa carriole était une toute petite citadine vieille d'une bonne quinzaine d'années et arborant fièrement une couleur immonde à mi-chemin entre le vert et le brun. Harry avait pensé faire une affaire en l'achetant, hélas, depuis trois ans qu'il l'avait, il avait déjà dû mettre la main à la poche plus qu'à son tour pour la redresser sur ses quatre roues. Le mal était fait, il lui faudrait pouvoir économiser un peu pour s'en offrir une nouvelle, une chose impossible en raison de sa paye et du gouffre financier que représentait la carlingue qui lui servait de véhicule.
Tandis qu'il se plantait devant la portière conducteur et fouillait vainement l'intérieur de ses poches à la recherche de ses clefs, Harry vit se dérouler sous ses yeux interdits un tableau surréaliste. Là, à quelques mètres de lui, Pétunia Dursley sortait de son bolide flambant neuf dont elle fit claquer la portière dans l'air lourd. Aussi nerveuse qu'une petite souris sur le territoire d'un ignoble matou, le bruit la fit durement sursauté. Malgré tout, la raison qui l'avait poussé à bravé l'heure, le quartier et probablement Vernon semblait être plus forte que la peur puisque, raide comme un piquet, elle se dirigea vers lui.
Abandonnant ses fouilles, Harry regarda sa tante venir à lui d'une démarche saccadée qui lui rappela étrangement un documentaire sur la mante religieuse qu'il avait vu en troisième. Il pressentait venir les ennuis. Un millier de possibilités lui vinrent en tête, la mort de Vernon ou celle de Dudley, une lourde facture qu'il aurait oublié de payer avant de partir de chez eux, mais en réalité, aucune ne pouvait expliquer la présence de Pétunia dans un parking malfamé à une heure aussi indue.
Parvenue à sa hauteur, elle s'arrêta brusquement sous le regard méfiant de son neveu. Sans dire un mot, elle lui tendit deux enveloppes de papier épais et ce n'est qu'à ce moment-là qu'Harry prit conscience qu'elle ne portait rien d'autre qu'un pyjama et un négligé de soie. La scène était si incongrue qu'il fallut que sa tante lui secoue les lettres sous le nez pour qu'il s'en empare. Il y jeta un rapide coup d'oeil et vit que l'une des deux exhibait un cachet « urgent » tamponné à l'encre rouge. Des factures donc...
Pétunia fit mine de retourner sur ses pas puis, comme si cela lui était douloureux, se ravisa. Elle regarda Harry le temps d'un battement de cil, hésitante, le visage figé dans une légère expression de dégoût mêlée de crainte.
-"Je n'arrivais plus à dormir, dit-elle d'une voix d'outre-tombe. Au moins, maintenant c'est fait. Mais tu sais ce qui arrivera si..."
Elle ne finit pas sa phrase et la chassa comme l'on chasse une abeille ou un moustique, d'un mouvement de tête désordonné et d'un grand geste de son bras décharné. Enfin, vraisemblablement soulagée, elle fit demi-tour pour de bon et, s'enveloppant étroitement dans son négligé, rejoignit son véhicule.
Harry lui, planté bêtement au milieu du parking avec son courrier à la main, était perturbé. Bien que la vie n'ait pas été des plus facile chez les Dursley, la mine que venait d'arborer tante Pétunia lui avait toujours été réservée lorsque d'étranges phénomènes se produisait autour de lui. Le reste du temps, si elle était froide, sa tante ne lui donnait jamais l'impression d'être un être aussi repoussant que dangereux. Alors que pouvait bien avoir d'inquiétant ces deux pauvres factures ?
Il leur lança un coup d'oeil mais tout ce qu'il vit ce fut deux enveloppes de papier très épais, l'une légèrement jaunie et l'autre, d'un blanc immaculé. Sur la première, joliment manuscrit, son nom était inscrit à l'encre vert émeraude au dessus de l'adresse des Dursley. La seconde, quant à elle, exhibait les mêmes renseignements bien qu'ils s'étalaient en caractères dorés et plus pointus. C'était celle-là que l'on avait frappée d'un « urgent ». En la retournant, Harry vit un cachet de cire mordoré rendu illisible par l'ouverture de la lettre. Harry vérifia le dos du premier pli et constata qu'il avait, lui aussi, été ouvert par les Dursley.
Lassé de cette nuit qui tirait en longueur, Harry soupira longuement tout en cherchant ses clefs de voiture. La portière ouverte, il s'engouffra dans le véhicule et fit voler son courrier sur le siège passager. Après plusieurs essais et une tentative de prière au dieu de l'automobile, le moteur toussota puis gronda. Il était temps d'aller se coucher, les bizarreries de la tante Pétunia attendraient bien le lendemain.
