Les Tessitures est un recueil d'OS centré sur les sept premiers Papillombre : Kate, Tetsuya, Eibhlin, Leeroy, Nestor, Teffie et Rose. Ils vous permettront de mieux connaître ces personnages.
Il est vivement recommandé d'avoir lu Ludo Mentis Aciem avant de lire ces textes. Bonne lecture !
TEXTE 1
Le voyage d'Eibhlin
La grandeur du monde est proportionnelle à celle de l'homme qui le contemple. Pour l'explorateur, il sera composé de souvenirs, d'aventures : il sera terre de défis à renouveler. Pour celui qui ne sort pas de chez lui, il lui paraîtra immense, infini : il sera terre de dangers et d'inconnues à craindre. Mais aux yeux d'un enfant, les territoires à vingt kilomètres à la ronde constituent à eux seuls un monde incommensurable. Les maisons deviennent les sièges de châtelleries, les jardins se transforment en plaines, les plus petits rus représentent les grands fleuves.
Pour Eibhlin, le monde se délimitait à cette grande ferme qu'elle avait toujours connue. À ce verger, son jardin d'Eden. L'enclos à porcs était le royaume de la boue, les écuries, une porte vers la liberté, les poulaillers, un empire peuplé de dames trop bruyantes. Et l'Irlande, une manière de vivre, comme si rien d'autre ne pouvait exister au-delà des mers, des frontières de son île tant aimée.
Sa mère lui prédisait parfois son départ pour de nouvelles terres, sur lesquelles elle suivrait ses traces. Celles d'une sorcière en Ecosse. Car sur ce territoire bien étranger se situait l'école à laquelle elle était prédestinée.
« Une école pour les gens comme toi et moi » lui répétait-elle.
Car la magie avait toujours fait partie intégrante du quotidien d'Eibhlin, aussi longtemps qu'elle s'en souvienne. Quand elle demandait à son père pourquoi il ne possédait pas sa propre baguette, si pratique dans les mains de sa mère, il s'exclamait en riant :
« Il n'y a que les femmes qui ont besoin d'un bout de bois magique pour survivre ! »
Aussi, Eibhlin avait toujours songé que la magie restait réservée à celles de son genre. Que seules les femmes pouvaient se targuer d'être sorcières. Un avantage dont elle ne pouvait se vanter auprès de personne, si ce n'était de son petit frère, Laegaire, trop jeune pour y comprendre quoi que ce soit. Car c'était un secret que personne ne devait jalouser. Non, personne ne devait savoir...
Un secret qui n'avait que peu d'échos auprès des poules, des porcs et des chevaux. Eibhlin avait toujours eu envie de le crier au monde entier, malgré l'aspect confidentiel de sa nature.
Les beaux après-midi d'été, Eibhlin montait sur son poney, Patsy, et chevauchait à travers les plaines, en s'imaginant qu'un jour, elle les survolerait sur un balai volant. Jusqu'au jour où elle désobéit à ses parents et franchit la frontière qu'ils lui avaient toujours imposé. Un tout autre horizon s'offrit à elle. Et une ferme, semblable à celle qu'elle habitait, lui apparut, au milieu d'un pré cerné par des troupeaux de moutons dispersés. Curieuse, Eibhlin caracola à travers les bêtes, qui s'enfuirent par grappes en bêlant. Cela amusa la petite fille, qui, du haut de ses sept ans, trouvait cela gratifiant de faire peur aux ovidés, comme si elle était leur maîtresse. Mais son jeu prit bien vite fin lorsqu'une pierre lui frappa l'épaule.
— Aïe !
Sous un arbre du champ, un jeune garçon lui lançait un regard hostile, sa fronde toujours en main. Furibonde, Eibhlin renfrogna son expression, descendit de son poney et se dirigea vers son assaillant en tirant les rênes de son petit destrier. En la voyant avancer, le garçon ne sut comment réagir, jusqu'à ce que la gifle que lui donna Eibhlin ne le force à parler :
— Hey ! Mais t'es folle ou quoi ?! s'exclama-t-il en gaélique.
— C'est toi qui as commencé ! rétorqua Eibhlin en criant dans la même langue.
— Tu faisais peur aux moutons !
— C'était pas la peine de me jeter des cailloux dessus !
Humilié et la joue encore douloureuse, le garçon aux cheveux blonds, qui devait avoir un âge proche du sien, se retint de pleurer alors que des larmes saillirent à ses yeux, tout en se massant le visage.
— Sois pas une mauviette ! l'enjoignit-elle d'une voix autoritaire. Les garçons, ça ne pleure pas !
— Mais j'ai mal ! se plaignit-il.
— Moi aussi j'ai mal, mais je ne pleure pas ! Parce que je ne suis pas une mauviette ! Je ne pleure jamais !
Elle retroussa sa manche et lui désigna l'endroit où il l'avait touché, où commençait à émerger un hématome.
— An rud nach maraíonn thú, neartaíonn sé thú !*
Ne devant pas perdre la face devant cette fillette bien brave, le garçon se raidit et ravala ses larmes.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu viens juste embêter nos moutons ?
— J'habite à la ferme, là-bas. Je me baladais, c'est tout !
— La ferme à côté ?
— Parce que tu vois d'autres fermes aux alentours ? répondit-elle, ironique, en secouant ses tresses rousses.
— Je ne t'ai jamais vue avant.
— Et moi non plus.
Apprenant qu'ils avaient habité à plusieurs centaines de mètres l'un de l'autre depuis leur plus jeune âge, les deux enfants discutèrent longtemps. C'est ainsi qu'Eibhlin fit la rencontre de Sean.
Plusieurs après-midis de suite, Eibhlin revint dans le pré aux moutons, où Sean guettait. Les heures de jeu défilaient sans qu'ils ne se rendent compte. Casse-cou, la jeune fille lui apprit à grimper aux arbres, tandis qu'il lui transmit le secret pour savoir siffler. Ils courraient après les lapins qui gambadaient dans la garenne. Quelques fois, ils s'entraînaient à tirer à la fronde sur de vieilles conserves que Sean ramenaient en cachette. Mais leur jeu préféré par-dessus tout, c'était de se projeter dans des histoires fantastiques. Et à cette époque, Sean ne pouvait concevoir que ce rôle de sorcière qu'Eibhlin ne cessait de revêtir était en fait pour elle une réalité. Ils étaient le guerrier et la sorcière des plaines d'Irlande, à la recherche du grand trésor caché par un tyran avare, suivant des cartes gribouillées sur des feuilles de brouillon.
Quand arriva le mois de septembre, Eibhlin fut désemparée de ne plus retrouver Sean aux heures habituelles. Car comme tous les enfants de son âge, le jeune garçon avait repris le chemin de l'école, un chemin dont Eibhlin ignorait tout encore. Alors elle attendait. Sans relâche. Jusqu'au crépuscule, jusqu'à ce que Sean revienne. Mais alors que la nuit tombait de plus en plus tôt, le temps qu'ils passaient en commun diminuait, jour après jour.
Il ne fallut pas longtemps avant que la mère d'Eibhlin ne remarque cette morosité chez sa fille, qui délaissa peu à peu les attentes dehors pour s'enfermer dans sa chambre avec ses livres de Quidditch. Ses parents lui offrirent donc un fiddle, un violon irlandais, pour combler ces heures trop vide. Au début réticente, Eibhlin approcha peu à peu l'instrument et tout l'hiver durant, on pouvait entendre dans la ferme les notes encore grinçantes du fiddle résonner.
Quand revint le printemps et les jours plus longs, c'est son violon en main et la fierté au visage qu'Eibhlin retrouva Sean. Elle lui fit découvrir ses progrès, si bien que le garçon en devint jaloux. Il réclama alors tout autant à ses parents qui lui se résolurent à lui offrir une petite guitare pour son neuvième anniversaire. Les jeux des deux enfants délaissèrent ainsi peu à peu leurs jeux pour leurs duos. Les moutons, qui appréciaient peu les fausses notes et leurs cris de joie, en vinrent certainement à regretter le temps de l'innocence, lorsqu'ils combattaient des ennemis imaginaires avec des morceaux de bois.
Les années passèrent. Et la complicité qui liait les deux enfants ne cessa de s'accroître. Une relation qui laissait aussi parfois la place à quelques mésententes.
— Tu as fait une fausse note ! reprocha à un moment Sean à son acolyte. Ça m'a déconcentré !
— N'importe quoi, c'est toi qui es nul ! rétorqua Eibhlin.
Pour appuyer ses propos, elle le poussa au niveau de l'épaule. Vexé, Sean en fit de même, mais la repoussa si fort qu'elle en tomba les fesses par terre. Le visage du garçon blêmit, car il ne s'attendait pas à la faire chuter. Il s'apprêta à s'excuser quand Eibhlin lâcha un rire qui annonçait une charge de revanche :
— Alors là, tu vas le regretter !
Elle laissa son fiddle à terre, se releva et bondit sur Sean pour le faire tomber dans l'herbe à son tour. Ils se battirent durant quelques secondes avant de se calmer, tous les deux le sourire aux lèvres. Puis, allongés dans le pré, ils observèrent les épais nuages gris qui recouvraient le ciel d'Irlande.
— Eh, Eibhlin, tu sais faire ça ?
Sean piqua une herbe épaisse, la plaça entre ses deux pouces et souffla dessus. Un son continu, comme le sifflement gras d'un canard, résonna dans les champs.
— Trop facile !
Eibhlin l'imita, mais il n'en résulta qu'un bruit raté qui les surprit tous les deux. Ils échangèrent un regard avant de rire aux éclats. Il y eut un silence avant que Sean ne lui pose une question plus sérieuse :
— Pourquoi tu ne vas pas à l'école, toi ?
— Parce que je vais aller à l'école à onze ans. Ce sont mes parents qui m'ont dit ça. Je vais recevoir une lettre, un jour.
— Ça doit être tellement bien de ne pas aller à l'école, tu as de la chance !
— Non, on s'ennuie.
Elle murmura ses mots suivants :
— Quand on ne va pas à l'école, on n'a pas d'amis.
— Mais moi, je suis là, moi.
Ces mots firent glousser Eibhlin, ce qui vexa Sean :
— Pourquoi ça te fait rire ?
L'expression grondeuse de Sean n'avait jamais cessé d'amuser Eibhlin, car elle ne lui avait jamais parue naturelle.
— Toi, t'es pas un ami comme les autres. Même si je n'ai jamais eu personne d'autre à part toi.
La phrase troubla Sean, qui se départit de sa mine renfrognée, tournant le visage vers le ciel pour dissimuler son trouble. Alors, il rapprocha doucement ses doigts des siens. Le contact fit réagir Eibhlin :
— Hé ! Pourquoi tu me touches la main ?
Gêné, Sean se rétracta.
— Pour rien. J'ai pas fait exprès...
Le jour où le hibou rapporta à Eibhlin sa première lettre de Poudlard, c'est un mélange de joie et de peine qui transit son cœur. Elle qui avait tant rêvé de l'école, de la magie, elle allait enfin rencontrer des gens comme elle. Mais quitter l'Irlande, quitter la ferme. Quitter Sean. Le contrecoup était bien plus difficile à accepter.
Elle attendit la veille de son départ pour Londres pour retrouver Sean et lui avouer la vérité :
— Je pars.
— Tu pars ? s'étonna-t-il. Tu déménages ?
— Non, je vais à l'école. Loin d'ici.
— Loin ? Pourquoi ? Tu n'as qu'à venir dans mon école à moi ! On irait tous les deux, le matin !
— Je... ne peux pas, Sean.
— Pourquoi ?
Le jeune garçon ne comprenait pas. Eibhlin s'en mordait les lèvres. Car elle s'apprêtait à lui révéler l'interdit...
— Sean ? Tu sais garder un secret ? marmonna-t-elle en triturant l'une de ses tresses.
— Oui, pourquoi ?
— Je suis une sorcière.
À ces mots, Sean commença à rire, réaction qu'Eibhlin attendait.
— C'était dans nos jeux, ça ! fit-il remarquer.
— Mais c'est la vérité...
L'expression de Sean se rembrunit en voyant qu'elle parlait de manière très sérieuse.
— On n'a plus sept ans, Eibhlin, lança-t-il en plantant ses yeux verts dans les siens, plus translucides et reflétant la couleur noisette de ses iris. On est grands, maintenant ! J'ai douze ans, t'en as onze ! Ce sont des histoires pour enfants, quand t'étais une sorcière, et moi un chevalier. Des histoires !
Offusquée, Eibhlin s'exclama alors :
— Tu vas voir !
Elle leva alors ses deux bras à l'horizontal et une puissante bourrasque se leva dans le pré. Croyant à une coïncidence, Sean se contenta d'observer le phénomène. Puis, toutes les herbes se redressèrent et se mirent à siffler, une à une. Si bien que le champ entier siffla sous le ciel de plus en plus sombre. Le bruit devint si assourdissant que Sean, le cœur battant de plus en plus fort, se plaqua les mains sur ses oreilles. Mais Eibhlin ne renonça pas. Elle voulait lui prouver coûte que coûte qu'elle ne lui mentait pas. Quitte à déchaîner la magie qu'elle avait promis de cacher.
— Arrête ! Eibhlin, arrête !
Le cri de Sean se fit à peine entendre. C'est en devinant les mots qui se dessinaient sur ses lèvres qu'Eibhlin baissa les bras. La rafale s'évanouit dans la nature et une faille dans les nuages rapporta une éclaircie. Sean tremblait de tous ses membres, ses mains contre ses tempes.
— Sean... ?
Troublée, Eibhlin s'approcha de lui et tenta une approche. Mais Sean repoussa sa main avec véhémence.
— Ne me touche pas !
Levant son visage vers elle, toujours voûté, Eibhlin reconnut dans ses yeux un sentiment d'effroi. Il avait désormais peur d'elle...
— Sean, j-je...
— Ne me touche pas, je t'ai dit ! la chassa-t-il, la voix secouée de tremolos.
Eibhlin respecta ses paroles et s'immobilisa devant lui, alors qu'il continuait à frissonner, peinant à apaiser la panique qui s'était immiscée en lui. Il évitait de croiser son regard. La blessure que cela infligea à Eibhlin fut telle qu'elle préféra s'enfuir en courant plutôt que de la subir plus longtemps. Et sur le chemin du retour, elle sema des larmes qui précédèrent la pluie du crépuscule.
En remontant dans sa chambre, Eibhlin tenta d'oublier l'incident en se concentrant sur son départ imminent. D'ici le lendemain, elle prendrait la route de Poudlard. Et Sean ne deviendrait qu'un souvenir.
Elle sortit de sa valise son fiddle qu'elle avait projeté d'emmener à Poudlard et le rangea dans le placard de sa chambre. L'instrument resterait attaché à l'Irlande, à ce lieu. A ces moments passés. Comme le seul secret qu'elle et Sean avaient pu chérir ensemble.
Eibhlin ignora que le lendemain, Sean l'attendit des heures sous l'arbre du pré qu'il avait grimpé tant de fois quand ils étaient plus jeunes, un bouquet de fleurs sauvages à la main. Il voulait se faire pardonner de sa réaction, de la terreur qui s'était emparée de lui quand elle lui avait dévoilé son secret le plus profond. Elle le lui avait toujours répété : il n'était qu'une mauviette. Cependant, il aurait désiré lui prouver que l'heure de son courage était encore aux devants. Qu'il désirait lui montrer qu'il était capable de surmonter cela. Mais Eibhlin ne revint jamais. Et Sean abandonna le bouquet au pied de l'arbre.
En franchissant la colline le jour où Eibhlin désobéit à ses parents, du haut de ses sept ans et sur le dos de Patsy, elle ne s'attendait pas à partir dans un aussi vaste voyage. Elle avait découvert comment voir la vie autrement. Elle avait appris à posséder de nouveaux yeux sur le monde. Sur les Moldus. Sur un garçon.
Car le monde de souvenirs qu'elle avait partagé avec Sean était plus vaste que l'Irlande ne l'aurait jamais été.
* Ce qui ne tue pas rend plus fort.
