Lever de rideau. Madame Souzaki avait remplacé Jenny au micro pour la présentation. Les doigts de celle-ci pianotaient déjà la musique sur un piano imaginaire. La chorégraphie repassait à toute allure dans les têtes des deux danseuses. Pas un bruit en coulisses, pas un mouvement, pas une parole. Les musiciens étaient restés dans les loges ou alors étaient redescendus dans le public. Des autres artistes, pas une trace. Rien qu'elles trois derrière les rideaux.
Madame Souzaki continuait de parler. Il faisait chaud sous les vestes en cuir. Les martèlements répétés de leur cœur semblaient vouloir se faire entendre jusqu'au fond de la salle.
Le bruit des applaudissements annonçant la fin du discours se fit entendre jusqu'à leurs oreilles.
-Bonne chance ! chuchota quelqu'un dans le noir.
Cassie poussa Jenny devant elle , qui fut malgré tout obligée de rentrer sur scène. Elle rougit malgré elle lorsqu'elle entendit son nom fuser dans la salle. La jeune fille s'installa à son piano, les doigts déjà posés sur les touches, prête à commencer. La pianiste lança un lourd regard à ses amies, contenant tout le stress qu'elle ressentait à l'idée de jouer devant un sigrand public, dont elle connaissait la majeure partie des personnes présentes.
Cassie jeta un regard à madame Souzaki, près de l'éclairage : un hochement de tête du professeur confirma que le spectacle pouvait commencer. La musique retentit, rapide. Les doigts de Jenny couraient sur les touches du piano tandis que Carly et Cassie esquissaient leurs premiers pas. Le public n'était plus là, il n'y avait plus que les notes et les pas de danse. Puis la musique s'accéléra et monta en puissance. Les danseuses virevoltaient sur scène au même rythme que les doigts de Jenny.
Enfin, la dernière note fut jouée et tout s'arrêta brusquement. Carly et Cassie étaient recroquevillées sur scène dans une position fœtale. Elles auraient voulu se relever mais leurs jambes flageolaient. Le tonnerre d'applaudissements tant attendu retentit finalement dans toute la salle. Les deux danseuses se relevèrent et échangèrent un regard complice. En parfaite synchronisation, elles saluèrent leur public et se tournèrent vers leur pianiste, cachée derrière son piano. De grands cris s'élevèrent pour cette dernière qui devint tout à coup gênée et se mit à rougir.
Pour couper court à tout cet embarras, toutes trois quittèrent rapidement la scène et le rideau retomba. Maintenant, il fallait mettre en ordre les derniers artistes qui restaient à faire passer.
-Ça rendait pas bien de danser sur Pink Floyd, les accueillit Gabriel avec un grand sourire narquois lorsqu'elles revinrent en coulisses.
-On ne s'attendait pas à des compliments de ta part, Ronan, soupira Cassie.
-Et puis, le piano ... continua le jeune homme.
-Ca va, on a compris, le coupa Cassie plus rapide que Jenny qui s'apprêtait déjà à l'insulter (elle ne supportait pas qu'on lui fasse des remarques sur sa façon de jouer du piano).
Heureusement, madame Souzaki arriva pour remettre le micro à Jenny afin qu'elle termine la présentation des groupes de musique qui devaient encore se présenter sur scène.
-Vous avez été formidables, les filles ! les félicita le professeur.
-Merci madame ! la remercia Jenny tandis que Cassie décochait un regard triomphant à Gabriel, dit Ronan. La jeune fille prit le micro et repartit sur scène.
-Cassandra, Carly, je vous laisse mettre en ordre tous les groupes ? leur demanda Souzaki.
-Pas de problèmes ! lui assura Carly.
...
-Nous clôturons ce festival des arts de la scène et remercions avant tout tous les participants pour leur superbe représentation et bien sûr, merci à tous les spectateurs ! s'exclama Jenny.
Madame Souzaki s'avança sur la scène :
-Quand à moi, j'aimerais remercier les trois jeunes filles qui ont organisé cet événement. Deux d'entre elles sont cachées dans les coulisses mais je vous demande un tonnerre d'applaudissements pour Jenny et de grands cris pour Carly et Cassandra !
La fin du festival se déroula à toute allure et Cassandra ne se rendit même pas compte que le théâtre se vidait à toute allure et qu'il ne restait plus qu'elle, ses deux amis, et quelques participants en train de ranger leur matériel.
-Félicitations ! s'exclama monsieur Gait en en s'avançant vers elle. C'est une réussite totale !
Carly et Cassie se jetèrent un regard à la fois surpris et heureux. Monsieur Gait était devenu principal adjoint de la cité scolaire Rivaux deux ans auparavant et s'était montré bien plus sévère que la précédente, madame Normand. Malgré sa voix qui penchait dans les aigues et son jeune âge, ce nouveau proviseur s'était montré très autoritaire et avait apporté toutes sortes de réformes que les élèves jugeaient inutiles voire même énervantes. Ainsi, des compliments de sa part était pour le moins inattendus !
Il leur serra à toutes les deux la main puisque Jenny était en grande conversation sur la scène avec Ronan au sujet des pianos. La discussion semblait mal tourner puisque des éclats de voix parvenaient jusqu'aux oreilles de Carly et Cassie. Mais monsieur Gait s'éloignaient déjà afin de glisser deux mots à madame Souzaki.
-Votre choré était SU-PER ! s'exclama Silvia.
Cette jeune adolescente de 15 ans était la meilleure amie de Carly, Jenny et Cassie. Elles connaissaient tout des peines d'amour de leur amie, très coquette et toujours très pointilleuse sur son apparence, ce qui lui valait de nombreux coups d'œil intérréssés de la part de la gente masculine.
-Tu n'es pas censée être avec quelqu'un, toi ? lui demanda Jenny, venant d'échapper à Ronan.
-Je ne vois pas du tout de qui tu veux parler, l'ignora Silvia soudainement rouge.
-C'est étrange car je vois un garçon qui a une tête très familière, près des escaliers par là-bas, déclara Cassie en fixant un point à l'autre bout du théâtre.
Un grand jeune homme, nonchalamment appuyé sur le mur, semblait en effet attendre quelqu'un en pianotant sur son téléphone. De temps à autre, il lançait des regards furtifs vers la scène et l'endroit où se trouvait les filles.
-Silvia, je crois qu'il t'attend, lui fit remarquer Jenny.
-Tu crois ?
Trois paires d'yeux noirs se braquèrent sur elle.
-D'accord, c'est vrai, il m'attend, avoua la jeune fille avec un timide sourire.
-Alors qu'est-ce que tu attends ? lui demanda Jenny.
-Je vous attends vous ! Je reste avec vous jusqu'à ce qu'on ait passé la grille du collège.
-Et après tu rentres avec lui, dit Cassie sur un ton impératif.
-Oui, mais ...
-Pas de mais ! s'exclamèrent en chœur les trois filles.
-Il va peut-être enfin se décider à te demander de sortir avec lui !s'enthousiasma Jenny.
-En fait, par SMS, il m'a dit qu'aujourd'hui il tenterait ... commença Silvia.
Elle n'eut en aucun cas besoin d'en dire plus à propos de ce message car ses trois amies avaient parfaitement compris.
-Pour une fois, ça serait bien si vous vous disiez les choses en face plutôt que par textos ... marmonna Cassie.
-Alors dépéchez-vous ! leur ordonna Silvia d'un ton impérieux. Je vous rappelle que c'est vous qu'on attend.
Toutes leurs affaires étaient restées dans les loges, éparpillées un peu partout. Après avoir tout roulé en boule dans les sacs, elles ne prirent même pas le temps de se démaquiller ou d'enlever leur costume de scène mais fermèrent rapidement la porte des vestiaires à double tour.
Madame Souzaki les attendait à la sortie du théâtre et après quelques congratulations et des encouragements pour l'année de seconde qui arrivait (on était à la fin de l'année), elle les laissa partir.
Silvia les attendait dans le hall et non loin d'elle se tenait Jack, le futur petit ami de la jeune fille. Encore un peu plus loin, Ronan suivait à la trace Maxime et Gaetan, « des camarades de classe », en grande discussion sur la fête d'Aurélie qui, d'après eux, allait être inoubliable, ce qui était forcé puisque ses parents autorisaient tous les débordements possibles et imaginables qui peuvent se produire à une fête, entre autre l'alcool et les joints
-C'est ton cousin à la grille Carly ? demanda Cassie à son amie.
-Oui, il est arrivé aujourd'hui et, normalement, il devrait rester deux semaines, répondit-elle.
-Tu ne nous l'avais pas dit ! lui reprocha Jenny. Mais c'est super qu'il soit là, je vais enfin pouvoir faire sa connaissance !
-Depuis le temps que tu en rêve ! se moqua Silvia.
-Et pourquoi Ilian et Bastien attendent-ils devant le collège ? demanda Cassie surprise.
-Ils attendent peut-être quelqu'un, suggéra Carly.
Ilian et Bastien étaient deux des nombreux amis de Nathanaël parti à Singapour et avec qui les quatre filles étaient très amies. Peu avant de partir, l'année précédente, il avait organisé une grande fête avec des gens qu'aucune d'elles ne connaissaient ce qui avait donné lieu à de petites taquineries entre elles à propos de ces garçons qu'elles n'avaient jamais vu auparavant. La plus touchée par ces taquineries était sans aucuns doutes Carly. Lorsqu'il avait fallu ouvrir le bal, Ilian, un grand garçon blond sur lequel les conversations allaient bon train, l'avait invité, pensant réchauffer l'ambiance et inviter ses mais à faire de même avec les autres filles. Tous deux avaient dansé sur la chanson de Titanic pendant un moment interminable sous l'œil amusé et moqueur de tous leurs amis. Nathanaël avait réagi le premier et invité Silvia sur la piste de danse, afin d'épargner de longues minutes d'embarras au tout nouveau couple. Malheureusement pour Carly, depuis ce moment-là, les moqueries fusaient sur elle et Ilian.
-Il est venu chercher Carly ! la taquina Jenny avec un sourire s'étirant jusqu'à ses oreilles.
Carly avait fini par s'habituer à ce genre de plaisanteries et de plus, elle restait tout le temps maître d'elle-même, quel que ce soit la situation. Il était donc plutôt rare de la voir s'énerver.
-On n'a qu'à leur demander... proposa Cassandra, malicieuse.
-Tu n'oserais pas ! la mit au défi Silvia.
-On parie ? lui demanda l'intérréssée.
-Un paquet de bonbons !
Cassie se détacha du groupe, dépassa Maxime et ses deux compères et franchit la grille collège Rivaux. Adossés à une barre, comme à leur habitude, Ilian, le grand garçon blond, et Bastien, plus petit et fluet avec une tignasse brune, discutaient. Lorsqu'ils virent approcher Cassie, ils jetèrent sur elle un regard étonné.
-Salut ! leur dit-elle. Qu'est-ce que vous faites ici ? On a fini les cours, vous devriez faire la fête loin du collège !
-On est censé manger chez Charlotte et son père devrait pas tarder à venir nous prendre, dit Ilian.
Bastien ne fit qu'hocher la tête. D'eux deux, il était le plus timide et laconique.
-Bon courage pour ce dîner, alors ! s'exclama Cassie avant de rejoindre ses amies, non sans avoir noté au préalable noté que Jack était assis quelques mètres plus loin.
-Tu me dois un paquet de bonbons ! lança-t-elle à Silvia en revenant. J'aime tout particulièrement les schtroumpfs piquants !
-Pourquoi ils attendent ? demanda Carly curieuse.
-Ils attendent Charlotte, répondit Cassie, ils doivent aller manger chez elle.
-Les pauvres ! s'exclama Silvia. Je compatis !
D'elles toutes, elle était certainement celle qui aimait le moins Charlotte. Il est vrai que cette fille n'était pas des plus agréables. Prétentieuse, elle ne pensait qu'à elle, et quand elle se faisait un ami, c'était pour servir un but précis : gagner en popularité, avoir quelqu'un sur qui copier, se faire inviter à une fête ... Et il était de notoriété public que ses parents faisaient tout pour exaucer ses souhaits. Un jour, une camarade de classe avait refusé de l'inviter à son anniversaire et les parents de Charlotte avaient immédiatement discuté et insisté sur le mauvais comportement de cette jeune fille avec ses parents.
-Au fait, j'ai oublié de vous prévenir que j'ai demandé à Arthur de nous rejoindre, les avertit Jenny.
-Pourquoi ? lui demanda Cassie.
-Pour qu'on discute avec lui de la fête de Nathanaël. C'est lui qui est chargé de le distraire pendant qu'on installe tout et je pensais que c'était une bonne idée qu'on discute des derniers détails.
-Ah oui, c'est vrai, se rappela Cassie. Tu as bien fait, c'est une excellente idée. On n'a qu'à aller au parc pour en discuter, puisqu'il fait beau.
-Je viens avec vous, décida Silvia.
-Non ! lui interdit Jenny. Toi, tu as un rendez-vous aujourd'hui !
-Et il t'attend toujours alors tu devrais filer le rejoindre !
-Si vous décidez de nouvelles choses, envoyez-moi un SMS ou appelez-moi, se rendit immédiatement la jeune fille.
-Ne t'inquiète pas !
Les quatre adolescentes étaient arrivées au niveau d'Enzo, le cousin de Carly, en compagnie d'un autre garçon.
-Salut Enzo ! le salua Cassie en lui faisant la bise. Carly ne nous avait pas dit que tu montais à Paris avec un copain !
-Ce n'est pas mon copain, c'est Ethan, dit-il avec un grand sourire.
Cassie, qui s'apprêtait à lui faire la bise, eut un mouvement de surprise.
-Le fameux ! s'exclama Jenny.
Ethan. Ce nom de cinq lettres allumait dans les yeux de Carly une étincelle à chaque fois qu'il arrivait dans une conversation. Elle l'avait rencontré lorsqu'elle était partie en vacances en Tunisie avec sa sœur et son beau-frère, dans un hôtel qu'elle ne cessait de décrire comme un endroit magique. Et depuis son retour, elle n'avait plus que ce nom, Ethan, à la bouche.
-Enchantée de faire ta connaissance, lâcha finalement Cassie, qui se résolut quand même à lui faire la bise. On a beaucoup entendu parler de toi. Moi c'est Cassie.
-Tu connais déjà Jenny, lui dit Carly en lui montrant la jeune fille.
-Je crois, oui, répondit-il avec un sourire malicieux.
-Tu te souviens de moi, la « boliss » ? s'étonna Jenny, narquoise.
Le fait qu'ils se connaissaient tous deux déjà, alors que lui habitait à Biarritz, était une très longue qu'il est inutile de relater pour le moment. Tout ce qu'il faut savoir, c'est qu'Ethan avait un jour dit à Carly que son amie Jenny était une boloss, mais par les réseaux sociaux, il avait fait une faute de frappe et écrit « boliss ».
-Oui oui, dit-il sans se départir de son petit sourire.
-Voilà Arthur qui arrive, fit remarquer Cassie afin d'éviter toute prise de tête entre son amie et Ethan.
-C'était vraiment nul, ton morceau de piano, Jenny, lança Ronan alors qu'il passait avec ses copains devant le petit groupe.
-Eh, regardez ! Elles ont gardé leur costume et leur maquillage moche ! se moqua Maxime en regardant Gaëtan.
-On en vous a rien dit sur votre passage médiocre, alors, pour une fois, faites pareil, leur enjoignit Cassie, qui, à son grand étonnement, avait réussi à garder son calme.
-à vos ordres déléguée ! s'exclamèrent-ils, chacun un sourire narquois plaqué sur le visage.
-Ils m'énervent, ils m'énervent, marmonna-t-elle tandis qu'ils s'éloignaient.
-Ils aiment juste t'embêter, lui dit Carly.
-En vrai, vos costumes et votre maquillage étaient géniaux, lui assura Silvia. Et je m'y connais dans ce domaine !
-C'était qui ? demanda Ethan, curieux.
-Des imbéciles de notre classe, lui répondit Jenny en soupirant.
-Tiens, salut les filles ! s'exclama une voix féminine reconnaissable entre toutes : Charlotte.
Aucunes des « filles » ne daigna lui répondre. Jenny lança un regard compatissant Ilian et Bastien, vers qui Charlotte se dirigeait.
-Tu comptes partir quand Silvia ? lui demanda Silvia. Jack t'attend.
-ça va, j'y vais, dit-elle en remontant ses cheveux sur son crâne pour leur donner plus de volume.
-Tu nous envoie un texto pour tout nous raconter, lui rappela Carly.
-Et vous, avertissez-moi si quelque chose change !
En voyant Silvia se mettre en mouvement, Jack s'était levé et attendait la jeune fille pour qu'ils puissent enfin se mettre en route.
Jenny les épiait de loin et comme tout semblait bien se passer, elle reporta son attention sur la conversation.
-Et qu'est-ce qui t'amène à Meudon ? demanda Cassie à Ethan.
-Mes parents veulent visiter Paris, alors les parents de Carly ont proposé de nous prêter leur appart.
-Et tu restes combien de temps ? le questionna Jenny.
-Deux ...
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase car soudain, un terrible grondement se fit entendre, pareil au son d'une bombe qui explose. Il s'arrêta d'un coup, sans que personne ne s'y attende et il y eut soudain un grand silence dans la rue. Puis, ce fut le chaos. Le goudron de la route disparut, comme aspiré dans un trou noir. Un vent violent se déchaina et une force invisible se mit à les attirer tous – Cassie, Carly, Jenny, Ethan, Enzo, Ronan, Gaëtan, Maxime, Jack, Silvia, Charlotte, Ilian, Bastien et Arthur – dans le gouffre qui s'ouvrait au milieu de la route. Leurs pieds glissaient sur le sol et tentaient de griffer l'asphalte pour se retenir.
Aucun ne comprenait ce qu'il leur arrivait. C'était comme dans un cauchemar où réalité et horreur se côtoyaient. Même les barres ne les retenaient plus. Les cris ne s'entendaient pas, le vent était trop fort. Mais le plus étrange, c'était qu'il n'y avait qu'eux dans la rue. Pas d'émeute et de gens qui couraient dans tous les sens, affolés. Rien qu'eux, aspirés vers ce grand trou noir. La première à tomber fut Cassie et tous la suivirent.
