Prologue
Son couteau à la main, Alice regarde en pleurant le reflet de sa folie. D'un bout à l'autre de son champ de vision s'érige un monde en ruines, menaçant, en proie au mal et à la terreur. Les nuages de souffre ont remplacé le bleu du ciel, et la douce démence d'Alice est devenue sang à la pointe de son glaive. Il n'y a plus désormais que l'ombre du palais de la Reine, au fond, où Alice s'est résolue à ne jamais aller. Du haut de sa falaise, elle sait que s'y rendre reviendrait à devoir combattre jusqu'à la mort. Et qu'elle mènerait ce combat contre elle-même.
Des abîmes surgissent des bras, qui semblent être le fruit du brouillard et du sang mêlés qui nourrissent la terre. Les doigts se recroquevillent sur eux-mêmes ; Alice croit même voir des yeux la fixer et la dévisager en signe de haine.
Elle essuie ses larmes de faiblesse du revers de son bras ; et sa peau livide se pare de trainées rougeâtres. Elle en aurait presque oublié que son être, son petit corps en perdition, n'est désormais plus constitué que du sang arraché à ses victimes. Sa chair s'est affinée, ses os, sa taille et ses mollets étrécis. Ses cheveux tombent ; ses cils et ses ongles ne poussent plus.
Elle ne s'appartient plus. En tuant, elle a scindé son âme, scié ses membres, brisé son corps : elle n'a plus d'autre force que celle qu'elle a subtilisée. Elle n'a pas de consistance ; elle est devenue aussi légère qu'une feuille de papier. Sans relief, un simple dessin sur une écorce d'arbre. Elle aimerait tant redevenir Alice. Alice, la reine Alice.
