Le véhicule s'enfonce entre les arbres sur une route de terre.

Assise sur la banquette arrière, Mila regarde au loin. Laurie est à côté d'elle, présence silencieuse mais impossible à ignorer. Noah non plus n'a qu'à peine parlé depuis leur départ.

-Vous allez adorer, répète Marius pour la sixième ou la septième fois.

-On sait, grogne Laurie.

-Un grand chalet...

-Avec assez de place pour nous tous, on a compris.

Le ''nous tous'' jette le silence dans l'habitacle. Mila retient un rire nerveux. Noah a tourné la tête et regarde la forêt, Marius se mordille la lèvre, et Laurie se passionne pour le bout de ses chaussures. Même Pelote couine, le museau couché sur ses pattes avant.

Leur nouvelle maison est effectivement belle et grande. Mila se demande un instant comment Marius se l'est permis, avant d'y renoncer. Elle préfère ne pas le savoir. Les deux hommes entreprennent de décharger le coffre, aidés par Mila qui s'insurge qu'on la croit moins forte. Marius rit discrètement tandis que Noah parait désolé. Laurie tourne autour d'eux. De son nom complet Lauren Randall, la jeune fille n'a que douze ans, contrairement à Noah qui en a dix-sept et Mila, un peu plus vieille. Elle porte encore la robe de soie verte qui va si bien avec ses longs cheveux noirs- elle la porte presque tout le temps. La première fois, Sophia était encore en vie… Non, pas maintenant. Mila repousse d'instinct le souvenir de Sophia.

-Tu devrais t'occuper de Pelote, dit-elle à sa jeune sœur, désignant le chien qui court entre eux.

La jeune fille ne se fait pas prier, et l'animal non plus, ravi d'avoir quelqu'un avec qui jouer. Mila les observe du coin de l'œil. Pelote- un bichon maltais, selon Marius- est minuscule, rien à voir avec son précédent chien, mais il est très joueur et finalement tout aussi intelligent. Et adorable, a-t-elle finalement du admettre malgré ses préjugés sur les petits chiens.

Ils déposent finalement dans l'entrée les derniers cartons. Marius rappelle Lauren, qui s'empresse de venir, Pelote sur les talons. Les deux hommes ont une chambre au rez-de-chaussée, tandis que celles des filles se trouvent à l'étage. Mila s'occupe de monter leurs cartons. Des vêtements, quelques livres, quelques bijoux, des jouets: tout ce qui a pu être sauvé de leurs maisons de Stix. Dès qu'elle le peut, elle s'enferme dans sa propre chambre. Par la fenêtre, on voit la forêt et un village. La pièce est en bois, déjà meublée, avec un lit aux draps roses, assortis au tapis et aux rideaux, une penderie et un bureau. Elle ouvre le premier carton. Elle reconnaît certains morceaux de vêtements, mais d'autres, plus luxueux, doivent être un cadeau de Marius. Elle ouvre la penderie, découvrant un miroir, et s'amuse à tester de quoi elle aurait l'air dans cette robe chic ou ce jean de marque. Elle ne sait pas encore si elle va les garder- elle déteste que Marius essaie de l'acheter- mais elle se dit qu'elle y réfléchira plus tard.

Au même instant, Lauren entre sans frapper, laisse échapper un sifflement d'admiration. Mila laisse aussitôt échapper la robe qu'elle tenait: verte et courte, un peu trop moulante pour elle.

-Tu devrais la mettre, conseille Laurie avec un grand sourire. Vraiment.

-Je ne peux pas...

Mila jette un coup d'œil à son reflet, encore en sous-vêtements. Oserait-elle vraiment dévoiler ses jambes? Laurie soupire exagérément en refermant la porte. Elle vient fouiller dans sa garde-robe pour choisir un jean taille basse et un chemisier et l'oblige à les mettre.

-Je n'ai pas l'intention de les conserver, dit-elle à Laurie.

-Pourquoi pas? Ça te va bien. Papa a bien choisi.

Papa. Mila ferme les yeux une seconde. Depuis quand Lauren appelle-t-elle Marius ''papa''? Elle secoue la tête, ignorant cette dernière pensée- elle a le droit, après tout. Il est vrai que l'ensemble lui va bien, mais il la met mal à l'aise.

-Imagine le prix de cette chemise, rétorque-t-elle.

Blanche avec un col et une fermeture éclair noir, très simple, mais le tissu semble être de la soie comme la robe de Laurie.

-C'est parce qu'il t'aime.

-Je t'en prie. Il nous aime quand même- et je te parie ce que tu voudras qu'il n'a payé ni cette chemise ni cette robe. Ni les bijoux que tu portes, ajoute-t-elle perfidement en apercevant une épingle verte qu'elle identifie comme du jade dans ses cheveux.

Lauren se mord la lèvre, visiblement pensive. Mila a comme un vertige. Mais qu'est-ce qui lui a pris? Elle se frotte le visage, vaguement nauséeuse.

-Oublie ce que j'ai dit, fait-elle. Je suis désolée, je ne voulais pas. Je vais les garder, d'accord? Allons manger.

Elles descendent l'escalier. Dans la cuisine, le réfrigérateur est complètement vide, mais il y a quelques conserves. Mila prépare de la soupe avec l'eau du robinet, qu'elle met à chauffer. Noah arrive peu après, et l'odeur finit par attirer Marius.

-Il y a un ours dans la cuisine, déclare Laurie, retenant un rire.

Marius gratte son menton mal rasé.

-Qu'est-ce qu'on mange?

-De la soupe poulet et nouilles, l'informe Mila tout en cherchant des bols dans une armoire.

S'il a remarqué sa tenue, il ne dit rien.

Ils s'installent à table en silence. Il y a un moment de flottement durant lequel personne ne touche à son repas, personne ne sait quoi faire, comme s'ils craignaient que... Mila ne sait même pas quoi. Marius la regarde, elle soutient ce regard marron qu'il partage avec Noah et Laurie mais pas avec elle. On dirait qu'il attend, et elle veut voir s'il détournera la tête le premier. Ce n'est pas vrai, elle ne prendra pas la parole, ce n'est pas elle la mère ici, jamais elle ne remplacera Sophia.

Elle finit pourtant par céder. Elle inspire à fond, réfléchissant, levant les yeux vers le ciel.

-Merci pour nous avoir rassemblés, pour nous avoir permis de nous retrouver en vie. J'espère que ma- notre mère, Sophia Randall, est heureuse là où elle est.

Sophia priait d'anciens dieux, et Mila se sent d'autant plus absurde qu'elle n'a jamais cru en aucun d'entre eux. Elle lance un regard à Marius. Je l'ai fait, tu es content? Il ne répond pas. Elle avale de peine et de misère quelques bouchées. Elle se sent bizarrement malade. Avant de quitter la table, elle laisse un bol sur le sol à l'intention de Pelote et part se réfugier dans sa chambre. Elle s'écroule sur le lit, au milieu de ses cartons. Après un moment, elle s'oblige à se relever, cherche une peluche dans une boite. C'est un lapin que Marius lui a offert lors de leur rencontre, et il l'a tant suivie qu'il lui manque un œil et que sa fourrure n'est plus blanche depuis longtemps. Elle se recouche en le serrant contre elle et s'endort sans même s'en rendre compte.

Lorsqu'elle se réveille, il est presque dix heures du soir. Elle a rêvé, mais elle a beau tenter de s'en souvenir, impossible. Il fait trop chaud: elle se lève péniblement pour aller ouvrir la fenêtre, histoire de profiter d'un peu de vent, et entreprend de se changer, enfilant à la place une chemise de nuit plus confortable et plus légère. Elle s'est habituée au climat de Stix, où elle ne vivait pourtant que depuis quelques années, que doit-il en être pour Noah et Laurie qui y ont vécu toute leur vie? Elle sort de sa chambre sur la pointe des pieds, jette un coup d'oeil dans la chambre de sa sœur. Lauren dort paisiblement. Mila sourit avant de s'éloigner, mais au lieu de retourner dans la sienne, elle se dirige vers l'escalier. Elle se sent mieux, maintenant, et elle a faim.

Marius est encore dans la cuisine. Bizarrement, elle ne s'en étonne pas.

-Je t'ai gardé de la soupe, dit-il en désignant un plat en plastique.

Elle en arrache le couvercle, le place au four à micro-ondes. En attendant, elle attrape la carafe d'eau et s'en sert. Dès la première gorgée, elle s'aperçoit à quel point elle a soif.

-Je crois que j'ai attrapé quelque chose, dit-elle tout en s'en servant un deuxième verre.

-Tu es malade? s'étonne-t-il.

-Le stress, probablement.

Elle se sert un deuxième verre avant de reprendre sa soupe. Cela lui fera du bien. Elle boit directement au bol le liquide brûlant. Le bouillon salé dans sa gorge lui arrache une brève grimace, mais la faim l'emporte. Lorsqu'elle a fini, elle cherche des yeux un lave-vaisselle.

-Laisse, fait Marius, je vais le faire.

Mila le regarde de dos.

-À quoi ça rime, tout ça?

Il se relève, confus.

-De quoi parles-tu?

-Cette maison. Ces vêtements, que tu nous as offerts. Tu pensais que c'était nécessaire?

Ils se dévisagent.

-Je n'ai pas...

-Tu pensais que c'était nécessaire? insiste Mila.

-Ludmilla...

Le ton est doux, ni condescendant ni celui d'un reproche. Mila ressent à nouveau un léger vertige. Ludmilla, n'est-ce pas un beau prénom? Puis: Ne dis rien. Maintenant, tu es ma fille. Aussi étrange que cela semble, c'est ainsi que s'est bâtie leur relation.

-Je voulais une vraie maison, murmure Marius. Une où vous seriez en sécurité. Loin de tout- et de moi, idéalement.

Il sourit comme pour s'excuser.

-Mais tu as raison sur un point: j'en ai peut-être trop fait.

Elle inspire à fond, parvient à sourire à son père d'adoption, celui qui a tout fait pour elle. Lui et ses enfants sont sa famille- sa seule- et elle ne voudrait être nulle part ailleurs. Elle ouvre la bouche, tentant de le formuler, mais la phrase ne vient pas. Ses pensées sont confuses.

-J'ai chaud, parvient-elle à dire.

Elle ne veut pas que ça se passe ainsi, elle veut retrouver Sophia, sa maman, elle veut qu'on cesse de la prendre pour la mère de cette nouvelle famille, elle veut retourner à la maison et ne jamais, jamais, avoir à en partir.

Les marques sur sa main la brûlent.

-Mila?

-Marius, marmonne-t-elle en retour.

-Mila!

Il se penche sur elle juste comme le sol se dérobe. Elle l'entend crier, elle le sent la toucher, mais elle n'arrive pas à se concentrer, seulement à remarquer que le carrelage est frais.