-Ces plantes sont en train de mourir. Celles-ci aussi. Elles meurent toutes... Pourquoi?
-C'était voué à l'échec, Yama, a dit Ezra sur un ton calme.
Je n'avais jamais réellement été intéressée par la botanique. Je comprenais cependant ce que ressentait Yama. Nous avons toujours étés liés, même sans être réellement jumeaux. Je savais, je devinais, toute la portée de l'espoir qu'il avait placé en ce projet.
-C'était le rêve de maman, de voir ces fleurs qui ne poussent que sur Terre prendre racine sur Mars!
Le ton de Yama était presque hystérique. J'aurais voulu le calmer, juste un geste... Mais il s'est dérobé.
-Yama? a questionné Nami, incertaine quand à la suite.
-Arrête! a hurlé Ezra. C'est de la folie!
Les liens retenant la vanne avaient cédé dans un son de déchirure. Ils n'étaient là que comme avertissement, pas comme réelle défense. Les lampes solaires s'étaient éteintes en grésillant, plongeant la serre dans le noir. Yama s'est tourné vers nous. Nami a laissé échapper un gémissement, la dernière chose que j'ai entendue clairement.
Au dessus de nous a retenti les déflagrations. Il y en a eu plusieurs, je le sais, mais pour moi elles se sont toutes confondues dans un grand éclat de lumière accompagné de fracas. Et la serre s'est effondrée sur nous. Je me souviens d'avoir vu Ezra, prisonnier, à peine conscient, des tentatives désespérées de Yama pour délivrer Nami, qui semblait morte.
Après l'accident, rien n'a été pareil. La situation pourrie, auparavant entre nos parents, désormais morts, s'est répétée entre Ezra et Yama. Une famille unie en apparence, mais remplie de haine sous la surface. Nous avions été heureux: ce bonheur ne valait plus rien, je l'ai compris très vite.
Quand je suis retournée à la maison, Yama me parlait à peine. Nous nous étions toujours tout dit, mais à présent, il finissait toujours par s'excuser. Je ne lui en voulais pas, je ne parvenais pas à lui en vouloir. Si ce n'aurait été de Nami et surtout d'Ezra, j'aurais peut-être réussi à le convaincre.
L'état de Nami est passé de ''critique'' à ''stable'' au bout d'un peu plus de deux mois. Tout ce temps, Ezra s'en est pris à lui, à cause ''des conséquences de ce que tu nous a fait subir''. Devenu paraplégique, il ne marcherait plus jamais. Le pire était cependant Nami, enfermée dans un caisson qui m'évoquait un cercueil de verre, et qui ne voyait plus du monde que la serre, son projecteur d'hologramme ne la laissant pas aller plus loin.
Ezra et moi lui avons tenu compagnie pendant des mois qui se sont mués en années. Yama était loin, principalement parce qu'il croyait à présent fermement ne plus la mériter. C'est durant les premiers mois qu'Ezra a épousé Nami. J'étais persuadée que la haine et les mots d'Ezra avaient à voir dans l'attitude de Yama. Mais je n'ai rien dit. C'est à peu près à cette époque que je me suis tue pour de bon, en écho à ma surdité.
C'était il y a deux ans.
Yama est parti il y a six mois. Comme par hasard, il est devenu soldat, dans l'espoir vain de mettre fin aux jours d'Harlock, après avoir demandé pardon à Ezra. Yama n'est pas ainsi. Et je ne pardonne pas à Ezra d'avoir envoyé mon frère au front en sachant qu'il va y mourir. Comme si d'un côté, il y avait Yama et moi, et de l'autre, Ezra et Nami. Comme nos parents, séparés, si loin l'un de l'autre malgré leur mariage.
…
Ezra m'a bien dit que Yama était de retour. Je ne l'ai pas cru, jusqu'à maintenant. Il est là, bien vivant, et je ne peux retenir un cri de joie. Les huit derniers mois ont étés si longs, sans lui. Tant pis pour le reste: je me précipite dans ses bras. Je réalise qu'il porte encore l'uniforme des soldats, je sens la texture et l'odeur du cuir, mais à ce moment, il me sourit. Il s'écarte, et il commence à bouger. J'observe ses mains qui dansent. En public, je porte des prothèses auditives. Pas en privé, elles ne me servent généralement à rien. Je me suis habituée au silence.
-Je suis heureux de te voir, dit-il de cette façon, puis il commence à épeler. A-L-O-U-E-T-T-E.
Je souris. Mon prénom est un vieux mot qui signifie alouette. C'est un oiseau de la Terre. Notre mère m'a donné ce nom comme un talisman, comme la promesse d'un jour voir la Terre.
-Moi aussi, fais-je.
C'est notre langage. C'est pour cette raison qu'il m'est plus facile de m'exprimer avec Yama qu'avec n'importe qui d'autre.
-Veux-tu aller voir N-A-M-I? je lui propose.
Il secoue la tête. Il épelle un mot. E-Z-R-A. Et je comprend.
Les heures passent. Il refuse, cependant, d'aborder le sujet d'Harlock. Vers le début de la soirée, Ezra le fait rappeler. Je sais seulement que Yama ne revient pas. Et une heure plus tard, c'est à mon tour. Je me dépêche de glisser l'appareil au creux de mon oreille, puis je suis le garde.
Ezra est fidèle à lui-même. C'est à peine s'il m'accorde un regard quand j'entre dans la serre. Je me demande pourquoi il a choisi cet endroit. Je m'assois avec précaution près de lui, et sans savoir pourquoi je pense à Nami, souvent dans cette position. Me demandant où elle est, je relève la tête, et la première chose que je remarque est que le caisson de ma sœur n'est plus là. C'est la première chose que je remarque vraiment. J'ai l'impression que mon cœur va s'arrêter, mais non.
-Nami est morte, m'annonce Ezra sans considération.
Les larmes ne coulent pas, j'ignore pourquoi.
-Un accident, poursuit-il. Elle a voulu sauver Yama, elle l'a payé.
Je croise son regard, et ma haine s'évanouit. Il a les yeux humides, ce que je n'ai pas vu au premier abord. Tout comme moi, Ezra porte des lunettes: notre vision a été abimée parce que nous avons regardé directement la lumière des explosions, lors de l'accident.
-Tu l'aimais vraiment, dis-je.
J'ai l'impression que ma voix sonne faux, comme je ne m'entend pas moi-même. Ezra pose sur moi un regard surpris.
-J'ignorais que tu pouvais encore parler.
-Je suis sourde, pas muette, rétorque-je.
Il sourit. Pour la première fois depuis des années, il sourit. C'est ce qui me surprend, moi. Un sourire triste, mais tout de même.
-J'ai été stupide. Bien sûr que je l'aime.
Il parle au présent.
-Je vous aime, tous les trois. Toi aussi, Lark.
Je sais qu'il est sincère. Je m'apprête à répondre que je lui pardonne lorsqu'il lève les mains, pour dire ''alouette'' dans notre langage, à Yama et à moi. Et malgré moi, je suis furieuse. Comment a-t-il pu apprendre? Sait-il seulement qu'il s'agit là de notre secret et qu'il n'a rien à voir là-dedans?
J'essaie de me lever. Il me force à retomber à genoux, à sa hauteur, mais il n'y a pas de haine dans son expression. Il me regarde un instant, d'une émotion que je ne sais interpréter. Pendant un instant, je ne sais plus bien qui je suis pour lui, sa sœur ou juste une amie. Il a besoin de réconfort, et moi aussi.
Le lendemain, il part au combat. Quelques heures après son départ, on m'apprend sa mort ainsi que celle de Yama. Je ne peux m'empêcher de me demander ce qui se serait passé, si Ezra avait survécu, mais je sais déjà que cela ne me sert à rien d'y penser. Et le quatrième jour, à présent seule dans notre maison, je prends une décision absurde. Il ne me reste rien. Je n'ai pas foncièrement envie de combattre, mais loin d'ici, je serais peut-être plus heureuse.
