Swan Laurence a toujours eu des rapports compliqués avec les femmes. Qu'elles soient blondes, brunes ou rousses, aucune créature de la gente féminine ne le laisse indifférent. Tout est affaire de choix, comme vous le verrez à la fin…
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Laurence détestait chaque minute passée chez le Docteur Aurélien Duplessis. Pourquoi diable avait-il accepté l'invitation de Marlène alors qu'il savait que ce qui se profilait, allait lui déplaire ?
Accompagné par Glissant et Tricard, il descendit un autre verre de champagne en espérant faire taire la réponse qui s'imposait à lui. Il avait voulu faire plaisir à Marlène, voilà tout, mais ce serait bientôt au dessus de ses forces de rester dans la même pièce que l'homme qui allait prochainement épouser sa splendide secrétaire.
C'était à présent officiel. Il ne suffisait pas à Duplessis de s'être fiancé avec la plus belle femme de l'assemblée, il fallait également qu'il lui vole l'affection de Marlène. La jeune femme blonde était radieuse au bras de son chevalier servant. Enfin, son rêve d'une vie à deux, avec sans doute une tribu d'enfants, allait se réaliser.
Laurence eut un ricanement. C'était plus qu'il ne pourrait jamais donner à Marlène. Cette pensée aurait dû panser sa blessure d'amour propre, mais en bon égoïste, il ne pensait pas au bonheur de Marlène, il ne pensait qu'à sa situation de prétendant mis sur la touche, un fait particulièrement cuisant pour son orgueil de mâle alpha.
À nouveau, Glissant et Tricard trinquèrent en se plaignant de perdre la blonde qui les enchantait. Bientôt, Marlène quitterait son poste pour se consacrer entièrement à son foyer. Il aurait alors une nouvelle secrétaire. Et pourvu, pourvu que le divisionnaire ne lui assigne pas une nouvelle fois une matrone qui ressemblait davantage à une gardienne de prison qu'à une séduisante assistante !
Dans un coin de la pièce, une chevelure rousse en mouvement attira son attention : Avril. La jeune femme souriait distraitement au sein du groupe d'amis de sa nouvelle compagne, Philippine de Brageyrac, une connaissance de Duplessis. Riche héritière, artiste peintre qui connaissait un succès grandissant, l'aristocrate bohème du même âge qu'Avril, s'entourait d'une population bigarrée de fêtards yéyés et de jeunes mondains écervelés, tous des parasites aux yeux de Laurence.
Cela faisait quelques semaines que les deux jeunes femmes filaient le parfait amour. Le seul avantage immédiat qu'il y avait vu, c'est qu'Avril venait moins le voir et le déranger sur les enquêtes. Seulement voilà… Entre Marlène qui ne parlait que de ses fiançailles et l'absence d'Avril qu'il ne pouvait plus par conséquent titiller, Laurence broyait du noir et commençait à avoir un caractère particulièrement difficile.
Peu importaient les conséquences après cette soirée, le policier avait décidé de boire avec ses deux compères d'infortune également invités. Les choses étaient bien engagées entre eux et il se sentait l'âme plus légère au point de laisser le Dom Juan invétéré prendre le pas sur l'homme de tête. Après tout, pourquoi ne pas se mettre en quête d'une agréable compagnie pour terminer la soirée ?
Il commença à observer l'assistance et croisa le regard d'Avril à présent à l'écart. Il leva ironiquement son verre en guise de salutations et elle lui répondit de même. Désireux de la caresser à rebrousse-poil et de passer sa méchante humeur sur sa cible préférée, il allait la rejoindre lorsque la rousse fut à nouveau accaparée par sa maîtresse qui l'entraîna vers un autre groupe de fêtards bruyants. Amusé par l'expression ô combien éloquente d'Avril, il se détourna d'elle avec un sourire moqueur et chercha une jolie femme à aborder…
Alice accepta sans grand enthousiasme la proposition de sa compagne. Certes, Philippine était au centre de sa vie à présent, mais il n'en demeurait pas moins qu'elle aurait aimé passer plus de temps en tête-à-tête avec son amante qu'avec les amis de l'artiste-peintre. Ce soir, à part à son arrivée, la journaliste n'avait pas pu échanger plus de trois mots avec elle, elle-même beaucoup sollicitée. Marlène n'était guère en meilleure posture et Alice n'avait pu discuter que quelques minutes avant que la future belle-mère de la blonde ne la prenne sous son aile pour la présenter à ses proches. Alice s'ennuyait ferme, jusqu'à ce que Philippine la présente à des tas de jeunes gens qui la considéraient avec mépris et qu'elle ne reverrait probablement pas par la suite. L'enfer était pavé de bonnes intentions.
Sous la coupe de Philippine, Avril avait changé. Happée par le mouvement yéyé et les soirées, Alice avait été obligée de s'adapter aux goûts actuels après quelques remarques désobligeantes et des moqueries sur ses tenues. Encouragée par son amante également, elle était désormais plus apprêtée, élégante, moderne, plus conforme à l'image qu'on attendait de la maîtresse féministe d'une aristocrate branchée et anticonformiste. En réalité, Avril commençait à en avoir assez de cette vie superficielle où elle avait l'impression de ne plus être elle-même.
Alice envisagea de s'esquiver pour aller parler avec Glissant et Tricard, les deux seuls hommes de la pièce avec Laurence et Duplessis, qui lui parleraient de Marlène sans se montrer désobligeants envers la secrétaire. Les connaissances de Philippine se moquaient de la blonde, jugée nunuche et potiche. Avril avait vite compris après maintes protestations que ses efforts pour faire respecter Marlène, étaient inutiles. Qu'est-ce qu'elle détestait ces jeunes blasés avec leurs aprioris et leurs certitudes à la noix ! Ils se croyaient au dessus de tout, alors qu'ils ne connaissaient rien à la vie.
En parlant de Laurence, où était-il passé ? Elle le chercha des yeux et l'aperçut enfin en charmante compagnie. Quelle surprise… pensa-t-elle. Fidèle à lui-même, il faisait du gringue auprès d'une quadragénaire tout à fait dans ses goûts habituels. Il était tellement prévisible… Ah ! Voilà qui promettait d'être intéressant… Un troisième larron venait de se mêler à la conversation. Le mari, peut-être, ou un autre prétendant ? Bingo ! La dame avait choisi le jeune coq ! Laurence abandonnait le terrain, la queue entre les jambes…
A présent, il promenait son regard de faucon sur l'assemblée, à la recherche d'une nouvelle proie… en portant à ses lèvres un énième verre. Elle s'inquiéta car elle l'avait vu boire plus que de coutume ce soir. Peut-être était-il temps de s'approcher de lui et de lui subtiliser ses clés de voiture ? Au moins, elle aurait quelque chose d'amusant à faire.
Elle se dirigea vers lui nonchalamment, feignant de le croiser par hasard.
« Alors, Laurence, vous vous amusez bien ? »
« Tiens, vous avez enfin réussi à vous extraire de la mêlée des groupies de votre Philippine. Comment faites-vous pour les supporter ? »
« C'est un cauchemar. J'ai l'impression qu'ils parlent tous un langage codé auquel je ne comprends absolument rien. »
« Ils ont l'air plutôt exotique, en effet... Ils sont à l'état normal, vous croyez ? »
« J'en ai bien peur… Vous voulez bien me tenir ça une minute ? »
Elle lui tendit sa coupe de champagne et s'appuya sur son bras, pour enlever l'une de ses chaussures.
« Ou le type qui a inventé les talons aiguilles détestait les femmes, ou alors c'était un sadique et il prenait plaisir à les torturer… »
« Je penche pour la seconde option. »
« Peut-être qu'il vous ressemblait d'ailleurs… Et merde ! »
Alice fit semblant de perdre l'équilibre et s'appuya plus fortement contre lui. En gentleman, Laurence la retint en pestant immédiatement contre elle et sa maladresse :
« Avril, vous êtes un vrai boulet ! »
« Si vous arrêtiez de bouger aussi ! »
« Je n'ai pas bougé ! Maintenant, je bouge ! »
Il s'écarta d'elle et elle manqua cette fois de s'affaler réellement sur le tapis. Elle se redressa aussi gracieusement qu'elle put dans sa robe vert pomme pendant qu'il ricanait à ses dépens. Glissant qui s'était approché d'eux, se mit à applaudir doucement :
« Bel exercice d'équilibre, Alice ! »
« Tiens, tu tombes bien, Tim. Je vais enfin pouvoir avoir une conversation digne de ce nom avec un homme bien élevé et serviable. »
« Parfait. Je vous laisse entre de bonnes mains, Mademoiselle la pénible ! »
« C'est ça, repartez en chasse, Casanova ! N'effrayez pas trop le gibier, il est farouche ! »
Laurence l'ignora et s'en alla.
« Dis donc, Alice, ça ne s'arrange pas avec lui. »
« Laisse tomber… Il est où Tricard ? »
« Parti. Et je ne vais pas tarder non plus. »
« Tu rentres en taxi, j'espère ? »
« Sauf si tu t'improvises mon chauffeur… »
Alice exhiba fièrement les clés de voiture qu'elle avait subtilisées à Laurence.
« Désolée, je suis déjà prise. »
Glissant reconnut immédiatement le porte-clés rond logoté "FV" et ouvrit de grands yeux.
« Il le sait, le tombeur de ces dames ? »
« Non. »
« Attends, il n'est pas parti pour emballer une gonzesse, là ? »
« Si, mais j'ai décidé de lui pourrir son coup. »
Glissant se mit à rire de bon cœur.
« Tu aimes vivre dangereusement, Alice. »
« Pourquoi tu crois que Laurence m'aime ? »
Glissant pouffa et la dévisagea avec affection.
« Si tu n'étais pas en couple, je t'aurai invitée à terminer la soirée chez moi. »
« Tim, t'es un mec bien trop honnête pour moi ! »
« C'est le drame de toute ma vie… Bon, mon taxi ne va plus tarder, je vais aller dire au revoir à Marlène. Essaie de t'amuser, moi, je suis claqué et j'ai un client qui m'attend à la première heure demain… enfin, tout à l'heure. »
Après un baiser, Glissant la laissa à nouveau seule et elle en profita pour se fondre dans le décor. Des couples s'étaient mis à danser au son du rock'n'roll, dont Marlène et son fiancé. Ce n'était pas encore pour cette fois que les deux amies passeraient quelques minutes ensemble. Elle sortit donc prendre l'air et marcher un peu pour réfléchir. Alors qu'elle s'avançait dans le jardin, elle aperçut dans la pénombre un couple en train de discuter sous un arbre. Ils étaient proches l'un de l'autre, pas encore enlacés, mais ça ne saurait tarder.
Cette haute silhouette… pas de doute, c'était Laurence. Il discutait avec une femme dont elle ne voyait que la peau pâle et les cheveux blonds. Ne souhaitant pas les déranger, elle s'éloigna… pas assez vite apparemment. Le bruit d'une gifle contre une joue lui parvint très nettement, ainsi que le ton outré de la femme, qu'elle vit partir vers la maison au pas de charge quelques secondes plus tard.
Tiens ! Le bellâtre vient de se prendre un vent… Pensa Alice avec jubilation en continuant sa promenade nocturne. Ainsi donc, Laurence n'était pas si irrésistible que ça ! Ça n'allait rien arranger à son caractère de chien, mais elle ne se gênerait pas pour lui rappeler cet épisode à leur prochaine dispute.
Quand elle rentra quelques minutes plus tard, la fête battait son plein. Elle décida d'en profiter et se lança dans la danse à son tour. Elle aperçut Philippine qui brillait au milieu d'un groupe de rieurs : pas de doute, ils devaient encore casser du sucre sur le dos d'une personne. Elle les ignora et dansa en oubliant ses contrariétés.
Beaucoup d'invités parmi les plus âgés, étaient déjà partis, lorsqu'elle le vit du coin de l'œil prendre congé seul. Sans hésitation, Alice suivit Laurence.
Quand elle le vit légèrement tituber à l'extérieur dans la pénombre et l'entendit grommeler, elle comprit qu'elle avait eu raison de lui subtiliser les clés de sa voiture. Il n'était pas raisonnable qu'il conduise dans l'état où il était. Et s'il se faisait prendre par la patrouille, tout commissaire qu'il était ? Aucun subalterne n'oserait s'opposer à lui, c'était certain, mais autant lui éviter de passer par la case hôpital ou pire, celle plus définitive du cimetière.
Arrivé à son véhicule, Laurence se mit à fouiller interminablement dans toutes ses poches… Où diable étaient donc passées ses maudites clés ?
« C'est ça que vous cherchez ? » Lui demanda Avril en surgissant à ses côtés et en agitant le trousseau sous le nez du policier qui sursauta pour le coup.
« Avril, rendez-moi mes clés ! »
« Pas question ! Vous n'êtes pas en état de conduire, Laurence. »
« Mais de quoi je me mêle, emmerdeuse à temps complet ? Allez donc voir ailleurs si j'y suis, tout va bien ! »
« À d'autres… Vous tenez à peine debout. »
« Donnez-moi ces clés, espèce de sangsue ! »
Laurence essaya de les lui prendre. Sans succès. A chaque tentative, Alice parvenait à esquiver les attaques du commissaire. Excédé, il essaya bien d'immobiliser la jeune femme, mais là encore, il échoua en finissant par s'affaler lamentablement au sol.
« Laurence, vous êtes pathétique… »
« C'est ça, marrez-vous ! Après tout… vous n'attendiez que ça !... Le jour où Marlène s'affranchirait de moi... !... Vous devez être contente, hein ? »
« Vous pouvez même pas imaginer... »
En effet, la jeune femme jubilait en voyant son ennemi à terre. Pourtant, elle ressentait un malaise diffus à le voir en si piteux état ce soir. Sous ses airs assurés et son besoin de tout contrôler, Laurence était dévasté par les fiançailles de Marlène et l'annonce du mariage de sa secrétaire adorée.
Le commissaire se releva tant bien que mal, clairement énervé, trouvant enfin le parfait prétexte pour tomber sur Avril et faire exploser la colère qui l'habitait depuis quelques semaines.
« Réjouissez-vous, Avril. Profitez-en bien… Parce que je vais vous en faire voir de toutes les couleurs !… Et j'vous jure… J'vous jure… que vous allez en baver chaque jour que Dieu a fait ! »
« Si c'est la guerre que vous voulez, vous savez où me trouver. »
Les deux mains sur les hanches, Avril se campa devant lui avec assurance, le menton fièrement relevé. Il haussa les sourcils de façon comique et agita un doigt devant lui comme pour la prévenir :
« Vous en menez moins large, Avril, hein ?! Vous avez raison de moins la ramener, parce que ça va… ça va… ça va… »
Alice se mit à sourire devant son débit de paroles plus lents et parce qu'il cherchait ses mots dans sa colère.
« … chier des bulles ? » Proposa-t-elle avec espièglerie.
« Farpaitement !... Parfaitement ! »
« Oh, la vache, qu'est-ce que vous tenez !… » Dit-elle en se mettant à rire franchement cette fois.
Alice aurait aimé enregistrer la scène pour la lui montrer plus tard alors qu'il était sobre. Elle le vit tourner la tête en tous sens en fronçant les sourcils et commencer à s'agiter, comme si des personnes l'observaient.
« Pas vrai !… J'tiens rien du tout… Pourquoi vous êtes toujours là à m'emm… m'emmerder, Avril ? »
« Calmez-vous... »
« Je me calmerai si je veux, d'abord ! J'en ai assez que vous me disiez quoi faire ! Je vais pas laisser une morveuse régenter ma vie ! Croyez-moi, je vais me faire un plaisir sadique de vous démolir ! «
« D'accord, on en reparle demain, si vous voulez… Je vous ramène chez vous, ça vous va ? »
« Hein ? »
« Je vous ramène chez vous. Vous ne voulez pas abîmer votre belle bagnole quand même ? »
« Touchez pas à ma voiture, espèce d'ironie de la Création !... Si vous la rayez, ne serait-ce qu'avec un seul de vos ongles, je vous atomise, Avril, vous m'entendez ? »
« Vous m'avez traité de quoi, là ? »
« D'erreur de la nature ! »
« Ah ouais, c'est bien ce qu'il me semblait… Chassez le naturel, il revient au galop. »
« Et je pourrais même vous traiter de tête à claques, de pignoufe, d'hystérique, de journalope féministe et gauchiste, d'orchidoclaste, de… de... ! »
« C'est ça, c'est ça… Allez, le playboy de supérette, venez, vous serez mieux assis… Ensuite, c'est les dents, pipi et au lit… »
Elle lui prit le bras et il se débattit.
« Lâchez-moi ! Je suis capable de marcher tout seul ! »
Il avança le plus dignement possible mais dut poser la main sur le toit de sa voiture pour s'équilibrer. Alice l'observa avec attention et ricana :
« Je vais peut-être vous emmener en cellule de dégrisement, hein ? Ça vous servira de leçon, vu ce que vous avez descendu. »
Laurence se redressa brusquement de toute sa hauteur et la considéra avec fierté en plissant les yeux, ce qui lui donnait un air totalement ridicule, vu son état. Avril éclata de rire.
« Avril, je ne vous permets pas de me juger ! »
« C'est déjà fait. Montez. »
Après un dernier regard furieux, il réussit à se plier en deux pour entrer dans l'habitacle, non sans se cogner la tête en jurant. Alice l'ignora et prit place au volant.
« Where's the wheel? »
« Quoi ? »
« I drive on the left. Hand the wheel back! »
« Hein ? » Comme elle le voyait agripper le volant, elle comprit soudain. « Non mais ho ! Ça va pas, non ? Arrêtez ça tout de suite, Laurence ! On est en France, ici ! »
Laurence lâcha le volant et sembla perplexe en regardant autour de lui.
« Je conduis. Vous êtes le passager, ok ? »
« Whatever... » Il soupira. « Quelle soirée de merde ! »
« Pour une fois, je suis entièrement d'accord avec vous… »
Alice démarra et roula. Quelques minutes plus tard, le policier fouilla dans la boîte à gants, en sortit une flasque à alcool sous les yeux horrifiés d'Avril.
« Laurence, lâchez ça tout de suite ! Vous avez assez bu ! »
« Journée de merde… »
Il allait porter la fiole à ses lèvres quand il s'arrêta.
« Vous en voulez, Avril ? »
« Certainement pas, je conduis ! »
« Tant pis pour vous ! C'est un cadeau de ma très chère mère, figurez-vous ! Du génépi de Suisse… Il est excellent... Au meilleur pays du monde ! »
Il leva la flasque en guise de toast. Avant qu'Alice ait pu dire un mot, il s'enfila une grosse rasade, puis fit une grimace significative.
« Ouah ! Ça, c'est une boisson d'hommes ! Hé ! Mais qu'est-ce que... »
Alice venait d'attraper la flasque et la fit disparaître dans la portière de son côté.
« Maintenant, ça suffit ! »
« Rendez-la-moi ! »
Il se pencha sur elle et s'affala sur les genoux de la jeune femme. Avril fit une embardée dangereuse sur la route et rétablit in extremis la trajectoire de la voiture.
« Laurence ! Qu'est-ce vous foutez ? » S'écria-t-elle, paniquée.
« Où l'avez-vous planquée ? » Demanda-t-il en cherchant dans le noir.
« Redressez-vous, Laurence, vous me gênez ! »
« Où l'avez-vous mise, bon sang ? »
Alice l'empêcha tant bien que mal d'accéder à la pochette de la portière, s'empara la première de la flasque et la jeta sur le siège arrière sans un regard. Pendant ce temps, Laurence la tripotait littéralement pour tenter de se redresser. Avril freina d'un coup et il dut se retenir à elle comme il put alors que la voiture s'arrêtait brusquement dans un crissement de pneus.
« Laurence, si vous ne vous relevez pas immédiatement, je porte plainte contre vous pour attitude déplacée et attouchements ! »
Toujours allongé sur elle, il fut pris d'une hilarité incontrôlable pendant de longues secondes et ne bougea plus, seulement secoué par un irrésistible fou rire qui résonna joyeusement dans l'habitacle.
Alice soupira en levant les yeux au ciel et se maudissant. Voilà ce que c'était de jouer les bons samaritains avec un type paumé qui se comportait comme un sale gosse... Elle n'eut pas à cœur de l'engueuler comme il l'aurait mérité. Dans son état d'ébriété et malheureux comme il semblait l'être, il en devenait presque touchant.
Il finit par se redresser en gloussant encore et déposa le plus inattendu des baisers sur la joue de la jeune femme qui le dévisagea, interloquée.
« Merci, ça faisait longtemps que je n'avais pas ri comme ça… J'en ai encore mal aux côtes. »
Avril lui lança un regard faussement courroucé.
« Ne recommencez pas. »
« Oh non, aussi confortables que soient vos cuisses… » Et hop, un regard un peu trop appuyé vers lesdites cuisses à découvert sous la mini jupe « … Je préfère ne pas vous toucher. »
Il eut encore un rire et Alice observa son visage transformé, presque juvénile. Elle avait rarement l'occasion de le voir rire sincèrement, tellement il se contrôlait. Elle eut à son tour un sourire.
« Ça va mieux ? »
« Vous n'avez pas idée… »
« Détrompez-vous, je lis en vous comme dans un livre ouvert… En fait, vous aviez juste envie de me peloter, pas vrai ? »
Laurence se renfrogna immédiatement. Alice se mit à rire pour le coup.
« Je plaisante, Laurence ! Relâchez la pression. »
« Bonne idée… »
Il ouvrit la portière et s'extirpa de la voiture comme il put.
« Où vous allez encore comme ça ? »
« Satisfaire un besoin naturel. »
Avril soupira. En l'attendant, elle se fit la réflexion qu'elle aurait dû prévenir Philippine de son départ. A bien y réfléchir, ça n'avait aucune importance : son amante allait finir la soirée complètement stone et ne s'apercevrait sans doute pas de son absence.
En parlant de ça, l'artiste peintre n'avait-elle pas glissé un petit quelque chose au fond de son sac la dernière fois qu'elle avait fumé ? Pourquoi ne pas en profiter et se mettre sur le même pied d'égalité que Laurence ? Elle baissa la vitre, alluma le joint déjà roulé et inspira. Comme d'habitude, elle toussa un peu mais ne tarda pas à sentir les premiers effets apaisants du cannabis après quelques bouffées.
Ce n'était pas raisonnable, mais bon… elle avait elle aussi besoin de se détendre un peu. Sa vie amoureuse actuelle était dans une impasse. La perspective d'une rupture avec Philippine se profilait même si elle refusait de l'envisager.
Non, tout allait s'arranger entre elles lorsqu'elles partiraient toutes les deux en Provence, c'était sûr...
Comment allait-elle annoncer son départ à Laurence d'ailleurs ? Le commissaire l'enverrait paître, ravi de se débarrasser enfin d'elle, mais en réalité, il n'allait pas bien le prendre quand il apprendrait que ce départ était définitif... Déjà qu'il déprimait avec le mariage de Marlène...
Les réflexions d'Alice s'interrompirent lorsque la portière du côté passager s'ouvrit. Laurence prit place et se figea immédiatement en reniflant l'odeur caractéristique.
« Ne me dites pas que vous êtes en train de fumer de la marijuana ?! »
« Vous en voulez ? Elle donne pas mal au crâne celle-là. »
« Avril, vous savez à qui vous parlez ? Je suis un représentant des forces de l'ordre... »
« … Qui est bourré ! Transgression pour transgression, je ne dirais rien. Alors, vous en voulez ? »
Avec un sourire malicieux, elle lui tendit le joint, qu'il prit finalement avec hésitation. Il inspira et relâcha lentement la fumée. Puis se refit une seconde bouffée avant de lui tendre à nouveau le pétard. A son tour, elle inspira et le lui redonna.
« Gardez-le, faut que je nous ramène. De nous deux… je vous fais pas un dessin, hein ? »
Elle redémarra et ils roulèrent en silence pendant quelques minutes. Plus calme à présent, Laurence s'installa confortablement et se perdit dans ses pensées.
« Ça va, Laurence ? » Demanda-t-elle, inquiète de son silence.
« J'ai eu maintes fois l'occasion de dire à Marlène ce que je ressens pour elle et je n'ai jamais rien dit… Maintenant, c'est trop tard. »
« Alleluia ! Vous avouez enfin que vous êtes amoureux d'elle ! »
« Non ! Je n'ai rien dit de tel ! « S'écria-t-il, sur la défensive à nouveau.
Pas dupe une seconde, Alice chercha à comprendre.
« Alors, quoi ? »
Il soupira.
« J'aurais voulu lui dire qu'elle n'est pas comme les autres femmes à mes yeux. Elle est LA femme, mais je ne suis pas fait pour elle… Elle est bien trop… trop… pour moi… Enfin, vous voyez ce que je veux dire… »
Il soupira et se tut. Alice voyait parfaitement ce qui le retenait. Laurence était le monde autour duquel Marlène gravitait - elle aussi d'ailleurs - et il était touché par cette attention, cette dévotion, alors qu'il se savait infect et mal aimé. Il appréciait la blonde, l'aimait même à sa façon, mais ressentait ce besoin de la tenir à distance pour ne pas lui faire inévitablement du mal.
« Vous ne la méritez pas. Pendant cinq ans, Marlène vous a follement aimé. Et vous, qu'avez-vous fait ? Vous vous pavaniez comme un paon devant elle et en vous affichant avec toutes vos conquêtes… »
« J'ai cru que si je ne m'intéressais pas à elle, si elle me voyait avec d'autres femmes, menant une vie de libertin, elle finirait par se lasser. »
« Non. Vous l'avez juste blessée. »
Il baissa la tête.
« Je n'en suis pas fier, mais ça aurait été pire si j'avais cédé à ses désirs. »
« Je lui ai toujours dit que vous étiez le pire des salauds, qu'avec vous, elle serait malheureuse et pleurerait toutes les larmes de son corps. Mais ça ne se contrôle pas, les désirs du cœur. »
« Pour une fois, c'était un conseil judicieux de Marie-Chantal… Si j'étais sorti avec elle, nous ne serions même plus amis à l'heure qu'il est. »
Alice lui jeta un coup d'œil. Il semblait abattu. Effet de la marijuana ou pas, elle eut pitié de lui.
« Allez, tu n'es pas un si mauvais bougre que ça, Laurence. Marlène t'aurait pardonné et serait restée ton amie malgré tout… »
Il émit juste un ricanement et tourna la tête vers sa droite par pudeur.
« … Tu es l'un des rares hommes à l'avoir respectée. Tu n'as jamais voulu profiter de sa crédulité. En réalité, tu as vu au delà des apparences en n'exploitant pas sa gentillesse. C'est ce qu'elle aime chez toi. »
« Pff ! Comme d'habitude, Avril, psychologie de bas étage… » Grommela-t-il avec son sarcasme ordinaire.
« Tu auras beau dire, mais j'ai raison sur ce point. »
« Non... Marlène doit rester l'inaccessible Marlène pour que je puisse continuer à me... »
Gêné, il s'interrompit brutalement en se souvenant à qui il parlait, sur le point de révéler ce qu'il cachait à tout le monde, mais qu'Alice pressentait profondément.
… à te regarder dans un miroir… Termina la rousse dans sa tête.
Il eut un rire amer où transparaissait de la colère.
« … Et dire que ce soir je n'avais qu'une envie : mettre mon poing dans la figure de son futur mari… »
« On ne se refait pas, hein, Laurence ? »
Il lui adressa une grimace complaisante et contre-attaqua.
« Et toi ? Tu files toujours le parfait amour avec ta Philippine ? »
« Ça va. »
« C'est tout ? Je t'ai connu plus loquace à son sujet. Il y aurait déjà de l'eau dans le gaz dans votre relation - et là je te cite - idyllique ? »
« Ça va, j'te dis ! »
« Un mensonge, Avril ? J'ai l'impression que Philippine t'étouffe, je me trompe ? »
« N'importe quoi… »
« Alors, qu'est-ce que tu fais là, avec moi, alors que tu devrais être dans les bras de ta chère et tendre ? »
« J'aurais mieux fait de ne pas te venir en aide, Laurence. Au moins, je ne m'exposerais pas à toutes tes inepties. »
« Tu peux me redire ça ? »
« Quoi ? »
« J'ai l'impression d'entendre parler Philippine... Fais attention, bientôt, tu vas tenir salon l'après-midi et servir le thé à des bourgeoises frustrées ! »
« Tu sais que tu m'emmerdes, Laurence ! » Explosa soudain Alice. « Rien n'est jamais assez bien avec toi ! Tu me reproches ma façon d'être quand je me comporte comme un garçon manqué. Tu critiques ma façon de m'habiller, mes mauvaises manières, mon manque de tact, parce que je n'ai pas eu la chance d'avoir comme toi une bonne éducation ! Et quand je fais des efforts pour être plus féminine, plus distinguée, plus conforme à ton idée surannée de la femme, tu te montres encore insultant !... Merde, à la fin ! Qu'est-ce qu'il te faut de plus ? »
« Que tu sois toi-même… Je t'ai observée ce soir. Elle t'a présentée à des tas de gens de son univers. Tu n'es pas à l'aise mais tu tâches de lui faire plaisir en arrondissant les angles avec des personnes qui te regardent de haut et se moquent de toi dès que tu as le dos tourné. Arrête de faire des compromis. Envoie-les balader, tous autant qu'ils sont ! »
Avril rongea son frein. Il avait vu juste mais elle n'allait pas le lui avouer.
« Tu n'es pas heureuse, Alice. »
Alice… Elle tourna la tête vers lui. Il la dévisageait avec son acuité habituelle et ils échangèrent un regard empli de compréhension.
« Toi non plus. » Répliqua-t-elle.
« Je ne suis pas fait pour le bonheur. » dit-il en détournant la tête, soudain sérieux.
La rousse freina à nouveau brutalement et s'arrêta.
« Qu'est-ce que tu fais, Avril ? On est au milieu de nulle part ! »
« Je ne veux plus jamais t'entendre dire que tu n'es pas fait pour le bonheur, c'est compris ? »
Interloqué, le policier cligna des yeux devant la détermination de la jeune femme.
« Ecoute-moi bien, Laurence, c'est toi qui crées ton propre malheur ! Tu vas me faire le plaisir de changer d'attitude, de positiver et de te trouver quelqu'un qui saura supporter le sale misanthrope que tu es… »
« Non, mais je rêve... »
« Fais un effort. Montres-toi moins égoïste, orgueilleux et borné, ce sera déjà un bon début pour intéresser une folle suffisamment tordue et maso pour vivre avec toi ! »
« Je n'ai besoin d'aucune femme dans ma vie, Avril ! Je m'en passe volontiers ! »
« Ah oui ? Et bien, c'est un mensonge parce qu'on est tous pareil, Laurence ! Personne n'a envie de finir sa vie tout seul comme un con dans son coin, toi autant que les autres ! »
« Qu'est-ce que tu en sais ? Un flic n'a pas de temps pour une relation suivie. »
« L'excuse facile… »
« Je n'ai surtout pas besoin d'une gonzesse qui va diriger ma vie dans mon dos ! Je vis comme je l'entends, je n'ai pas d'heures pour rentrer chez moi, je sors avec les filles qui me plaisent et ça me convient très bien… »
« Jusqu'à quand ? Ça ne durera pas éternellement, parce que tu vieillis, Laurence ! Qu'est-ce que tu feras dans dix ans quand tu ne seras plus qu'un vieux beau, incapable de satisfaire une fille au lit ? Si tant est que tu arrives encore à l'emballer… »
Malgré le volant, elle se mit à mimer la scène en l'imitant, pliée en deux comme s'il tenait une canne dans une main et se tenait les reins avec l'autre :
« Mademoiselle, vous êtes tout à fait charmante, je peux vous raccompagner ? »
« Passe ton chemin, l'ancêtre, j'ai mieux à faire que de soigner ton arthrite... »
La stupéfaction sur le visage de Laurence était telle qu'elle ne put se retenir de pouffer de rire. De façon surprenante, il lui emboîta le pas et leurs rires résonnèrent joyeusement dans l'habitacle pendant quelques secondes.
« N'importe quoi, Avril. Je suis en pleine fleur de l'âge, vaillant et vigoureux. »
« Ça durera pas ! »
« Me prendrais-tu au mot ? »
Elle fit non de la tête en souriant doucement.
« Avoue que la solitude te pèse, que tu aimerais bien que quelqu'un t'attende chez toi parfois. »
« Jamais de la vie ! »
« Menteur ! »
« Comment oses-tu me traiter de menteur ? »
« Je connais ta mauvaise foi, Laurence. Et tu sais quoi ? Tu préfères être ami avec une personne que tu détestes plutôt que d'être tout seul... Bel exemple de sociabilité ! »
« Chacun ses plaisirs. » Ricana-t-il sans la démentir. « Le mien est de t'avoir comme souffre-douleur. »
« Ça aussi, ça ne durera pas. »
Le sourire de Laurence s'effaça petit à petit.
« Qu'est-ce que tu veux dire par là ? »
Elle prit une profonde inspiration et se sentit triste d'un coup.
« Je vais bientôt partir. »
Il la dévisagea en silence, puis encaissa la nouvelle en détournant le regard et en déglutissant, soudain sérieux.
« Quand ? »
« Dans quelques semaines. »
« Tu iras où ? »
« A Saint Rémy de Provence, avec Philippine. »
« Ok. »
Elle le laissa digérer l'information et reprit la route en silence. Alors qu'ils entraient dans l'agglomération lilloise, il reprit la parole :
« Je suis tellement fatigué… »
« De quoi ? »
« Ma vie ici… Marlène… J'avais cru… »
Elle tourna la tête vers lui sans rien dire. Il était en mal de confidences, un événement exceptionnel à sa connaissance, autant ne pas l'interrompre.
« … J'avais naïvement cru que ça durerait toujours. »
« Marlène va rester encore un peu. Tu ne seras pas tout seul. »
« Et ensuite ? Qu'est-ce que je vais devenir ? »
Un gosse perdu... Il fallait qu'elle arrête de "sentir" tout ce qu'il n'exprimait pas. Comme elle ne savait pas quoi lui répondre, elle se tut avec un serrement au cœur. Ils arrivèrent au domicile du commissaire. Alice emboîta le pas à un Laurence encore titubant, qui mit bien deux étages à comprendre qu'elle le suivait.
« Vous ne rentrez pas chez vous ? »
Le vouvoiement était de retour, signe que la période de conciliation était terminée.
« Ben, non... J'ai laissé mon sac et mes clés chez le Docteur Duplessis. J'espérais que vous feriez un effort… »
« Vous pouvez dormir sur le pallier. Les toilettes sont au fond du couloir à droite au dernier étage. »
« Je vous remercie pour votre offre si généreuse. » Grinça-t-elle.
A suivre…
