Introduction
La brume recouvrait la lande, épaisse et opaque tels les lambeaux d'une cape fantomatique enveloppant le ciel, masquant les premières lueurs de l'aube naissante et teintant d'un filtre grisâtre l'herbe verte, les arbres centenaires et les autres détails de ce paysage bucoliques. Au loin, une cloche ecclésiastique sonna son glas lourds et solennel, semblable à une messagère funèbre, accompagnant les premiers pas des fermiers s'en allant aux champs. Westbury comptait parmi les plus anciens villages du Gloucestershire, bijou oublié de la couronne britannique, dont peu se souciait dans les grandes villes en cours d'industrialisation. Les habitants se trouvaient satisfait d'être ignorés de ce monde de fêtes intempestives, de froufrous et de fanfreluches. De la distraction, ils en trouvaient bien assez à leur goût entre les fêtes paysannes et celle du baron de Westbury Park, entre les sermons du pasteur White et les rêveries champêtres. Nul ne se doutait en ce pâle matin brumeux de printemps 1838, que l'avenir de la noble famille de Monsieur Langley venait de prendre un tournant désastreux.
Westbury Park, la grande demeure des Langley se trouvait perché sur la plus haute colline entourant le village. Toute bâtie de pierre ocre, que le soleil rendait encore plus chatoyante par beau temps. Ses nombreux toits inclinés fait d'ardoise de pays la couronnaient en lui donnant un air sévère, mais non moins chaleureux. Pour y parvenir, il fallait emprunter un long chemin de terre battue et de caillasse traversant solennellement l'immense parc précédent la bâtisse et débouchant sur une large cour en demi-cercle. L'imposante demeure masquait de toute sa taille les splendides jardins placés à l'arrière et entretenu à la perfection, ainsi que la serre. Les écuries réputées de Monsieur Langley se trouvait sur la gauche du bâtiment d'habitation, bien en vue des visiteurs dès leur arrivée. À cette heure fraîche, elle paraissait bien calme, paisible et silencieux. Pourtant, les domestiques œuvraient déjà au petit-déjeuner, à mettre chauffer les immenses pièces de la majestueuse demeure, à briquer les meubles ou à étriller les chevaux. Pour tous ces gens, la journée s'annonçaiet emplie de routine et d'habitudes.
Au sein des cuisines, le majordome prenait son thé matinal en compagnie de la gouvernante en attendant que sonne les cloches des chambres de la noble famille du baron requérant ainsi leur présence à leurs côtés. Monsieur O'Dyan un homme de taille impressionnante d'une cinquantaine d'années brun de cheveux et arborant une grande moustache alors que, Miss Marple à l'inverse était une petite femme ronde aux cheveux gris retenu en chignon sévère qui contrastait assez mal avec la bonhommie de son visage bouffi et bon enfant. Le majordome posa son journal et soupira longuement.
« Londres prépare encore l'événement… Bientôt un an que cette jeune cruche est sur le trône sans couronnement ! Les traditions semblent se perdre dans ce pays. »
« Allons, mon cher, si on vous entendait ! » La gouvernante tira sur son aiguille, la fit piqué ensuite et continua son ouvrage avec la dextérité que son âge lui avait donné. « Monsieur le baron s'y rendra sans aucun doute. Quel ravissement pour ses filles ! Une telle occasion de se faire connaître dans le grand monde, ne peut se voir refuser. Qui sait, peut-être trouveront-elles un mari fortuné à la clé ? » gloussa-t-elle alors en baissant les yeux sur sa broderie.
« N'en espérez-vous donc pas trop ? Toutes fiancées en une fois, ce serait fort plaisant, mais je me demande où l'on pourrait trouver un parti qui voudrais de Miss Isabella… Par trop sauvage et révolutionnaire, aucun homme du beau monde ne voudra d'une telle épouse. Quant à Miss Langley, il est fort à parier que Madame la baronne la destine à épouser leur cousin héritier du domaine. »
« À vrai dire, monsieur O'Dyan, cette affaire est déjà réglée. J'ai ouï dire que dès le retour de Monsieur Patrick de son voyage en France, les choses iront vite. »
Le majordome soupira de nouveau et reprit son journal, le redressant en le faisant claquer.
« Eh bien, pauvre Miss Langley… Elle ne sera certainement pas la mieux servie. » Il passa ensuite son pouce et son index sur son imposante moustache, sa plus grande fierté.
« Je vous trouve une peur dure, vous savez. Elle est déjà richement doté d'une fortune de 10 000 livres comme chacune des filles de notre maître et elle bénificiera de la fortune de son époux qui devenu baron s'élèvera à près de 20 000 livres par an… »
« Cela n'enlèvera rien au désagréable du personnage, Miss Marple ! » coupa sèchement Mr O'Dyan.
Miss Marple, passablement outragée, ouvrit alors la bouche pour répliquer, trouvant –comme bien des femmes ayant des facilités de marieuse- qu'une grosse fortune excusait un mari désagréable et même infirme. Elle n'en eut cependant pas l'occasion, car un homme en vêtements de voyage sombres et usés fit irruption dans la pièce sans cérémonie, laissant coi de surprise la pauvre vieille gouvernante et faisant sursauter Monsieur O'Dyan. Reprenant ses esprits, le domestique se leva d'un bond pour assaillir de sa colère et de question l'intrus.
« Pour qui donc vous prenez vous, monsieur ? Que signifie si peu de convenance ? »
L'inconnu retira son formidable chapeau qui masquait de par son ombre son visage. Respectueusement, il s'inclina face à ses deux interlocuteurs et reprit son souffle.
« Pardonnez-moi, Monsieur, j'apporte des nouvelles importantes de Paris pour Monsieur le Baron. De la plus haute importance !»
« Qu'est-ce à dire, mon bon monsieur ? Venez asseyez-vous. » le pria miss Marple alors que le messager tremblait sur ses genoux épuisés par les heures de chevauchée endiablées. D'un geste fort théatral, il tendit de sa main ganté un pli scellé en direction du majordome avant de soupire.
« C'est-à-dire, ma bonne dame, que Monsieur Patrick Abberline est décédé. »
Miss Marple émis un cri suraigu, qui aurait sans nul doute briser les tympans de n'importe qui si l'heure n'avait pas été si grave, et lâcha la tasse qu'elle tenait dans les mains, celle-ci venant s'écraser au sol et s'éparpilla en milliers de petits éclats. Monsieur O'Dyan, s'étant levé, s'effondra sans un mot sur la chaise qu'il avait quitté. Son regard charbonneux se posa sur le pli qu'il tenait à la main et il murmura : « Que Dieu nous vienne en aide… Ou Westbury Park sera perdu. »
La gouvernante se posa à son tour, tous deux se sentirent étrangement vieux, faible et fatigué, comme si un coup de massue venait de leur être assené en arrière du crâne. Les minutes s'écoulèrent, lourdes et longues avant que le vieux majordome ne retrouve la station debout et déclare l'air grave : « Monsieur Langley se doit de savoir sans délai. » La duègne acquiesça, le regard dans le vague avant de se lever à son tour pour servir une nouvelle tasse de thé à destination du sinistre colporteur de mauvaises nouvelles. Le domestique disparu, l'air grave et la mine sévère. Un temps mourut avant qu'un cri de désespoir ne raisonne dans la maisonnée, poussée par la maîtresse des lieux.
À partir de cet instant, plus rien n'avait d'importance aux yeux du village que de savoir qui devenait l'héritier du domaine et des terres. Car, selon la loi aucune femme ne peut hériter de bien terrien et pour son plus grand malheur, Monsieur Langley n'avait que trois filles…
