Disclaimer: Tous les personnages de cette histoire appartiennent à Hiroyuki Takei!

Bonne lecture! :)


PART I

[Clinique de la Seconde Chance – 23.04]

La première chose qu'elle distingua fut le blanc. Un blanc cotonneux, flou, une lumière éclatante, qui lui donna aussitôt envie de refermer les yeux. Même les sons qui lui parvenaient étaient brouillés, comme si on avait rempli ses oreilles de ouate.

Lorsqu'elle essaya de tourner la tête sur le côté, la nausée la cueillit comme une vague brûlante. Elle gémit, et renonça. Son crâne lui faisait un mal de chien. Elle tenta de porter une main à ses tempes, mais ne put achever son geste.

Sa main était bloquée. Pourquoi l'avait-on attachée ? Pour l'empêcher de fuir ?

C'est alors qu'elle vit le sachet, rempli d'un liquide transparent, pendu au-dessus de sa tête. Un entrelacs de fils et de tubes la reliait à ce fluide, au moyen d'une aiguille, plantée au creux de son coude.

Une perfusion.

La porte de sa chambre s'ouvrit alors sur un homme vêtu d'une blouse blanche. Ses longues mains s'affairèrent au-dessus d'elle, tandis que sa bouche lui souriait paisiblement. Mais sa vue était encore trop brouillée pour qu'elle puisse vraiment distinguer ses traits.

- On se sent mieux à présent ?

Elle ne put articuler le moindre son sa bouche était pâteuse, et sa langue, comme engourdie. Non, elle ne se sentait pas mieux. La douleur s'éveillait lentement dans tout son être elle avait l'impression d'avoir été broyée, concassée dans un mortier géant. Son corps entier la faisait souffrir. Elle ne souhaitait qu'une chose se rendormir.

Le médecin continua à arranger sa perfusion et y ajouta le contenu d'une seringue. Il se pencha alors sur elle, et sa main caressa affectueusement ses mèches vertes ternies et sa joue amaigrie, marbrée de bleu. Ses gestes étaient doux, apaisants. Tout comme sa voix. C'était agréable de l'écouter, même si elle était trop épuisée pour saisir la portée de ce qu'il disait. D'ailleurs elle commençait à se sentir mieux, comme si elle s'élevait doucement, hors de cette enveloppe corporelle douloureuse, pour flotter, en apesanteur. Sa vue, qui commençait à s'améliorer, se brouilla à nouveau. Elle voyait la bouche de l'homme s'ouvrir et se refermer en se tordant bizarrement. Elle comprit qu'il lui parlait

Mais ce n'était pas important, après tout. Elle était déjà partie.

- Tu sais Jun, il va falloir que tu manges, si tu veux guérir…

Plutôt mourir, pensa-t-elle, jetant un regard dégoûté à l'homme qui lui faisait face. Ses cheveux gras, sa chemise tâchée, qui laissait voir un torse velu… tout en lui la répugnait.

Son regard était vitreux, et son haleine, empuantie d'alcool. Elle savait mieux que personne le nombre de verres qu'il avait ingurgité ce soir-là. Et mieux que lui, à cette heure, sans doute.

Il ricana bêtement et vacilla, cherchant à se raccrocher à son épaule. Frissonnant de dégoût, la jeune fille s'écarta, et l'homme se serait étalé à ses pieds si le mur compatissant ne s'était pas trouvé là pour le rattraper.

- Y a un problème, ma petite ?

Le géant aux longs cheveux noirs qui venait de sortir du bar évalua rapidement la situation. Se campant devant l'ivrogne, il le saisit par le col et le plaqua contre le mur.

- Toi, là, minus, tu fiches le camp tout de suite, et si je te reprends à rôder autour de mes serveuses, je t'explose la figure, c'est compris ?

L'importun se ratatina et fila sans demander son reste, de sa démarche vacillante. Le patron se tourna alors vers elle.

- Tout va bien, Pirika ?

- Ça va aller, merci Silva, articula-t-elle, soulagée.

- De rien, tu veux que je te ramène chez toi ?

Elle n'hésita qu'un instant, et le rassura d'un sourire.

- Non, c'est vraiment pas la peine, merci. Ce n'est pas loin, et puis, à cette heure-ci, les rues sont pleines de monde.

- Comme tu veux. A demain !

- A demain.

Pirika soupira. Il valait mieux que Silva ne voie pas son appartement. Elle ne savait pas dans quel état elle le retrouverait. Et ce n'était sûrement pas son frère qui se serait levé pour faire le ménage.

Les rues de Tôkyô grouillaient de monde comme en plein jour, malgré l'heure tardive. Elle quitta cependant les avenues bondées pour se glisser dans des ruelles plus sombres, moins animées, pour rejoindre leur studio.

L'ascenseur était bien évidement en panne, ça aurait été trop beau. Elle habitait au vingtième étage.

Dans l'appartement, flottait une odeur de tabac froid tout à fait déplaisante. Quand son frère invitait des amis, elle insistait toujours pour qu'ils fument à la fenêtre, mais à l'évidence, ça ne rentrait pas. Elle frémit en découvrant le carton de bières vides, acheté pourtant la veille. Et il avait encore laissé tout traîner… elle avait bien fait de refuser l'offre de Silva…

Les éclats de verre crissèrent sous le talon de sa bottine, puis elle sentit sa semelle adhérer au plancher collant. Les bouteilles de bières jonchaient le sol, autour du canapé, où reposait la masse assoupie de son grand frère, fin saoul. Il releva la tête en grommelant et mit quelques minutes à la reconnaître.

- Pirika…

- Grand frère…

Elle caressa doucement ses cheveux bleus, semblables aux siens, s'efforçant de retenir ses larmes. Elle ne devait pas pleurer devant lui, jamais.

- Oh Pirika, je suis désolé… murmura-t-il dans un souffle. J'ai… j'ai cherché toutes la journée dans les annonces, quand j'ai vu les factures… j'ai rien trouvé, je suis désolé…

- Chut, grand frère, ne dis rien. Tout va s'arranger, je vais trouver une solution. Tu devrais te rendormir.

Elle fixa son visage intensément. L'haleine de Horo Horo, chargée d'alcool et de tabac, lui rappelait très exactement celle du type à la sortie du bar. Elle ne devait pas penser à ça. Au moins il n'avait pris que de l'alcool ce soir, ce ne serait pas trop grave. Elle devait se concentrer sur son sourire, toujours le même, malgré les difficultés croissantes, l'épuisement, les cernes, les rides précoces…

Elle berça son frère jusqu'à ce qu'il s'endorme, puis, jetant un regard autour d'elle, renonça à tout ranger ce soir. S'emparant de son portable, elle composa un numéro et s'éloigna du canapé.

- A…Allô… Je sais qu'il est tard, mais vous aviez dit n'importe quelle heure… oui…j'ai réfléchi. J'accepte votre offre.

Le jeune homme raccrocha son téléphone, et serra les dents, jusqu'à les faire grincer. Encore une sale histoire. Il était gâté ce soir.

La fille devait avoir tout juste seize ans. Son corps gisait à terre, comme un pantin désarticulé. Sur cette silhouette encore enfantine, le visage trop maquillé aux yeux noirs charbonneux et la bouche rouge semblaient incongrues.

Le sang de son abdomen déchiré commençait juste à sécher sur le trottoir. Il grimaça et demanda :

- Elle est morte depuis longtemps ?

- Quelques heures, à vue de nez, répondit l'inspecteur. On a des témoins de la scène. Un type s'est enfui, les vêtements couverts de sang. Sûrement son mac.

- Si vous avez le coupable, pourquoi faire appel à moi ? Vous pouvez l'arrêter tout seul, non ?

L'inspecteur le jaugea une minute, puis se pencha vers lui pour lui murmurer :

- Ecoutez-moi bien, Diethel. Vous faites du bon boulot d'habitude, mais vous vous relâchez en ce moment… et là-haut, ils n'aiment pas ça. En plus, ces histoires de prostituées assassinées, tout le monde s'en fiche, ça passe très vite à la trappe. Surtout qu'on n'a pas le temps de s'en occuper…

La gorge serrée, Lyzerg abandonna la partie, et demanda la liste des témoins.

L'affaire était limpide. Il avait déjà l'adresse du type: rien à dire. Encore une histoire banale, sordide, comme toutes les autres.

Quel métier épuisant ! Il était loin de se douter qu'en voulant suivre les traces de son père, il se retrouverait à jouer les mercenaires pour le compte de la police tokyoïte ! Il était vraiment tombé bien bas.

Son téléphone sonna. Lorsqu'il lut le numéro qui s'affichait, son pouls s'accéléra subitement. Il connaissait si bien cette série de chiffres, 090 1235 2470 … Il enfouit le téléphone au plus profond de sa poche pour ne plus l'entendre. C'était justement ce qu'il redoutait.

Examinant la rue qu'il traversait, il choisit un bar, au hasard. Le Pacha. Parfait.

Il avait bien besoin d'un verre. Ou même d'une bouteille. Une grande bouteille.

La bouteille de whisky roula à ses pieds, le long des lattes de bois couturées de rayures, laissées par les innombrables occupants du lieu. Le vernis du parquet avait disparu depuis bien longtemps sous les couches successives d'alcool, de crasse, et de fluides corporels.

L'odeur fétide l'avait saisie à la gorge dès son entrée, et elle se demandait si le type qui lui avait donné cette adresse s'était moqué d'elle. Comment pourrait-elle dormir dans un endroit pareil ?

Elle chercha des yeux un coin où installer ses maigres affaires, mais partout où elle tournait ses regards, ceux des squatteurs, brillants, durs, pleins de surprise, et parfois même hostiles, lui répondaient.

Intruse ! Semblaient-ils crier.

Et ils auraient eu raison.

Elle n'était pas des leurs, c'était évident. Elle n'était qu'une gamine, elle aurait dû vivre dans une belle maison confortable, entre deux parents aimants. Comme dans un joli roman pour jeunes filles bien propret. Quel gâchis !

Pourtant, il y a peu, elle avait effectivement une famille… qu'étaient-ils devenus, tous ? Allaient-ils bien ? Elle n'en savait rien.

Autour d'elle les regards se faisaient de plus en plus insistants. Entortillant nerveusement ses cheveux d'argent, Jeanne interrogea timidement ses nouveaux colocataires du regard. Pourquoi la regardaient-ils comme ça ? Elle constata alors qu'il n'y avait pas d'autre femme dans la pièce.

Jeanne n'avait pas peur. Rien chez ces hommes ne pouvait l'effrayer qu'ils soient dix ou vingt, ou même cent, elle était assez puissante pour tous les arrêter, s'ils tentaient de lui faire du mal. Après tout, depuis deux ans, ce ne serait pas la première fois.

La situation devenait gênante. Était-ce la blancheur de sa peau et de ses vêtements qui les gênait ? Elle n'était pas assez sale pour camper avec eux ?

Elle les entendait presque penser, non mais, qu'est-ce que tu fous là, ma jolie…

Elle ramassa la bouteille qui traînait à ses pieds, à demi vide. Elle faisait tache ? Ils voulaient de la saleté ? Ils allaient être servis. Elle en avait assez de dormir dehors.

Le Seigneur Iron Maiden Jeanne, la Sainte jeune fille porta le goulot sale à ses lèvres pures, renversa sa tête couronnée de blanc, et vida la bouteille d'un trait.

Sa main retomba, laissant échapper le flacon, et le verre se brisa, laissant couler les dernières gouttes de Pur Malt sur le sol. Horo Horo jura violemment. Il était à peine dix-sept heures, toute sa réserve y était passée, et maintenant il se retrouvait à sec. Il n'avait pas un rond, même pas de quoi faire les courses pour manger. Un furieux combat s'engagea entre sa probité naturelle et son infâme penchant, mais Horo Horo parvint à se retenir de fouiller dans les tiroirs de Pirika pour trouver de l'argent.

Je suis vraiment une loque, pensa-t-il avec désespoir. Je ne fais rien de ma vie, et je gâche celle de ma sœur… Mais qu'est-ce que je fous encore chez elle, bon sang ? Je squatte et je ne paye même pas mon quota des factures…

Un tour, j'ai besoin de faire un tour… de respirer un peu d'air frais…

Dehors, le bruit des voitures lui vrillait les oreilles. Il n'avait jamais réussi à s'y habituer, contrairement à Pirika, et avait toujours refusé d'apprendre à conduire. Ça pollue, c'est sale, ça sent mauvais, ça fait du bruit… disait-il. Dommage que le permis soit quasiment indispensable pour trouver un boulot. Sa sœur, elle, savait conduire… Il y avait tant de choses, tant de choses, qu'elle faisait mieux que lui…

Tant pis. C'était une sale journée, et il en avait besoin. Il en avait vraiment besoin. Son vieux portable ne lui avait pas servi depuis un bout de temps, est-ce que le numéro était encore bon ?

Le téléphone sonna dans le vide un bon moment, avant qu'il ne tombe sur la messagerie de Ryû. C'était toujours la même, avec un antique tube des années 70 en fond.

- Je suis désolé de t'appeler pour ça mon vieux, mais j'ai besoin d'aide. Tu pourrais me rappeler ? Merci…

Il tenta d'appeler plusieurs fois. Sans succès. II était seul.

Horo Horo hésita longuement avant d'entrer dans la supérette. Il n'avait même pas de quoi se payer un Ramen. En marchant au hasard des allées du magasin, il réalisa qu'il se dirigeait machinalement vers le rayon des alcools et sakés.

Il se serait frappé.

Il tourna résolument le dos à ces sirènes chatoyantes et acidulées, aux couleurs brunes, rousses, ou dorées, qui l'appelaient à venir se perdre dans les bras de l'ivresse et de l'inconscience. Cette fois ce serait lui qui rapporterait quelque chose à la maison. Mais quelque chose qu'il pourrait partager avec sa petite sœur. Quitte à devenir un voleur, autant que ce soit pour des raisons avouables.

Il ne se doutait pas qu'il aurait à avouer si vite.

Comme pour le punir de sa bonne volonté, le fatidique voyant rouge s'alluma à son passage.

Le blouson rempli de provisions, Horo Horo vit arriver le vigile l'air sévère, et comprit que c'était bon pour lui.

Sans réaliser ce qu'il faisait, il se jeta contre le portillon, et courut à toutes jambes vers la sortie.

Mais son entraînement était loin. Passer ses journées à se pinter sur un canapé n'aide pas franchement à garde la forme, pensa-t-il amèrement.

Foutue journée…

- Franchement, ça n'aurait pas pu être pire, soupira le jeune homme, en tirant la dernière bouffée de sa cigarette. J'ai cru que j'allais le tuer.

- Cherche-toi un autre job, si ça ne va pas avec ton patron, grommela Tôkageroh de sa voix gouailleuse.

- Je préfère encore ça qu'être au chômage… rétorqua Ryû. Tu as envie de retourner camper dans ce vieux booling désaffecté à Fumbari, ou tu préfères mon appart ?

Son fantôme choisit de détourner la conversation.

- Ton truc a sonné tout l'après-midi, hier, tu n'as même pas regardé qui c'était…

Ryû récupéra son portable, avec un sourire narquois. Tôkageroh n'avait jamais réussi à s'adapter à la modernité. Il avait fini par accepter la moto, mais le téléphone portable comme le cinéma, c'était trop pour lui.

Ryû fronça les sourcils et se demanda qui était l'andouille qui lui avait laissé sept messages. Peut-être une admiratrice secrète… mais quand il écouta sa messagerie, au lieu de la douce voix d'une jolie demoiselle, ce fut le chuchotement paniqué d'Horo Horo qui résonna à ses oreilles.

Allons bon, pensa Ryû, qu'est-ce qui t'arrive, mon vieux ?

Au bout de plusieurs appels, un parfait inconnu décrocha. Tôkageroh vit alors son maître devenir plus blanc que sa veste. Ryû raccrocha lentement, sonné.

- Tu m'expliques ? grogna le fantôme.

- La police…

- hein ? s'écria Tokagerôh, en un vieux réflexe.

- Horo Horo a été arrêté pour vol.

- Quoi ?

Le jeune shaman se leva. Quand un ami avait besoin d'aide, Ryû était toujours là. D'ailleurs, il avait peut-être une solution… S'emparant de son sabre de bois, il se tourna ver son fantôme.

- Alors, tu viens ?

- Aucun d'entre vous ne sortira d'ici, fit une voix. Vous avez encore du boulot.

Une main impérieuse les repoussa tous deux dans la pièce, malgré leurs protestations.

- Mais on en a marre de faire la vaisselle !

- Ça vrai, on en a marre. Si tu nous laisse partir plus tôt que prévu, on te dira deux secrets !

- Non, un seul Ponchi, t'es pas bien ? L'autre secret, on lui dira si elle embrasse l'un de nous.

Tamao leva le poing, et ses deux fantômes reculèrent avec prudence.

- C'est bon, c'est bon, on te le dira de toute façon, en fait tu vas recevoir une visite tout à l'heure, et…

Un carillon retentit, annonçant un nouveau client, et Tamao abandonna Conchi pour retourner à la boutique. Mais ce n'était pas un client.

Un fantôme du passé lui souriait de toutes ses dents, sous son éternelle banane.

Elle ne put s'empêcher de lui sauter au cou.

Il n'y avait personne dans le café, à cette heure-ci, la soirée n'avait pas encore commencé. Tamao installa son invité, et lui offrit à boire, tandis qu'ils échangeaient des nouvelles. Les affaires marchaient bien, elle n'avait pas beaucoup de clients, mais ça lui suffisait. Bien sûr elle aurait pu faire plus de bénéfices en engageant un cuisinier pour transformer son café en brasserie, mais la solitude lui convenait.

Des paroles banales, convenues. Il y avait forcément autre chose derrière tout ça, Ryû avait une raison bien précise pour venir la voir maintenant, alors qu'il aurait pu le faire plus tôt après tout, ils vivaient tous deux dans la même ville…

- Si tu en venais au fait… ajouta-t-elle après un silence.

Tout d'abord, elle faillit ne pas le croire. Horo Horo… en prison ? Si Ryû n'avait pas eu l'air aussi grave, elle aurait parié qu'il la faisait marcher.

Apparemment, leur ami Aïnu s'était mis dans de sales draps. Non seulement il y avait eu vol, mais aussi délit de fuite, tentative de résistance… et une plainte de la part du directeur de la supérette.

- Il est bon pour la prison ferme, je pense. En plus il… il avait bu…

La jeune femme grimaça. C'était vraiment mauvais.

Au moins, il ne s'était pas drogué. S'il y avait eu la moindre trace de stupéfiants dans son organisme, Horo Horo était perdu.

Tamao fixa Ryû de son regard d'ambre. Elle avait beaucoup travaillé sur sa timidité depuis ces dernières années, et pouvait maintenant regarder les gens droit dans les yeux pendant une conversation. Une chose qui lui avait été impossible pendant toute son enfance, mais son mariage lui avait fait faire d'énormes progrès dans ce domaine-là.

- Ils ont fixé une caution ?

- Je crois qu'on ne peut pas trop compter là-dessus, rétorqua Ryû, qui s'y connaissait un peu.

Tamao baissa le nez vers sa tasse. Que voulait-il donc ?

- Il faudrait convaincre le type de retirer sa plainte.

Mais qui pouvait faire ça ? Certainement pas elle. Elle n'avait pas de contacts au sein de la police, pas d'influence, rien.

Soudain elle comprit et releva la tête. Le regard de Ryû cherchait le sien et ne la détrompa pas. Elle se sentit furieuse et troublée. Il n'allait quand même pas lui demander ça ?

- Je suis désolé… assura-t-il. Mais si quelqu'un peut le tirer d'affaire c'est lui… Je m'en veux de te demander ça, mais je n'ai pas son numéro…

- Tu sais qu'il n'aura sans doute aucune envie de me parler, marmonna-t-elle, terriblement gênée. Je n'ai pas eu de nouvelles depuis que je suis arrivée ici. Peut-être qu'il m'en veut à mort et que tu perds ton temps.

- Mais c'est pour aider Horo Horo, pas pour toi, alors je me suis dit…

Tamao se leva pour aller chercher son téléphone. Pour une fois, elle n'interrogerait pas sa planchette avant de se lancer. Elle préférait ne rien savoir.

Elle connaissait encore le numéro par cœur. Le cerveau humain était vraiment une machine étonnante. Elle porta le téléphone à son oreille, en priant pour que sa voix ne tremble pas, et reste ferme, mesurée, calme.

Peine perdue.

- A…Allô…

- Mais va te faire foutre ! rugit-il en raccrochant avec violence.

Il s'aperçut alors que tout le monde, visiteurs, patients, et même le personnel de l'hôpital, avait le regard fixé sur lui.

Furieux, il quitta la salle d'attente, pour patienter à l'extérieur, loin de tous ces abrutis qui le regardaient comme une vache de foire.

Était-ce si exceptionnel d'envoyer quelqu'un se faire foutre par téléphone ? Ils l'avaient sûrement tous fait au moins une fois dans leur vie !

Quel culot d'appeler après ce qui s'était passé ! Et pour demander des nouvelles en plus ! Comment va Jun ? gna gna gna.

A ton avis, elle se porte comme un charme, bien sûr ! Mis à part un léger petit détail… oui, on est juste obligé de la nourrir par intraveineuse, elle est même trop faible pour boire toute seule, mais sinon tout va bien… mis à part aussi que tout est de ta faute…

- C'est de ta faute !

Ren réalisa qu'il avait non seulement crié encore une fois, mais qu'en plus, il venait de flanquer un coup de poing dans le pilier de béton du porche de l'hôpital. Une réaction parfaitement inutile.

La douleur dans sa main agit sur lui comme une douche froide, et le calma à moitié. Ren jura à voix basse, en agitant ses doigts meurtris pour s'assurer qu'il ne s'était rien cassé, et maudit une fois de plus cet homme qu'il haïssait au moins autant qu'il le méprisait. Son propre père, Tao En.

Un des médecins vint l'interrompre dans sa logorrhée de malédictions.

- Ren ? Elle est sous sédatif, mais tu peux la voir maintenant.

Le shaman chinois suivit Faust jusqu'à la chambre de sa sœur. Elle semblait si faible sous son drap de coton blanc. Sa poitrine se soulevait faiblement, et le bip régulier indiquait que son pouls était stable. Mais ses joues avaient fondu et perdu toute couleur, sa peau diaphane était marbrée de vilaines taches violacées, qui commençaient à verdir, et ses bras, que les capteurs et aiguilles reliaient aux appareils étaient recouverts de bandages.

Ren prit la main pâle et abîmée de Jun et la serra contre sa joue. Sa paume était froide et son épiderme, asséché par la dénutrition. Il ne pouvait supporter de la voir dans cet état plus de quelques minutes.

- Faust, demanda-t-il à son ami qui se tenait en retrait, qu'est-ce que tu lui donnes exactement ?

- Morphine, répondit-il, pour les blessures. Des sédatifs pour la calmer aussi. En général quand elle se réveille, elle essaye d'enlever la perfusion…

- Ça va durer longtemps ?

- Pour l'instant il faut que son corps se régénère totalement. J'ai guéri les blessures, grâce à l'over soul, mais ton père savait y faire.

- Ça…

- Il faut aussi qu'elle trouve la volonté de se sortir là, et de vivre. Et comme à chaque fois qu'elle se réveille, c'est pour se rendormir tout de suite après …

- C'est normal, soupira Ren. Elle ne sait sans doute pas que je l'ai emmenée ici. Elle doit penser que mon père la fait soigner pour la préparer à de nouvelles tortures.

Il resta pensif un instant puis se leva.

- Si jamais il se pointe ici, Faust, mets-le dehors. Débrouilles-toi pour ça, mais il ne faut pas qu'il s'approche d'elle.

- Ne t'inquiètes pas, assura le médecin, je veille sur elle.

Lorsque Ren quitta la clinique, son portable se remit à sonner. Il s'apprêtait à envoyer son père au diable de nouveau, mais se figea en découvrant le numéro. Il resta abasourdi quelques secondes, puis décrocha.

- A…Allô…

Comme il ne parvenait pas à articuler le moindre son, elle s'inquiéta :

- …Ren ?

- Je suis là.

- Je suis désolée… vraiment désolée…excuse-moi de t'appeler comme ça, j'ai… j'ai besoin d'aide.

Tamao fit une pause, s'attendant à se faire traiter de tous les noms, mais Ren ne dit rien.

- En fait ce n'est pas pour moi. Je comprendrais si tu…

- Tamao, grommela-t-il. Pour toi ou pour n'importe qui d'autre, je m'en fiche. Tu sais que tu peux tout me demander. De quoi as-tu besoin ?

Elle resta sans voix, bouleversée par l'émotion, jusqu'à ce qu'il s'impatiente.

- Allô ?

- Je… Excuse-moi. En fait, il s'agit de… Horo Horo. Il a de gros ennuis.

Ren fronça les sourcils.

- Raconte.

Et elle raconta. Elle raconta tout son périple. Son voyage, depuis l'Amérique. La séparation. La solitude, l'incapacité de se débrouiller, de trouver le moindre travail, étant donné son âge, sa faiblesse physique. L'alcool aussi. L'alcool, sa force, sa douceur et sa violence, quand il coulait dans sa gorge (Et le plus drôle, est-ce qu'il le savait ? Elle avait appris qu'une « Dame-Jeanne », c'était une grosse bouteille). Puis les routes sans fin, les journées entières à marcher, seule, elle qui n'avait jamais, non jamais, eu à se déplacer sans une escorte d'au moins deux hommes. Les ponts, les cartons, les squats. Et les braves gens qui l'accueillaient chez eux, ou la prenaient en stop. Les gens moins bien, qui cherchaient à profiter d'elle, pensant qu'elle était sans défense (Jeanne ne s'étendit pas sur la nature de ses pouvoirs). Le premier qu'elle avait tué, sans le faire exprès, puis le deuxième, le troisième, le quatrième… mais ceux-là l'avaient mérité, comme le premier en fait. Ceux-là, elle les avait tués de sang-froid. Après tout, les hommes qui osent s'attaquer à une jeune fille seule et fragile ne sont pas des hommes, et ne méritent pas de vivre. Elle qui avait tant marché, elle savait ce que ce monde comportait de souillure. Est-ce qu'il n'était pas d'accord ?

Mais le clochard, affalé près d'elle sur le plancher crasseux, dormait à poings fermés.

Il n'avait rien écouté. De toute façon il était complètement cuit. Elle-même n'avait plus les idées très claires.

Jeanne le fixa avec curiosité. Découvrir que pour certains, ses paroles n'avaient aucune importance, ni même aucun intérêt, avait été une expérience nouvelle pour la Sainte jeune fille, considérée depuis son enfance comme une prophétesse. Elle avait découvert avec une douloureuse surprise, qu'elle n'avait été le Messie que pour une poignée d'illuminés, menés par un agitateur à lunettes.

Elle s'ébroua, rejetant sa chevelure en arrière, pour chasser cette vilaine pensée. Comment pouvait-elle dire des choses pareilles ? Ces illuminés étaient sa famille. Ils l'avaient suivie et crue jusqu'au bout. Quand à l'agitateur… il l'avait manipulée, oui, mais il l'avait surtout élevée, protégée quand elle n'avait personne pour le faire. Il avait donné un but, un sens à sa vie. Et maintenant, il n'y avait plus rien. Sa déchéance était totale.

Elle n'avait plus de raison de vivre, non, plus aucune.

Jeanne lança un regard circulaire sur le studio désaffecté, et vit que tout le monde dormait. Tout le monde sauf elle. Elle remonta sa manche gauche, et se mit à compter les petites zébrures blanches ou rosées qui parcouraient son bras.

Sur ses deux poignets, les marques étaient rouges et récentes. Une dernière habitude de sa vie passée. Elle retira l'épingle effilée plantée dans son corsage et observa tour à tour ses deux poignets meurtris. Autrefois, elle avait su endurer bien pire. Et elle en était toujours ressortie vivante, intacte, et même plus forte. Aujourd'hui, l'alcool parvenait à peine à soulager sa douleur.

Un sourire se posa sur ses lèvres. Cet éternel sourire qu'elle gardait toujours, autrefois, même après les pires séances d'entraînement. Lentement, Jeanne éleva son bras droit, et pressa la pointe de l'épingle contre les veines de son poignet, jusqu'à faire jaillir le sang.

L'épais liquide rouge s'écoulait lentement le long du caniveau lorsqu'on la retrouva au matin. Sa peau avait pris une teinte cireuse, et ses cheveux avaient terni et perdu tout leur éclat. Les poignets tailladés de la jeune suicidée le répugnaient. Comment la mort avait-elle pu fasciner à ce point une gamine de cet âge ? Encore une qui n'avait jamais vu de vrai cadavre de toute sa vie, sinon, elle y aurait un peu plus réfléchi. Décidément, la mort n'a vraiment rien d'esthétique, pensait Lyzerg en contemplant le cadavre à ses pieds.

A présent, il allait devoir annoncer aux parents qu'il avait retrouvé leur fille…

Ensuite, il aurait quelques papiers à signer au poste. Quelle barbe !

L'inspecteur lui jeta un regard mauvais qui fit frissonner Lyzerg. Une telle animosité ne pouvait avoir qu'une seule raison. Peut-être était-il au courant. Oui, il devait savoir. Le jeune détective se sentit profondément humilié à cette idée. Une rougeur honteuse lui couvrit le visage, et il se reprocha sa paranoïa. C'était quand même pas marqué sur son front, non ?

- Nous allons classer le dossier, grogna l'inspecteur. Merci M. Diethel.

Il jeta le dossier en carton en travers sur une pile d'autres semblables, et lui jeta un regard significatif.

Il aurait aussi bien pu agiter une clochette en or en lâchant un « vous pouvez disposer ! » condescendant. Lyzerg inspira profondément pour contrôler sa colère. Il ne fallait pas faire de mal aux gens. Il était shaman, il était au service de la société et de l'humanité. Il œuvrait pour créer un monde de paix. Qui était l'imbécile qui avait dit ça, déjà ? Ah oui. Marco.

Pour s'en convaincre, il regarda une dernière fois la photo de l'adolescente suicidée qu'on reléguait aux affaires classées, et qui souriait sur le cliché, encore rayonnante de vie et de joie.

Son attention fut alors attirée par le dossier du dessous, et le nom qu'il portait.

« - USUI Horokeu- 100563489998 »

Ecarquillant les yeux, Lyzerg s'empara du dossier, stupéfait. Sans écouter les protestations de l'inspecteur, il le parcourut rapidement.

- Je peux faire une copie de ça ?

...