Ses grâces mécaniques
Note d'auteur :
Je ne remercierai jamais assez catie147 pour son superbe travail de bêta-lectrice.
Chapitre I
De tout ce qu'elle se souvienne, Astoria avait toujours fantasmé sur la mort grandiose que lui promettaient déjà ses attitudes de tragédienne. Souvent, elle arpentait pensivement les couloirs de ce qu'elle nommait fièrement « son » manoir, et élaborait d'improbables intrigues qui menaient inexorablement à son trépas imaginaire.
Parfois, elle croisait son époux au détour d'un corridor, et le saluait comme une vague connaissance. Il lui demandait alors, à moitié pour lui-même et à moitié pour la partie d'elle qu'il avait distraite de ses pensées :
- Astoria, ma chère, vous êtes encore jeune et belle, vous avez de l'avenir. Pourquoi le gâcher à épouser un Malefoy ?
Elle levait à peine la tête, encore ivre des mille morts auxquelles elle venait de succomber,et articulait péniblement :
- Je vous ai épousé parce que je vous aime.
Et tandis que ses lèvres proféraient ces mensonges d'élève studieuse, elle pensait « Je vous ai épousé parce que je me plais à vivre en reine malgré le déshonneur de votre nom déchu ».
Satisfait de cette réponse, Drago souriait, du sourire arrogant de son enfance fantôme, convaincu à-demi de l'existence de sa noblesse intrinsèque.
Tout était bien.
Un beau jour, cependant, le fantasme devint réalité, et la lame qui transperça sa poitrine interrompit ses rêveries distraites. Elle avait désiré expirer sur un aria final, comme ces personnages d'opéra dont elle enviait les destinées tragiques, mais elle ne put crachoter que ce prénom :
- Dra… Drago ?
Ce mot hésitant vint s'écraser sur le marbre du sol, au creux de quelques gouttes de sang.
Sa nécrologie fit la première page des journaux.
[…]
La Dame, du haut de ses grandes allures, n'entendit pas un mot des mises en garde qui furent proférées. Elle inclina la tête avec lassitude, ce qui eut pour effet de faire tinter ses boucles d'oreille au creux de son cou, et ce fut tout.
- Il ne parlera pas, vous savez, M'dame. Vous z'êtes pas la première à avoir essayé, y dira rien. Il a complètement perdu la boule, ce pauvre type.
- Je tiens cependant à le voir, répondit-elle avec l'indifférence supérieure des grands de ce monde.
Elle ne prononça pas un mot de plus, mais demeura là, immobile, perchée sur son obstination et ses talons-aiguilles. On se concerta, puis, impuissant face à son insistance paisible, on se résolut à la guider à travers un dédale de couloirs. Elle passa entre les cellules closes dans un bruissement de froufrous luxueux, ignorant les insultes qu'on lui crachait et les mains qui se tendaient entre les barreaux.
Finalement, on s'arrêta, et quelques paroles d'encouragement furent prononcées sur le ton d'une marche funèbre :
- Il vous attend ici, M'dame. Bonne chance, hein.
Personne ne sut si oui ou non elle avait entendu, cependant, la Dame s'avança. La porte se referma sur elle dans un silence sinistre, plongeant la pièce dans l'obscurité. Deux chaises glissèrent en grinçant sur les dalles de pierre. Deux corps, enfin, grinçants eux aussi, prirent place au milieu des ombres. L'Homme se vautra au creux de ces ténèbres, puis alluma une cigarette. La Dame, elle, murmura « Lumos ». Entre leurs quatre yeux, deux points rougeoyants se firent face. Cette clarté étrange enlaidit leurs visages.
Elle était grande, rousse et trop maquillée. Le sac d'os qu'il était paraissait un cadavre de clown dans sa veste trop grande au col long et pointu.
Après l'avoir jaugée un bref instant en plissant ses yeux cernés, l'Homme prit la parole :
- Je vous donne droit à une question, une seule. Alors choisissez-la bien, parce qu'ensuite, je vous demanderai de foutre le camp.
- L'avez-vous tuée ? demanda la Dame sans se démonter.
- Si ce n'était que cela, vous auriez mieux fait de rester chez vous et de lire les rapports du Ministère, j'y ai déjà répondu mille fois. Au revoir.
- L'avez-vous tuée ? répéta-t-elle, imperturbable.
- Vous êtes sourde ?
- L'avez-vous tuée ?
- Je vois. Une spécialiste de la torture psychologique, je me trompe ?
- Pour quelqu'un qui affirme ne pas supporter les questions, il me semble que vous en posez beaucoup, Monsieur Malefoy.
- Ah. Vous êtes donc capable de composer d'autres phrases intelligibles. Me voilà rassuré.
- L'avez-vous tuée ?
- Ça recommence.
- Et je ne cesserai que lorsque j'aurais obtenu la réponse promise.
- Promise ? Comme vous y allez. Je vous ai autorisé à poser une question. Il ne me semble pas avoir affirmé que j'y répondrais.
La Dame, d'un geste déjà agacé, fit claquer sur la table le bout de ses longs doigts. Une volute de fumée s'en alla se heurter au plafond.
- C'est que, voyez-vous, j'ai impérativement besoin de comprendre ce qui s'est déroulé ce jour-là.
- Je n'ai aucune envie de vous faire ce plaisir.
- Vraiment ? Il est étonnant, en ce cas, que vous m'ayez autorisée à vous rendre visite.
Nouvelle bouffée de fumée. Un rictus narquois s'ourla autour de la longue cigarette. Du plat de la main, il parut chasser ces propos ridicules.
- Je ne vous ai laissée venir que parce que vous m'ameniez des clopes.
- Si je puis me permettre, je vous trouve assez ravagé comme cela.
- Ne vous faites donc pas tant de soucis, je ne les fume que rarement. Souvent, je les donne à un autre prisonnier, et en échange, il me fait mon lit ou lave mes vêtements. Ça me donne l'impression d'être redevenu un petit bourgeois pomponné et poudré. Oui, cela m'amuse follement.
- En ce cas, si je vous faisais votre lit, me parleriez-vous ?
Perçant le voile de cendres qui s'était tendu entre eux, l'Homme se pencha par-dessus la table, un sourire toujours vissé dans les plis de ses lèvres. Ses cheveux, crasseux et emmêlés, frôlèrent l'épaule de la Dame.
- Si vous osez foutre vos sales doigts de petite Sang-de-Bourbe entre mes draps, je vous arrache la peau.
Les mains de la Dame tremblèrent, mais elle ne bougea pas. Le toisant du coin de l'œil, elle rétorqua :
- Ignorez-vous, Monsieur Malefoy, que le simple usage de cette insulte est désormais passible d'une peine d'emprisonnement ?
- Loin de moi l'idée de douter de votre sens de l'observation, mais il me semble que je suis déjà à Azkaban.
Elle pencha la tête sur le côté, son menton s'enfonçant légèrement dans les vapeurs de son foulard. Quelques mèches rousses s'échappèrent de son chignon.
- Je le sais. Une étrange intuition me souffle d'ailleurs que vous ne devriez pas y être.
Il cracha un rire enfumé. Sans s'en inquiéter outre mesure, elle reprit :
- Et je pense pouvoir vous en sortir, alors je vous conseille d'être très gentil.
- Bien que votre offre attise ma curiosité, je pense être encore capable de me débrouiller seul.
- Oh, vous finirez par quitter ce pénitencier, bien entendu, mais j'ai bien peur que vos pieds soient les premiers à passer la porte.
La brume cendrée dessina un halo grisâtre autour des lèvres de l'Homme. Il détourna les yeux, mais hocha la tête comme pour l'inviter à poursuivre. Elle comprit alors qu'elle avait joué la bonne carte.
- J'ai appris que vous aviez perdu le dernier appel et que vous seriez exécuté dans la nuit.
- Vous êtes bien renseignée.
- Si vous acceptez de parler, nous pouvons demander une nouvelle audience au tribunal.
- Et retarder l'échéance ? Vous savez, l'idée de mourir ne me déplait pas tant.
- Ce mensonge serait presque crédible si votre couardise n'était pas de notoriété publique.
- Je constate que ma réputation me précède, dit-il dans un sourire amer.
La fumée se faufila dans les crevasses qui zébraient le visage de l'Homme. La Dame toussota faussement, mais il choisit d'oublier ses manières. L'écran vaporeux s'épaissit. La cigarette valsa encore un instant dans ses mains. Il reprit :
- Voyez-vous, ce qui effraie, dans l'idée de la mort, c'est l'inconnu abyssal qu'elle représente. Pour ma part, je suis mort tant de fois que cette perspective me laisse de marbre.
- Que voulez-vous dire ?
- Si vous saviez. A chaque fois que je me revois, en pensée, étrangler Astoria, je sens une part de moi se détruire.
La Dame poussa un soupir las qui creusa un fin sillon dans le mur de fumée. Elle ne parvenait pas à déterminer s'il se moquait d'elle ou s'il avait perdu la raison.
- Votre épouse est morte poignardée, Monsieur Malefoy. Deux coups de couteau en pleine poitrine.
- Si vous le dites.
- Vous ne l'avez pas tuée, n'est-ce pas ?
- Je l'ignore.
- Voulez-vous que je recommence ?
- Je n'y tiens pas particulièrement.
- Tant pis, vous l'avez cherché : l'avez-vous tuée ?
- Je l'ai juste embrassée.
La Dame, intriguée par l'aspect nébuleux de cette réponse, ne songea pas même à s'offusquer du fait qu'elle n'en était pas une.
- Voulez-vous dire qu'elle est morte parce que vous l'avez embrassée ?
- Non. Elle était déjà froide.
- Comment cela ?
- Très froide.
- Je ne vous demandais pas de me décrire sa température.
- En ce cas, je ne vois vraiment pas où vous voulez en venir.
Elle soupira. On le lui avait dit, pourtant, qu'elle ne parviendrait pas à tirer quoi que ce soit de ce type.
- Je voulais simplement savoir pourquoi elle était froide.
- Ah. Je l'ignore. Ma mère saurait sans doute vous renseigner.
- Votre mère était donc présente ? Je croyais pourtant que…
- Non, elle ne l'était pas. Cependant, ma mère aussi était glaciale dans sa mort.
Elle laissa échapper un hoquet incrédule.
- Ainsi, votre épouse était déjà morte lorsque vous l'avez embrassée ?
La cigarette dansa entre les doigts de l'Homme, tandis que tout en lui oubliait la question qui lui avait été posé. La Dame ne perdit pas pied, et répéta :
- Etait-elle déjà morte lorsque vous l'avez embrassée ?
- Je ne sais pas.
- Vous m'aviez pourtant dit qu'elle était froide.
- Astoria a toujours été froide.
Fronçant ses épais sourcils, la Dame avança ses deux coudes sur la table. Elle poursuivit :
- Que s'est-il passé, ce soir-là ?
- Je ne m'en souviens plus très bien.
- Faites-moi donc part du peu que vous savez.
- Je suis rentré du travail. Astoria était étendue sur le canapé.
- Je vois.
- Puis, je l'ai embrassée, affirma-t-il avant de marquer une pause.
- Et après ?
- Après, je suis allé laver le sang qu'il y avait sur mes mains.
La fumée remonta à nouveau au bord de ses dents. Son sourire goguenard laissait tout transparaître du plaisir qu'il tirait de cette discussion.
- Comment cela, le sang sur vos mains ? Le sien ?
- Il y a toujours du sang sur mes mains, décréta l'Homme avec emphase.
- Vous vous prenez pour Lady Macbeth ?
- Vous osez me traiter de bonne femme ?
- Vous ne me rendez pas la tâche aisée.
- Parce que ma mémoire flanche ?
- Non, parce que vous êtes un chieur patenté.
- Vous m'en voyez flatté.
Elle rejeta la tête en arrière et défit le nœud trop serré de son foulard tandis que le silence se faisait plus pesant. Malgré l'orgueil qu'elle tirait du fait d'avoir arraché à l'Homme plus de paroles, sans doute, qu'il n'avait jamais voulu en dispenser aux Aurors, elle était consciente d'avancer à l'aveuglette. Il lui fallait le convaincre de s'ouvrir à elle.
- Savez-vous pourquoi je suis là, Monsieur Malefoy ?
- Pour m'emmerder, ai-je cru comprendre ?
- Presque. Pour vous aider.
La cigarette de l'Homme se consuma lentement entre ses doigts. La Dame, quant à elle, n'abandonna pas son interrogatoire :
- Et savez-vous qui je suis ?
- La mort ?
- Arrêtez de faire l'enfant. Je me répète : savez-vous réellement qui je suis ?
- Vous êtes Rose Weasley.
- Encore une fois, vous n'êtes pas bien loin de la vérité. Je suis Rose Malefoy.
La bouffée de fumée qu'il lui cracha à la figure obscurcit un instant la lueur de sa baguette magique. Sa bouche prit un pli méprisant, et il affirma :
- Pour moi, vous ne serez jamais que Rose Weasley.
- Il semblerait que Scorpius ne soit pas de cet avis, rétorqua la Dame en levant le menton.
Elle savait n'avoir plus qu'une carte à jouer. Aussi tira-t-elle de son sac une photo qu'elle posa face à elle, à plat sur la table, dans une bulle d'ombre éloignée de toutes les clartés de la pièce.
- Votre fils, murmura-t-elle. Voulez-vous le voir ?
- Non, fit l'Homme, bien que sa voix trahisse un semblant d'hésitation. Je le connais par cœur.
- Il a eu tout le temps de changer, en cinq ans, si vous saviez.
- Et il a, sans aucun doute, le visage que j'avais au même âge, dit l'Homme avec tendresse. Ah, ce gosse, il me ressemble tant que je me demande, parfois, si je ne l'ai pas inventé de toutes pièces.
Dans la main squelettique de l'Homme, la cigarette se fit si courte qu'elle lui brûla les doigts. Il ne sembla pas même le remarquer. Elle comprit qu'elle avait fait feu sur un point sensible. Forte de ce sentiment, elle s'obstina :
- Monsieur Malefoy, je vous en supplie, acceptez de parler. Scorpius a besoin de comprendre ce qui s'est passé, il a besoin de vous pardonner. Laissez-moi vous aider, je peux vous faire quitter Azkaban. Pour lui.
- Je ne veux pas sortir d'ici.
- De quoi avez-vous peur ?
- Des Détraqueurs, comme tout le monde.
- Mais, il n'y a plus de…
- Je sais, il n'y a plus de Détraqueurs à Azkaban.
- L'endroit ne me semble pourtant pas s'être transformé en palace.
- Vous êtes décidément bien plus idiote que votre parenté le laisserait supposer. Réfléchissez un instant. Si les Détraqueurs ne sont plus à Azkaban, c'est qu'ils sont dehors ; aussi est-il logique que je me considère davantage en sécurité dans ma cellule.
Doucement, elle saisit le mégot qui se consumait toujours entre les doigts crispés de l'Homme, et écrasa les cendres encore rougeoyantes sur le bois de la table.
- Il n'y a plus de Détraqueurs, Monsieur Malefoy. Nulle part.
- Vous avez tort. Ils sont partout.
- Expliquez-vous.
- J'ai appris à les retrouver dans les coins surannés d'une vieille photo, dans les brillances d'un collier de perles, dans les bruits, les pages froissées des livres, dans le froid que l'on ressent au contact du fer, entre les pieds des chaises, dans les plis serpentins du tatouage sur mon bras, dans les yeux trop bruns, dans l'odeur des jupons de ma mère - dans tout ce qui me rappelle que j'ai déjà trop vécu.
- J'ai bien peur de ne pas vous comprendre.
- Rose, vous êtes-vous servie d'un réveil, ce matin ?
- Je vous demande pardon ?
- Vous êtes-vous servie d'un réveil, ce matin ?
- Non, je n'en possède pas, admit-elle sans comprendre.
Il se pencha par-dessus la table, comme il l'avait fait précédemment. Son attitude, cependant, avait cette fois quelque chose de plus doux, de plus insidieux, aussi. Il plaqua sa joue creuse contre celle de la Dame, et, faisant claquer sa langue avec la régularité d'un métronome, lui chuchota :
- Tic, tac, tic, tac, tic, tac…
Elle recula, faisant crisser douloureusement les pieds de sa chaise sur la pierre. Inconsciemment, elle porta sa main à son cœur. La gratifiant d'un sourire narquois, l'Homme railla :
- Eh bien, toutes mes félicitations. Vous venez de faire connaissance avec votre Détraqueur.
- Comment diable avez-vous su que…
- Les plus sournois des Détraqueurs, voyez-vous, sont bien loin des monstres que nous étudions sur les bancs des écoles : les plus dangereux sont ces choses anodines qui réveillent en nous toutes nos souffrances, tous nos regrets. Et ici, cloîtré dans mes propres ténèbres, je peux les fuir. Vous comprendrez, donc, que la perspective de sortir d'Azkaban ne m'enthousiasme guère.
- Qui vous a dit que…
Il l'interrompit en levant sa main décharnée :
- Sachez, Rose, que si vous tenez à jeter du sel sur mes plaies, vous devrez me laisser le plaisir de vous retourner cette faveur. Je vous propose un marché : échangeons nos fantômes.
- Vous n'avez pas besoin de mes souffrances.
- Bien au contraire. Cela fait des années que je n'ai plus tiré aucune jouissance de la douleur des autres, et je dois avouer que cela me manque un peu. Laissez-moi donc faire. Laissez-moi remuer le couteau dans vos blessures, laissez-moi les ouvrir et découvrir ce que j'y trouve. Vous pourrez alors me disséquer, à votre tour.
