Le rire cristallin de Bianchi emplit l'air, tandis qu'elle virevolte dans sa robe blanche en dentelles.

- Bianchi ! Tu es ravissante, ma chérie, vraiment, tu vas être la perle de la soirée ! Ton père et moi serons tellement fiers de toi !

Bianchi glousse de plaisir, et Maman lui sourit de toutes ses dents. Hayato les regarde du coin de l'œil, un peu jaloux, parce que Maman ne lui a jamais dit, à lui, qu'il sera la perle de la soirée ou qu'elle sera fière de lui, même si c'est lui, Hayato, qui va devoir jouer du piano devant tout le monde.

Le regard de Maman croise le sien, soudain, et Hayato sursaute. Sa cravate s'échappe de ses doigts maladroits.

- Ahlàlà, regarde-moi ce désastre, fait sèchement Maman. Tu n'es vraiment bon à rien sauf à jouer du piano, hein ? Dépêche-toi de faire ce nœud de cravate, les invités vont bientôt arriver.

Maman prend Bianchi par la main, et se dirige vers la porte.

- Viens, ma chérie, on va déjà descendre. Ne faisons surtout pas attendre ton Père !

- A tout à l'heure, Angelo ! claironne Bianchi avant que la porte ne se referme derrière elle.

Hayato n'aime pas ce nom, Angelo. Pourtant, c'est le sien. Et il a une si jolie signification ! Sûrement, ses parents ont dû trouver qu'il ressemblait à un ange, quand ils ont vu ses cheveux argentés. Et pourtant, Hayato en est venu à détester son prénom.

Angelo, c'est ainsi que Maman l'appelle. Mais jamais, jamais, Hayato ne l'a-t-il entendue dire son nom avec affection ou tendresse. Quand elle lui parle, elle est toujours sèche, méprisante. Hayato ne sait pas ce qu'il a fait de mal pour mériter d'être traité ainsi, et lorsqu'il était plus jeune, il a cherché par tous les moyens à ce que Maman l'aime. Toutes ses tentatives (les dessins, les cajoleries, les bricolages…) ont été accueillies avec exaspération ou dégoût, et depuis, Hayato s'est fait une raison. Il évite Maman autant que possible, et il ne s'en porte que mieux, loin des remarques acides et des mains un peu lestes.

Angelo, c'est aussi le nom que les hommes de son père lui donnent, quand ils lui ébouriffent les cheveux et lui demandent d'aller jouer plus loin, parce qu'ils doivent parler entre hommes. Angelo, c'est encore son nom quand Père reçoit des invités, et qu'Hayato est exhibé comme une bête de foire pour ses talents musicaux. Comme aujourd'hui. Son sang se glace rien qu'à l'idée qu'il va de nouveau devoir avaler ces immondes cookies que sa sœur lui prépare, et qu'il va passer tout le récital à se retenir de vomir ou de s'évanouir.

Mais Hayato, son second prénom, n'est utilisé que par les gens qui l'aiment. Père l'appelle ainsi, les rares fois où il a du temps à lui consacrer. Père, au moins, est fier de lui, de ses talents de pianiste et des bons résultats qu'il obtient auprès de ses précepteurs. Hayato aimerait qu'il passe plus de temps avec lui, parce que Bianchi est toujours fourrée avec Maman, à s'acheter des beaux habits ou à faire la cuisine ou d'autres trucs du même style, des trucs de filles dont Hayato n'est pas du tout jaloux, nope, si ce n'est qu'au final il n'a personne avec qui jouer et il reste toujours tout seul.

Shamal aussi l'appelle Hayato. Et Shamal, c'est son idole, même s'il ne vient pas assez souvent au château. Hayato aimerait qu'il soit là tout le temps, pour pouvoir lui apprendre de nouveaux trucs, des trucs cool. Néanmoins, il sait bien que les adultes ont toujours plein de choses à faire, et qu'ils ne peuvent pas tout le temps s'occuper de lui. Alors il fait avec ce qu'il a, tout en se consumant d'impatience entre deux visites du médecin.

Les domestiques utilisent aussi le nom Hayato. Elles sont gentilles, les filles. Elles donnent au garçonnet des friandises et lui caressent les cheveux, s'extasiant sur leur beauté, et elles lui parlent toujours avec un sourire et de l'affection. Mais les parents d'Hayato lui ont dit que ce n'était pas convenable de passer tout son temps avec de vulgaires employés, alors il essaye de rester distant envers elles. Et il le regrette, parce qu'elles sont sans doute ce qui se rapproche le plus d'amies à ses yeux.

- Maître Hayato ! Vous bâillez aux corneilles ? Votre père vous demande, les invités ont commencé à arriver ! fait soudain la voix de leur majordome, le ramenant au présent.

- Ah, euh, oui, je…

- Vous ne vous en sortez pas avec votre cravate, mmh ? le taquine le majordome. Allez, laissez-moi faire, et on ne dira rien à personne. Ce sera notre petit secret.

Le nœud de cravate est fait en l'espace d'un instant, et Hayato peut aller rejoindre son père et ses invités en bas. Hélas. Il sait ce qui l'attend.

~~~soupir~~~

Un an plus tard, Hayato sait désormais que la distinction qu'il faisait entre les gens qui l'aimaient, et qui l'appelaient par son deuxième prénom, et les gens qui ne l'aimaient pas ou peu, et qui l'appelaient Angelo, était totalement factice. En réalité, les gens supposés l'aimer l'ont trahi aussi, comme tout le monde. Sa vie entière a été construite sur un mensonge. Tout le monde a joué la comédie, en permanence, depuis qu'il était tout petit, et lui a laissé croire qu'il était le fils légitime de Giorgio Rigato, et son héritier, alors qu'il sait maintenant qu'il n'est qu'un vulgaire bâtard.

Personne n'est digne de sa confiance, désormais. Personne. Mais il y a tout de même une exception, une personne qui l'appelait Hayato, et qui est victime comme lui de toute cette histoire : sa mère. Il se souvient d'elle, même si elle ne venait que très rarement au château. C'est elle qui lui a donné envie de jouer du piano. Rien d'étonnant, puisqu'elle était elle-même une pianiste virtuose. Elle était gentille et douce, et quand elle parlait, son sourire illuminait la pièce. Oui, Hayato se souvient d'elle. Lavina Gokudera. Il s'est demandé, à une époque, pourquoi elle avait arrêté de venir, mais maintenant il sait. C'est son père qui l'a fait tuer, parce qu'elle devenait gênante.

Alors, par rejet pour cet assassin et pour toute la famille Rigato, et en mémoire d'elle, Hayato a quitté Sienne, et décidé de prendre son nom : Gokudera. Il a emporté sa tirelire, des provisions et quelques affaires dans un sac à dos, et il compte sillonner l'Italie jusqu'au moment où il trouvera une famille mafieuse qui veuille bien de lui. Après tout, il a d'autres talents que celui de jouer du piano : Shamal lui a appris quelques trucs avec des explosifs. Il pensait que la famille rivale des Rigato, à Pise, l'accueillerait à bras ouverts, mais il a été surpris de constater que ce n'était pas le cas. Alors, il a repris le train jusqu'à Florence, où il va de nouveau tenter sa chance. Ses économies diminuent rapidement, mais il n'est pas inquiet. Mais il est sûr que, cette fois, la chance lui sourira. Après tout, qui repousserait le fils renégat de Giorgio Rigato, avec toutes les informations qu'il détient sur le business de son paternel ?

C'est pour cela que, lorsqu'il voit dans la vitrine d'une librairie un guide du débutant pour apprendre le japonais, il n'hésite pas à dépenser ses dernières pièces pour l'acheter. Il veut se sentir plus proche de cette mère morte qu'il a trop peu connue. Et demain, il ira parler aux mafiosi de Florence. Demain, il ne devra plus se préoccuper de ces stupides questions financières, parce que la famiglia gèrera ça pour lui. Demain, il dormira de nouveau dans un vrai lit, et pourra prendre une vraie douche. Il n'y avait aucune raison pour que cela ne marche pas, et que les Florentins lui disent non, pas vrai ?

Alors, il s'assied dans un parc et se plonge dans sa lecture, bercé par le roucoulement des pigeons et le bruissement des arbres dans la brise.