Il pleuvait beaucoup, sur la ville de Tokyo, ce jour-là... Le ciel était si gris qu'on aurait dit de l'encre de chine ou du fusain dans un verre d'eau, dans lequel on aurait trempé des cotons pour faire les nuages. Les gouttes d'eau, légèrement acides, chargées des impuretés des nuages et de la pollution, s'abattaient sur la ville sans aucune pitié. Des hommes et des femmes et imperméables sombres tentaient tant bien que mal de se protéger de l'averse sous leurs larges parapluies noirs.
Dans toute cette masse sombre, une silhouette se détachait du lot de japonais pressés. C'était un homme de forte stature. De larges épaules, un corps finement musclé, tendant légèrement le tissus de sa veste bleu sombre. Ses cheveux mi-longs, sombres comme du charbon, retombaient sur ses épaules et ses omoplates, chargés d'eau. Il marchait d'un pas tranquille, sous la pluie, vers l'école primaire. Quelques minutes plus tôt, son jeune frère l'avait appelé pour aller chercher son petit garçon à l'école.
Daidalos soupira. Ce gamin, ce petit Shun. Il avait encore fait un caprice à l'école... Du moins, c'est comme ça que son père appelait ses moments de chagrin. Le petit était d'un habituel jovial. Il souriait souvent, il aimait la vie... Mais qu'est-ce qu'il était seul. Les autres enfants semblaient avoir une dent contre lui. Et ça, Daidalos avait le sentiment d'être le seul à le voir.
L'homme arriva enfin devant la grille de l'école. Au milieu de la cour l'attendaient son neveu, avec le gardien de l'établissement, tous deux protégés sous le parapluie transparent. L'homme chauve aux petits yeux sombres tenait la main du garçon dans la sienne. Celui-ci avait les yeux encore tout rouge de son chagrin et serrait son sac dans sa main libre. Il fut tiré vers la grille que son oncle avait ouverte pour l'accueillir dans ses bras. Le gamin s'y blottit de bonne grâce.
"Heureux de vous voir, monsieur Hotsute. Shun a encore fait un caprice. Impossible de le calmer! Je n'ai pas compris ce qu'il s'est passé. Un de ses camarades lui aurait parlé, de ce que je sais, et puis il se serait mis à pleurer. Pourtant, d'après la Maîtresse, il n'avait rien dit de mal."
Le petit approcha sa bouche de l'oreille de son oncle et murmura quelque chose que Monsieur Tatsumi n'entendit pas. Daidalos hochait doucement la tête, avec un petit sourire. Il avait l'habitude de ces petites "confidences" que lui faisait son neveu. S'il savait que son père serait au courant peu après, il n'en ferait rien.
Shun s'écarta et fit signe au grand homme de ne rien dire. Daidalos remarqua que ses cheveux étaient déjà trempés et que, s'il ne le tenait pas au sec au plus vite, le petit ange allait sans doute attraper un rhume. Il releva son visage dégoulinant de pluie vers le gardien et lui dit.
"Je vais m'occuper de lui et essayer de comprendre. Merci d'avoir appelé mon frère.
- Monsieur... N'est-il pas préférable de consulter un pédo-psychologue? Shun a un comportement qui ne correspond pas aux enfants de son âge...
- Je vous demande pardon? Seriez-vous en train d'insinuer que mon neveu est attardé?
- Non, non, du tout..! tenta de rattraper le plus vieux. Mais faire un test de QI ne serait-il pas... à envisager?
- Mh... Je demanderai d'abord son avis à Ikki. C'est son fils, pas le mien. C'est à lui que revient le choix.
- Très bien... Au revoir.
- Au revoir, Monsieur."
Daidalos prit la main de Shun et s'éloigna de l'école sous la pluie battante. Il n'aimait pas la façon dont on traitait son neveu. Un test de QI? Et puis quoi, encore? Ce garçon était pourtant aussi normal que les autres. La seule différence avec les autres gamins... c'était sans doute son imagination plus que débordante. Parfois, quand il se mettait à parler, le quadragénaire avait l'impression d'ouvrir un livre de contes. Le petit s'était inventé un tel monde que lui, adulte, ne comprendrait jamais, ayant perdu l'innocence infantile. Shun le lui avait pourtant certifié: il y avait des "grands", dans son petit monde imaginaire. Daidalos savait que des adultes se trouvaient rarement parmi les amis imaginaires des enfants. Il avait fini par comprendre, au fil du temps, que les "grands", n'étaient autre que les adultes de son entourage. Une fois, il avait pointé Daidalos en disant "Céphée": étonnant, pour un jeune enfant. Plus tard, en faisant quelques recherches, l'oncle avait appris que ce Céphée était un roi dans la mythologie grecque. Drôle de coïncidence, car Shun n'y connaissait strictement rien en mythes occidentaux.
L'homme et son neveu se dirigèrent ensemble vers un petit salon de thé. Il y avait là, des dessert dont Shun raffolaient. Son oncle aimait tellement lui faire plaisir. Il l'emmenait là à chaque fois qu'il faisait une "crise" et qu'on lui faisait quitter l'école. Ikki lui avait reproché cette mauvaise habitude, arguant que, si son fils faisait des caprices, c'était parce qu'il savait que, quoi qu'il arrive, son gentil tonton bienveillant l'emmènerait manger une pâtisserie. Mais Daidalos s'en moquait. Il voyait quand le petit était pas bien et il savait que, si un petit chou à la crème ou une part de tarte ne soignait pas les petits cœurs blessés, ils soignaient les "petits bobos au moral". C'était éphémère, c'est vrai, mais au moins, ça faisait une chose positive dans la journée morose de Shun. Comme les concours de sauts dans les flaques de pluie, le jeu de qui verra le plus de voitures rouges, celui de la plus horrible grimace,... Le gamin souriait, et c'était tout ce qui comptait.
Daidalos installa son neveu à leur table habituelle, près de la vitrine. Après un long moment, Shun finit par demander timidement une part de tarte aux fraise. Il savait à quel point, ici, elle était délicieuse. Il mangeait les morceaux de fraises d'abord, un à un, puis il mangeait la pâte et la crème avec deux ou trois framboises que la serveuse, Marine, habituée à sa gourmandise, rajoutait sur l'assiette. Daidalos, lui, prit un café, comme toujours, et regardait son petit ange manger sa tarte. Il s'amusait toujours à le détailler, si bien qu'il le connaissait par coeur. Son petit visage rond, aux joues pleines, enfantines; ses grands yeux verts, attentifs à tout, qui voyaient de la magie partout; un petit nez retroussé, adorable; une petite bouche rose, d'où sortaient des mots pleins de féerie, où passait un langage que lui seul connaissait, parfois; cette bouille encadrée de cheveux châtain caramel, en bataille, retombant sur ses épaules étroites.
L'homme avait beau le regarder, le fixer, le détailler chaque jours qui passaient, il ne trouvait absolument aucun point commun avec lui-même ou avec son petit frère. Il lui arrivait même, parfois, de douter de la paternité du petit garçon. Ces deux-là étaient diamétralement opposés. Entre un râleur réaliste qui ne faisait que bosser et un rêveur enthousiaste idéaliste, le constat était vite tombé: ces deux-là se ressemblaient comme soleil et pluie, jour et nuit, feu et eau,...
"Tonton..?"
Une petite voix hésitante l'avait tiré de sa rêverie. Devant lui, Shun le regardait avec ses grands yeux de prés. Il le regardait comme jamais il ne l'avait regardé, inquiétant son oncle. Celui-ci posa immédiatement une main sur son front, puis sur ses joues rouges, et dans sa nuque, mais rien, il n'avait même pas froid. Pendant un instant, il avait cru que l'enfant était resté trop longtemps sous la pluie, qui d'ailleurs s'était calmée.
"Que se passe-t-il, mon petit ange?"
Daidalos remarqua du coin de l'œil que le petit n'avait même pas touché aux framboises et avait laissé presque la moitié de la part de tarte que Marine lui avait servi. Décidément, quelque chose le tracassait. Il vit une larme rouler sur la joue ronde de Shun et fit la moue.
"Pourquoi tu pleures..?"
Il se leva et alla se mettre accroupi près de la chaise du garçon qui essuyait son œil. Il prit sa menotte dans la sienne et la serra tendrement, l'encourageant à parler. Se posèrent encore sur lui deux yeux dans lesquels il lut une certaine détresse qui lui fendit le cœur.
"Dis... commença Shun. Hein, oui qu'ils existent...
- De qui tu parles..?
- De Hyoga... Et Seiya... Et Shiryu... Hein, oui, qu'ils existent..."
