Il en est des voyages comme de la vie. On sait où ils nous mènent mais on ne sait pas qui les partageront.
Je ne regrette aucune de mes rencontres.
Sous le lustre, le petit carnet brillait doucement.
C'est en juin 1912 que ma vie a réellement commencé.
C'est à cause de cela que j'ai vraiment su qui j'étais, d'où je venais, pourquoi j'existais.
C'est à ce moment-là que j'ai rencontré l'homme le plus étrange et le plus attachant du monde.
Ce n'est probablement pas cette année-là qu'il est devenu mon meilleur ami.
En juin 1912, je venais de passer brillamment l'examen des instituteurs de la République Française et d'apprendre que j'étais nommé en province, dans la petite ville de Mende, en Lozère. J'avais à l'époque vingt-quatre ans et je n'avais jamais réellement quitté la maison, ayant fait mes classes préparatoires à Lyon, où habitait ma famille.
J'étais le dernier d'une fratrie de quatorze enfants. Ma mère était morte en me mettant au monde et mon père était décédé depuis dix ans, à la suite d'une faiblesse du cœur. C'était ma seconde sœur, Constance, qui nous avait élevés. Ma sœur aînée, Dora, qui avait vingt-et-un ans de plus que moi, avait convolé très jeune et quitté la maison quatre ans avant ma naissance. Elle avait eu le temps de se marier trois fois avant que je n'atteigne ma majorité. Son premier époux était mort en campagne militaire, la laissant enceinte mais dotée d'une jolie fortune qui lui avait amené son deuxième mari, un entrepreneur des pompes funèbres. Celui-ci avait fini sous les rails d'un tramway et elle avait ensuite épousé un sous-préfet grisonnant qui la traitait comme une reine. Elle vivait à Paris et nous n'avions que peu de contacts avec elle.
Ma sœur Constance, qui était une femme énergique et sensée, ne s'était jamais mariée. Elle avait fait en sorte que chacun d'entre nous apprenne un métier solide ou à défaut soit à l'abri du besoin. Thérèse était infirmière, Louise institutrice et Eulalie gouvernante. Elle avait placé les jumelles Marthe et Marie comme couturières, marié Honorine à un ouvrier sérieux et veillé à ce que Rose sache exécuter les menus tâches d'une bonne, même si la pauvre ne pourrait se contenter toute sa vie que de suivre notre chère Constance comme un poussin. Mon frère aîné, Alphonse, était entré dans les ordres, Eugène était devenu médecin et s'était consciencieusement exercé sur Isidore, Martin et moi, qui étions les cadets de la famille. Depuis, Isidore s'était appliqué à faire son droit et Martin était parti rejoindre les rangs de l'armée.
J'ai souvent pensé que Eugène, qui avait douze ans de plus que moi, m'aurait volontiers jeté du haut du balcon si cela avait pu lui permettre de pratiquer une opération du cerveau sans lui octroyer de remords épouvantables. Au moindre bobo, il accourait avec la précipitation d'un chat qui sent un poisson et diagnostiquait avec délectation avant de faire bouillir de l'eau, son activité favorite, ou de dérouler ses bandes de gaze. Mais il faut avouer à sa décharge que dès qu'il s'apercevait des larmes barbouillées sur nos joues, en général après avoir délibéré des possibilités d'infection et d'amputation, il abandonnait aussitôt ses fioles mystérieuses et ses outils pour nous coller un baiser sur le front et nous rassurer à l'aide de quelque bonbon.
Martin était inconscient, fonceur et emporté et donc le plus souvent candidat aux expériences d'Eugène. C'est à force d'observer mon aîné en train de le panser ou de lui prodiguer des conseils qu'il ne suivrait pas que j'ai fini par acquérir moi aussi quelques bases médicales, dont je ne savais pas qu'elles me seraient un jour si utiles.
Cet été-là, ce fameux été, un dimanche après-midi de juin je profitai du calme de la maison pour aller rejoindre Constance sous la tonnelle où elle brodait paisiblement. Elle allait avoir quarante-quatre ans et ses tempes s'étoilaient de fils argentés. Elle portait comme à l'ordinaire une robe noire dont la guimpe soulignait son cou mince et son visage pâle. Elle releva la tête en m'entendant arriver et sourit.
Je vins m'agenouiller à ses pieds et posai la tête sur ses genoux. Constance était comme ma mère, même si je ne lui donnais pas ce nom.
Elle posa sa broderie sur la petite table de fer forgé et caressa mes épais cheveux blonds mâtinés de roux.
- Tu feras un merveilleux instituteur, Wenceslas, dit-elle avec douceur. Mais tu me manqueras beaucoup…
- Je ne suis pas encore parti, soupirai-je. Je ne sais pas même encore où me loger. L'école est grande et l'autre instituteur occupe le logement de fonction avec sa famille. Je ne peux pas décemment m'imposer.
- Je crois que j'ai trouvé quelque chose pour toi, dit ma sœur en se penchant, plongeant ses yeux bleu de mer dans les miens bleu de ciel. "Le fils de Dora habite Mende, lui aussi. C'est une sorte d'homme de lettres, à ce que j'ai compris. Je suis certaine qu'il accepterait de partager sa maison avec toi."
- Le fils de qui ? Le sous-préfet ?
- Tu n'es pas gentil, me reprocha-t-elle. Ce n'est certainement pas Léon, il n'a que onze ans. C'est le fils de Maxime Derient. J'ai écrit une lettre et la réponse est arrivée ce matin. Elle avait les pommettes roses et la respiration un peu oppressée. "Tiens, lis."
Elle sortit de sa poche une grande enveloppe grise et me la tendit.
- Tu es sûre que tout va bien ? demandai-je en lui servant à boire. "Nous pouvons en parler plus tard. Tu as besoin de te reposer."
Elle secoua la tête.
- Je t'assure que je me sens très bien, Wenceslas. Lis, je t'en prie."
Je m'installai dans l'autre fauteuil de jardin en examinant le cachet de poste, puis sortis mon couteau de poche pour ouvrir l'enveloppe.
La lettre était illisible pour n'importe quel être humain excepté Constance et moi qui pouvions déchiffrer les pattes de mouche d'Alphonse, l'écriture de chat de Martin et les hiéroglyphes de médecin d'Eugène. Elle disait en gros que mon neveu serait charmé de m'accueillir dès la fin du mois d'août, à condition toutefois que j'accepte de me munir d'une demi-douzaine de livres aussi variés qu'insolites, allant d'un dictionnaire de latin (il était précisé "neuf") à des albums illustrés pour enfants, en passant par l'annuaire des postes.
Je sentis ma curiosité s'aiguiser et j'allais dès le lendemain en quête des ouvrages, que je rangeais au fond de ma valise.
Le 19 août 1911, je fis mes adieux émus à Constance et Eugène qui étaient venus m'accompagner à la gare et montai dans le train qui partait pour Valence. Deux jours plus tard, je mis enfin pied à terre sur le sol de Lozère, rassasié de chaos et de poussière de charbon pour la fin de mes jours. J'époussetai mon costume gris, secouai le manteau qui alourdissait mon bras et récupérai ma valise. La sueur coulait sur mon front et le soleil m'éblouissait, reflété par les pierres blanches des murettes et des maisons. Je hélai un paysan qui passait avec sa carriole et fis une partie du voyage à côté de lui, essayant de me renseigner sur le pays et ses habitants. Il me laissa près de l'école communale et je franchis la grille d'un pas conquérant, mon chapeau enfoncé sur le front, après avoir nerveusement lissé la moustache de mousquetaire dont j'étais si fier et qu'Eugène avait qualifiée "d'invincible". Poussé par la confiance de ma sœur et l'admiration de mon aîné, je passais sous les ormes et atteignis la loge.
M. Victor me reçut très aimablement et me servit un verre de vin du pays. Il avait une épaisse barbe noire et des lunettes rondes. Sa femme était charmante et leurs deux bambins de quatre et six ans adorables. Ils m'assurèrent que cela ne les aurait pas dérangés le moins du monde de m'avoir comme locataire dans la chambre du haut, mais je vis bien que le petit salon encombré de meubles modestes et de jouets d'enfants aurait été vite trop étroit pour nous tous.
Je les remerciais chaleureusement et leur demandais comment arriver "derrière la terrasse de Chez Pacôme", parce que c'était tout ce que l'on m'avait donné comme adresse. L'instituteur haussa un sourcil intrigué et me demanda le nom de mon hôte.
- Dorian Derient, expliquai-je en m'efforçant de ne pas fourcher sur l'enchaînement des deux noms. Lorsque je l'avais su, ma première réaction avait été "merci les parents". Puis je m'étais rappelé que l'esprit pratique de Dora se limitait à sa capacité à toujours se trouver un moyen de vivre confortablement sans avoir d'efforts à faire.
Le mari et la femme échangèrent un regard puis sourirent.
- Vous y serez bien, dit Mme Victor. C'est un grand cœur.
- Et un homme brave, malgré ses excentricités, ajouta son époux avant de m'expliquer comment dénicher mon neveu.
Et c'est à ce moment-là que se télescopèrent pour la première fois les mots "homme" et "neveu". Jusques là j'avoue que je m'étais plus ou moins convaincu que c'était la gouvernante de Dorian Derient qui avait échangé cette correspondance avec nous. Il ne m'était pas venu à l'esprit que c'était le fils de ma sœur aînée et… et qu'il était né deux ans avant moi.
Je suivis les instructions de mon collègue dans une sorte d'étourdissement causé par la chaleur, la fatigue du voyage et cette soudaine révélation. Je m'arrêtai à l'une des fontaines et m'aspergeai copieusement le visage. En quelques minutes, une dizaine de gamins se groupa autour de moi. J'abandonnai mon mouchoir à l'un d'entre eux, confiai ma valise à un autre et suivis le mouvement vers la buvette du nommé Pacôme, tout en essayant de deviner quels seraient les garnements confiés à ma charge. Le plus dégourdi de tous portait une casquette et un gilet crasseux déboutonné. Il semblait s'appeler Piquette, du moins c'est ce que je crus comprendre. Ils me firent contourner la terrasse et je m'enfilai à leur suite dans une ruelle rose où nos voix trouvaient de l'écho. Nous débouchâmes sur une autre petite place et ils se ruèrent vers la façade dont les volets étaient bleu charrette. Ils s'arrêtèrent cependant prudemment en bas du petit escalier sur le côté de la maison et me laissèrent seul gravir les marches en m'aidant de la rampe de fer forgé.
Je posai ma valise et me retournai pour les remercier mais ils s'étaient tous déjà envolés. Je levai les yeux, examinant les pierres apparentes, éclaboussées par le soleil et il me sembla apercevoir une figure en haut du mur. Elle se déroba si vite que je crus avoir rêvé. Je passai donc rapidement la main dans mes cheveux pour les lisser et soulevais le heurtoir.
