OS : Pour essayer / Joue avec moi
« Joue avec moi. »
« Joue avec moi ! Eh bien, c'est quoi cette tête ? Tu verras, c'est amusant ! »
Et puis, ça ne va pas le manger, non ? C'est seulement un ballon. Un petit ballon rond, qui attendait jusqu'alors patiemment au fond d'un garage.
Un petit ballon qu'il avait voulu amener à l'école un jour. Pour essayer. Pour jouer avec quelqu'un. Mais personne ne s'intéressait à lui, ballon ou non. Il restait Kirino Ranmaru, le gars aux couettes et aux cheveux roses. La « tapette », disaient-ils, sans rien savoir de ce que cela signifiait.
Puis il en eût marre de réclamer auprès des autres. Ils étaient tous stupides. Ils lui faisaient mal quand ils tiraient sur ses cheveux longs, ils le vexaient quand ils y collaient des chewing-gums. Parfois, ils le lardaient avec les mines des compas, pour essayer. Et pourtant, il n'y avait qu'eux. La cour de l'école était plutôt petite, et il n'y avait qu'eux autour de lui. Eux seuls qu'il connaissait. Les mecs de sa classe, ceux qui jouaient au rugby ou allaient au dojo, qui étaient déjà bien battis. Ceux-là même qui le regardaient avec dégoût, pour sa petite taille, son style efféminé. Son côté « tapette ». Et jouer au football, pour essayer de devenir leur ami, n'allait pas être suffisant. Mais il ne voulait rien d'autre que le foot à présent. Il décida de rester seul, de taper dans sa balle contre les murs de l'école. Tout seul. Comme d'habitude.
Parfois, quelqu'un venait le rejoindre. Au début, il y croyait. À un ami. À quelqu'un qui se disait : « Eh, elle est pas méchante la tapette. Je pourrais lui parler. » Et hop, le petit garçon maigrichon lui faisait une passe... qui réatterrissait dans son estomac. « Pardon je ne voulais pas ! », clamait-on faussement. Mais la naïveté de Kirino était élastique, et persistait. Il pardonnait et renvoyait le ballon. Un coup dans le foie, alors. Puis un autre, encore. Pour voir comment il réagissait. Pour essayer. Puis on visait plus bas. On visait sa virilité. « Au moins, existe-t-elle ? » riait-on. Bien sûr, c'était le seul moyen de savoir. Viser là où ça fait mal. Étrangement, la cible était toujours atteinte. De jeunes camarades précis, talentueux. Puissants aussi. Destructeurs.
Chaque coup devint une carapace, comme un nuage de fer qui s'épaississait autour de son cœur, son corps et son esprit. Il apprit à camoufler les bleus en choisissant soigneusement ses vêtements. Il ne se protégeait jamais, parce qu'il était une « tapette », et qu'on devait le traiter comme tel.
Il finit par rester seul des mois entiers, évitant les autres, mais se rendant à l'évidence dès qu'ils approchaient de trop. Il constatait notamment que les judokas s'amélioraient d'une façon exponentielle quand ils s'attaquaient à lui. Il les aurait presque félicités.
« Joue avec moi. »
Trois mots. Trois mots qu'il avait prononcé plusieurs fois et qui planaient encore dans l'air, comme le début du cauchemar.
Trois mots qu'on ne lui adressait jamais.
Et pourtant.
« Eh bien, c'est quoi cette tête ? Tu verras, c'est plus amusant que de jouer seul ! »
Pourquoi devrait-il lui faire confiance, à lui ? À ce nouveau, fraîchement débarqué ? Parce qu'il ne l'avait pas encore insulté alors qu'il était planté devant lui depuis cinq minutes, devait-il le considérer comme gentil ? Non. C'en était fini du Kirino naïf.
« Non. »
Attention, il peut être nocif. Évite au maximum les contacts avec la peau, les yeux. Évite d'ouvrir la bouche si ce n'est pas nécessaire. Si possible, ne respire même pas en sa présence.
Kirino envisageait tout son entourage comme des produits toxiques. Ces gaz qui peuvent te tuer si tu n'es pas constamment sur tes gardes. Ils planent dans l'air autour de toi, surveillent ta gorge, tournent autour et l'étreignent dès que tu les oublies. Mais Kirino n'était plus en mesure de les oublier, non.
« J'ai déjà joué, avant, dans mon autre école. La maîtresse trouvait que...
- Qu'est-ce que ça peut me faire, ta vie ? Ta maîtresse a dit que tu étais doué, je suis content pour toi. Tu peux me laisser tranquille, maintenant ? »
Le nouveau le regarda, éberlué. Kirino n'était pas quitté une seconde par ses yeux exorbités. Et ce n'était pas les regards moqueurs de ses camarades, pas ce sentiment d'étau qu'il sentait en sa présence. C'était quelque chose de différent, qu'il n'aurait pas su qualifier. Pour sûr, c'était plus rusé, plus compliqué à comprendre. Plus profond.
Une semaine entière passa où, dès qu'il le pouvait, le jeune garçon allait chercher l'autre, afin de voir s'il avait changé d'avis. Quelque chose l'avait saisi lors de leur premier échange. Il avait lu au fond de ses prunelles bleues cette lueur sombre qu'il ne comprenait pas – et il détestait ne pas comprendre. Une noirceur qui ne se voyait pas au premier abord. Un secret enfoui dans son regard, profondément.
Puis Kirino en eût marre qu'on réclame auprès de lui. Ça l'agaçait, et il détestait qu'on l'agace. Il lui lança le ballon, pour essayer.
Son camarade contrôla sans problème la passe plutôt violente, ce qui impressionna Kirino, assez pour que ses yeux pétillent d'admiration. Sa langue se délia un peu devant le talent qu'affichait son partenaire.
« C'est quoi déjà ton nom ? »
Un sourire se dessina au milieu des boucles brunes du football, et ses yeux confirmèrent toute la sincérité de ce petit geste.
« Si tu acceptes de jouer avec moi, je te le dirai peut-être ! » le nargua-t-il.
Kirino n'eût pas besoin de réfléchir un seul instant, la réponse était toute trouvée. Quelque part au fond de lui, il eût la soudaine certitude que ce garçon n'était pas nocif le moins du monde, mais qu'il se rapprochait plus d'un mur entre tous les problèmes et lui. Qu'il pourrait le protéger, l'écarter de la brute réalité de la salle de classe et pénétrer dans son monde. Qu'il ne l'appellerait jamais « la tapette », ne tirerait pas sur ses couettes. Alors Kirino lui dit « oui », pour essayer.
Depuis lors, il ne se sépara plus une seule fois de Shindou Takuto.
« Kirino ? Viens jouer, je te dis ! Je ne vais pas te manger ! »
L'interpellé se leva du lit sur lequel il s'était assis une demi-heure plus tôt. Une demi-heure déjà, qui avait filé comme un éclair. Si on lui avait demandé, il aurait sûrement répondu qu'il n'était là que depuis quelques minutes. Mais le temps passait beaucoup plus vite ici. Cette chambre était devenue rapidement l'endroit qu'il trouvait le plus rassurant et, fort heureusement, il y venait toujours aussi régulièrement depuis sept ans. Ici, on ne le jugeait pas, et il avait de nombreux souvenirs – agréables souvenirs. Et il n'était pas seul. Petit, lorsqu'il était chez lui, Kirino broyait du noir. Dans sa chambre, il ne se sentait pas particulièrement en sécurité. Il y avait d'abord le grand miroir, dans lequel il voyait son reflet : l'image de la tapette pleine de bleus sur le corps qui l'a bien cherché. Puis, lorsqu'il s'allongeait dans son lit, s'installer sur le flan le faisait énormément souffrir. Sans parler du ventre ou du dos. En somme, il avait toujours mal. Et quand enfin il n'était pas concentré sur ses douleurs physiques, il réfléchissait – maudit cerveau. Pourquoi était-il né comme ça ? Que devait-il faire pour qu'on l'accepte, qu'on le traite comme un égal ? Comment cacher cette tâche jaunissante sur son avant-bras, pendant les cours de natation le lendemain ? Finalement, il était incapable de dire s'il préférait les tourments des autres, l'école ou ses propres tourments, la maison.
Alors qu'être chez Shindou, c'était totalement différent. Chez lui, tout est immense. Le jardin est immense, la chambre est immense, et la générosité aussi. Il a toujours été traité comme un prince par les domestiques, et la porte était toujours ouverte pour lui. Personne n'y trouvait rien à redire. Être chez Shindou, c'est avoir quelqu'un à qui parler, quelqu'un à qui se confier, quelqu'un avec qui rire. C'est ce que Kirino appelle couramment « être bien ».
Et donc, lorsque qu'on l'appela, Kirino se leva et vint rejoindre son ami sur la banquette en cuir noir. Au fil des années, il avait longuement observé ce garçon, sa faculté incroyable à transmettre des émotions en jouant de ses doigts, des émotions totalement différentes de celles qu'il offrait avec le football. En somme, Shindou était le garçon le plus talentueux qu'il lui avait été donné de rencontrer. Et rien n'était plus beau que d'entendre les quelques notes qui s'échappaient de son piano, celles qui semblaient si sincères avec ses petites d'expériences d'enfant.
Une fois où Shindou l'avait laissé seul dans la chambre, il s'était approché. Il s'était assis sur la banquette de cuir noir, et avait posé son index sur l'une des touches. Pour essayer.
Quelques minutes plus tard, le garçon aux boucles châtaines l'avait pris sur le fait accompli.
« Tu sais jouer ? »
Il nia. C'était la première fois qu'il touchait le piano, et avait soudainement terriblement honte – alors qu'il n'avait jamais eu honte lorsqu'il était avec lui. Il se dit que de ne pas savoir jouer et toucher le piano, c'était comme un blasphème. Qu'il n'était pas autorisé, et qu'il allait se mettre en colère contre lui. Et peut-être alors qu'il se rendrait compte qu'il s'était trompé depuis le début. Peut-être que son ami allait le frapper lui aussi. Peut-être que dans sa colère il lui dirait qu'il n'est bel et bien qu'une sale tapette.
Et Shindou se plaça derrière lui.
Et Shindou empoigna son bras.
Doucement, sans la moindre once d'animosité.
Il lui apprit à jouer.
Shindou s'improvisa professeur, soudainement, pour essayer.
Depuis lors, il essaya plusieurs fois d'instruire son élève, mais généralement celui-ci refusait : il voulait simplement écouter.
« Joue avec moi, pour une fois. »
Ce n'étaient pas les lèvres de Shindou qui lui parlaient à ce moment, mais ses yeux qui l'imploraient. Pour une raison obscure, ils lui demandaient à lui, novice, d'accompagner un musicien confirmé – et il savait inexplicablement que rien ne rendrait son ami plus heureux, à cet instant. Bien évidemment, il n'arriva pas à suivre la cadence effrénée des notes de Shindou, et ne joua qu'un accord sur trois. Mais il avait le sentiment qu'ils n'avaient jamais été aussi proches l'un de l'autre. Physiquement, en partie, mais à un autre niveau également. Comme s'il n'y avait qu'eux deux sur Terre, eux deux et la musique, ce langage qui leur était particulier. Comme s'ils étaient les seuls à pouvoir comprendre ce que l'autre ressentait. Comme si tous leurs ennuis, présents ou passés, n'avaient jamais existé et qu'il n'y avait bien qu'eux deux, dans cette chambre comme ailleurs.
Alors peut-être bien que les joues de Kirino se sont colorées quand dans un faux mouvement, leurs mains s'étaient effleurées. Peut-être était-ce par honte de son erreur, peut-être aussi par respect pour son protecteur. Mais cela n'était probablement pas suffisant pour décrire la vague d'émotions le submergeant.
Le morceau terminé, il avait osé lui voler un baiser, pour essayer.
Plutôt fier de lui, il sourit à cette idée : « Soyons honnête, depuis le début, je ne suis qu'une foutue tapette. » Mais une tapette heureuse, et qui ignorerait les railleries.
Tant que ne jouerait pas avec ses sentiments ce « plus qu'ami ».
