CHAPITRE 1
Cet homme.
Il ne cessait d'y penser. Chaque nuit, le même rêve, la même sensation de ses bras qui l'enlaçait avec tendresse et la même déception qui le saisissait à chaque fois qu'il se réveillait. Et de nouveau, la solitude l'envahissait, le ternissait telle une rose qui se fane, lui serrant le cœur.
Quoi qu'il fasse, son esprit ne parvenait pas à ce défaire de lui. Il le hantait, le voulait. Pourquoi n'avait-il pas eu le courage de lui avouer ses sentiments plus tôt ? Il serait déjà avec lui...
-Kaya ! retentit une voix. Debout, tu as du travail !
Son fiancé. Ses mots résonnaient dans sa tête, perturbant ses pensées qu'il abandonnait à contre-coeur, puis se leva.
Enfilant un peignoir en satin rouge par-dessus sa nuisette blanche, il se dirigeait vers la porte de la chambre qu'ils partageaient, la quittant à petits pas pour regagner le salon.
Parvenant sur le seuil, il pénétra dans la pièce. Gardant la tête baissée, il ne souhaitait pas croiser le regard de son fiancé. Ses cheveux châtain dissimulant ses yeux, ses pas le guidait vers l'opposé avant qu'un obstacle se dresse face à lui, l'empêchant d'avancer davantage.
-Depuis quand te permets-tu de te lever aussi tard ? s'enquit-il d'une voix pleine de reproches.
Ne lui répondant pas, Kaya gardait les yeux au sol. Quoi qu'il dise, il savait que l'issue de cette discussion ne serait pas si différente des autres.
-Regarde-moi quand je te parle ! hurla son fiancé en le frappant au visage.
La douleur de sa main sur sa joue embua ses yeux de larmes et ce fut le cœur lourd qu'il croisait son regard sombre et ses traits emprunt de colère, accentuée par ses cheveux ébène.
-Dépêche-toi de préparer le petit-déjeuner ! Et je te conseille de ne pas traîner !
-Oui... Ochi...
La gorge nouée, Kaya le contourna pour aller se réfugier dans la cuisine.
S'affairant à exécuter l'ordre de son fiancé, Kaya laissait ses pensées voguer, lui rappelant les premiers jours d'une relation autrefois passionnée et fusionnelle avec Ochi. A présent, aucune trace de cet amour ne subsistait, indifférence et violence rythmaient ces instants où la proximité du lieu les rapprochait.
Inévitablement, ses larmes perlaient une nouvelle fois, glissant lentement sur son visage. La douleur et le chagrin assaillaient son cœur, le meurtrissant toujours plus à mesure que le temps passait. Et sans cesse cette impression de n'être plus que l'ombre de lui-même.
Il ne souhaitait rien d'autre que de mettre un terme à ses souffrances...
Dans le salon, confortablement installé dans un canapé blanc, Ochi patientait. Voilà plus d'un quart d'heure qu'il avait envoyé Kaya préparer le petit-déjeuner sans qu'il ne revienne. Sa patience avait des limites.
S'apprêtant à se lever, il en fut retenu lorsque son compagnon franchit le seuil de la pièce, un plateau argenté en main qu'il déposa sur la petite table basse en verre.
S'agenouillant, il servit Ochi, lui tendant une fine soucoupe surmontée d'une tasse en porcelaine, formant un bel ensemble écru aux motifs baroques dorés très raffiné.
-Merci, répondit froidement Ochi, lequel s'enfonçait de nouveau dans le canapé, sirotant silencieusement un café sucré.
Un silence que Kaya ne rompit pas, restant immobile, assis sur ses talons à même le sol. Il n'osait bouger.
-Qu'as-tu ? lui demandait sèchement Ochi.
-Il est inutile d'en parler... Ça ne changera pas les choses...
-Quelles choses ?
A cette question, Kaya restait muet. Il ne voulait pas en parler et encore moins à son fiancé, craignant sa réaction. A quoi bon lui dévoiler ? Il ne ferait qu'en souffrir. Et la douleur qu'avait provoquée sa main s'écrasant sur son visage lui rappelait fatalement cette souffrance, le dissuadant d'en dire plus.
Devant son silence, Ochi n'insista pas, mais il finirait par le savoir, en forçant Kaya à le lui révéler, dusse-t-il devoir employer la violence. Il savait que son fiancé le redoutait et il n'aurait aucun mal à le faire céder.
-Comme tu voudras, finit par dire Ochi en terminant sa tasse, se levant en la déposant sur la petite table basse.
-Débarrasse et vas te laver. Nous avons du travail.
-Oui...
Ochi disparaissait de sa vue alors que Kaya rassemblait l'ensemble qu'il mit sur le plateau puis repartit vers la cuisine. Le cœur lourd, il déposa délicatement la verrerie sur le plan de travail et entreprit de la nettoyer. Un doux parfum fruité embaumait la pièce mais ne l'apaisait pas. A vrai dire, il n'y prêtait pas attention et ce fut, une nouvelle fois, les larmes aux yeux qu'il l'essuyait, la rangeait puis quittait la pièce.
Marchant le regard lointain, ses pas le conduisirent jusqu'à la chambre, éclairée d'un doux halo de soleil matinal, une brise agréable et chaleureuse s'y engouffrant. Elle le caressait et le réchauffait avec douceur à mesure qu'il s'avançait plus avant sous un regard méprisé de son fiancé qui ne bougeait pas, à demi-assis sur le lit, un livre à la main.
Bien qu'il ressentait son regard sur lui, Kaya l'ignorait tant bien que mal, luttant contre lui-même afin de ne pas détourner les yeux de l'armoire en chêne qui lui faisait face. Il l'ouvrait sans conviction, dévoilant sa garde-robe. Séparant plusieurs cintres, il en sortit une robe courte de satin rose à petites manches bouffantes, surmontée d'un bustier de dentelle noire. A cela, il ajouta une paire de longues mitaines dont la couleur et la matière s'accordaient avec son bustier, de même que celles des collants résilles et du sous-vêtement qu'il avait décidé de porter avant de refermer l'armoire et de repartir d'un regard absent vers la salle de bain dans laquelle il s'enferma.
Plongé dans son livre, Ochi restait immobile et silencieux bien qu'il commençait à sentir l'énervement l'envahir. Voilà plus d'une heure que Kaya était dans la salle de bain sans en être ressorti. Et l'heure tournait. Un soupir contrarié lui échappait tandis qu'il marquait sa page et refermait vivement l'ouvrage qu'il posait fermement sur le lit pour se lever, franchissant en quelques secondes l'espace qui le séparait de la pièce opposée. Son poing s'abattait violemment contre la porte.
-Kaya ! hurlait-il. Crois-tu que nous avons le temps ?!
Nul doute que si la porte à laquelle il faisait face n'avait pas été un obstacle, Ochi aurait laissé éclater la colère qui le submergeait.
-Je suis prêt, Ochi... résonnait la voix de Kaya, s'élevant du couloir.
Visiblement, il l'attendait mais il n'aurait su dire depuis combien de temps. Cependant, il savait avec certitude que le jeune homme venait de se jouer de lui. Fulminant, il tournait les talons d'un pas exacerbé, laissant la salle de bain derrière lui pour rejoindre son fiancé.
-Je ne pense pas que ça t'aurait rendu muet de m'avertir, cingla Ochi, essayant de se contenir.
Ce qui ne fut pas sans difficultés. Même le simple geste de prendre et d'enfiler ses chaussures, de petites bottes noires qu'il affectionnait tout particulièrement, ne l'apaisait pas. Seule pourrait le soulager sa main qui s'écraserait une fois encore sur son visage. Mais là aussi, il prenait sur lui alors qu'il se redressait, s'efforçant de se calmer tandis qu'il passait une légère veste noire, restée accrochée à un patère fixé au mur d'entrée, par-dessus un haut blanc, dévoilant ses formes avec harmonie.
D'un regard vide, Kaya le contemplait, ses yeux noisette parcourant son corps. Il voulait tellement le toucher, l'embrasser...
-Si tu as fini de rêvasser, on peut y aller.
A nouveau, le ton glacial de son fiancé, qui sans même lui accorder la moindre attention, tendait la main vers la porte d'entrée qu'il ouvrit et franchit, le visage fermé, Kaya le suivant dans un soupir intérieur de résignation.
Aujourd'hui était le jour des répétitions pour la chorégraphie de son prochain spectacle. Il devait rester concentré.
Les répétitions avaient duré une bonne partie de la journée et ce n'est seulement qu'en début de soirée que Kaya put savourer la petite brise flottant au crépuscule, venant s'engouffrer dans ses cheveux et caresser son visage avec délicatesse. Inévitablement, cette douceur remontait en lui de douloureux souvenirs. Jamais plus son fiancé ne le toucherait ainsi.
Tant de tristesse l'envahissait. Non, il devait la refouler. Cette douleur était sienne, nul besoin de la partager et d'attirer la pitié des passants.
La gorge nouée et le regard lointain, il s'éloignait progressivement du studio, ne retenant pas ses pensées qui affluaient où seulement cet homme les emplissaient. Son regard azur et ses cheveux blonds adoucissaient son visage. Sans doute sa vie aurait-elle été toute autre avec lui. Mais il n'espérait plus. L'homme qu'il désirait devait sûrement avoir fait sa vie et que lui resterait-il ? Rien, seulement ses larmes... qu'une nouvelle fois, il tentait de réprimer alors qu'il poussait la porte en verre du Café des Fées.
Kaya affectionnait particulièrement cet endroit. Son calme ambiant, sa lumière tamisée l'apaisait et lui faisait oublier ses souffrances le temps d'un instant. Le temps d'une tasse de thé.
Leurs effluves l'entourait, se mêlant les unes aux autres. Tantôt un parfum de rose, subtilement rattrapé par une fragrance de jasmin qui guidait ses pas jusqu'à une petite table ronde aux pieds élégants ornés de fines arabesques de roses rouges sur un bois d'un blanc immaculé. Dans un coin reculé du café, elle constituait un refuge idéal.
-Bienvenue ! l'accueillit une voix enjouée alors qu'il prenait place sur un fauteuil en cuir blanc.
-Un thé au jasmin, répondit simplement Kaya d'un sourire forcé.
Mais au fond de lui, il n'avait pas le cœur à sourire. La seule perspective de se dire qu'il devrait bientôt rentrer l'attristait. Et il valait mieux qu'il soit à l'appartement avant le retour de Ochi s'il ne voulait pas subir son courroux.
-Tu m'as l'air troublé... Kaya... dit une voix à son attention.
Cette voix... Il l'aurait reconnut entre toutes. Sans cesse, elle avait emplit ses rêves, suave et douce. Et à présent, voilà qu'il l'entendait. Il devait sûrement divaguer... Du moins, le croyait-il avant qu'il ne relève la tête et ne croise un regard azur dans lequel il s'égarait.
-Kamijo... réussit-il à articuler.
Penché vers lui, l'homme le regardait avec tendresse, un petit sourire illuminant son visage.
-Puis-je me joindre à toi ? demanda-t-il sans s'en départir.
-Oui... Oui, bien sûr...
Comme hypnotisé, Kaya ne le quittait pas des yeux alors que l'homme prenait place face à lui, leur regard se soutenant.
Ses cheveux blonds retombant délicatement sur sa nuque et les côtés de son visage raffinaient ses traits. Pour la première fois depuis longtemps, Kaya se sentait serein. Mais ce n'était qu'éphémère et bien qu'il tentait de ne rien laissé paraître, il était certain que sa souffrance se lisait sur son visage tel un livre ouvert.
-Tu as perdu toute joie de vivre, mon tendre ami... remarqua Kamijo.
-Cela transparaît-il tant... ?
-Voilà une décennie que nous nous connaissons. Tu ne peux me le cacher.
-Je l'aurais espéré... Je ne souhaite pas t'inquiéter.
-Je ne veux pas te forcer. Néanmoins, j'aimerais te parler de quelque chose.
-Voici votre thé, les interrompit la jeune serveuse en déposant une petite soucoupe de porcelaine surmontée d'une élégante tasse.
Les gratifiant d'un sourire, elle s'éloigna de la table afin de regagner le comptoir. Un moment, Kamijo la suivit du regard et lorsqu'il fut certain que plus rien ne les dérangerait, il reporta son attention sur Kaya. En sa présence, son cœur s'emballait et un étrange sentiment d'attirance l'envahissait. Était-ce cela que l'on nommait l'amour ?
-N'avais-tu pas quelque chose à me dire ? reprit Kaya, interrompant le cours de ses pensées.
-Kaya, commençait Kamijo, prenant sa main dans la sienne. Il est temps que je te l'avoue et que tu saches que les sentiments qui m'animent et qui habitent mon cœur depuis si longtemps vont bien au-delà de notre amitié.
Un instant, Kaya restait sans voix, ne réalisant pas ce qu'il venait d'entendre. Il avait attendu ces mots de sa part tellement longtemps. Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi, alors qu'il était lié à un autre homme quand il avait cru qu'entre eux, rien ne serait jamais possible ?
Les sentiments se bousculaient en lui, la joie se mêlant à la tristesse et au regret, lui volant quelques larmes.
-J'ai espéré... répondit Kaya. J'ai attendu... Mais, maintenant que tu m'ouvres enfin les portes de ton cœur, je ne peux y entrer...
-Pourquoi ne le pourrais-tu ? demanda Kamijo, anxieux de sa réponse. Je n'attends que toi. Je ne veux que toi.
-Je suis fiancé...
Muet, Kamijo percevait encore cette simple phrase dans sa tête. Kaya n'avait pu être plus clair et ce fut avec déception qu'il libéra sa main, le regard baissé sur la table.
-Je comprends...
-Je suis désolé... murmurait Kaya.
Sa voix retombant, il se leva sans même avoir touché à sa tasse de thé et quitta le café, le cœur lourd.
La porte du café se refermant derrière lui, Kamijo resta seul à la table, enfermé dans ses pensées. Il lui avait fallu beaucoup de temps et surtout, de remise en question envers lui-même avant d'accepter qu'il aimait un homme. Et lorsque enfin, il parvenait à avouer à Kaya ce qu'il ressentait pour lui, le jeune homme avait rejeté ses sentiments. Peut-être que si il avait su que celui qu'il convoitait n'était pas libre, il n'aurait sans doute rien tenté. Mais à présent, Kaya savait et sûrement qu'un jour, il aurait une réponse à ses avances. Cependant, il se doutait bien que ce ne serait pas pour tout de suite. Bon sang, ce qu'il regrettait de ne pas avoir agi plus tôt...
Dans un soupir de résignation, Kamijo se levait et laissa le café derrière lui. Plus rien ne semblait avoir d'importance hormis Kaya. Toutes ses pensées lui étaient destiné, échappant à sa maîtrise alors qu'elles l'entraînait plus loin encore. Au-delà de la solitude, il se surprit à le désirer, imaginant ses lèvres embrasser son cou, ses mains caressant chaque parcelle de son corps, lui offrant son amour sans aucune limite. Mais il savait tout cela impossible, tout autant que ce que ses yeux venaient de lui restituer.
Il en restait stupéfait, incapable de le croire alors qu'un écho sec et cinglant lui parvenait. Les mots résonnaient.
-Je ne t'ai pas permis de sortir ! hurlait un homme, après avoir giflé Kaya.
Sous l'emprise de la colère qui l'avait rapidement gagné, Kamijo voulut intervenir mais se ravisa au dernier moment. Cela ne ferait que compliquer la situation.
Résigné, l'homme empoignait Kaya avec force et l'entraînait avec lui jusqu'à l'entrée d'un immeuble où ils disparurent.
Par amour pour Kaya, Kamijo se promettait de l'arracher à cet homme, peu importait les moyens qu'il devrait mettre en œuvre pour y parvenir.
