Toute personne ayant déjà visité les plus grandes citées de Vanaheim savait qu'Aldrborg était la plus florissante. Il n'y avait pas la moindre comparaison possible, pas même avec la Cité Reine. Les marchands et les visiteurs des autres royaumes avaient toujours préféré la vieille cité. Elle n'était pas étouffée par les protocoles diplomatiques et de sécurité et, plus encore, elle avait gardé son âme et la fierté du peuple de Vanaheim.
La Cité Reine n'était qu'une pâle imitation du standard ostentatoire d'Asgard, artificielle et étouffée par l'or. Elle n'aurait jamais le charme d'Aldrborg et de ses rues serpentant entre les racines où les boutiques et les habitations avaient été creusées. Le tumulte de la vie était étouffé par la verdure omniprésente et, si l'on s'éloignait de la base de l'immense arbre contre lequel la ville était blottie, on aurait pu se croire dans les grandes plaines d'Alfheim . Mais les gens venaient rarement à Aldrborg pour profiter de cette spécificité, ils préféraient les boutiques innombrables et toutes plus fournies les unes que les autres. Vanaheim était avant tout un monde de marchands dont la plus belle vitrine était une rue appelée le Cerne. À la base de l'arbre, les boutiques les plus luxueuses s'enfonçaient non plus dans les racines mais directement dans le tronc. La plupart de ses magasins étaient tenus depuis des générations par la même famille de vanes et s'étaient spécialisés dans un domaine particulier. Le Hafa était le seul commerce qui se démarquait de cette tradition. Il avait été racheté à prix d'or, deux milles cinq ans plus tôt, par un riche marchand des Racines et était devenu le plus beau joyau du Cerne. Sa vitrine était richement pourvue de bijoux, de tissus, d'armes et tout ce qu'on pouvait désirer, cette diversité de vente était une exception dans les beaux quartiers et, plus que tout, c'était son service qui le faisait rayonner dans les Neuf Royaumes. Ce n'était pas sa variété qui lui valait une telle réputation, c'était sa capacité à pourvoir à toutes vos demandes si vous étiez prêt à mettre le prix et à attendre un peu. Bien sûr cela fonctionnait pour les diadèmes enchantés des nains, pour une perle éternelle de glace ou une arme sur mesure des meilleurs forgerons des Royaumes...
Mais peu de gens savaient que cela pouvait aussi être pour bien plus.
Derrière la spacieuse boutique se trouvait le bureau et Halfbarn Pernikson ne faisait pas qu'y tenir ses comptes et entreposer la marchandise. C'était surtout une pièce qui servait de salle d'attente pour ses appartements secrets. Il ne pouvait décemment pas mener certaines de ses affaires dans son luxueux logis officiels creusés au-dessus de sa boutique, non. Les grandes trouées pour faire entrer la lumière auraient constituées une porte ouverte aux oreilles indiscrètes de la douane et de la Garde Vernaculaire, et utiliser les panneaux, taillés pour protéger l'appartement lors des rares pluies sur Aldrborg, aurait était un aveu de ses activités douteuses.
Parce qu'Halfbarn n'était pas qu'un simple marchand, non, il était aussi trafiquant et receleur. On ne pouvait amasser autant en si peu de temps en restant dans les clous : sa fortune s'était notamment formée autour de ses activités illégales. Mais la Douane et la Garde fermait les yeux sur l'origine de cet argent acquis avant son installation au Cerne, tant qu'il restait à peu près dans le droit chemin aujourd'hui.
Toute économie avait besoin d'un marché noir et on lui laissait une relative souplesse tant que cela ne relevait pas de magie trop puissante ou de choses trop dangereuses.
_ Je viens voir le propriétaire, annonça un client au comptoir.
Lida l'observa quelques secondes pour reconnaître un très important client, non pas que ses robes de facture royale et asgardienne auraient pu dire le contraire, mais un important client était l'appellation que son patron donnait aux clients qui usaient de ses services douteux. Elle jeta un œil à la seconde femme au comptoir, et dans leurs regards gris pierre passa un éclat de compréhension silencieuse. Lydia, parfaitement identique à sa sœur, s'excusa auprès des clients qu'elle conseillait sur le choix d'une émeraude pour venir s'incliner devant l'ase et lui faire signe de la suivre. Elle le fit passer derrière le lourd comptoir en bois précieux et le guida dans le petit couloir avant de lui ouvrir la porte du bureau. Il n'aurait pas pu se perdre mais il se serait retrouvé piégé par les multiples sorts de protection sans son accompagnatrice. Une troisième jeune femme, toujours parfaitement identique aux deux autres, l'accueillit d'une nouvelle révérence avant de le faire asseoir et de lui servir le traditionnel thé vane capiteux et puissant.
Tout le monde connaissait les jumelles travaillant au Hafa mais seuls les clients douteux connaissaient Liada . Ces triplettes cultivaient soigneusement leur gémellité afin d'échanger leurs places comme bon leur semblait sans jamais éveiller les soupçons. Deux étaient toujours au comptoir et la troisième s'occupait de faire patienter dans le bureau donnant ainsi l'impression que c'était Halfbarn lui-même qui s'occupait du client absent. Un excellant stratagème pour expliquer les heures entières que le gérant passait, confiné, dans ce bureau.
_ Le Maître est en affaire, je vais de ce pas m'enquérir de l'avancement du marché.
L'homme grogna alors que Liada disparaissait dans ce qui était censé être le coffre contenant les recettes du magasin. Ses yeux d'un rare vert luisant suivirent quelques instants les volutes de la vapeur montant du thé avant que le silence ne soit brisé par la voix grasse et discordante d'Halfbarn. Il avait profité du passage de Liada pour infiltrer sa magie et avait rendu caduque, pour lui du moins, les sorts de silence. Il sourit innocemment alors qu'elle revenait.
_ Le Maître sollicite quelques minutes de patience, si possible.
_ Je suis en visite officielle, qu'il prenne le temps qu'il lui faut pour mener son affaire à terme.
_ Puis-je vous divertir d'une quelconque façon ?
Le sourire de la jeune femme ne laissait aucun doute sur le genre de divertissement qu'elle proposait et en temps normal, il lui aurait répondu d'un sourire ne laissant, lui aussi, aucun doute quant à sa réponse mais aujourd'hui, il avait une rare occasion de se faire une idée des affaires que pouvait mener le Hafa avec un client aussi précieux que lui. C'était bien la première fois que le marchand ne cessait pas ses affaires immédiatement afin de s'occuper de lui dans les plus brefs délais. Il était un prince, après tout, et un puissant sorcier à la bourse bien pourvue.
_ Je suis en visite officielle, il ne serait pas de bon goût que je quitte cette endroit défait.
_ Assurément, nous pouvons aussi jouer au Reversi.
Le coin des lèvres du client esquissèrent un sourire en coin. Halfbarn avait vraiment trouvé des perles, aussi belles qu'intelligentes, une combinaison séduisante et dangereuse qu'il ne pouvait qu'admirer. Il observa la jeune femme mettre en place le plateau et compter les pions à double face avant de lever la tête demandant silencieusement qui prendrait les noirs et donc la main. D'un geste, il lui signifia qu'il lui laissait les noirs et elle sourit humblement.
_ Je vous remercie, il me faut au moins ça pour être un tant soit peu divertissante.
_ Vous vous sous-estimez, ma belle, peu de gens trouvent les jeux dignes d'intérêt.
_ Cela explique peut-être que le commun du peuple soit aussi intelligent.
L'ironie arracha un gloussement au client qui répondit en plaçant son pion, arrachant un froncement de sourcils à Liada. Toute absorbée dans la partie qui venait de prendre un tournant inattendu, le silence régna laissant à l'homme le loisir d'enfin écouter ce qui se passait dans les appartements secrets.
_ Je suis jaloux, susurra sensuellement une voix masculine qui n'avait rien avoir avec celle de Halfbarn. Qui peut bien être ce client qui te fait renoncer aux petits avantages de notre premier marché ?
_ Ne t'inquiète donc pas, fit la voix grasse et discordante de Halfbarn. Le prix tient toujours et je n'irai même pas te réclamer ces faveurs plus tard, c'est moi qui les refuse et j'en assume la responsabilité.
_ C'est bien dommage, soupira licencieusement l'inconnu.
_ Encore une fois, tu m'étonnes Hant, aimes-tu tant que ça vendre ton corps ?
_ J'aime mêler l'utile à l'agréable, gloussa ce fameux Hant. Tu n'es, certes, pas une beauté Half, mais tu es doué pour l'art de la chaire. Plaisirs et affaires vont de pair avec toi, mon ami.
Il y eut un silence qui permit à l'indiscret client de relancer une nouvelle partie d'un sourire alors qu'il avait littéralement écrasé sa partenaire de jeu. Docilement, elle plaça son premier pion et il répondit. Comme si le timing avait été étudié, le marchand brisa le silence que l'obscène inconnu avait provoqué. Dire qu'Halfbarn n'était pas une beauté était un doux euphémisme, son enfance dans les racines l'avait marqué autant que sa propension à profiter de ses richesses actuelles : il était gras, sans élégance et couturé de marques. Mais il n'était pas trop bête.
_ Tu es comme mon prochain client, je ne sais jamais où est la vérité et le mensonge avec vous. Mais il est bien plus capricieux et impatient que toi, quel était la seconde affaire que tu voulais mener ?
_ Regarde.
_ N'utilise pas ta magie ici ! S'écria le marchand dans un soudain accès de panique. Si l'arbre réagit, la Garde ne manquera pas de me faire exécuter. La loi est claire : les installations dans le tronc ne doivent pas dépasser les milles premiers cernes de l'arbre !
_ Tranquillise-toi Halfbarn, grogna l'inconnu en devenant plus menaçant sans perdre de sa terrible sensualité. Ce n'est pas un simple sort comme celui-ci qui submergera les Dissipateurs, rappelle-moi à qui tu dois ces appartements ? Ou même cette boutique ? Je pourrais créer un portail permanent ou manipuler les Flux à ma convenance que rien ne filtrerait dans la sève.
Liada sourit en voyant son adversaire froncer les sourcils mais déchanta en voyant les pions qu'elle venait de gagner se retourner pour lui revenir, à croire qu'elle avait joué exactement comme il le voulait. Elle prit quelques secondes pour réfléchir et comprit finalement son erreur. L'ase ne jouait pas avec elle, il lui apprenait à jouer. Elle se concentra sur le plateau, elle n'aurait sûrement plus jamais la chance d'apprendre avec un tacticien aussi illustre que celui qu'elle affrontait, enfin, affronter était un bien grand mot, elle se faisait surtout écraser.
Le client sourit en constatant que la jeune fille avait compris et se demanda vaguement combien il pourrait en proposer à Halfbarn pour les lui acheter sachant pertinemment que le marchand ne les lui céderait jamais de son vivant. Il se concentra sur ce qui se passait dans les appartements, impatient. Il n'aurait jamais cru qu'Halfbarn avait une telle dette envers l'un de ses clients, même si après réflexion c'était évident, seules les trois femmes maniaient la magie et elles étaient bien trop jeunes pour avoir pu créer les appartements et tous les sorts qui les protégeaient. Même aujourd'hui et en unissant leur puissance, elles n'auraient pu créer la moitié des installations.
_ C'est... S'étrangla Halfbarn.
_ Oui, Half, des Perles Éternelles, de la Soie des Norns et quelques lames d'Ivaldir... fit langoureusement Hant à l'instar de l'un de ces marchands exposant ces merveilles comme si elles n'étaient que babioles, ce qu'elles étaient pour lui puisqu'il en avait de bien plus précieuses encore. Il va falloir être généreux. Sans compter que dans ce coffre, il y a tout ce que tu m'avais demandé la dernière fois, même la Pomme d'Idunn... bien sûr, j'accepte de n'être payé pour ces derniers que lorsque tes clients t'auront réglé.
Le client indiscret fut pris d'une violente quinte de toux. Une Pomme D'Idunn ? Comment avait-il pu s'en procurer une ? Idunn gardait jalousement ses Pommes d'Or et même la famille royale d'Asgard devait user de bien des flatteries et de cadeaux pour en obtenir une.
_ Prince Loki, vous allez bien ? S'enquit Liada en lui proposant la tasse de thé.
_ Je suis juste surpris par votre capacité d'apprentissage, mentit le Prince d'Asgard. Elle est si peu commune que j'en ai avalé ma salive de travers.
_ Votre louange est bien trop grande pour moi, mon Prince.
_ Reprenons.
_ Avec plaisir.
Avec sa toux impromptue, Loki avait perdu une partie de la conversation mais les deux hommes étaient visiblement pris dans la négociation des prix. Il suivit distraitement en notant que les sommes dépassaient largement ce qu'il avait actuellement dans sa bourse et il se demanda vaguement quelles étaient les quantités en jeu. Les Perles Éternelles, la Soie des Norns et les armes d'Ivaldir étaient des produits déjà extrêmement coûteux de par leur rareté et leur exceptionnelle qualité. Les Perles provenaient de Jotunheim et rares étaient les marchands osant s'aventurer chez ces bêtes sanguinaires et brutales, personne ne savait d'où provenait exactement ce tissu qui avait été surnommé la Soie des Norns et les nains des forges d'Ivaldir étaient connus pour être retissant à vendre leurs belles lames et pour trancher les têtes des marchands qui sous-estimaient la valeur du fruit de leur travail.
_ Au vu de ce que tu m'as acheté tu projettes un voyage sur Midgard, non ? S'enquit finalement la voix bourrue de Halfbarn après qu'ils soient arrivés à un accord. J'aimerais offrir quelques présents à Lady Francine pour la naissance de son second enfant. Tu connais le goût de la Maison Fosterdottir pour les étrangetés de Midgard. Pourrais-tu me ramener quelques robes pour Lady Francine et la petite Lady Joanine ainsi que des vêtements pour nourrisson.
_ Comment me suis-je trahi ? Souffla Hant dont la langueur ne masquait pas complètement son intérêt.
_ Quand tu m'achètes des potions métamorphiques, tu me ramènes toujours des objets du monde mortel.
_ Effectivement, c'est assez éloquent.
_ Je pousserais même la réflexion bien plus loin, sachant qu'ouvrir un portail vers Midgard est absolument interdit par le Roi Thor, tu es obligé d'utiliser le Bifrost et donc de passer par Asgard. Ces potions sont la seule forme de magie dissimulatrice que les sorts de l'observatoire ne descellent pas et tant que le Gardien ne voit pas une intention de nuire à la cité des dieux, il laisse passer parce que les dieux eux-mêmes ont besoin du marché noir.
_ Et quels sont donc les conclusions que tu en tires, gloussa Hant visiblement très amusé.
_ Que tu fuis Asgard.
_ Et pourquoi selon toi ? demanda-t-il absolument hilare le fuyard.
_ Tu es rarement aussi droit dans tes affaires que tu l'es avec moi, Escroc. Tu as sûrement dû arnaquer la mauvaise personne.
_ Je ne fais que rendre ce qu'on m'offre, je n'escroque personne qui reste correct avec moi. Une chance que tu ne te sois jamais essayé à me tromper. Bien, est-ce la liste de ce dont tu as besoin ?
_ Après que tu ais réussi à obtenir la Pomme, je suis sûr que rien de ce qui se trouve là ne te posera problème.
_ Je verrai ce que je peux faire, je ne m'avance jamais, tu le sais. Je ne suis qu'un intermédiaire, mes relations avec mes contacts fluctuent. Je me suis d'ailleurs mis dans une fâcheuse situation pour cette Pomme, je crains ne plus faire affaire avec celui-ci après avoir retourné ses domestiques contre lui... enfin, s'il apprend un jour que je suis l'initiateur de ce malheureux incident.
_ Tu aurais ta place aux côtés du Prince Loki dans le panthéon des ases ! S'esclaffa grassement Halfbarn.
_ La prochaine fois, donne aux filles quelques jours pour que je leur apprenne un nouveau jeu, je suis sûr qu'elles l'apprécieront.
_ Bien sûr, envoie-moi seulement un message quelques semaines avant, que je puisse prévenir mes clients que la boutique sera fermée quelques jours, je suppose que tu voudras jouir de ces appartements à ton aise ?
_ Ils m'appartiennent après tout, rappela Hant avec un ton de supériorité malicieux alors qu'il poussait la porte du coffre.
Loki tourna la tête pour effectuer un salut poli masquant à merveille sa curiosité et la déception qui en suivit. L'homme était plutôt petit et avait de perçants yeux ambres, c'était tout ce que laissait voir la traditionnelle et très ample tenue des varanis, la caste des marchands nomades de Vanaheim. Il portait même la capuche masquant tout son visage à l'exception de ses yeux qui se posèrent l'espace d'une seconde sur le plateau.
_ Essaye donc en haut à gauche ma douce Lydia, la conseilla-t-il ce qu'elle fit sans une once d'hésitation.
_ Oh, vous sauvez mon honneur ! S'exclama-t-elle alors que la grande majorité des pions se retournaient pour elle. J'espère que nous pourrons profiter un peu plus de votre présence à votre prochaine visite.
Le mystérieux varani lui adressa un clin d'œil malicieux qui dessina le premier sourire sincère que Loki avait pu voir sur le visage de la jeune femme qu'il avait visiblement confondue avec l'une de ses sœurs. Halfbarn apparut traînant un impressionnant sac que Hant réduit de volume d'un geste de la main et d'un sort murmuré avant de le jeter sur son épaule et de s'esquiver dans le couloir avec un au revoir aguicheur. Halfbarn lâcha un long soupire où transparut l'admiration, l'estime et le respect mais aussi l'agacement et la jalousie.
_ Bienvenue Prince Loki, fit poliment le marchand après avoir attendu que la partie soit finie, à l'avantage de Lydia pour une fois. Je suis navré de vous avoir fait attendre mais le client ne serait pas roi si je ne prenais pas soin de mes fournisseurs.
_ Il n'est pas nécessaire de vous justifier avec moi, sourit Loki comme un prédateur. Nous faisons affaire depuis assez longtemps pour que je sache la valeur que vous m'accordez. Qui était-ce ?
_ Il n'est pas dans mes habitudes de donner mes fournisseurs, néanmoins je vous accorde cette faveur sans amertume. Hant Sirson ne traite pas avec les clients, il trouve que c'est du temps perdu et pour lui « le temps, c'est de l'argent ».
_ Drôle de philosophie, songea à haute voix le prince.
_ Je pense qu'il a peut être passé un peu trop de temps chez les mortels. C'est le problème des varanis, ils prennent les défauts des peuples avec qui ils marchandent mais Hant est doué et relativement souple dans les affaires, c'est notamment grâce à lui que je peux vous annoncer que j'ai enfin le journal du sorcier d'Ostagar en ma possession.
_ J'en suis ravi, ronronna le dieu. Je ne m'attendais pas à ce que vous l'obteniez aussi rapidement, j'aimerais personnellement le remercier, aurais-je quelque chose en ma possession qui pourrait susciter son intérêt ?
_ Je n'en jurerais pas mais il semble avoir une grande attention pour certains saphirs, les bleus notamment.
_ Bien, j'y songerai.
_ Puis-je m'enquérir du motif de votre visite ? L'affaire peut-elle être menée ici ?
_ Je recherche quelques pierres diamantines pour restaurer la Tresse d'or offerte par mon frère à son épouse lors de leur mariage, j'aimerais les avoir au moins un mois avant leur anniversaire.
Loki s'octroyait quelques heures de calme après ses affaires dans les boutiques du Cerne. Bien loin du tumulte d'Aldrborg, sur une énorme racine où l'un des troupeaux d'Asgard aurait pu paître à son aise, il s'était allongé sur la mousse verte, vite imité par ses deux domestiques et les trois gardes royaux que le protocole l'obligeait à avoir à ses côtés. Au moins, il avait pu les choisir et se retrouvait avec des hommes de confiance avec lesquels il s'entendait relativement bien. Eux au moins prenaient la halte avec bonhomie et en profitaient comme il se devait alors que le commun de la garde aurait trépigné, impatient de rentrer reprendre l'entraînement.
Le dieu se serait même assoupi si un bref et puissant sifflement d'appel n'avait pas retenti. Il se releva, observant les alentours, et remarqua une silhouette qui avançait rapidement vers eux. Il reconnut le bruit d'un galop à bride abattu alors qu'il devinait l'élégance d'un magnifique cheval à la robe ébène. Le licol de tissu rouge tranchait net sur la tête de l'animal et Loki fronça les sourcils, les cavales nues portant en liberté un licol de tissu étaient l'avertissement qu'elle appartenait à un sorcier et qu'il ne valait mieux pas la convoiter sous réserve de représailles. L'animal continua de galoper dans leur direction, bondissant même par-dessus l'un des gardes assoupis sans lui accorder une once d'attention et continua son chemin vers une silhouette terminant de se hisser sur la racine. Loki reconnut immédiatement le varani du Hafa et murmura un sort aiguisant assez son ouïe pour entendre tout ce qui se passait.
_ J'espère que tu n'as rien mangé de mauvais ma belle, je vais être absent quelques temps et je ne fais pas confiance aux Alfars en ce qui concerne les soins des chevaux, gloussa-t-il en s'adressant à sa jument qui tapait du sabot sur la mousse en tournant le chanfrein dans la direction des ases. Oh, je vois, nous ne sommes pas seul... étonnant dans cette partie des racines. 'Fin bon, c'est pas comme si nous avions le temps, ce crétin de nobliau n'aura pas manquer de lancer sa garde à ma poursuite, sa domestique semblait connaître la valeur de ce calice.
Effectivement sur la racine voisine apparurent deux bonnes centaines de gardes armées de pied en cap, la victime devait être un peu plus qu'un simple nobliau. Hant sauta sur le dos de sa jument avant de prononcer le long et complexe sort d'un portail de téléportation et d'y disparaître d'un bond de l'animal, faisant rager ses poursuivants impuissants.
_ Stupide varani, éclata de rage le meneur de la troupe alors que le portail se refermait. Le seigneur Hoenir sera furieux.
_ Nous ne pouvons même pas lancer un avis de recherche, ce serait prendre en chasse toute la caste nomade ! Se désespéra l'un des gardes.
_ Il n'y a qu'un seul sorcier capable de faire traverser un portail à sa monture, annonça l'un dont la cape blanche prouvait qu'il était magicien. C'était IssAska, un de ces Varnirs du Givre.
_ Le seigneur en sera d'autant plus furieux, cracha le meneur alors que le nom courrait comme un murmure incrédule sur les lèvres de la garde, nous ne pouvons pas cacher ça à la Garde Vernaculaire.
_ Oh, non, il n'y a pas qu'à la Garde que nous devrons le signaler, fit sombrement le magicien. Si le seigneur Hoenir ne finit pas exécuté pour sa faute, il terminera sa vie dans les geôles d'Asgard.
Les gardes restèrent interdits un moment avant de reprendre le chemin de la cité, la tête basse, laissant les ases interloqués et Loki songeur. Il était vraiment impressionné par ce qu'il venait de voir, les animaux manifestaient toujours une peur panique des portails, même en essayant de les y habituer dès la naissance. C'était un instinct de survie puissamment ancré dans leur âme. En vérité, il suffisait d'en ouvrir un dans une forêt et elle se dépeuplait sur un rayon de trois kilomètres autour de lui. Et la jument avait bondi à travers comme elle l'avait fait au-dessus de son garde assoupi, il aurait tout aussi bien pu s'agir d'un tronc couché ou d'un ruisseau. Quant au nom d'IssAska, il ne lui était pas inconnu, de nombreuses rumeurs parlaient de lui et des Vanirs du Givre, ce clan de marchands nomades qui s'était sédentarisé sur Jotunheim. Les membres de ce clan étaient honnis et officiellement considérés par Vanaheim comme des traîtres puisqu'ils brisaient l'embargo maintenu sur les peuples des Géants des Glaces depuis plus de huit mille ans maintenant. Mais officieusement, les autres castes admiraient leur courage et ne rechignaient jamais un marché avec eux, leurs marchandises composées majoritairement de pierres précieuses étaient bien trop recherchées pour qu'ils ne laissent passer une pareille occasion.
Jusqu'à maintenant Loki avait cru qu'IssAska était une légende, notamment à cause de cette histoire de monture traversant les portails, mais il se demandait maintenant quelle était la part de vérité dans les milliers de rumeurs qui courraient sur ce vanir, ou plutôt varani puisqu'il semblait nomade, réputé comme bon voleur, escroc doué, menteur né, habile sorcier et redoutable assassin. Il ne remettait pas en cause le fait qu'il avait reconnu le Hant Sirson vu au Hafa, il avait reconnu la magie et la façon de se mouvoir avec cette étrange sensualité brute.
IssAska et Hant Sirson désignaient la même personne, il en aurait mis sa main à couper au feu.
A peine rentrer à Asgard que Loki fut assailli par Jarnsaxa la messagère et épouse consort du Roi Thor. Le Père-de-toutes-choses se devait d'avoir, en plus de sa reine, une épouse de chaque royaume, voire de chaque race.
Son royal frère requerrait le conseil de son cadet pour une affaire privée que le Prince devinait déjà. Il n'était pas aussi aveugle que son aîné et avait bien vu que le ventre de Sif commençait à s'arrondir et même s'il ne l'avait pas vu de ses yeux, sa magie n'avait pas manqué de le lui faire remarquer.
Lorsqu'il entra dans les appartements royaux qui étaient, il y a encore huit siècles, habités par Odin et qui revinrent à Thor après son couronnement, le Roi empli de mélancolie fixait le petit cadre qui abritait le portrait midgardien de ses anciens amis mortels presque tous éteints aujourd'hui. Loki ne s'étonna pas de contempler une telle détresse, les dernières nouvelles du soldat Steve Rodgers annonçaient son prochain déclin après une vie qui s'était extraordinairement étirée sur un peu plus de quatre mille ans.
_ Je suis sûr que le Conseil des Jarls consentira à une visite de quelques heures, glissa doucement Loki en entrant, j'ai convaincu la majorité que cette visite serait prise comme un hommage d'Asgard et pourrait rétablir les relations diplomatiques entre notre monde et celui de Midgard.
_ Je l'espère vraiment, soupira le Père-de-toutes-choses en s'arrachant à la contemplation de ses anciens compagnons d'armes. Je n'ai pu dire adieu aux autres, j'espère sincèrement pouvoir saluer la mort de l'ami Steve. Dame Natasha et l'ami Barton sont morts sur le champ de bataille, Bruce a fini effacer par le Berseker en lui et Tony Stark a disparu sans crier gare et en ne laissant pas la moindre trace... Hel est-elle vraiment sûre de ne pas l'avoir accueilli dans son royaume ?
_ Oui mon frère, répondit Loki impuissant face à la détresse de son frère. Elle a vérifié plusieurs fois à ma demande. Il aura péri sur le champ de bataille et réside maintenant au Walhalla.
_ Je n'arrive à me défaire du sentiment qu'il lui est arrivé quelque chose de terrible et que c'est nos interventions sur Midgard qui en sont la cause.
_ Même si cela était possible, tu le sous-estimes mon frère, nous parlons du mortel à l'ego d'un dieu qui a survécu quand je l'ai jeté du haut de sa demeure et à sa chute du portail des Chitauris.
Thor ne put résister à l'ironie de voir son frère faire les louanges du mortel qu'il avait toujours trouvé comme le plus vain et agaçant de tous. Il se mit à glousser en posant le cadre à sa place sur le manteau de la cheminée principale de son salon privé, à côté de celle de Jane, sa première et défunte épouse, et de sa fille Elizabeth, elle aussi morte depuis un moment. Autour d'elles se succédaient les photos de leurs descendants qui faisaient vivre la Maison Fosterdottir, Maison sous la protection directe du Roi des dieux. L'immortalité avait été refusée à son premier amour, jugé indigne d'être reine, et ses descendants avaient refusé par principe mais leur espérance de vie s'était vue constamment allongée par le sang ase de plus en plus présent dans leurs veines à chaque génération de Fosterdottir. L'actuelle matriarche de la maison, Lady Francine, était âgée de deux mille ans et attendait son deuxième enfant si radieuse que les guérisseurs du palais lui donnaient encore deux autres millénaires et sûrement six ou sept autres enfants. La Maison aux vies les plus éphémères était paradoxalement la plus florissante d'Asgard, comptant actuellement plus de membres que les plus nobles Maisons réunies. Mais l'affront initial d'avoir évincé une représentante du trône et surtout de ne pas lui avoir offert au moins la possibilité de vivre plus longtemps auprès de son mari avait fait cesser les échanges diplomatiques entre Asgard et Midgard. Le seul ase autorisé à se rendre sur le monde des mortels était Thor, et seulement en qualité de protecteur de la Terre et de membre des Avengers.
_ Mais tu ne m'as pas appelé pour m'extirper des louanges de cet insolant imbécile non ? Finit par demander Loki en arrachant un dernier rire au blond avant qu'il ne se rembrunit.
_ Sif est enceinte, annonça-t-il solennellement.
_ C'est une grande nouvelle, tu devrais être bien plus heureux.
_ Tu connais les difficultés qu'ont les asynes à enfanter... J'ai peur, Loki. Je ne pourrais supporter de perdre une nouvelle fois ma femme.
Loki resta sans voix pour la première fois depuis la révélation de ses véritables origines. Habituellement, il pouvait apaiser les inquiétudes et les peurs de son frère. Ils s'étaient adorés, taquinés, détestés, déchirés, protégés, entraidés, rassurés, réconciliés. Ils avaient tout vécu et tout franchi, même lorsque le Conseil des Jarls et Odin lui-même avait demandé la mort de Loki en réparation de sa tentative de domination du monde des mortels dans une alliance avec les Chitauris.
Maintenant qu'ils se comprenaient, ils travaillaient ensemble, utilisant leurs talents respectifs pour s'aider l'un l'autre. Mais Loki n'en restait pas moins le dieu fripon du mensonge et de la malice.
Il resta là à contempler son frère écrasé par la terreur de revivre ce que Loki avait lui-même vécu à plusieurs reprises. La seule chose qu'il put finalement faire ce fut de poser la main sur son épaule et de lui conter sa journée pour le détourner un peu de son malheur.
Thor et lui mettaient en commun ce qu'ils savaient d'IssAska lorsque les portes s'ouvrirent à la volé laissant entrer Jarnsaxa visiblement affolée incapable d'aligner correctement deux mots compréhensibles. Néanmoins ils comprirent que Thor était attendu dans la Salle du Trône d'urgence et Loki les y téléporta laissant la messagère seule dans les appartements. Leur apparition soudaine ne fut pas accueillie avec les habituelles remontrances que Loki recevait à chaque fois qu'il manifestait ses pouvoirs en public mais plutôt par un soupir de soulagement. Les deux frères firent immédiatement le lien entre le dernier forfait d'IssAska et la présence de Freyr, Seigneur de Vanaheim, dieu de la fécondité.
_ Père-de-toutes-choses, s'inclina-t-il fébrilement avant d'enchaîner sur le motif de sa venue. Le seigneur Hoenir, dans un moment d'égarement, a vendu le Calice Fécond dont il avait la garde au Varani IssAska du clan des Vanirs du Givre.
_ Le Calice Fécond ? S'étouffèrent en même temps Thor et Loki.
_ Avec les vols de huit autres de ses artefacts, pourtant placés à la garde d'important seigneur, continua Freyr, et le lien commercial existant entre les Vanirs du Givre et le peuple jotun, j'ai bien peur que Jotunheim ne recouvre sous peu la possession de la majorité de leurs Calices Féconds Majeurs assurant ainsi de nouveau la fertilité de leurs cités. En signe de pénitence, bien que cela soit fort peu comparé à la faute commise, Vanaheim vous remet le sort du fauteur Hoenir et vous assure que la plus grande partie de notre armée est à la recherche d'IssAska.
_ Que l'on laisse ce pauvre bougre d'Hoenir en paix, c'était une folie de mon père que de confier une chose aussi importante à un esprit si simple, tonna Thor alors que Loki reconnaissait bien la magnanimité et l'équité de son frère. Que l'on adresse un message à tous les Royaumes et que les guerriers soit sur le qui-vive, nous devons retrouver IssAska avant qu'il ne rejoigne Jotunheim. Et si par malheur, Heimdall nous apprend que le Calice passe effectivement de ses mains à celles des jotnar, alors nous nous préparerons à entrer en guerre.
Un sentiment de terreur balaya la salle, même huit mille ans après la trêve entre Asgard et Jotunheim, personne n'avait oublié le terrible tribut que la guerre avait prélevé dans les rangs des guerriers divins. Les jotnar étaient de véritables machines à tuer et si Odin n'avait pas fini par réussir une percée au sein du palais pour voler la Cassette de l'Hiver, les rares vétérans revenus de cette miraculeuse expédition avaient été formels, ils auraient finis par être repoussés de la planète de glace et qui pouvait dire ce qu'il serait alors advenu des Neuf Royaumes.
Thor adressa un regard éloquent à Loki. Il était facile de le déchiffrer : « Tu es sûrement la seule personne capable de le retrouver avant que cette nouvelle guerre ne devienne inévitable. »
Le cadet acquiesça gravement, conscient que c'était la simple réalité et esquissa un petit sourire en coin. La situation était vraiment ironique, après avoir était si souvent et si longtemps accusé de saboter le royaume, il était le seul à avoir réellement une chance de l'empêcher de s'effondrer. Il sourit un peu plus encore en songeant qu'il pourrait aussi assouvir la curiosité que ce mystérieux homme n'avait pas manqué d'allumer en lui. Il était rare que Loki ait autant de questions sans réponse.
Le dieu de la Malice allait lever le voile sur cet IssAska, Hant Sirson ou qui qu'il soit d'autre. Pas pour Asgard mais avant tout pour lui, parce qu'il était Loki Odinson... ou Laufeyson, il ne savait pas vraiment... mais il aurait tout le temps de régler ce problème d'identité plus tard.
