Tu sais, Nana, quand j'étais enceinte et que je me retrouvais seule dans mon grand appartement de Shirogane, j'avais parfois des coups de blues… Je me demandais toujours comment auraient été nos vies si je n'étais pas tombée enceinte. Je n'aurais pas fait souffrir Nobu. J'aurais été là pour Shin quand il allait au plus mal : il n'aurait pas été incarcéré et Blast aurait pu commencer sa tournée. Ren et toi vous ne vous seriez pas disputés… J'en arrivais toujours à la même conclusion, à mesure que mes regrets s'accumulaient : cet enfant était celui du Roi des démons.

Pourtant, le jour de mon accouchement, cette pensée est tombée pour toujours dans l'oubli : cette petite fille, si adorable et affectueuse, ne pouvait être qu'un ange destiné à combler ce vide que tu allais laisser dans ma vie. J'ai tellement hâte que tu la rencontres, Nana. Nous avons fêté son septième anniversaire la semaine dernière. Nobu lui a offert sa première guitare, tu sais, celle que son propre père lui avait offert. Shin et lui ont déjà commencé à lui apprendre à en jouer. Je crois que Satsuki est une bouffée d'oxygène pour eux, qui n'ont plus de voix à porter…

Je te demande pardon. Cela fait plusieurs semaines que je sais où tu es, mais à chaque fois que je planifie mon départ pour l'Angleterre, je trouve une bonne excuse pour l'annuler au dernier moment. Il y a en moi un mélange de sentiments contradictoires : je meurs d'envie de te revoir, mais je n'ai pas assez de courage pour t'affronter. Est-ce que c'est pareil pour toi ? Ou est-ce que tu as définitivement tiré un trait sur ta première vie ?

Aujourd'hui encore, j'allais me dérober, mais Nobu est venu me chercher. Il n'a rien dit. Il a seulement pris ma main et j'ai senti, dans la chaleur qu'il me transmettait, sa force et sa détermination. J'ai cru qu'il m'accompagnerait jusqu'à l'aéroport pour que je ne puisse plus faire marche arrière, mais nous sommes à présent assis côte à côte dans l'avion qui doit nous mener jusqu'à toi. Toujours main dans la main. Je me sens incapable de la lâcher. J'ai la sensation qu'elle me mène vers un bonheur que j'ai jusque-là repoussé, de peur de ne plus avoir de rêve dans lequel m'évader. Ce doit être un peu cruel, non ? De te dire ça à toi, dont les rêves ont sombré les uns après les autres dans des ténèbres insondables, à l'instant même où ils auraient dû se réaliser…

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A peine avais-je posé un pied sur la scène de ce modeste bar dans lequel je chantais depuis maintenant un an, que je ressentis ta présence. C'est bizarre, tu ne trouves pas, Hachi ? La pièce était plongée dans le noir et je ne discernais personne, mais, pour la première fois depuis des années, je sentais mon cœur se gonfler et se remettre à battre : il n'y a plus, dans ce monde, qu'une seule personne capable de me faire ressentir ça. Tu m'avais donc retrouvée ? Tu avais parcouru la moitié du globe pour moi ? Je n'arrivais vraiment pas à comprendre pourquoi. Mais je ne pouvais m'empêcher d'espérer que tu étais venue pour me sauver, moi, ton héros déchu. Et parce que ta seule présence suffisait à me raccrocher à la vie, je n'ai trouvé qu'un moyen de t'exprimer ma gratitude.

Nina Simone attendrait. J'ai chuchoté quelques mots au pianiste, attrapé le micro de mes deux mains et, les yeux fermés, ta silhouette se dessinant dans mon esprit, j'entonnai cette chanson que tu aimais tant et que tu me demandais parfois de te chanter, comme une berceuse, lorsqu'on dormait ensemble. Est-ce que tu l'aimes toujours autant, Hachi ? Est-ce que ça valait le coup de venir jusqu'à moi ? Le son d'une guitare accompagnait ma voix : j'ai cru que c'était Ren. J'ai cru que, peut-être, toi aussi tu pouvais l'entendre…

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Dès que je t'ai vue, tout s'est arrêté. Mon cœur a manqué un battement avant de s'emballer et de tambouriner ma poitrine. J'avais oublié à quel point tu étais belle. Les doigts de Nobu se sont resserrés plus fort sur ma main. Lorsque je t'ai entendu prononcer les premiers mots de ma chanson, mon cœur a éclaté et les larmes ont commencé à couler. La pression sur mes doigts s'est relâchée : Nobu a sorti sa guitare de son étui et t'a accompagné. A cet instant, j'étais de nouveau dans notre appartement, seule spectatrice de votre premier concert à Tokyo. Parfois, je sentais Nobu me jeter des regards et la déclaration qu'il m'avait faite sur cette même chanson, et qui était gravée à jamais dans mon cœur, résonnait de nouveau dans ma tête. C'est peut-être pour ça que j'aime tant cette chanson.

Avant même que la corde de la dernière note n'ait fini de vibrer, je me frayais un chemin vers la sortie. Mes nerfs ne pouvaient en supporter plus. A peine avais-je franchi la porte, mes jambes flanchèrent et je tombai à genoux, en pleurs, dans cette nuit humide de printemps. Quelques instants plus tard, sans que je comprenne comment, j'étais dans les bras de Nobu. Il me serrait si fort que je sentais les clous de son collier et de son bracelet s'enfoncer dans ma peau. J'entendais vaguement ta voix chanter « Fly me to the moon » et mes sanglots redoublèrent.

L'enseigne du bar, sur laquelle était peinte une clé, se balançait en grinçant, poussée par le vent : il me semblait pourtant que c'était mon cœur qui grinçait en s'ouvrant. Sans comprendre pourquoi, je livrai à Nobu, dans une succession d'excuses et de sanglots, la déclaration de mon amour. Je me rends compte à présent qu'il y avait des mots que je ne lui avais jamais dit et, dès lors, mon cœur me parut léger comme une plume. Il ne restait de la bière qu'il avait bue en t'attendant qu'un goût sucré sur ses lèvres. Nana, toi aussi je t'aime.

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Tu sais, Hachi, je crois que tu t'es trompée de héros. J'arrive au terme de ma dernière chanson et je ne pense qu'à fuir de nouveau. J'ai peur de t'affronter. Peur d'être sauvée. Je crois que je ne le mérite pas. Je suis finalement bien lâche… Après avoir salué le public, je fonds vers les coulisses, saisis ma veste et mon écharpe et me précipite à l'extérieur. Après quelques pas, j'entends une voix que je n'aurais jamais cru entendre à nouveau, encore moins ici, prononcer mon nom. Mon corps tout entier se fige. J'ai tellement fait souffrir Nobu, j'ai été tellement égoïste avec tous mes amis… Pourquoi est-ce qu'il est venu ? En tournant légèrement la tête vers l'arrière, je remarque vos deux silhouettes, mais je me sens incapable d'affronter vos regards. Lorsqu'il s'avance vers moi, j'ai un mouvement de recul involontaire. Depuis quand suis-je devenue si sauvage !? J'ai honte, je fais demi-tour et commence à partir, mais ta voix, Hachi, m'enlace le cœur et me retient contre ma volonté.

Lorsque vous arrivez à ma hauteur, mon regard ne peut monter plus haut que ta clavicule. Ta peau est marquée par plusieurs points rouges. Je devine que Nobu t'a serrée contre lui, mais je suis incapable de regarder autre chose que ce petit détail. Il me rappelle Ren. Et toi, Hachi ? Qu'est-ce que tu regardes en ce moment ? Ma robe ? Mon tatouage ? Mes longs cheveux ? J'ai l'impression qu'il s'écoule une éternité sans qu'aucun de nous ne prononce le moindre mot. On n'entend que le bruit lointain des vagues et le grincement de l'enseigne de ce bar. Je remarque ta poitrine se gonfler, comme si tu rassemblais tout ton courage dans cette profonde inspiration. Je jette un coup d'œil involontaire à tes yeux : ç'en est fini de moi. Tes grands yeux pleins de larmes me touchent au cœur et, avant que je puisse réagir, tu es déjà blottie contre moi. Nobu me regarde en souriant.

Je ne comprends plus rien. Vous n'avez donc aucune rancœur envers moi ? Vous ne me faites aucun reproche ? Les yeux commencent à me piquer et, lorsque Nobu se joint à cette étreinte, je ne peux que fondre en larmes, enveloppée par tant d'amour.