Et on riait, tu sais, on riait. C'était horrible et crispant, ça nous déchirait atrocement. On nous fusillait du regard et j'entendais même ton frère nous insulter.

Pourtant, ça nous tuait de rire. Ça nous brisait tous les trois, on était bien pitoyable à voir. On voulait arrêter mais on n'en trouvait pas le courage. On subissait.

Ce fut d'abord Cartman, qui éclata de rire. Devant le pasteur, qui nous faisait la messe. Il parlait de Dieu, d'Anges. Et Cartman ne put en retenir d'avantage. Bien sûr, il subit les regards noirs de tes parents, les yeux foudroyants de ta sœur, mais il n'en avait que faire. Il rit, tellement, si fort, si bruyamment. J'en avais honte. Je lui demandais de se taire. Et il m'insultait, entre deux éclats de rire. Tu le sais : il a toujours été un gros con. Pourtant, lorsque la messe prit fin, Kyle et moi rîmes beaucoup. Longtemps. Allègrement. Et ta sœur te pleurait, agenouillée contre ton cercueil, collée contre ta dernière demeure. Elle s'époumonait en lamentation. Te regrettant. Te maudissant. Te sermonnant. Te réprimandant. Te détestant. Te haïssant. Te pardonnant. T'aimant. Elle était la seule à être digne, finalement. Elle était la seule à témoigner un peu de normalité. Elle était la seule à ne pas exagérer. C'était ta sœur, ta jolie sœur, ta Karen. Et maintenant ? Elle te présentait ses derniers adieux, ses derniers baisers, ses derniers souhaits. Elle te jurait sa réussite, son ascension, sa souveraineté.

Et on riait, on riait. On rit tout le long, à chaque passage devant ton cercueil, à chaque personne présentant ses condoléances à ta famille. Cartman ne s'arrêtait plus. Il tenait Kyle par les épaules, un bras enroulé autour de son cou, et comme les bons vieux ennemis qu'ils étaient, ils s'esclaffaient à pleine voix, se courbant en se tenant le ventre. Ils ne se regardaient pas, sous risque d'amplifier ce fou rire. Alors ils fermaient leurs paupières et tenaient leurs visages loin de l'autre, comme pour ne jamais échanger plus. Et je les observais, moi aussi épris de rires incontrôlables. Ils étaient sincères, éparpillés, cassés. Nos parents nous intimaient de nous taire, comme lorsque l'on était jeune et con. Finalement, tu sais, je crois qu'on l'était toujours, jeune et con. Ignorant et stupide. Malpoli et gentil. On était la vieille bande de potes, chacun ayant mené le début de sa vie comme il l'avait pu, réussissant plus ou moins. Et les années, qui nous avaient séparé, ne semblaient n'avoir jamais existé. Elles s'étaient écoulées en une seconde, en une minute, en une heure. On était un souvenir vivant, une photo déchirée puis scotchée. Un peu de nous, vieux, essayant de retrouver, cette adolescence flambante. On avait vingt-deux ans. Et on était con.
Et ce fut notre tour, alors qu'on riait toujours. On s'avança près de ton cercueil, un peu tremblant, un peu vivant, toujours riant. C'était notre dernier moment ensemble, notre dernier nous quatre, notre dernier moment à South Park.

Je ne sus qui chuta le premier. Sûrement Cartman. Il avait une main sur le bois et il riait, il riait. Et ses rires, forcés, nerveux, se brisaient, se brisèrent, se turent. Il te pleura. Te frappant du poing. On sanglota, tous les trois, noyant nos rires.
Et on ne riait plus, tu sais, on ne riait plus.