D'après la série vidéo-ludique éponyme développée par Team Ninja et éditée par Tecmo.


I

Sans se départir d'une assurance imperturbable, elle écrasa l'accélérateur. Dans son dos, les lumières clignotantes étaient estompées par la vitesse, les sirènes deux tons ne hurlaient plus qu'en sourdine. Ils ne la rattraperaient jamais, de toute façon. Leurs voitures n'étaient pas assez puissantes pour rivaliser avec la sienne. Du gâteau ! Piece of cake, se dit-elle en pensant au verre de jus de tomate qu'elle s'offrirait une fois sa récompense empochée. Encore une nuit de boulot bien réussie.

Elle ne ralentit pas l'allure, même lorsque les quatre ou cinq voitures de police eurent disparu dans son rétroviseur. Elle aimait rouler à tombeau ouvert dans la City endormie. Les enseignes lumineuses, les néons colorés, tout l'or de la nuit se reflétait sur le pare-brise du bolide allemand.

D'un geste précis et sec, elle embraya la troisième et regarda sur son compte-tour l'aiguille redescendre en dessous de la zone rouge. Elle resserra ses doigts aux ongles soigneusement polis sur le volant noir et leva les yeux au loin, au bout de la grande avenue. Elle devait tout de même se dépêcher de rentrer chez elle car son chat risquait d'avoir faim. Il avait dû manger depuis longtemps les quelques quartiers de bœuf qu'elle lui avait laissés la veille au matin, en prévision de cette mission qui avait demandé une petite journée de préparation. Il fallait parfois des semaines pour s'assurer de remplir tous ses objectifs correctement.

Mais cette fois, elle n'avait pas vraiment eu de difficultés particulières, comme elle l'avait prévu. Elle était une professionnelle. Même la présence des policiers sur son trajet de retour avait été calculée. Ce boulot l'amusait décidément plus quand elle se sentait menacée. Elle repensa alors furtivement à sa dernière mission. La seule de sa déjà longue carrière qu'elle avait manquée. Elle repensa avec un soupçon de dégoût au décor, un château immense, la terrasse, l'air frais venu du nord. Elle revit le visage d'une belle Française, jeune, les longs cheveux blonds touchant presque le sol, penchée sur elle et qui lui murmurait en japonais :

« Tu ne pourras jamais me battre. Encore moins me tuer. Dis à Donovan que je ne mourrais pas avant de connaître toute la vérité. »

Et puis elle avait disparu, happée par la nuit glaciale. Elle ne l'avait pas tuée. Elle n'était pas comme elle, impitoyable, sanguinaire, froide… Elle était humaine, et pendant un instant, elle l'avait vraiment haïe pour ça. Elle avait voulu la tuer, elle devait la tuer. Elle avait échoué… Son premier et cuisant échec.

Elle chassa cette amère défaite de son esprit et se concentra sur la route. Cette fois-ci, elle n'échouerait pas. Un débutant aurait pu réussir cette mission. Il était d'ailleurs assez surprenant que Donovan l'eût choisie elle pour remplir un contrat d'une telle simplicité. Peut‑être après son échec du dernier tournoi doutait-il d'elle ? Peut-être que tous ses autres agents étaient eux aussi en mission…

Son doigt fin vint effleurer le bouton marche/arrêt de son lecteur de CD autoradio. Une musique électronique monta dans l'habitacle de la voiture lancée à toute vitesse, d'abord faible. Puis le son grimpa en serpentant avant d'exploser sur un rythme de batterie endiablé. Monster… Elle avait elle-même composé et joué ce morceau qu'elle avait créé à son image. Froid, séduisant et dangereux, mortellement dangereux…

La lumière d'un réverbère éclaira furtivement son visage et ses cheveux blancs et révéla un instant l'éclat dur de ses yeux d'argent froid. Ses pupilles se rétrécirent légèrement pour accuser la luminosité crue de l'éclairage public. Elle n'aimait vraiment que l'obscurité, la nuit, l'ombre, le noir, où elle pouvait se cacher. Ombre parmi les ombres… Ombre assassine qui taille sa route au couteau.

Elle rétrograda avec une habileté impressionnante et prit une petite rue dans un splendide virage à angle droit qui fit un instant crisser les pneus. Puis elle écrasa à nouveau l'accélérateur et le moteur rugit comme un lion, propulsant la petite voiture à plus de cent kilomètres à l'heure alors que la ruelle se faisait de plus en plus étroite. Tout comme son chat, son verre favori qu'elle rangeait dans son placard de bois blanc dans sa petite cuisine, sa guitare électrique noire et sa corde de piano, sa voiture était une part intégrante d'elle-même, un véritable prolongement de son corps, de ses pieds et de ses mains. Elle lui obéissait au doigt et à l'œil. Et la jeune femme avait un doigté qui, s'il était fait pour être doux, savait se montrer d'une précision et d'une violence implacables.

Elle prit une profonde inspiration et laissa la musique lui envahir la tête et vider son esprit. Elle y serait bientôt. Une mission de plus à son tableau où n'apparaissait qu'une tache d'ombre. Une ombre, la seule, qui lui faisait horreur, lui donnait envie de vomir quand elle y repensait. Mais qui lui servait de leçon. Il ne fallait jamais s'emporter ni se laisser aller, sous peine de voir se produire de nombreuses erreurs dont une seule pouvait foutre en l'air des mois de préparation. A l'avenir, elle saurait se montrer plus prévenante. Elle se demanda un instant si elle n'avait pas échoué parce qu'elle n'était tout simplement pas assez forte… Ridicule ! Elle s'entraînait jour et nuit et jamais personne n'avait pu se mesurer à sa rapidité, sa précision, sa vivacité. Personne.

Sauf cette proie-là. Presque sans effort, lui avait-il paru lorsqu'elle l'avait dévisagée, haletante, à moitié allongée sur le sol. Quelle erreur avait-elle commise pour être ainsi vaincue ? Elle avait dû sous-estimer la détermination de son adversaire, une erreur qui aurait pu lui coûter la vie si elle s'était retrouvée face à une personne de son acabit, prête à tuer sans poser de questions. Elle, cette jeune et belle diva, cette étoile au firmament, l'avait épargnée. Elle aurait pu la tuer sans un remords. Ce n'aurait été que justice, car elle avait été engagée pour tuer la Française au cours du tournoi.

Son premier échec… Elle secoua la tête pour chasser cette idée tenace. Voilà qu'elle y repensait encore ! Mais elle entendait bien surmonter cet échec et se venger si cela lui était demandé. Elle ferait de nouveau ses preuves à Donovan qui se verrait alors contraint de lui demander de mettre un terme aux jours à la dernière des Douglas, le dernier obstacle qui l'empêchait d'atteindre le pouvoir absolu. Il fallait absolument que cette fille meure ! Et c'est à elle, qui entendait prouver qu'elle était encore la meilleure, que l'on demanderait de provoquer un accident malheureusement mortel pour remédier à ce petit problème de succession.

Elle arrivait. Dans un endroit perdu de la ville, sale et répugnant, le sol couvert de détritus tombés d'une poubelle renversée. Un chat noir traversa la route, éclairé par les phares de la Porsche qui se gara en dérapant sèchement sur le macadam dans un crissement de pneus sonore. Elle coupa le contact après avoir éteint l'autoradio alors que les dernières notes de Monster résonnaient encore dans l'habitacle aux rustiques décorations en bois. Elle prit la paire de lunettes de soleil accrochée au pare-soleil et arracha la clé du démarreur avant de la fourrer dans la poche intérieur de sa parka bleu gris.

Au claquement de la portière succéda un bruit métallique venue du coin de la rue. Bientôt, y apparut un homme vêtu d'un élégant costume trois-pièces noir. Elle écarta d'un geste du doigt les branches de sa paire de lunettes et les posa sur ses yeux dont l'éclat froid d'un métal précieux disparut derrière les verres fumés. En face d'elle, l'homme en noir semblait intimidé. Elle ne bougea pas, accoudée à sa 911 blanche.

« Agent Cobra ? » demanda-t-il enfin d'une voix comme étouffée par la peur.

Un pleutre ! Elle était l'un des meilleurs agents travaillant au service du Dr. Donovan et son contact était un froussard !

« C'est moi » répondit-elle simplement avec sécheresse.

Son ton dur fit son petit effet et décontenança, si besoin était, son contact qui eut un long temps de réaction avant de reprendre :

« Venez, ne restons pas ici. »

Les bras croisés, elle lui emboîta le pas. Il la mena avec une allure beaucoup trop hésitante et malhabile, se voulant trop précautionneuse, vers une échelle de secours d'un des immeubles bas qui encadraient la ruelle. Cet homme était un vrai peureux. Il ne ferait jamais un bon agent de terrain, pensa-t-elle. Jamais elle n'avait eu ce comportement lorsqu'elle avait occupé, il y avait si longtemps déjà, un poste semblable au sien au sein de l'organisation.

« Après-vous » dit-il après un temps d'hésitation.

Elle espéra qu'il ne tentait pas de la séduire en faisant montre d'une excessive et détestable galanterie. Elle n'avait de toute façon pas le temps de se consacrer à autre chose qu'à son métier, et ce gars-là aurait été, par-dessus le marché, bien indigne d'elle. Avec une souplesse incroyablement fascinante, même si elle était totalement dénuée de grâce, de la moindre once de sentiment, elle gravit les premiers barreaux de l'échelle. Elle était froide jusqu'au bout de ses doigts. Un bloc de glace taillé à l'image d'une femme incroyablement belle, mais dépourvu de cœur, qui ne prenait plaisir qu'à voir souffrir et mourir les gens. Ou plutôt qu'à ne faire souffrir et mourir les gens…

Elle était déjà sur le toit de l'immeuble, aussi discrète qu'une chatte aux pattes de velours, que l'homme en noir avait à peine gravi le premier échelon. Elle se remémora avec une précision mécanique l'indicatif de son contact : agent C-112. C pour contact. Les agents au service de Donovan n'avaient le droit de prendre pour indicatif des noms d'animaux que lorsqu'ils devenaient agents de terrain, et Cobra doutait de plus en plus que C-112 y parviendrait un jour. Elle ne l'aida même pas à se hisser sur le toit balayé par une brise légère et s'appuya nonchalamment, les bras croisés, contre une cheminée froide. Le quartier était depuis longtemps à l'abandon et, quoiqu'il fût squatté, plus aucune fumée ne s'élevait des cheminées de toit.

Il parvint enfin à se relever, épousseta d'un geste fébrile son costume, puis posa les yeux sur Cobra, plantée devant lui, le visage inexpressif, semblable à un gouffre béant aspirant toute vie.

« Vous avez réussi ? » demanda-t-il d'une voix chevrotante.

Savait-il au moins à qui il parlait ? Des missions comme celle-là, elle s'en faisait dix au breakfast ! Comme elle ne répondait pas, il considéra qu'elle avait réussi.

« Vous avez la preuve qu'on vous a demandée ? »

Sans dire un mot, elle prit un petit flacon dans la poche intérieure de sa parka et l'ouvrit. Elle en tira sa fidèle corde de piano rougie du sang encore frais que contenait le récipient. Ses doigts tachés d'écarlate avaient un indescriptible charme mêlé d'une cruauté silencieuse.

« Vous n'aurez qu'à vérifier l'ADN. Pour le reste… La disparition d'un homme comme lui ne passera pas inaperçue… »

Sa voix était si froide. Glaciale, perforante. Elle l'avait embroché comme un poignard effilé.

Avec une main hésitante, il recueillit la précieuse preuve qu'il ramènerait au labo pour identification. Il referma le flacon après avoir vérifié son contenu, puis le rangea dans la poche intérieure de sa veste où il put tâter les autres objets qu'il avait amenés pour cette mission. Cobra remarqua qu'il tremblait un peu plus, mais elle ne dit mot et se contenta d'essuyer avec un mouchoir de tissu blanc sa corde de piano qu'elle rangea dans une des poches de sa parka.

« Le Dr. Donovan sera content de vous, dit-il comme s'il avait répété des heures durant ce discours. Il espère que vous vous remettrez rapidement de votre précédent échec au dernier tournoi de la Compagnie. »

Elle ne dit rien. Encaissa sans broncher l'évocation de sa défaite face à Dame Douglas.

« Et le Dr. Donovan est persuadé que cette petite récompense en l'échange de ce si menu service que vous lui rendez saura vous convaincre de continuer à donner le meilleur de vous‑même pour la Faction. »

En tremblant, il porta la main sous sa veste, tâta le boîtier froid, hésitant encore face à cette femme-serpent qui le pétrifiait de son regard insondable, dissimulé par les verres fins et noirs de ses lunettes qu'elle portait pour se garder de l'atteinte de la lumière qu'elle haïssait plus que tout, qu'elle vînt du Soleil ou de la pleine Lune qui éclairait Londres endormie.

Puis, comme il sentait le regard de cette jeune femme peser sur lui, il se décida à en finir. Il empoigna la crosse et tira son pistolet automatique au canon duquel était vissé un long silencieux. Il ne vit aucune peur se dessiner sur le visage de sa victime, pas même de la surprise elle n'avait accueilli le geste que par un haussement de sourcil curieux, et il hésita encore un moment avant de presser la détente.

Elle avait évité la balle, ombre fugitive dans la nuit trop claire à son goût et, avant qu'il n'eût compris quoi que ce fût, lui avait attrapé le poignet, l'avait serré et lui avait arraché le pistolet, c'était un USP de Heckler & Koch, une autre marque allemande qu'elle appréciait lorsqu'elle avait recours à des armes à feu, de la main. De peur, il se jeta par terre et rampa en arrière. Elle se pencha sur lui, le pistolet dans la main gauche, le canon de ce dernier braqué sur sa tempe, le visage encore plus dur que d'accoutumée.

« Alors Donovan t'a payé pour que tu me tues ?

– C'est pas ma faute ! Ce sont les ordres ! Pitié, ne me tuez pas ! pleurnicha-t-il.

– Donne-moi une seule bonne raison de ne pas te tuer. »

Il essaya de relever le buste et, en un éclair, elle se demanda si lorsque Dame Douglas s'était penchée sur elle, elle avait eu l'air aussi pitoyable que C-112. Pour oublier cette idée ridicule, elle s'agenouilla près du corps tremblant de son contact qui balbutia, des larmes roulant sur ses joues :

« Si vous me tuez, Donovan saura tout de suite que j'ai échoué. Il enverra tous ses tueurs à vos trousses ! Si… si vous me laissez en vie, je… je pourrais leur faire croire que vous êtes bien … morte et… vous pourrez vivre tranquillement ! Réfléchissez-y ! Plus personne ne vous causera d'ennuis !

– Bien essayé, mais c'est raté, dit-elle d'une voix monocorde. Je n'ai pas envie de vivre tranquillement. »

Elle pressa la détente. La balle, silencieuse, se ficha entre l'oreille et l'œil de C-112. La douille encore fumante sauta et vola un instant devant le visage impassible de Cobra. Ses extrémités incandescentes se reflétèrent en laissant des traces de feu sur les verres fumés des lunettes de soleil.

« Je vais tuer Victor Donovan », dit-elle simplement avant de faire disparaître ses empreintes sur la crosse avec son mouchoir.

Elle n'utilisait jamais de gants mais était si minutieuse que l'on ne retrouvait jamais aucune trace de son passage si ce n'était un corps inanimé. Elle replaça l'USP dans la main droite de C-112. L'angle de pénétration de la balle laisserait suggérer que l'homme s'était suicidé et le flacon que l'on trouverait sur lui et qu'elle prit soin de nettoyer avant d'y apposer les empreintes de son contact le désignerait comme le seul et unique responsable du meurtre exécuté moins d'une heure plus tôt par Cobra.

Elle se redressa et leva les yeux vers le ciel. Elle retira même d'un geste sec sa paire de lunettes, laissant une paire d'yeux luisants qui, dans la nuit douce, prenaient des allures de diamants, s'exposer aux étoiles. Elle se releva et baissa vite la tête. Elle n'aimait ni la lumière, ni perdre de temps à goûter l'air doux de l'été. Elle devait se hâter de faire disparaître, s'il y en avait, les traces de son passage et de s'évanouir dans la nuit avec cette efficacité qui la caractérisait et laissait tout le monde admiratif. Son patron avait essayé de la tuer car elle avait manqué une mission et en savait beaucoup trop. Sa vengeance serait terrible.

II

L'étoile d'acier rebondit sur la lame effilée du katana et alla se ficher dans le tronc d'un arbre. Aussi vif que le vent, le sabre dévia encore quatre des shuriken qui fendaient l'air en sifflant. Puis la lame disparut dans son fourreau, laissant refléter une dernière fois un des rayons mourants du Soleil qui filtraient au travers de la cime des arbres. Le vent sembla alors courir entre les troncs, bondissant de l'un à l'autre, rapide, invisible. Le vent qui semait dans sa course des pétales de sakura, le cerisier ornemental japonais.

Un peu plus loin derrière, un autre courant d'air se ruait en avant, plus fort, mais plus bruyant, même si la différence ne pouvait apparaître qu'à des oreilles exercées. Mais elle pouvait les entendre. Elle n'avait pas besoin de se retourner pour savoir qu'ils la poursuivaient toujours. Ils la poursuivraient toujours. Ils ne connaîtraient le repos que lorsqu'ils l'auraient tuée. Elle avait enfreint le Code. Par conséquent, elle ne pouvait plus vivre. Ils la traqueraient sans relâche, jusqu'au bout du monde s'il le fallait. Alors à choisir, elle préférait encore rester ici, dans son pays qu'elle aimait tant, et les semer dans les grandes forêts du Japon.

Là, lorsqu'elle pouvait goûter à un bref repos, elle se perchait seule dans un arbre, parmi les feuilles et savourait tant ce contact privilégié avec la nature qu'elle n'était plus autant attristée par l'éternelle fuite qui ne lui permettrait jamais de connaître à nouveau la paix durable et la sérénité de son petit village natal. Elle voulait tant le revoir, revoir la maison dans laquelle elle avait vécu toute son heureuse enfance. Elle pleurait parfois pour cet Eden dont elle avait été chassée pour n'avoir pas respecté son engagement.

Mais elle ne regrettait pas son choix. Comment aurait-elle pu le regretter ? Elle avait fait ce que son cœur lui disait être juste. Qu'importe si on lui en voulait pour ça. Qu'importe si elle aurait dû en être excusée et non blâmée. Elle en était heureuse et fière. Dans la vie, il est parfois nécessaire de faire des sacrifices. Et pour sauver la vie de son frère et le venger, elle avait sacrifié sa liberté. Désormais, si elle voulait vivre et peut-être un jour revoir son village, elle devait fuir ces ennemis en surnombre.

Ils approchaient, elle les sentait. Soudain, elle entendit un sifflement. Sans hésiter et, dans un mouvement d'une souplesse féline, elle sauta sur le tronc d'un arbre, fit deux pas sur l'écorce sombre avant de se jeter en arrière dans un magnifique saut périlleux tandis qu'elle se retournait pour faire face à ses assaillants. Elle ne pouvait les voir dans les feuillages denses de la forêt et dans l'obscurité naissante de la nuit, mais elle sentait leur présence, tout près. Les shuriken s'étaient écrasés sur le tronc. Toujours en plein vol, elle écarta la main droite de son corps et une lumière blanche en jaillit, incandescente, sphérique. La sphère d'énergie fila en direction des ninja qui accouraient vers elle et leur explosa au visage.

Combien d'entre eux devrait-elle encore tuer pour enfin connaître le repos ? Des guerriers dont certains avaient autrefois été ses frères d'armes. Mais rien de tout cela n'existait plus lorsque l'on enfreignait la loi du clan. Rien ne devait retenir un ninja, surtout pas ses sentiments, elle ne le savait que trop bien. Elle se réceptionna en douceur sur sa main gauche avant de faire une roue magnifique qui fit voler les pans de son shinobi· fendu jusqu'au haut des cuisses et d'atterrir sur ses jambes. Elle se remit aussitôt à courir. Elle venait de se débarrasser de quelques-uns d'entre eux, mais les hommes de Hayate étaient nombreux et presque tous à sa poursuite.

Elle avait trahi le Code. Et trahir le Code de fer des Shinobi était puni de mort.

Il faisait nuit depuis longtemps lorsqu'elle estima avoir laissé suffisamment d'espace entre elle et eux. Elle grimpa prestement sur l'une des plus hautes branches d'un arbre. Là, elle pourrait peut-être passer la nuit au calme, encore qu'elle ne dormirait que d'un œil ou serait harcelée par ses souvenirs. Souvenirs d'une enfance heureuse, d'un frère radieux, d'une demi‑sœur jalouse qu'elle aimait pourtant tendrement, souvenirs de jeux sur le parvis de sa petite maison au pied des montagnes… Souvenirs d'une vie perdue…

Elle allongea ses jambes, fines et élancées, de toute leur longueur. Elle avait couru et combattu toute la journée et avait bien besoin de se relaxer, même un peu. Elle baissa les paupières et savoura les caresses du vent frais de la nuit qui parcouraient sa chevelure de cuivre, s'insinuaient sur son visage d'ange, dans son décolleté, entre ses seins lisses, ses cuisses… Un vent doux et léger qui lui remémora son frère. Quand ils étaient petits… La scène lui revint, semblant ressurgir d'un gouffre rempli de fantômes.

Elle devait avoir huit ou neuf ans. Son frère était un peu plus âgé qu'elle. Elle jouait tranquillement avec une petite poupée qu'elle avait elle-même confectionnée. De temps en temps, elle riait de joie, simplement parce qu'elle débordait de bonheur et ne trouvait aucun autre moyen de l'extérioriser. Et puis soudain, une bourrasque vive avait soulevé ses cheveux roux déjà si longs qu'ils lui tombaient jusqu'aux fesses et les avait jetés sur son visage. Puis elle avait entendu un éclat de rire et s'était retournée en rejetant sa chevelure abondante en arrière. Elle avait protesté :

« Hayate arrête ! »

Mais il continuait. Le vent, plus doux, s'était mis à tourner autour d'elle, et ce qui était irritant au début était devenu délicieusement plaisant.

« Qu'y a-t-il, Kasumi-chan ? Tu n'aimes pas le vent ? »

Hayate, depuis son plus jeune âge, en avait la maîtrise.

« Je n'aime pas que tu touches à mes cheveux ! avait crié la petite fille.

– Mais je ne te touche même pas !

– Arrête, s'il te plait… »

Elle sourit en repensant à ce vieux souvenir d'enfance. Elle adorait son frère. Elle adorait sa demi-sœur qui lui vouait pourtant une jalousie mortelle. Elle adorait toute sa famille. Sa famille qui lui manquait terriblement. Kasumi tout entière débordait d'amour et de tendresse.

Elle ouvrit soudain un œil et sa main droite s'empara de son katana qui fendit l'air et une feuille qui tombait en tourbillonnant pour s'arrêter à deux pouces du visage animé d'un sourire moqueur d'une jeune fille.

« A quoi pensais-tu, Kasumi ?

– Ayane…

– Dans ta situation, somnoler est très dangereux… »

Elle écarta du revers de la main la lame du sabre que Kasumi remit au fourreau.

« Mais je constate que tu n'as rien perdu de tes réflexes. »

Ayane se trouvait sur une branche un peu plus haute que celle sur laquelle Kasumi s'était laissée somnoler. Elle portait un long pantalon légèrement bouffant d'un violet foncé couronné par un justaucorps de la même couleur. De ses cheveux teints en mauve, la couleur que prenaient ses yeux rouges dans la lumière, dépassait la pointe plus foncée de son bandana. Ayane avait toujours été fascinée par le violet…

« Alors, grande sœur ? Toujours en fuite ?

– Je n'ai pas envie de me battre avec toi, Ayane-chan. »

Elle détestait que sa demi-sœur l'appelât comme ça. Ou plutôt, elle trouvait cette profonde marque d'affection des plus étranges, voire déplacée, et cela l'intriguait beaucoup, réveillait en elle avec autant d'efficacité que le vent leur rappelait à toutes les deux leur grand frère les souvenirs d'une enfance passée dans l'ombre d'une demi-sœur trop belle et trop talentueuse. Ayane ne se rendait pas compte qu'elle avait, elle aussi, hérité de la beauté sans pareille de leur mère commune, et qu'elle ne manquait pas non plus d'incroyables compétences. Mais elle était aussi ambitieuse que belle et voulait plus que tout surpasser sa grande sœur. En tout.

Et puis, en tant que membre du clan Hajinmon, c'était également son devoir d'éliminer les déserteurs comme elle…

« Tu n'as jamais envie de te battre, répliqua-t-elle avec un ton moqueur. Tu es une pacifiste, toi.

– Tu es venue pour ça ? Pour te battre ? Tu crois que ça en vaut la peine ?

– Toi, tu sais toujours trouver les bonnes raisons de te battre. Devenir la meilleure combattante du style Mugen Tenshin Tenjinmon, venger Hayate, combattre les Tengu et tuer Oméga… Genra.

– Je ne l'ai pas tué. C'est toi qui as tué ton maître.

– Si je t'avais laissée faire, tu l'aurais fait à ma place.

– Il fallait que quelqu'un intervienne.

– Et si ce n'est pas toi, c'est Ryu qui s'en mêle.

– Et toi, dans tout ça ? Tu as participé aux tournois, comme nous.

– Ce n'est pas assez.

– Que veux-tu de plus ?

– Te défaire et prouver que je suis meilleure que toi.

– A qui veux-tu le prouver ? A moi ? Je suis prête à le reconnaître si tu y tiens tant que ça. Toi, tu n'as pas enfreint le Code. Toi, tu es encore une ninja. Tu peux revoir notre village, notre famille…

– Et toi, tu es une Shinobi en fuite. Mais tu es en fuite parce que tu as voulu venger Hayate. Quelle ironie que ce soit lui que te poursuive maintenant ! Je veux prouver à Hayate-sama que j'aurais pu le venger à ta place. Que j'aurais pu tuer ce sale insecte de Raidou ! »

Le goût amer de sa défaite contre cet homme à qui elle vouait une haine féroce ne faisait que renforcer son ressentiment vis-à-vis de sa sœur. Car c'était aussi ce jour-là que cet innommable bandit avait mortellement blessé son grand frère, Hayate. Et c'était également à lui que la jeune Ayane devait son insupportable existence de paria depuis le jour de sa naissance.

« Tu n'as pas besoin de le prouver. Il le sait déjà.

– Tais-toi et viens te battre ! A mains nues, sans arme ni ninpo.

– Pourquoi, Ayane, pourquoi ?

– Tais-toi ! Je n'ai pas besoin de raisons ! Dois-je te rappeler que j'ai de toute façon pour ordre de ramener ta tête au clan ? Viens, ou je te tuerai dans ton sommeil ! Tu es quand même ma sœur et je préfère t'offrir une mort digne. »

Kasumi se retint de lui rétorquer qu'il n'y avait rien de digne à mourir dans une guerre fratricide. Elle était trop lasse. Ayane se leva et lui lança sur un ton de défi :

« Je t'attends en bas ! »

Puis elle plongea en arrière avant de disparaître dans les bas feuillages de l'arbre. Kasumi soupira, résignée, puis se leva à son tour et plongea au travers des feuilles pour rejoindre sa sœur.

Elle atterrit sur le sol avec souplesse en fléchissant les jambes, le majeur et l'index de sa main droite serrés devant son visage.

« Es-tu prête ? » lui demanda Ayane, debout à côté d'elle.

Sans répondre, la jeune Shinobi en fuite salua son adversaire puis se mit en garde. Ayane maîtrisait comme elle l'art du Ninjutsu, bien qu'elle fut éduquée dans le style Hajinmon, un courant qui se révélait bien plus violent que le Tenjinmon puisqu'il était avant tout destiné à le contrer. Ayane frappa la première. Un coup vif du tranchant de la main en direction des côtes, mais sa demi-sœur l'évita sans aucune difficulté avant de riposter par un coup de pied haut. Kasumi enchaîna ensuite un coup de pied circulaire suivi d'une pluie de coups de poing dont l'un fut intercepté par Ayane. Tirant son bras vers elle, elle jeta sa sœur au sol. Mais elle l'avait à peine touché que Kasumi roulait sur le côté et se relevait en jetant un coup de pied bas qui frappa le genou de son adversaire et la déstabilisa temporairement.

Elle en profita alors pour lui emprisonner un bras puis la frappa avec une force et une vivacité telles qu'elle parut littéralement traverser sa sœur qui tomba lentement par terre, pliée en deux par une terrible douleur à l'estomac. Ayane se remit rapidement de ce coup qui pouvait s'avérer parfois mortel et se releva. Kasumi s'était mise à tourner autour d'elle pour lui exposer le moins d'ouverture possible. Mais lorsqu'elle fondit sur sa sœur, celle-ci anticipa le mouvement et l'évita. Elle riposta avec des coups d'une violence telle qu'un être humain normal y aurait succombé.

Leur combat ressemblait à un véritable ballet, fluide, aérien, rapide. Leurs attaques s'enchaînaient à la vitesse du vent, et elles donnaient toutes les deux le meilleur d'elles‑mêmes. Mais Kasumi savait qu'elle avait un avantage crucial sur son adversaire. Ayane haïssait sa demi-sœur et la haine, si elle conférait une force et une détermination hors du commun, poussait aussi à faire de graves erreurs qui pouvaient changer l'issue d'un combat. Kasumi, elle, aimait sa sœur, et se battait contre elle sans la haïr, jamais. Sans jamais vouloir un seul instant mettre fin à ses jours. L'amour qu'elle portait pour Ayane calmait son esprit et la rendait plus apte à réagir vite et bien. Tout ce qu'elle avait à faire, c'était faire monter la pression sur son adversaire, puis profiter de la moindre erreur qui s'offrirait à elle. Cela pouvait toutefois durer très longtemps. Lors d'un de leurs précédents affrontements, Kasumi n'avait remporté la victoire qu'au bout d'une longue heure.

La méprise fut plus prompte à venir, cette fois. Ayane, lors d'une puissante attaque avait complètement dégarni la garde de son flanc gauche. Ce fut là que Kasumi frappa, avec précision et non avec force, contraignant sa sœur à se recroqueviller sur elle-même. Elle l'attrapa alors par le cou, roula avec elle sur le sol avant de la plaquer par terre et de la frapper du tranchant de la main sur le front. Le nez d'Ayane se mit à ruisseler de sang et Kasumi souffrit pour elle. Elle se dégagea lentement. Sa sœur resta sur le sol, sans même prêter attention au sang qui coulait sur ses lèvres.

Elle ferma les yeux pour ne pas soutenir le regard incroyablement doux de sa grande sœur et murmura lentement :

« Et tu ne voulais pas te battre.

– Ayane-chan…

– Arrête ! »

Elle se releva en refusant violemment la main que lui tendait sa sœur. Elle reprit sèchement :

« Je sais que je peux te défaire et je le prouverai à tout le monde. A toi, à Ryu, à Hayate-sama. Je vous prouverai à tous que tu n'as été l'héroïne que par hasard.

– Pour quoi faire, Ayane ? Je suis ta sœur ! »

Elle n'arriva pas à lui dire qu'elle débordait de tendresse pour elle.

« Que cela ne te fasse pas croire que je t'épargnerai. Comme les hommes de Hayate, je te poursuivrai sans relâche ! »

Puis elle disparut, et un vent fort secoua les branches basses des arbres alors qu'Ayane filait en s'enfonçant plus avant dans la forêt.

Kasumi soupira. Sa sœur avait bien combattu. Elle combattait toujours bien. Mais en vain. Comment pouvait-elle faire comprendre à Ayane que ce pouvoir qu'elle cherchait à atteindre, elle le possédait déjà ? En remontant dans son arbre, la jeune kunoichi espéra qu'un jour ou l'autre, sa petite sœur lirait dans les profondeurs de son cœur et y verrait enfin la réponse qu'elle avait toujours cherchée. Qu'elle y verrait enfin qu'elle était maîtresse de son destin et qu'elle n'avait pas besoin de prouver à qui que ce fût qu'elle aurait pu sauver Hayate.

Kasumi savait déjà qu'elle en aurait été capable. Hayate le savait déjà aussi. Quant à Ryu… Toujours en quête de démons à défaire, il n'avait pas vraiment le temps de s'occuper de ça. Surtout qu'avec une certaine insolence, il se croyait plus fort qu'Hayate, le maître du style Tenjinmon lui-même…

Qu'elle dormît ou pas, la nuit serait courte pour la jeune Shinobi en fuite.

III

Elle en prit une autre bouchée qu'elle savoura avec délectation. Le chocolat noir fondit littéralement dans sa bouche et excita ses papilles, les faisant frétiller d'une joie ineffable. Elle ferma les yeux pour mieux laisser son goût prendre le dessus sur tous ses autres sens. Puis elle avala lentement et sentit avec bien-être descendre dans son œsophage cette pure cuillérée de plaisir.

Lorsqu'elle ouvrit ses yeux d'un bleu profond, elle les posa sur son assiette, désespérément vide. Elle se pourlécha pour faire disparaître de ses lèvres toute trace du passage de son succulent gâteau. Il n'y en avait plus. Elle regretta de l'avoir mangé aussi vite. Mais c'était son véritable péché mignon. Ce chocolat si fondant… Quel délice ! Elle se sentait prête à en refaire un autre. Mais il ne fallait pas abuser des bonnes choses, d'autant qu'elle n'était même pas sûre de pouvoir supporter une fois de plus le temps de cuisson…

Fermant les yeux encore un instant, elle savoura le goût qui demeurait, léger, imprimé sur sa langue et son palais. Puis elle se leva, sans à-coup, et s'empara de l'assiette qu'elle alla laver dans la cuisine. Elle ouvrit le robinet et fit couler l'eau sur la vaisselle qu'elle frotta avec une petite éponge.

« Je t'y reprends encore ! » s'écria une voix plus amusée que contrariée.

Elle se retourna en sursaut pour apercevoir, dans l'encadrement de la porte, une jeune fille aux longues nattes noires enroulées autour de ses oreilles, arborant un sourire enfantin.

« Tu m'as fait peur, Leifang ! »

La jeune Chinoise s'approcha d'elle et attrapa un moule à manqué sale qu'elle entreprit de laver sous le robinet.

« Ce n'est pas la peine, Leifang, je vais le faire.

– Tu n'as pas le monopole de la vaisselle Hitomi, répondit-elle en riant. Alors, il était bon, ton gâteau ?

– Excellent, murmura Hitomi en repensant avec une note de regret à ce sachertorte qu'elle avait littéralement englouti. D'ailleurs, je t'en ai laissé une part.

– Je t'ai dit que tu pouvais tout manger.

– Je ne pouvais pas faire ça à ma meilleure amie.

– C'est bien gentil de ta part. »

Leifang était venue passer l'été en Allemagne, dans le petit village où se situait le dojo du père de Hitomi. Les deux jeunes filles s'étaient rencontrées lors du troisième tournoi de combat de la DOATEC et avaient ensuite fait plus ample connaissance sur l'île que Zack s'était offert avec l'argent du tournoi. Depuis, elles étaient devenues inséparables.

Lorsqu'elle goûta le sachertorte, Leifang dut bien admettre que le talent pâtissier de Hitomi n'avait d'égal que son adresse au karaté, art dans lequel elle excellait grâce à l'enseignement de son père.

« Où va-t-on ce soir ? demanda soudain la jeune et belle Chinoise.

– On a déjà dévalisé les magasins hier, répondit Hitomi.

– Dévalisé ? On s'y est plutôt ruinées, oui ! Tu as vu comme moi la taille des rayons ! Même un milliardaire n'aurait pu tout acheter ! »

Elles rirent toutes les deux en repensant aux grands magasins de Munich qu'elles avaient visités la veille.

« Au moins, ça te fera des souvenirs à ramener chez toi !

– Je risque d'avoir un gros excédent de bagages ! plaisanta Leifang. Bon alors, on va où ?

– Je sais pas, moi. On a déjà tout fait dans le coin… On peut toujours aller en boîte, se faire inviter par des garçons…

– Hé ! protesta Leifang.

– C'est vrai que tu es déjà prise, murmura Hitomi. T'es bête, t'aurais dû l'emmener !

– Bah ! Il passe son temps à s'entraîner et il s'occupe pas de moi.

– Parce que tu ne le lui as pas encore demandé. Tu crois que c'est en t'acharnant à vouloir le surpasser au combat qu'il te remarquera ?

– Puisqu'il ne pense qu'à ça, je suppose que oui.

– A toi de lui montrer qu'il y a autre chose dans la vie que le Kung Fu. A toi de faire en sorte qu'il s'intéresse à toi.

– C'est pas facile, tu sais…

– Tu ne t'y prends peut-être pas de la bonne façon… Mais bon, je vais pas t'embêter toute la soirée avec ça. Viens, on va aller danser un peu, ça te changera les idées.

– Tu as raison, Hitomi. »

Le coucou que Hitomi avait ramené d'un voyage en Suisse sonna sept heures. Les deux jeunes filles étaient encore en train de se préparer. Leifang hésitait entre une multitude de vêtements qu'elle avait acheté la veille, Hitomi ne savait jamais quoi mettre pour sortir… Comme il avait fait chaud toute la journée, ce qui annonçait une soirée plutôt douce, elle opta pour une jupe plissée bleue comme ses yeux et ne mit pas de collants. Leifang, elle, s'habilla plus chaudement, car elle avait l'habitude des étés tropicaux du sud de la Chine, et non des étés des régions montagneuses de l'Europe. Quand elles furent prêtes et belles comme deux anges tombés du ciel, quand même un peu sonnés par la chute, elles allèrent prévenir le père de Hitomi qui officiait encore au dojo. Ses séances d'entraînement pouvaient parfois durer très tard dans la nuit.

La belle Germano-japonaise marcha pieds nus, ses chaussures à la main, jusqu'au dojo à côté de leur petite maisonnette en pierres datant du Moyen Âge. Elle adorait sentir le sol sous ses pieds qui le foulaient avec une grâce et une légèreté aérienne. Leifang lui emboîtait le pas. Elle frissonna un peu lorsque l'air frais du dehors lui lécha le visage.

Son père, grand et blond, qui lui avait donné ses magnifiques yeux bleus, entraînait un groupe d'une vingtaine d'apprentis. Tous étaient en traditionnel kimono blanc et portaient une ceinture noire. Il s'agissait des plus anciens et des meilleurs élèves du dojo. Hitomi avait autrefois été à leurs côtés. Mais lorsqu'elle avait vaincu son père pour pouvoir participer au tournoi Dead or Alive 3, elle était parvenue au terme de son apprentissage. Ils répétaient au même rythme les exercices dictés par leur maître en poussant à l'unisson le fameux et sonore kiaï. Difficile de se faire entendre dans ces conditions…

Mais, lorsque Hitomi apparut dans l'encadrement de la porte, elle n'eut pas besoin de dire un mot pour être remarquée par son père qui tourna furtivement son regard grave sur elle. Elle et Leifang le saluèrent et il inclina la tête en signe d'approbation. Elles pouvaient y aller. Même si l'accord de son père ne lui était pas nécessaire, elle préférait le prévenir de leur départ sans pour autant déranger sa séance.

Lorsqu'elle sortit du dojo, Hitomi jeta par terre ses chaussures et sauta dedans. Leifang rit en la voyant les lacer maladroitement. Puis elles se dirigèrent vers le garage où dormait la Mercedes familiale.

« Tu conduis, Leifang.

– Ah, non ! Tu sais bien que je n'ai pas l'habitude de rouler à droite !

– Ben c'est justement pour que tu t'y habitues ! »

Elle lui jeta les clés dans les mains et lui lança d'un ton faussement moqueur :

« Allez, l'as du volant, montre-nous de quoi tu es capable.

– D'accord, mais tu n'as pas intérêt à boire, parce que tu conduis au retour !

– Okey Dokey ! »

Les Alpes, majestueuses, dominaient le petit village. La berline roula doucement sur les pavés, passa devant l'église de pierres, petite mais très belle, et prit la direction de la grande route. Comme beaucoup d'Allemands étaient en vacances dans des pays du sud, au bord de la Méditerranée, le plus souvent, et qu'en plus, cette partie du pays était relativement peu habitée, la circulation était aisée sur cette route. Ce coin de l'Allemagne était sans aucun doute le plus tranquille. Au pied des Alpes, à l'air frais, mais loin de toutes les grandes villes, quand même… Rien n'est parfait.

Tout était illuminé lorsqu'ils arrivèrent en ville. Les néons, les enseignes géantes leur rappelaient les films qu'elles avaient vus, tournés à Las Vegas. Elles ne purent d'ailleurs s'empêcher de repenser à Zack, le grand gagnant de la troisième édition du tournoi DOA qui avait eu une chance phénoménale dans l'un des casinos de la métropole du jeu. Hélas, aux dernières nouvelles, une violente éruption volcanique avait balayé son île tropicale dans laquelle il avait investi tous ses millions, et cet étrange Disc-jockey ne devait la vie qu'à un pur hasard. Sa petite amie l'avait même quitté suite à ce cataclysme, disait-on. Quelle n'avait été la stupeur de Leifang, de Hitomi et de toutes les autres lorsqu'elles avaient appris que l'île avait disparu peu de temps après le pseudo-tournoi DOA 4 auxquelles elles avaient toutes participé ! Si ce n'était pas de la chance, ça !

Leifang gara, avec une certaine difficulté qui fit rire Hitomi aux éclats, la voiture devant le club dans lequel elles avaient passé la première nuit de la jeune Chinoise en Allemagne. Elle avait eu du mal à accuser le choc ajouté au décalage horaire et s'était réveillée le lendemain à l'heure où le Soleil se couchait, ce qui avait fait bien rire tout le monde chez Hitomi. Puis elles posèrent enfin le pied par terre et Leifang ne cacha pas sa joie. Elle avait vraiment du mal à passer du mode de conduite britannique, fort peu répandu, au système « européen ».

Belles comme des déesses, elles n'eurent aucun mal à se frayer un chemin à travers la file d'attente jusqu'à l'entrée. Les avantages d'avoir un esprit sain dans un corps sain, comme disait en plaisantant Leifang. A l'intérieur de la gigantesque boîte de nuit, il était inutile d'espérer pouvoir s'entendre à plus de vingt centimètres de distance tant la musique était intense. Et le club était, comme toujours, plein. Leifang pensait à chaque fois en entrant ici à une autre boîte de nuit, à l'autre bout du monde, où le costume de videur paraissait beaucoup trop serré sur les épaules d'un homme dont on se demandait ce qu'il faisait là. Jann Lee, l'homme qu'elle aimait sans jamais avoir osé le lui dire, lui manquait toujours un peu quand elle entrait ici.

Hitomi en était bien consciente, et elle essaya d'emblée de la dérider en lui proposant de lui offrir un verre.

« Il te reste encore de l'argent après tout ce qu'on a dépensé hier ?

– Juste assez pour ce soir, puisque l'une de nous ne boit pas…

– Tu ne bois pas, martela Leifang avec un sourire charmant. Je ne veux plus jamais toucher à un volant à gauche !

– Allons, ce n'est pas si terrible.

– C'est ça ! Viens donc me voir à Hong-Kong un de ces jours, je te ferai conduire ma voiture !

– Ah, trop tard ! J'ai déjà conduit au Japon, pendant le tournoi.

– Et alors ?

– Ca pas été si mal que ça…

– Dis tout de suite que je ne sais pas conduire ! dit Leifang en prenant un air faussement vexé.

– Moi de toute façon, si je viens en Chine, je ferai du vélo.

– J'en ferais bien demain, moi…

– Si tu tiens encore debout !

– Tu n'espères quand même pas parvenir à me saouler ?

– On verra bien ! »

En riant toutes les deux aux éclats, elles durent ramer à contre-courant dans la marée humaine pour atteindre le bar où Hitomi commanda pour son amie un gin-fizz, son cocktail favori. Quant à elle, elle ne devait pas boire d'alcool… Elle prit simplement un jus de fruits tropicaux dans lequel flottaient quelques glaçons. La couleur de la boisson lui rappela, avec une certaine nostalgie, les couchers de Soleil sur la mer, lors de leur séjour sur l'île de Zack… Les deux amies trinquèrent joyeusement avant de boire leurs verres.

Autour d'elles, les spots multicolores projetaient leurs lueurs vives et intermittentes un peu partout, les stroboscopes donnaient l'impression que le temps s'arrêtait sur tous les clients rassemblés sur la piste de danse, la musique étendait sur tous une liesse peu commune, l'alcool embrumait les esprits et donnait parfois une impression, dans cet univers sans cesse mouvant, de flou un peu psychédélique. En grande majorité, la jeunesse allemande n'était pas abusive. Dans ce club, on s'amusait, oui, mais sans regrettables excès comme cela pouvait se voir un peu partout ailleurs…

Lorsqu'elle eut terminé son verre, Leifang prit Hitomi par la main et, au risque de lui faire renverser son verre encore à moitié plein, la tira en riant vers la piste de danse. Abandonnant son jus de fruits, Hitomi se laissa emporter et alla s'éclater avec son amie.

IV

Elle sauta lestement par-dessus la portière de son cabriolet après avoir coupé le contact. Elle ne prit même pas la peine de retirer la clé. Dans le coin, les voleurs et même les gens normaux étaient rares… Elle se pencha pour attraper son sac posé sur la banquette arrière, puis se mit en marche sur le petit chemin de terre battue. Autour d'elle, on n'entendait que le souffle léger du vent et les chants d'oiseaux. Le sentier grimpait sur la butte pour aboutir à un petit chalet de bois.

Le vent jouait avec ses cheveux blonds qui lui chatouillaient les épaules. Elle marchait nonchalamment, sans se presser. Elle savait qu'il n'était pas pressé, lui non plus, et il ne s'attendait de toute façon pas à la voir ainsi surgir. Elle sourit en apercevant appuyée contre le mur du chalet, rafistolée à la va-vite, la Harley Davidson de son père qu'il avait broyée de ses propres mains en plein désert de l'Arizona. Il fallait vraiment être du genre à taper avant de réfléchir comme lui pour agir ainsi !

Elle frappa à la porte du chalet, mais rien ne lui répondit, n'étaient le gazouillis des oiseaux et le vent dans les arbres de la forêt. Perplexe, elle frappa de nouveau. Il devait être là puisque sa moto était adossée au mur… Pas une réponse. Elle décida alors d'ouvrir la porte. Laquelle n'était pas verrouillée et pivota en grinçant sur ses gonds. La pénombre régnait dans le chalet vide dont tous les volets et rideaux étaient tirés. Par la porte qu'elle venait d'ouvrir en grand s'introduisirent des raies de lumière qui frappèrent les murs de bois, la cheminée de pierre, le sofa, le désordre ambiant, les quelques trophées suspendus au-dessus de la cheminée.

De toute évidence, il était sorti un moment. Mais pour aller où ? Elle n'eut pas à se poser longtemps la question, car un grand fracas de chute succédé par les cris excités d'oiseaux apeurés confirmèrent la réponse qui naissait déjà dans son esprit. Sans même refermer la porte et serrant les doigts sur la poignée de son sac, elle partit et traversa le petit pré jusqu'à l'orée de la forêt en prenant repère sur la nuée d'oiseaux qui s'envolaient à tire d'ailes comme pour fuir un terrible prédateur, ce que son père n'était pas loin d'être.

Elle n'eut aucun mal à le retrouver, guidée par ses ahanements sonores et ses protestations vives, ainsi que par ses lourds coups de hache. Il était occupé à débiter le tronc de l'arbre qu'il venait d'abattre. N'importe qui aurait pu reconnaître, même de dos, sa forme massive qui le rapprochait singulièrement d'un ours. Elle le vit marcher gauchement vers une des branches, soulever sa hache, puis frapper au nœud. Le bois vola en éclats et il frappa encore, plus fort, jusqu'à ce que la branche cédât. Laissant tomber son outil, il ramassa la branche qu'il venait de couper et la jeta au loin. Elle s'écrasa dans les fourrés, faisant fuir encore quelques oiseaux.

« Tu ne laisseras donc même pas les oiseaux tranquilles ? » le railla-t-elle.

Il se retourna en sursaut et avisa sa fille. Sans dire un mot, il ramassa sa hache et se remit au travail. Le sourire sur les lèvres de la jeune femme s'étira. C'était bien lui, il n'y avait pas de doute. Son même caractère de cochon.

« Que fais-tu là ? demanda-t-il de sa voix bourrue.

– Je passais te rendre une petite visite. Ca te gêne ?

– Depuis quand une grande star comme toi se préoccupe encore de son pauvre vieux père ?

– Tout ce que je vois, moi, ce serait plutôt un pauvre vieil arbre que tu es en train de déchiqueter. »

Il ne répondit que par un grognement qui indiquait son mécontentement.

« Tu comptes rester là longtemps, à couper du bois ? Ou bien tes nerfs vont enfin se calmer ?

– Ils ne risquent pas de se calmer si tu passes ton temps à m'embêter !

– Pourquoi coupes-tu du bois ? Tu ne viens ici qu'en été !

– Tu m'énerves à la fin ! pesta-t-il en se retournant et en jetant sa hache sur le sol. Qu'est‑ce que tu me veux ?

– Juste prendre de tes nouvelles, c'est tout. Je vois que tu vas toujours aussi bien que d'habitude.

– Ouais… »

Il reprit sa hache et se remit au travail. Pendant ce temps, sa fille avisa le matériel de bûcheron rassemblé dans un sac de cuir duquel dépassait le manche d'une autre hache. Elle s'en saisit et vint au secours de son père qui commençait en s'emmêler dans les branchages. Malgré ses vives protestations, elle l'aida à couper toutes les branches du tronc, puis à le débiter en morceaux plus faciles à transporter jusqu'à l'atelier où il pourrait travailler à son aise le bois. C'était un de ses nouveaux élans d'humeur : il s'était improvisé bûcheron, ce qui était relativement facile pour lui compte tenu de sa force, et ébéniste, ce qui était relativement difficile pour lui compte tenu de sa force…

« Je ne t'ai rien demandé, mon bébé. »

Elle n'aimait pas beaucoup qu'il l'appelât ainsi. Quand comprendrait-il qu'elle n'était plus seulement sa toute petite fille mais une femme, tout à fait accomplie à présent ? Mais pouvait‑on reprocher à un père de trop aimer son enfant ?

« Tu ne demandes jamais rien, papa, même quand tu as besoin d'aide. »

Il grogna en guise de réponse et commença à enrouler une corde autour d'une des portions de tronc d'arbre. Là aussi, sa fille l'aida, toujours malgré ses protestations. Puis ils traînèrent ensemble les lourds rondins de bois jusqu'au chalet. Pour lui faire étalage de sa force considérable, ce qui n'était absolument pas nécessaire, elle était sa fille, quand même, il traîna trois rondins de deux mètres chacun à lui tout seul quand elle n'en tirait qu'un seul. Il était vraiment aussi têtu qu'une mule !

Mais elle se rappela qu'il lui reprochait souvent d'avoir hérité de son entêtement, ce à quoi elle répondait qu'il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. Il avait transmis à sa fille tout de lui-même : ses qualités et ses défauts. Si elle ne ressemblait en rien à son père sur le plan physique, n'étaient ses cheveux de la couleur des blés, elle avait exactement le même caractère que lui : têtue et ambitieuse. Encore que sa féminité avait exacerbé son ambition et désormais, la jeune femme voulait conquérir le monde et était en vérité tout à fait capable d'y parvenir tant elle rayonnait de beauté, de force et de charisme. Tout ce qui avait fait de son père le champion incontesté du ring ferait d'elle la souveraine de la mode, du cinéma, de la musique. Déjà, on la voyait partout en photo sur les murs de toutes les grandes villes de tous les Etats-Unis.

Son père n'aimait pas voir sa fille conquérir ainsi un public de plus en plus large. Si elle avait pu se contenter d'être la championne du monde de catch féminin, il aurait été comblé. Etait-il jaloux du succès de sa fille qui surpassait le sien ? Etait-il contrarié qu'elle eût pris si vite son indépendance ? Ou tout simplement affolé de voir cette femme qui était sa fille grandir plus vite qu'il ne l'aurait voulu au point de pouvoir désormais se passer tout simplement de lui ? La peur de perdre une enfant qu'il chérissait tant sans oser l'avouer… L'orgueil était aussi un de ses défauts, et sa fille en était aussi pourvue que lui…

Lorsqu'ils eurent terminé, il poussa un soupir de soulagement. Ils avaient entreposé les rondins dans la petite réserve derrière le chalet. La jeune femme s'éloigna, son sac toujours à la main.

« Tina ! Où vas-tu ?

– J'ai soif, pas toi ? Et puis ton salon a besoin d'être rangé.

– Je t'interdis de… »

Mais il était trop tard. Elle avait déjà disparu à l'angle du mur. Il se lança à sa poursuite et la retrouva en train d'ouvrir tous les volets du chalet.

« Tina, arrête !

– Je n'aime pas vivre dans le noir, dit-elle alors qu'elle remettait de l'ordre dans la bibliothèque qui semblait avoir essuyé une violente tempête. Ni dans le désordre d'ailleurs.

– Peuh ! Des considérations de filles, ces inepties !

– Avec toi, le cliché des femmes toujours plus ordonnées que les hommes ne sera jamais invalidé !

– Ne me fais pas rire » marmonna-t-il en se laissant lourdement, très lourdement tomber sur son pauvre sofa qui semblait avoir accusé de nombreux chocs comme celui-là.

Tina, sans même demander la permission à son père, se servit un grand verre d'eau qu'elle vint boire sur une chaise, en face du sofa défoncé. Le colossal catcheur la regarda attentivement avaler une profonde gorgée d'eau. Il revit un instant dans le visage somptueux de sa fille la beauté envoûtante de sa défunte épouse… Tina était le portrait craché de sa mère, mis à part le fait qu'elle avait hérité de ses cheveux à lui.

Quand elle eut fini de boire, elle demanda un peu distraitement :

« Tu as vu mon film ?

– Quel film ?

– Tu mens toujours aussi mal, papa. Celui dont tout le monde parle en ce moment. Celui qui est en tête du box-office depuis sa sortie.

– Ah oui, ce truc en Yougoslavie, là, « The last ch'ais-plus-quoi »…

– The last battalion !

– Qu'est-ce que ça peut faire ? Non, je l'ai pas vu, ton film. Je suis au Montana depuis deux semaines.

– C'est pas une raison. Figure-toi que j'ai pu en avoir une copie sur DVD, dit-elle en fouillant dans son sac pour en tirer une boîte dont la jaquette représentait Tina, émergeant des flammes, une M-249 à la main.

– J'ai pas de télé, tu le vois bien.

– Je sais. J'ai amené mon lecteur de DVD portable, répliqua-t-elle en brandissant le dit appareil.

– Je vais pas regarder un film sur ton écran microscopique !

– Tu le fais vraiment exprès, papa.

– Pourquoi voudrais-tu que je regarde ce navet ?

– Pour t'en faire une opinion plus juste, peut-être…

– Pas la peine.

– A ta guise, lâcha-t-elle en rangeant ses affaires. Je ne suis pas venue pour me fâcher avec toi. »

Il y eut un long moment pendant lequel aucun des deux ne dit un mot. Le père de Tina semblait être le plus gêné des deux. Ce fut sans doute pour cette raison qu'il fut le premier à briser le silence.

« J'ai appris que tu avais participé au tournoi DOA 4. Tu l'as remporté ?

– Ce n'était pas vraiment un tournoi, mais plutôt de super vacances ! J'y ai revu Lisa. C'était chouette, vu qu'on ne s'était pas recroisées depuis la fac !

– Ah… C'est bien.

– On a passé deux semaines à bronzer et à jouer au beach-volley sur des plages de rêve.

– Vous avez dû drôlement vous amuser. »

Lui avait passé deux semaines à courir tous les garagistes du Montana pour essayer de trouver des pièces de rechange pour sa moto. Pas très excitant. Il imagina sans aucune difficulté sa fille dansant le tamouré sur une plage de sable fin tandis que le Soleil se couchait lentement dans la mer cristalline… Il lui en voulait un peu d'avoir ainsi paressé sur une île paradisiaque et était en même temps un peu jaloux de sa chance. En vérité, il la jalousait plus qu'il ne lui en voulait…

« Je suppose, reprit-elle, que tu n'as pas non plus entendu ma chanson à la radio ?

– Tu sais bien que je n'écoute que du rock.

– Tu n'aurais même pas fait l'effort de changer de station pour écouter ta propre fille ? »

Que voulait-elle lui forcer à avouer ? Qu'il était fier d'elle ? Il avait beaucoup trop d'orgueil pour l'admettre. Mais comment aurait-il pu ne pas être fier de la réussite de sa seule et unique fille, la seule chose qu'il lui restait de la femme qu'il aimait ? Mais Bass Armstrong avait un véritable caractère de cochon. Ce qu'il voulait, c'était que sa fille se cantonnât à suivre ses pas, et pas à aller tourner un film à droite, écrire et interpréter un album à gauche… Elle était pourtant si douée en tout… Il la revoyait adolescente, à l'époque où elle avait commencé à jouer avec la guitare électrique qu'elle s'était payée à la sueur de son front. Il revit un instant la télé d'un motel qu'il avait fracassée après y avoir vu défiler sa fille, somptueuse, devant une foule de célébrité et de journalistes de mode admiratifs… Bien sûr qu'il était fier d'elle. Mais il était beaucoup, beaucoup trop caractériel pour le lui avouer. Pour tout simplement se l'avouer à lui-même.

Pour changer de sujet, il demanda :

« Tu vas dormir où ?

– Je ne sais pas. Je vais peut-être aller louer une chambre d'hôtel en ville.

– Tu peux rester ici, si tu veux. Ta chambre… Je n'y ai pas touché depuis la dernière fois que nous y sommes venus ensemble. »

Cela remontait à longtemps, très longtemps… Avant que Tina, devenue adolescente, ne fît montre d'une ambition dévorante et se fâchât avec son père.

« Peut-être qu'un petit coup de balai sera nécessaire, nuança-t-il avec une moue embarrassée.

– Quel euphémisme ! se moqua-t-elle en se levant. Autant commencer à le passer tout de suite, ce petit coup de balai.

– Je viens t'aider.

– Non. Repose-toi plutôt, tu as l'air fatigué !

– Tu vas voir si je t'attrape ! » hurla-t-il en levant sa masse imposante et en se jetant à la poursuite de sa fille qui disparaissait dans le petit couloir menant aux chambres. Peut-être que tout cela n'allait pas les aider à remettre de l'ordre, en fait…

V

Elle franchit la porte et déboucha à la lumière vive du jour. Le vrombissement sourd des pales de l'hélicoptère couvrait le bruit de la circulation au pied de la tour. Son portier l'attendait, en impeccable livrée blanche. Elle mit ses lunettes de soleil et ses magnifiques yeux bleu turquoise s'assombrirent. Un jour, Donovan paierait ses infamies. Elle n'aurait aucun scrupule à l'éjecter du groupe et à le livrer en pâture à toutes les autorités éthiques du monde dès qu'elle aurait réuni assez de preuves et elle-même compris toute cette sombre histoire.

Elle grimpa lestement dans la cabine du Bell 206 aux couleurs de la Compagnie, celui de son père, et son portier, après l'avoir suivie, referma la portière derrière lui. Elle fit signe au pilote de décoller. Il poussa alors les turbines à fond et l'appareil s'éleva majestueusement avant de prendre de la vitesse et de s'éloigner vers le nord. Bientôt, le paysage derrière l'hélicoptère était constitué des hauts gratte-ciel qui encadraient la baie.

Il ne se détendit que lorsque ses oreilles ne perçurent plus le claquement des rotors de l'hélicoptère de la PDG de la DOATEC. Cette fille lui faisait vraiment peur. Elle avait une présence, une force intérieure, pourtant calme et tranquille, qui le terrorisait. Depuis longtemps passé dans l'illégalité la plus totale, le Dr. Victor Donovan avait pris l'habitude de se méfier de tout le monde. Mais Dame Douglas, ainsi que la presse se plaisait à la nommer alors qu'elle n'avait que vingt-et-un ans, avait quelque chose de particulier qui la rendait plus terrible que toutes les personnes qu'il avait rencontrées au cours de sa vie. Il ne savait quoi…

Encore qu'il se souvenait avoir parfois éprouvé ce même trouble en présence d'une personne qui appartenait désormais au passé, un grand homme, fondateur de la DOATEC, Fame Douglas. Il était mort dans d'étranges circonstances. Etranges circonstances auxquelles le vénal Dr. Donovan n'était pas tout à fait étranger… Encore que ce meurtre ne l'avait pas beaucoup avancé, car il se retrouvait désormais avec un obstacle de poids : son héritière. Incroyablement déterminée, elle avait échappé à tous les tueurs qu'il avait lancés à sa poursuite. C'en était rageant, à force ! Ce n'était qu'une simple jeune femme !

Encore qu'il devait bien reconnaître qu'en plus d'être merveilleusement belle, la jeune Française était au moins aussi intelligente que son célèbre père. De plus, elle avait également hérité de la grâce et du talent de sa mère… Elle aussi était morte. Le tireur qui devait le débarrasser de la fille avait raté sa cible et abattu la mère en plein milieu d'un opéra… Comment un tireur professionnel avait-il pu manquer son coup de cette façon ?

Savait-il que son assassin avait été repéré et que la mère s'était placée de son propre chef entre lui et sa cible ?

Après autant de tentatives de meurtre ratées, la jeune Douglas devenait extrêmement dangereuse. Chaque jour qui passait, le Dr. Donovan la sentait inexorablement approcher de la vérité sur le sombre complot qu'il tramait depuis des années. Que ferait-elle alors, sans doute emportée par une rage insoutenable ? Non. Cela ne devait en aucun cas arriver ! Il avait trop travaillé toutes ces années pour qu'une cantatrice de pacotille ne se permît de venir ainsi contrarier ses plans ! Elle devait mourir ! A tout prix.

Il quitta la fenêtre depuis laquelle il contemplait distraitement le trafic et l'affairement de la ville, et alla se rasseoir dans son large fauteuil qu'il haïssait. Il ressemblait trop à celui du président-directeur général que cette peste de Française n'occupait jamais tout en n'étant que celui du second. Comme il aurait voulu pouvoir grimper d'un étage et aller s'installer dans le vaste bureau de Dame Douglas. Mais la quasi-totalité du personnel de la tour était fidèle à la fille de Douglas et ne le laisserait donc faire.

Son interphone sonna.

« Qu'y a-t-il ? demanda-t-il sèchement.

– M. Blade demande à vous voir, lui annonça sa secrétaire.

– Faites-le entrer. »

Le chef de sa sécurité personnelle pénétra à pas de loup dans son bureau.

« Quelles nouvelles, M. Blade ?

– Elles sont mauvaises, monsieur. L'agent C-112 a été retrouvé mort sur le toit d'un immeuble à Londres. Les autorités pensent que c'est un suicide.

– Et Cobra ?

– Disparue, docteur.

– Non ! D'abord Tigre et maintenant elle ! »

Il se donna un moment de réflexion avant d'ordonner :

« Intensifiez les recherches et dès que vous l'aurait retrouvée, tuez-la.

– Bien docteur. »

Donovan lui fit signe de disparaître et il obtempéra dans la seconde.

De nouveau seul, il considéra en profondeur cette très mauvaise nouvelle. Il ne connaissait pas personnellement l'agent Cobra, mais il savait pour l'avoir vue combattre au dernier tournoi qu'elle n'était pas du genre à se laisser prendre un coup sans le rendre par la suite. Sa vengeance pouvait en effet prendre des années à s'accomplir, mais elle n'oubliait jamais un affront. Donovan vivait depuis suffisamment longtemps en Chine pour avoir retenu ce vieil adage : ne frappe jamais un serpent sans le tuer…

Comme s'il n'avait pas déjà assez de problèmes à régler avec sa patronne, il détestait ce mot, et l'agent Tigre qui, comme Cobra, avait échappé à son nettoyeur. Tous trois en savaient trop et étaient tous en quête de vengeance. Les problèmes lui arrivaient jusqu'au cou, à présent. Les échecs successifs des projets Epsilon, Alpha et Oméga ne pouvait que jeter de l'huile sur le feu. Le Dr. Donovan était vraiment très contrarié. Ces dernières années, rien ne marchait comme il l'aurait souhaité. Alors qu'il était si proche du but…

Au pied de la tour, les embouteillages habituels, comme dans toutes les grandes villes aux heures de pointe. Le contraste saisissant entre les étals des marchands ambulants et les devantures des grands magasins à l'occidentale. Les nuées de piétons si étrangement calmes, comme conditionnés. Le reflet du Soleil sur la vitre teintée d'une Mitsubishi noire, puis sur celle d'une autre. Les deux voitures se garant devant l'entrée du siège de la DOATEC, un homme en noir sortant de la première et s'avançant vers la seconde. La portière que l'on ouvrait pour laisser sortir un homme d'allure digne en costume gris alors que les gardes du corps, reconnaissables à leurs lunettes noires, se mettaient en place après avoir précautionneusement refermé les portières.

Escorté des quatre gardes du corps, l'homme en noir, plutôt grand pour un asiatique, les yeux et les cheveux, plaqués sur son crâne par de la laque, découverts, et l'homme en gris, d'un âge oscillant entre la trentaine et la quarantaine, progressèrent vers l'entrée. Sans même un mot, ils traversèrent l'accueil, comme s'ils étaient chez eux. Une des réceptionnistes fut la plus prompte à réagir et décrocha son téléphone pour composer hâtivement un des numéros internes de la tour. Un signe de l'homme en noir. Les deux gardes du corps de queue se mirent de part à d'autre de la porte d'ascenseur. L'un des deux autres appela la cabine.

Les portes coulissèrent, s'ouvrant sur le hall de l'avant-dernier étage. A l'entrée des quatre hommes, tout le monde se figea. Le brouhaha ambiant et habituel se changea soudain en murmures effarouchés. Sans prêter attention aux courbettes de certains employés zélés, les quatre hommes progressèrent jusqu'au bureau du second de la Compagnie. Les deux gardes du corps se mettaient en position autour de la porte tandis qu l'homme en noir frappait deux coups forts.

Le Dr. Donovan s'inclina bien bas en ouvrant sur ses distingués visiteurs.

« M. Wong, si je m'attendais à votre visite…

– Il suffit, Donovan. Assez de politesses, répondit sèchement l'homme en gris, ce qui mit mal à l'aise le docteur. M. Yang, veuillez m'attendre dehors.

– Bien M. Wong » répondit l'homme en noir en s'inclinant légèrement.

L'homme en gris entra dans le bureau de Donovan sans laisser à celui-ci le temps de s'effacer. Puis le docteur referma la porte avec précaution. M. Wong venait à l'improviste… Cela ne lui ressemblait guère. L'affaire devait être grave. Sans un mot, il suivit du regard le Chinois qui alla se planter comme lui une heure plus tôt devant la fenêtre. Il semblait de fort mauvaise humeur. Comment l'enjoindre à parler sans le brusquer ?

« Désirez-vous un verre, M. Wong ?

– Jamais lorsque je travaille, Dr. Donovan. »

Raté ! Normal puisque l'homme n'était pas n'importe qui, mais occupait un poste qui demandait autant de sérieux que de compétences. Le docteur restait paralysé près de la porte, attendant avec anxiété le premier mot de son visiteur. Mais celui-ci ne disait rien, comme s'il essayait de se fondre dans le décor luxueux du bureau. Donovan ne devait pas rester muet où il importunerait un homme dont il dépendait. Dire quelque chose, quelque chose de poli, de sensé et d'encourageant.

« M. Chang se porte-t-il bien ?

– Il est fort irrité, et c'est le but de ma visite, docteur. »

Donovan déglutit. Peu rassurant comme début de conversation, mais c'était toujours mieux que rien. Le docteur s'avança lentement vers son bureau.

« Je suis certain qu'il ne s'agit pas de quelque chose de si grave. »

L'audace de sa remarque ne parut pas irriter davantage son interlocuteur. Mais Donovan savait que M. Wong était capable d'une grande maîtrise de ses émotions.

« Quel est le problème ? » demanda-t-il en prenant enfin son courage à deux mains.

M. Wong se retourna brusquement et braqua son regard froid sur le second de la DOATEC.

« Vous, Donovan. Vous. »

Il ne répondit rien, devinant déjà les reproches qu'avait à lui faire transmettre M. Chang. Il s'attendait à ce que le silence durât, mais M. Wong jugea bon de ne pas le laisser reprendre contenance.

« M. Chang est fort déçu par vos échecs à répétition qui, à la longue, n'attirent que trop l'attention sur vous, et par-là même sur notre organisation. »

Logique. Deux tentatives d'assassinat sur la même personne, ça avait de quoi préoccuper les autorités, d'autant plus que la personne était de très haut rang et que deux membres de sa famille avaient déjà trouvé la mort dans des assassinats.

« Mais il y a pire.

– Pire ? »

Qu'est-ce que cela pouvait être ? De quoi parlait M. Wong, de quoi s'inquiétait M. Chang ? Dans un geste théâtral, M. Wong se retourna pour faire de nouveau face à la fenêtre. Il demeura silencieux un long moment, et le Dr. Donovan se demanda s'il poursuivrait jusqu'au bout de son idée. Puis il ouvrit la bouche, inspira lentement l'air, non pas à la manière de quelqu'un de nerveux ou d'inquiet, mais avec un calme ostensible qui avait de quoi effrayer.

« Laissez-moi vous raconter une petite histoire. Une anecdote fort amusante. Elle commence bien par « Il était une fois », mais ne se poursuit pas par « dans un pays lointain » car elle se déroula ici même, à Hong-Kong. »

Il marqua une courte pause qui laissa à Donovan le temps de se demander à quoi il pouvait bien faire allusion.

« Ca ne se passe pas non plus il y a si longtemps que ça, tout au plus depuis 1842. A cette époque, l'île appartenait à un peuple de conquérants et de marins aguerris que l'on appelait les Britanniques. Avec le début de la phase de la mondialisation que nous connaissons, peu après 1945, Hong-Kong se trouvait diantrement bien située. L'île offrait une grande ouverture sur le marché pacifique émergent, et sur le Japon, pays producteur de technologie de haut niveau. Mais contrairement à beaucoup des pays de la région, à l'époque communistes, la colonie anglaise bénéficiait de la politique libérale de sa métropole. L'île devint ainsi un Eden pour les investisseurs étrangers, tout comme un certain Fame Douglas qui fit construire ici même le siège de sa nouvelle compagnie qui devint rapidement une puissante multinationale. »

Une nouvelle pause. Pour laisser le temps au Dr. Donovan de se demander une fois de plus où voulait en venir son interlocuteur.

« Mais cet îlot de prospérité à quelques encablures des côtes chinoises n'était pas pour ravir son gigantesque et vorace voisin. La Chine a toujours revendiqué bon nombre de territoires à proximité de ses frontières. Alors cette fois, pour reprendre Hong-Kong, la Chine a secrètement et durant de nombreuses années financé des sociétés secrètes et illicites plus tard connues sous le nom de Triades… Leurs activités illégales perturbaient en effet l'économie tout entière de l'île et donc les intérêts des occidentaux qui y étaient implantés. Ainsi la Chine souhaitait-elle pousser les Anglais à leur rendre l'île au plus vite. Vint 1997, date à laquelle le bail pour Hong-Kong expira et l'île fut enfin rétrocédée à la Chine, sous le statut provisoire de Province Administrative Spéciale pour une durée de cinquante ans. Qu'advint-il des Triades ? Devenues totalement indépendantes depuis fort longtemps, elles continuèrent d'opérer pour leurs propres intérêts, aux mépris, ainsi, des intérêts économiques de l'Etat qui avait favorisé leur croissance, voire leur naissance… »

Silence, de nouveau. Où diable voulait en venir M. Wong ? Celui-ci rit doucement devant la fenêtre et Donovan sentit perler une goutte de sueur froide qui roula le long de son front jusqu'à son nez.

« Je trouve cette histoire très amusante, pas vous ? C'est ce que l'on peut appeler l'ironie du sort, non ? »

Il se retourna et avisa le sourire condescendant du docteur.

« Mais comme pour tous les contes chinois, celui-ci comporte une importante morale. Devinez-vous laquelle ? »

Donovan suait à grosses gouttes, à présent. Il sentait qu'il n'allait pas tarder à savoir quelle était la pensée de M. Chang, et qu'il ne serait pas ravi de l'apprendre.

« Non, répondit-il dans un balbutiement mal dissimulé.

– Tout être qui enfante doit se méfier de l'appétit grandissant de sa progéniture. »

Donovan sursauta. C'était donc ça !

« M. Chang a bien retenu cette morale, depuis fort longtemps. Et il a aujourd'hui l'impression que vous êtes l'enfant de plus en plus glouton qui s'apprêterait à dévorer ses parents. Une impression qui, contrairement à l'anecdote que je vous ai racontée, ne le fait pas rire du tout.

– M. Wong, commença Donovan, je vous assure…

– Inutile, docteur. Nous connaissons l'homme que vous êtes. Un homme qui sans le soutien attentionné de M. Chang et de ses collaborateurs ne serait pas. Mais un soutien qui, comme vous le devinez, n'est pas dénué d'intérêts. Tous avons l'impression que votre action tend à aller à l'encontre de ces intérêts qui vous valent toutefois d'être quelqu'un. Oublieriez‑vous l'homme que vous étiez il y a dix ans ? Un scientifique aux idées très controversées, rejeté par tous les employeurs et qui finalement fait une rencontre qui lui permettra d'obtenir dans une nouvelle entreprise promise à un grand avenir un poste de directeur scientifique. Puis peu à peu, ce soutien inespéré vous a aidé à gravir les échelons, plutôt rapidement dans une multinationale aussi tentaculaire que la DOATEC, a financé vos projets Epsilon, Alpha et Oméga, trois cuisants échecs, ainsi que toutes vos excentricités, y compris le meurtre de Fame Douglas, leader charismatique de la Compagnie. Un soutien qui n'attend de vous en retour qu'une totale et aveugle soumission. »

Donovan essayait de garder le visage impassible, mais ses émotions transparaissaient toutefois au travers de son masque d'indifférence.

« Que vous affirmiez votre indépendance aurait pu passer encore, mais M. Chang s'interroge sur la finalité de vos projets de développement surhumain… Je vous le rappelle, nous savons quel homme se cache derrière votre respectable poste de second. Il est inutile que je m'étende là-dessus. M. Chang m'envoie vous mettre en garde. Il vous a à l'œil et s'apprête à tuer dans l'œuf toute tentative inconsidérée de votre part. »

Son ton était dur et il s'était approché du scientifique en sueur.

« Vous pouvez peut-être oublier qui vous a donné la vie, mais n'oubliez jamais que nous pouvons à tout moment vous la reprendre. »

Ce fut le mot de la fin. D'un pas vif, M. Wong quitta le bureau et claqua la porte derrière lui.

Peu après, les deux Mitsubishi s'éloignaient dans le centre de la ville. Donovan était demeuré un long moment figé au milieu de son bureau.

Quelle putain de mauvaise journée ! D'abord la visite menaçante de Dame Douglas, puis la disparition de Cobra, et maintenant ça… Mais il se ressaisit. Il n'était pas homme à croiser les bras sans réagir, faute de quoi, il ne serait pas parvenu, aidé ou pas, à ce qu'il était désormais. M. Chang croyait lui faire peur avec son armée de tueurs en costumes noirs ? Il se trompait. Il se trompait lourdement.

VI

La même image hantait sans arrêt son esprit. Le même décor désolé, les flammes, avides, qui dévoraient les murs et les corps. L'odeur, horrible, de la chair grillée, la boue, il avait plu peu avant, les cris d'horreur et de souffrance… Le fracas sourd de la façade d'un bâtiment s'effondrant dans la rue, ensevelissant sans pitié quelques enfants désorientés. Là, un homme gravement brûlé hurlait de douleur, demandait en criant qu'on l'achevât. Là, un enfant éventré par un éclat, son sang répandu sur le parvis de l'église où lui et ses parents avaient tenté de se réfugier. Eux n'avaient pas survécu non plus.

Depuis, il se demandait toujours pourquoi, au milieu de tous ces morts, il avait survécu. Etait-ce pour se souvenir à jamais de ce jour horrible, de l'atrocité qu'il allait voir peu après ? Etait-ce pour ne pas oublier, venger, pleurer ? Etait-ce pour voir arriver, au milieu du claquement sourd de leurs rotors fouettant l'air, les cinq Hinds qui avaient survolé la ville, visiblement à la recherche de quelque chose ? Etait-ce pour voir cet homme et cette femme qui courraient vers lui, main dans la main, dans une détente désespérée ? Etait-ce pour voir le canon Vulcan du Hind qui les survolait se mettre en action ? Pour voir les balles de 12.7 mm leur faucher les jambes dans une gerbe écarlate puis les clouer au sol, les transformant bientôt en une bouillie informe de chair et d'os ?

Etait-ce pour se souvenir à jamais de la mort horrible de ses parents qu'il avait survécu à ce massacre ?

Que ce fût pour cette raison ou non, le fait était qu'il n'avait jamais oublié ce jour horrible qui avait mis un terme prématuré à son enfance. Ses parents morts, il avait dû errer en pleurant dans les rues dévastées de la ville en flammes, s'était sans doute évanoui au milieu des gravats, car il avait beau fouiller sa mémoire, il ne trouvait pas les morceaux qui manquaient pour reconstituer le puzzle.

Il n'avait jamais oublié et s'était juré de comprendre. Combien d'années avait-il cherché, remuant ciel et terre, les raisons qui avait poussé des hommes, l'Armée Rouge, il l'avait compris plus tard, à attaquer ce paisible village ? Dans sa quête de vérité, il avait découvert de nombreux secrets. Qui était son père, par exemple. Un des meilleurs scientifiques de l'URSS. Pourtant, un jour, sans raison, il ne s'était pas montré à son laboratoire, près de Moscou. L'enquête menée par le KGB révéla qu'il était passé à l'ouest. Il n'en était en vérité rien. Son père avait quitté Moscou pour gagner un petit village de la république de Tchétchénie. Pourquoi s'était-il ainsi éloigné du pouvoir central ? Ca aussi, il l'avait découvert. Ce brillant scientifique n'était pas un fidèle du pouvoir dictatorial exercé par le Kremlin et ne supportait pas les sévices que le Politburo faisait subir à la population de cette petite région du sud-ouest. Aussi avait-il rejoint avec son épouse les partisans de l'indépendance de la Tchétchénie et avait-il mis son important savoir à leur disposition.

Mais le Kremlin avait fini par l'apprendre et avait envoyé une division entière de l'Armée Rouge balayer la cité. Comment l'avaient-ils appris alors que nul ne savait où se trouvaient le couple et leur enfant ?

Il remonta consciencieusement son pistolet-mitrailleur dont il venait de nettoyer chaque pièce. Puis il vissa le silencieux au canon et vérifia que tout était en ordre. Avec des gestes lents et furtifs, il sortit son couteau de combat de sa gaine et se mit à en aiguiser la lame. Le bruit métallique semblait résonner dans l'obscurité et le silence de la nuit.

Tandis qu'il polissait la lame, il se replongea dans ses souvenirs. Il chassa d'un clignement des yeux l'image de l'hélicoptère de combat déchaînant son feu sur un couple sans défense pour revenir à une époque de sa vie beaucoup moins ancienne. Revit en accéléré toutes les recherches qu'il avait effectuées dans d'innombrables archives. Le défilement s'arrêta sur une rue de Hong-Kong, une grande rue encombrée de véhicules, sur l'entrée d'une haute tour. Il n'y était pas entré. Il n'avait fait que passer. Les preuves, si elles existaient encore, se trouvaient peut-être ici, s'était-il dit.

Puis il avait loué ses services de mercenaire aguerri, avait rempli avec succès toutes les missions qu'on lui avait confiées, jusqu'à la dernière. Tigre se souvenait très bien du fusil à lunette qu'on lui avait remis, de l'attention qu'il avait mis à le démonter, le nettoyer, le remonter. Du silencieux qu'il avait vissé au canon, de la lunette de vision nocturne qu'il avait maintes fois polie. De la cible, du viseur qu'il plaçait sur sa tête, de la pression de son doigt calme sur la détente. Du coup de feu étouffé, du sifflement furtif dans l'air, du sang qui perlait de la tempe de Fame Douglas.

Puis le Dr. Donovan, son employeur, l'avait trahi, avait jugé qu'il en savait trop pour vivre. Avant de s'évanouir dans la nature, Tigre était enfin parvenu à trouver les preuves qu'il recherchait. Les pièces manquantes du puzzle. Les documents accablants qui lui avaient permis de comprendre comment étaient morts ses parents. Il n'avait pas vraiment eu le temps d'étendre son exploration des dossiers qu'il avait eu sous les yeux, car les hommes de Donovan le recherchaient pour le mettre hors d'état de révéler quoi que ce fût au sujet de la regrettable mort du leader de la DOATEC, mais il en avait lu assez pour finalement comprendre.

A l'époque où son père travaillait pour l'URSS, il avait un ami et coéquipier. Même si celui-ci ne partageait pas son aversion pour le pouvoir central ni sa sympathie pour les rebelles tchétchènes, il l'avait aidé à faire croire à tout le monde que le scientifique s'était embarqué pour l'Allemagne de l'Ouest. Il était par conséquent le seul à savoir qu'il s'était en réalité réfugié dans un petit village du sud-ouest de la Russie. Et, très peu de temps après, cet homme, cet ami fidèle, l'avait délibérément trahi…

Cet homme sinistre, cet hypocrite, ce tortionnaire manipulateur, cette ordure rampante que Tigre ne rêvait plus que de tuer chaque nuit, s'appelait, les documents qu'il avait pu consulter étaient formels, Victor Donovan. L'homme pour qui il avait tué et qui cherchait à présent à s'assurer qu'il ne parlerait plus jamais. L'homme qui lui avait ordonné de tuer Fame Douglas et à qui il avait obéi. L'homme qui l'avait, lui aussi, trahi. Le scientifique excentrique qui tentait de faire main basse sur la puissante DOATEC et qui n'hésitait pas à faire couler le sang pour y parvenir.

L'homme dont il allait se venger. Et il ne vengerait pas seulement son honneur, mais aussi la mort de ses parents, la mort de Fame Douglas, la mort de sa maîtresse française, la mort de tous ceux qui avait péri la nuit où le monde avait pour lui basculé. Il empêcherait les morts à venir en tuant Victor Donovan.

Il s'arracha un cheveu qui dépassait de son bonnet noir et le posa sur le fil de son couteau qu'il avait fini d'aiguiser. Il se coupa en deux sans aucun effort. Parfait. Il rengaina son arme. Mortellement efficace en close-combat, ce couteau était en outre parfaitement équilibré, ce qui en faisait une arme de lancer d'une redoutable précision. Et chaque jour, Tigre s'entraînait pour s'assurer de ne manquer aucune cible, même mouvante. Il était capable de tuer un ennemi distant d'une quinzaine de mètres de lui dans le noir avec son simple couteau. Même si cet ennemi courait.

Il sortit maintenant de son holster de hanche le pistolet automatique USP et le démonta à son tour. Il posait doucement les pièces sur le sol, devant lui, en prenant garde à ne pas faire rouler les ressorts ou les autres petits éléments. Puis il les nettoya avec soin, avec des gestes mille fois répétés, d'une précision infaillible. Tigre s'assurait toujours d'avoir entre les mains un matériel en parfait état de marche.

Même si, à la vérité, il pouvait très bien se défendre et même tuer à mains nues. Sa force était colossale et il n'en était pas moins vif. Tigre avait une parfaite maîtrise de son corps en toute situation. Il était capable d'endurer un froid ou une chaleur extrêmes sans broncher, il pouvait rester en apnée sous l'eau plusieurs minutes, courir pendant des heures sans s'essouffler, se camoufler dans l'ombre, étrangler silencieusement un homme plus grand que lui, s'il en trouvait… Il était une parfaite machine à tuer. Donovan avait eu tort de se mettre Tigre à dos. Il le paierait fort cher.

Il remonta le pistolet et le remit dans son holster après avoir vissé le silencieux muni d'un cache-flamme au canon. Puis il consulta d'un geste nonchalant sa montre phosphorescente. Elle indiquait une heure et demie du matin. Il regarda autour de lui. Tigre était dans un port. Les silhouettes noires des cargos assombrissaient la nuit. Les portiques géants, immobiles, étendaient leurs squelettes menaçants sur des rangées parfaitement parallèles de containers. Les quais semblaient endormis, à l'exception de celui qui se trouvait à quelques centaines de mètres de lui. Les dockers chargeaient lentement un cargo qui appareillerait à l'aube.

Tigre sortit sa paire de jumelles à vision nocturne et braqua son regard vers le pied de la grue géante qui chargeait le navire. A la lumière de quelques torches électriques, les dockers et les marins du cargo achevaient les préparatifs du départ. La cargaison ne semblait pas être plus gardée que d'habitude. A cette heure de la nuit, tout dormait. A cet endroit reculé de la Russie, rien ne vivait.

Tigre s'était permis une petite visite à la capitainerie et avait vérifié les horaires de départ du navire. Dans trois heures, il larguerait les amarres et mettrait le cap vers la Corée du Sud, puis vers Hong-Kong, et ensuite… Il ne s'en était pas préoccupé. Lui s'arrêtait à la deuxième escale. Le navire n'emportait que peu de containers, essentiellement des céréales. Il serait chargé lors de ses différents arrêts dans les ports « occidentaux », mondialisés, américanisés…

La grue s'éloigna de la coque du navire. Avec ses jumelles, il vit son opérateur descendre lentement l'échelle. Le chargement était apparemment terminé. C'était le moment. Il scruta les alentours. Le ciel était nuageux, la Lune ne le révélerait pas. Parfait. Il s'élança avec une détente souple et silencieuse. Du cabanon derrière lequel il s'était caché depuis le crépuscule, il courut vers un wagon stationné sur la voie ferrée et s'accroupit derrière le boggie avant. Du coin de l'œil, il surveilla les mouvements autour du bateau. Les dockers, leur travail terminé, s'éloignaient de la rampe d'accès. Le pont semblait, quant à lui, désert.

Il avait mémorisé le plan du bateau qu'il avait trouvé dans la capitainerie. L'accès vers les cales se trouvait à l'arrière, près des quartiers de l'équipage. Sur le pont, il progresserait à découvert sur environ une cinquantaine de mètres. Largement assez pour être repéré. Il n'était donc pas question de grimper sur le pont du navire avant de s'assurer de pouvoir rapidement se dissimuler. Il attendit que les dockers eussent disparu, puis attendit une minute de plus, au cas où une patrouille se montrerait.

Il en vint une, en effet. Un seul homme, armé d'une lampe torche sans doute proche de rendre l'âme… Il analysa ses allées et venues. Il marchait d'un bout à l'autre du navire, ce qui lui laisserait facilement trois minutes pour agir, peut-être un peu moins. La Lune n'émergeait toujours pas. Il attendit que le garde eût disparu de son champ de vision pour se retourner et regarder dans sa direction. Il s'éloignait toujours vers l'avant du bateau. Il pouvait y aller. Trente mètres à découvert jusqu'à la passerelle, puis le plus dur était à venir. Il s'élança dans l'obscurité, vif et silencieux comme un félin. Seule la lueur faible de sa montre aurait pu révéler sa position s'il ne prenait pas soin de la cacher sous la manche de sa combinaison moulante noire.

Le vent lui fouetta le visage, mais son froid ne le décontenança pas. Il atteignit la passerelle en quelques secondes sans éveiller le moindre son. Son cœur ne battait presque pas, son souffle était aussi lent que s'il dormait. Il s'assura de ne pas être visible, puis, sans attendre, grimpa la passerelle en restant accroupi, le moins repérable possible. Parvenu sur le pont, il se jeta par-dessus le garde-fou et se suspendit au pont du navire. Sa combinaison noire sur le noir de la coque du navire serait tout à fait invisible. De loin, en tout cas. Aussi adroitement que la force de ses bras le lui permettait, il progressa vers la poupe. Dans son esprit, il comptait la distance qu'il parcourait, le temps qui s'écoulait. Parvenu au niveau des quartiers d'équipage, alors que la lueur blafarde de la lampe du garde s'apercevait encore à quelques dizaines de mètres de là, il sauta lestement sur le pont et alla se dissimuler sous l'escalier menant aux niveaux supérieurs du navire. Il n'y avait personne. La voie était libre.

Aussi silencieusement que possible, il fit tourner la poignée circulaire de la porte menant à l'intérieur du bateau. Puis il se glissa par l'ouverture et referma derrière lui, toujours aussi discrètement. Il était entré dans une étroite coursive, faiblement éclairée. Au fond de celle-ci était une porte par laquelle on accédait à la salle des machines, puis aux cales. En principe, l'équipage se composait d'une vingtaine de personnes. Les cales ne seraient sans doute pas gardées.

La salle des machines était silencieuse. Il la traversa avec précaution, évitant les flaques d'huile, s'assurant à chaque angle que personne n'était présent. Mais les marins étaient sans doute tous occupés à manger, dormir ou jouer aux cartes plutôt qu'à perdre leur temps en rondes dans la salle des moteurs. Aussi parvint-il sans aucune difficulté à la première cale du navire. Elle était vide. Les containers chargés avaient été mis à l'avant pour équilibrer le cargo. Du coin de l'œil, il repéra une zone d'ombre où il pourrait aisément passer inaperçu.

Il s'assit dans le noir et y disparut complètement, comme englouti par les ténèbres. Il colla la tête contre le métal froid du navire et inspira profondément. Il y était. Vengeance serait bientôt consommée. Il n'avait plus qu'à attendre pendant les quelques jours que durerait la traversée. Il irait frapper Donovan dans sa tour. Enfin, la tour des Douglas, puisque la famille, ou plutôt sa dernière représentante, détenait soixante pour cent du capital de la DOATEC et ne les lâchait pas. Une famille admirable, pensait-il après coup, dont il regrettait d'avoir tué le plus illustre représentant. Encore que sa fille était en passe de le surpasser. Elle n'avait hérité que des bons côtés de ses deux parents.

Donovan n'était qu'un ver rampant comparé à la superbe Dame Douglas. Un affreux vermisseau qu'il mourrait d'envie d'écraser de tout son poids…

VII

La première tomba sur ses cheveux, glissa dans les mailles de ce filet d'argent, coula jusque dans sa nuque. Elle réprima un frisson. Une autre s'écrasa sur son nez, éclaboussa ses paupières closes. Le troisième tomba sur son épaule, coula en suivant son omoplate, s'insinua entre ses seins, ruissela le long de son ventre avant de se perdre dans la toison de son pubis. Cette fois-ci, elle savoura le frémissement qu'elle sentit naître entre ses reins puis remonter le long de son échine, hérisser tous ses poils, dresser la pointe de ses seins, avant de mourir entre ses lèvres entrouvertes d'où s'échappa un petit soupir de volupté. Elle avait délecté le ruissellement sur son corps semblable à de l'ivoire poli de ces trois premières gouttes au ralenti…

Puis le torrent d'eau glacée s'abattit sur sa peau, dévala sur ses bras, sa poitrine tremblante, son ventre lisse, ses jambes interminables. Elle releva la tête et se laissa inonder le visage, sentit avec un éblouissement extatique se former une cascade, sur son cou, qui se déversait sur sa poitrine dilatée par le plaisir infini de ses sens, et dans son dos, l'eau se jetant par-dessus ses épaules pour se répandre sur ses fesses douces et fermes.

L'eau engloutit son corps tout entier, l'enveloppa de sa froideur extrême et pénétra sa peau comme autant de lames acérées qui venaient mordre ses nerfs. Douleur et délice en même temps, cette douche vivifiait ses muscles, excitait son système nerveux, inondait son cerveau d'informations contradictoires, la perdait entre extase et souffrance. Ses doigts tremblaient de l'énergie débordante que l'eau faisait naître en elle. L'acuité de ses sens se décuplait. Elle entendait le moindre bruit dans la pièce, percevait dans les gouttes d'eau égarées sur sa langue un léger goût de chlore, humait les traces résiduelles des différents savons qu'elle utilisait, frissonnait à chaque fois qu'une goutte s'écrasait sur son corps. Seuls ses yeux fermés étaient au repos.

Elle ne connaissait rien de plus agréable que le jouissif abandon aux caresses de cette eau d'une froideur qui en aurait effrayé plus d'un.

Un instant, elle demeura figée, son corps seulement parcouru par des frissons de plaisir qui la tétanisaient. On aurait pu la croire vulnérable, ainsi immobile, parfaitement nue, belle à en mourir. Mais elle n'aurait éprouvé aucune difficulté à tuer d'un seul mouvement un éventuel agresseur, fût-il d'une force colossale. Toute la vivacité contenue dans son corps dont elle possédait une absolue et impressionnante maîtrise pouvait se relâcher brusquement, en un battement de cœur, et s'abattre avec précision sur son ennemi, le tuant net. Sa force la plus mortelle résidait là, dans son incroyable force intérieure qui semblait inépuisable. Vive, précise, puissante, implacable, elle frappait et tuait aussi facilement qu'elle respirait, même ici, dans sa douche, au beau milieu de son appartement.

La morsure du serpent…

Et puis, quiconque aurait surpris cette jeune femme nue, plongée dans les jouissances de tous ses nerfs éveillés à l'extrême, même animé de l'intention de la tuer, se serait retrouvé figé soit devant sa beauté irréelle, l'une de ses armes les plus traîtresses, soit devant son calme froid, l'aura glaçante qui émanait d'elle en tout instant, s'exposant ainsi de la plus bête manière qui fût aux représailles de cette terrible tueuse. La douche froide l'emplissait d'une volupté indicible, certes, exaltait tous ses sens, mais à aucun moment elle ne relâchait son attention, braquée sur le présent, sur son environnement, fût-il des plus rassurants, comme l'était sa salle de bain. Il ne fallait jamais croire pouvoir surprendre cette professionnelle impitoyable et endurcie. On s'en retrouvait à ne même pas comprendre comment on était passé de vie à trépas…

Soudain, elle ouvrit ses grands yeux d'argent, s'arrachant brusquement à un plaisir qu'elle n'avait fait que trop durer. Elle devenait sensuelle, c'était dangereux pour elle. Il ne faut pas abuser des bonnes choses.

Elle se pencha lentement pour attraper son gant de toilette. Quiconque l'aurait vue faire aurait eu le souffle coupé par l'ineffable lascivité de son mouvement. L'eau continuait de couler sur elle et, parvenue à sa poitrine, se jetait de la pointe de ses seins jusqu'au baquet de la douche. Indécent, impudique, merveilleux… Mais si froid, si désespérément froid… Il fallait être sensible pour s'en préoccuper, bien sûr : n'importe quel représentant mâle de la race humaine se serait largement contenté de jouir avec obscénité de ce spectacle époustouflant.

De son autre main, elle s'empara de la savonnette posée dans le porte-savon. Puis, avec autant d'attention qu'un chat ferait sa toilette, elle se savonna, lentement. Elle se frotta d'abord, avec un soin presque pudibond, le visage, les oreilles, le cou et la nuque. Puis, ses mains frottèrent ses épaules, ses bras, se frottèrent entre elles, douces et fines, remontèrent jusqu'à son cou pour redescendre sur ses seins, son plexus solaire, son pubis, le long de ses cuisses élancées. Avec souplesse, elle descendit jusqu'à ses pieds délicats qu'elle savonna longuement. Le sang lui montait lentement à la tête, lui procurant une délicieuse sensation de vertige. En ayant fini avec les extrémités de son corps, elle fit glisser ses mains en sens inverse pour les amener jusqu'à son postérieur d'une fermeté élastique. Elle acheva sa toilette en se frottant le dos, un exercice de contorsionniste pour certains, un jeu de nourrisson pour elle.

Les frictions du gant contre sa peau finissaient de réveiller ses sens et déclenchaient en elle des vagues de frissons qui électrisaient son corps de la tête aux pieds, tonifiant tous ses muscles.

Abandonnant son nécessaire de bain, elle se rinça abondamment, toujours à l'eau froide. La mousse, soyeuse, glissait de ses épaules jusqu'à ses pieds, le long de ses flancs, suivant les courbes désirables de son corps de marbre immaculé, avant de s'évacuer par le siphon de la douche. Elle prit ensuite un flacon de shampoing et en versa au creux de sa main droite. Une suave odeur fruitée embauma l'air qu'elle inspirait de ses narines frétillantes de plaisir. Avec le même soin et la même lenteur voluptueuse, elle se lava les cheveux, allant frotter avec le bout de ses ongles jusqu'à la racine de sa chevelure soyeuse, se délectant, les yeux clos, de la douceur de ses propres gestes.

Enfin, elle ferma le robinet. Les cinq plus belles minutes de sa journée prenaient fin. L'eau cessa de couler sur cette magnifique jeune femme qui sortit d'un pas nonchalant de sa douche avant d'attraper une des serviettes pendue à sa gauche. Elle commença par se sécher les pieds, puis remonta le long de son corps, suivant ses rondeurs fines, délicates. Sans prêter attention à son reflet dans la glace, elle se vêtit d'un slip et d'un soutien-gorge noirs puis sortit de sa salle de bain, se séchant toujours les cheveux avec sa serviette. Son chat l'attendait couché dans le couloir. Elle passa devant lui en lui jetant un regard énigmatique où se mêlaient différents sentiments indéfinissables. L'animal, il s'agissait en réalité d'une panthère noire, se leva, s'étira paresseusement et la suivit.

Quand elle en eut fini avec ses cheveux, parvenue à son petit salon, elle jeta la serviette sur le sofa avant de s'y asseoir. Elle caressa un instant son chat qui posait sa tête sur ses genoux, puis se cala dans les coussins, pensive. Vexé d'être ainsi répudié, le chat se coucha à ses pieds et feignit de s'endormir. Le salon pouvait paraître vaste car il était vide. Son seul ameublement consistait en une table basse sur laquelle était posé un ordinateur portable, l'écran rabattu sur le clavier, du sofa sur lequel elle était installée et de quelques petites tables d'appoints. Les rideaux et les volets en permanence fermés plongeaient la pièce, dont les murs étaient pourtant blancs, dans l'obscurité. Mais elle avait les yeux aussi perçants que ceux de sa panthère apprivoisée.

Elle se leva d'un coup, bousculant la tête du pauvre animal, qui s'était finalement vraiment assoupi sur ses pieds et qui poussa un grognement de surprise, et marcha vers le couloir. S'ébrouant, le chat la suivit dans la salle de musique. C'était là qu'elle jouait et enregistrait parfois ses morceaux. Parmi les instruments installés dans la pièce, on trouvait une batterie, un synthétiseur, un saxophone et même un violon. Mais son instrument favori, celle dont elle jouait avec le plus de talent, et elle en avait à revendre, c'était sa guitare électrique noire qu'elle raccorda à l'ampli. Elle prit délicatement l'instrument posé sur son support à trépied, passa la lanière autour de son cou, puis s'assit sur une petite chaise, au milieu de la salle. Elle avait envie de jouer assise, aujourd'hui. Saisissant entre ses doigts le médiator, elle gratta quelques cordes pour vérifier si l'instrument était accordé. Elle resserra une des vis, puis se mit à jouer.

La mélodie lui venait simultanément à l'esprit. Les notes qu'elle produisait lentement étaient tristes, longues, lancinantes. Tout en jouant, Cobra continuait de suivre le fil de ses pensées. Donovan l'avait trahie et elle allait se venger. Rien de plus simple pour elle. La tour de la DOATEC était loin d'être impénétrable. Tuer ce porc serait relativement facile. Le vieux fou était bien incapable de se défendre seul. Mais, à la vérité, ce n'était pas Donovan qui la préoccupait depuis qu'elle avait rangé sa 911 au garage. Non, elle pensait à autre chose. Elle avait connu un temps de répit sous la douche, mais à présent, les doutes l'assaillaient de nouveau.

Donovan n'en savait rien, mais Cobra avait revu Dame Douglas après avoir échoué dans sa tentative d'assassinat lors du tournoi. Cela s'état produit durant le pseudo-tournoi DOA 4, organisé par Zack sur son île du Pacifique. Cobra aussi y avait été conviée, et n'avait pas été vraiment surprise d'y rencontrer sa cible. Ce qui l'avait surprise, en revanche, c'était ce qui les attendait sur cette île. Il n'y avait eu que huit « participants » : que des femmes dont sept d'entre elles, Cobra le savait pour les avoir toutes rencontrées au moins une fois, avaient participé au tournoi DOA 3. Sous le Soleil de plomb, elle détestait la chaleur, elles ne s'étaient pas battues, contrairement à ce qu'un tournoi DOA pouvait laisser attendre, Zack n'ayant pas vraiment la même conception que la DOATEC de ce qu'était ce tournoi mythique… Pendant deux semaines, elles avaient paressé sur des plages toutes plus belles les unes que les autres, avaient disputé des parties enfiévrées mais toujours amicales de beach‑volley, bref, s'étaient éclatées et reposées. Deux mots que haïssait Cobra au point qu'ils ne faisaient même pas partie de son vocabulaire.

Tout aurait donc dû lui déplaire sur cette île paradisiaque, puisque pour couronner le tout, elle s'était retrouvée à loger dans le même hôtel qu'une femme qu'elle avait essayé de tuer. Elle aurait pu d'ailleurs achever son travail. Tout le monde, d'abord décontenancé, s'était ensuite relâché pour goûter la paix et le délice de deux semaines de détente complète, totalement coupé du reste de la planète. C'aurait été tellement facile de la surprendre dans sa chambre. Aujourd'hui encore, elle se disait que si elle ne l'avait pas fait, c'était parce qu'elles étaient sur une île. Difficile après l'assassinat de disparaître dans la nature. Cobra s'était pour cette raison persuadée de ne pas assouvir sa vengeance sur Dame Douglas. Elle ne pouvait plus le regretter désormais puisque Donovan l'avait elle-même trahie et avait voulu la tuer.

Mais ce qui la perturbait véritablement, c'était que cet élan de générosité, si on pouvait appeler ça ainsi, ne lui ressemblait guère. Et si elle s'était arrêtée là… Mais au cours de ces quatorze jours, elle s'était vraiment laissée aller sans même s'en rendre compte ! Elle avait appris à supporter (à aimer ?) la chaleur. Elle s'était retrouvée, sur ce pâté de sable perdu au milieu de l'eau, bien moins solitaire qu'elle ne l'était d'accoutumée. Elle s'était surprise à abuser de certaines pâtisseries du restaurant de l'hôtel. Elle s'était baignée dans la mer cristalline, une façon si futile de perdre son temps. Elle avait joué au volley-ball, s'était même amusée et, elle n'en croyait même pas ses propres souvenirs en y repensant, avait même joué en faisant équipe avec Dame Douglas !

Helena…

Qu'était-il arrivé à la tueuse impitoyable et insensible qu'elle était ? Elle préférait ne même pas y penser. Elle essaya de se persuader que ce n'était pas le moment. Et ce n'était pas le moment : Donovan allait lancer tous ces tueurs à sa recherche. Seulement deux solutions se présentaient à elle : fuir, et il en était hors de question, ou se battre, ce qui lui correspondait davantage. Oui, elle allait se battre, elle devait se battre ! Elle tuerait Donovan pour se venger.

Et venger du même coup Helena. Ne lui volait-elle pas sa vengeance ? Donovan avait tué son père, sa mère et cherchait à la tuer, elle. Ses pensées obliquèrent de nouveau vers son séjour sur l'île de Zack, vers tout ce qu'elle y avait connu et qui l'intriguait tant. En sortant du hall de Heathrow, elle avait soudain découvert qu'elle était toute bronzée ! Comment avait-elle pu ainsi abandonner sa peau délicate aux désagréables rayons du Soleil ? Les deux semaines qui avaient suivi, elle avait vraiment été paniquée à l'idée que sa peau eût pu garder cette teinte détestable. Sans même penser qu'étant de peau plus sombre, elle se fondrait mieux dans l'obscurité…

Son esprit dérivait, suivait les notes qui jaillissaient de son instrument dont elle jouait de plus en plus lentement, la mélodie se faisant de plus en plus mélancolique. Son chat, comme touché par les émotions qui submergeaient sa maîtresse, s'était allongé sur le tapis de la pièce et écoutait la guitare électrique répandre sa plainte. Dans le silence inquiétant de la pièce, la faible musique était la seule preuve que quelque chose vivait dans cet appartement vide, blanc mais toujours privé de lumière. En vérité, personne ne vivait ici, à part une panthère noire peu commune dans un appartement londonien. Car Cobra se sentait devenir inexistante. Tandis que ses doigts grattaient les cordes, elle se dit qu'elle ne s'était jamais ouverte à la vie, qu'elle n'avait jamais fait que supprimer celle des autres.

Elle secoua la tête pour chasser ces noires idées de son esprit. Elle devait rester concentrée. Elle ne s'appelait pas Cobra, ça n'avait jamais été que son nom de code derrière lequel elle ne s'était cachée que trop longtemps. Il était temps de rappeler à Donovan qu'elle était indépendante, vivante encore, qu'elle ne supportait pas la trahison. Il était temps de rappeler au monde qui elle était. Qu'elle était…

Elle ouvrit les yeux, les dernières notes moururent en échos de plus en plus lointains. Sa détermination était inébranlable. Elle savait ce qu'elle avait à faire, désormais. Son vrai prénom était Christie. Son nom de famille, elle l'avait oublié depuis longtemps. Il n'importait pas de toute façon. Elle s'appelait Christie, et elle allait débarrasser le monde de l'ordure qu'était Victor Donovan. Simplement parce que cela lui ferait plaisir…

VIII

Un courant d'air, frissonnant au travers des feuilles, plus doux encore qu'une caresse, s'insinua dans les hautes branches de l'arbre pour venir effleurer, éveillant en elle une merveilleuse sensation de plénitude, son visage aux traits adorables. Ses lèvres, rouges et pleines, s'étirèrent en un sourire enfantin. Sans lui laisser aucun répit, le vent s'infiltra entre ses cheveux, embrassa sa nuque, redescendit le long de son échine. Tremblante comme les feuilles de l'arbre dans lequel elle était perchée, elle sourit plus encore.

Elle était découverte. Il l'avait découverte.

Abandonnant le couvert de la dense parure du sakura en fleurs, elle se laissa tomber le long du tronc pour atterrir souplement sur le sol. Sa chevelure demeura pendant un instant la seule partie de son corps encore en mouvement, agitée d'un lent balancement d'avant en arrière qui découvrait de temps en temps le lobe fin de ses oreilles. Puis, sans autre appui que ses seules jambes fléchies, elle se redressa et adressa un regard où se mêlaient facétie et tendresse à celui qui l'avait si aisément mise à nu.

« Comment vas-tu, Ayane-chan ? » demanda-t-il, et ces mots, jaillis de la bouche de son frère lui semblèrent infiniment plus doux que lorsque c'était celle de leur sœur qui les formulait.

Les deux aînés partageaient pourtant à l'égard de leur sœur cadette le même amour inconditionnel.

Pour seule réponse, elle sourit encore. Ils étaient seuls dans la grande cour du château entourée de cerisiers magnifiques, tous en pleine et admirable floraison. Hayate se tenait droit comme un i, les bras croisés sur sa poitrine, vêtu de sa tenue de maître blanche au col et aux manches brodés de noir. Il avait retiré le reste de son équipement pour s'entraîner seul, alors que le Soleil pointait tout juste à l'horizon. Son allure pouvait paraître martiale, mais elle était démentie par le bienveillant sourire qu'il adressait à la jeune kunoichi.

« Toujours en forme, on dirait. C'est bien, petite sœur. Un esprit sain dans un corps sain, c'est la base du bonheur. »

Comme elle aimait qu'il l'appelât sa petite sœur, ce qui était vrai. Il y avait tellement de douceur dans ces mots, tellement de tendresse. Son cœur débordait de joie, son esprit était toujours apaisé lorsqu'il l'appelait ainsi.

« Toi aussi, tu as l'air en forme » lui répondit-elle de sa voix adoucie par l'amour.

Comme pour confirmer ce qu'elle venait de dire, il se remit à son entraînement, avec des mouvements vifs, précis et puissants. Hayate était le maître du style Mugen Tenshin Tenjinmon du Ninjutsu. Cependant, durant l'époque au cours de laquelle il avait été amnésique, après avoir échappé aux horribles expériences de la DOATEC, il avait appris à maîtriser le Karaté et l'avait même enseigné dans un dojo allemand. Maintenant qu'il avait retrouvé la mémoire, il avait créé son propre style de combat en associant des techniques du Karaté à celles du Ninjutsu. Le résultat était impressionnant. Le jeune ninja avait une maîtrise parfaite de son corps, devenu une arme infaillible.

Ayane demeura admirative devant la démonstration de force, de vitesse et de précision de son frère. Son shinobi blanc était ouvert sur le devant, et elle pouvait voir ses muscles saillants et luisants au Soleil naissant. Il frappait des poings, des pieds, du tranchant de la main dans le vide, et mieux valait que personne ne prît ses coups, car cela aurait été plutôt douloureux ! Hayate gardait le contrôle de sa respiration pour ne pas s'essouffler et ainsi conserver toute son énergie. C'était ainsi qu'un ninja pouvait continuer à se battre, ou de manière plus générale, à faire des efforts, des heures durant sans laisser transparaître le moindre signe de fatigue.

Il ne suffisait pas d'être fort… Et d'ailleurs la force musculaire n'était en rien un prérequis. Le tout était de cultiver la santé de son corps et d'exercer alors sur lui un contrôle absolu. Ce qui demandait certes énormément d'entraînement, mais le résultat en valait la peine.

Et Hayate, en maître de clan, devait plus que tout autre se rappeler cette règle d'or.

Le rythme de ses enchaînements s'accéléra, sans pour autant défavoriser la précision de ses coups. Comme un karatéka, il poussait par moments le fameux kiaï qui résonnait alors dans toute la cour, et même dans la vallée. L'intensité de ce cri avait de quoi surprendre… Ayane alla s'appuyer contre l'un des murs de la cour pour mieux regarder son frère. Il était si fort, si beau, si fier… Et dire que la DOATEC avait failli le lui enlever, que c'était Kasumi et non elle qui s'était précipitée pour le sauver… Comment Ayane avait-elle pu commettre une erreur pareille ? Laisser la gloire à sa demi-sœur une fois de plus… Elle avait encore du mal à se le pardonner à elle-même…

Bientôt, la jeune kunoichi put sentir que son frère faisait appel, en plus de sa force physique, à la puissance du vent durant son entraînement. Elle pouvait sentir le claquement des bourrasques qui accompagnaient ses coups et fendaient l'air, la violence de l'impact.

Hayate était le Shinobi du Vent. Celui-ci était son meilleur allié et pouvait se plier à ses commandements, accroissant la puissance déjà colossale de ses coups. Et Ryu se croyait plus fort que lui ! Quel prétentieux ! Etant parfois en mission avec lui, elle savait que le dernier survivant du clan Hayabusa était puissant, mais il n'égalait pas Hayate. Pas à ses yeux. Ayane devait bien reconnaître qu'elle-même se sentait faible face à son frère. Et pourtant, elle était très loin de l'être. Mais son frère, elle en était persuadée, la surpassait. Les surpassait tous, aussi bien Ryu que Kasumi.

Tout en poursuivant son entraînement, le ninja s'était rapproché de son équipement laissé près d'un mur. Tandis qu'autour de lui l'air semblait se changer en dangereuse tempête, que les vents formaient pour lui un rempart infranchissable ainsi qu'une arme implacable, il donna du pied une légère impulsion à son katana appuyé contre le mur. Le sabre s'envola alors et il le rattrapa en l'air. Se mettant en garde, il fit glisser le fourreau le long de la lame et celui-ci tomba sur son armure légère en cuir qui amortit la chute et empêcha la précieuse gaine de s'abîmer.

Un bon ninja est bien sûr tout aussi mortel avec que sans son katana, qui devenait alors comme un prolongement de ses mains. Et le spectacle continua, sous les yeux ravis d'Ayane. Coups d'estoc, de taille, parades, passes diverses et aussi dangereuses que fascinantes d'adresse… Tout s'enchaînait à une vitesse qui donnait facilement le tournis, mais à laquelle la jeune femme était toutefois habituée. Et le vent suivait les mouvements de Hayate, coulait le long de sa lame pour trancher encore plus fort, percer plus profondément, mordre plus vivement. Concentré, son frère ne semblait nullement fatigué, c'était normal.

Le Soleil, à l'horizon, continuait de s'élever, illuminant les montagnes couvertes de forêts. Le vent faisait tanguer cette mer végétale jusqu'au pied du piton rocheux sur lequel était perché le château. L'ombre des remparts commençait à reculer et bientôt, le Soleil inonda de sa lumière chaude la cour tout entière. Hayate venait d'achever son entraînement matinal. Dans peu de temps, ses hommes se rassembleraient dans la cour. En attendant, le maître ninja et sa demi-sœur disposaient d'un temps de répit. Il finissait de serrer la sangle du fourreau de son katana qu'il portait dans le dos. Ayane s'approcha de lui. Son regard rayonnait. Quand elle le voyait, ses yeux avaient une lueur étrange où se mêlait sans retenue l'amour à quelque chose d'autre, indéfinissable.

« Je n'ai pas revu Ryu depuis longtemps, remarqua-t-il. Je me demande ce qu'il fait.

– Sans doute est-il encore parti en quête de Tengu à défaire.

– Le jour où il n'y en aura plus, le pauvre mourra d'une crise cardiaque ! »

Ils rirent tous les deux. En effet, Ryu était vraiment obsédé par cette éternelle quête de Mal à défaire… Vivait-il en dehors de ça ? Tous deux savaient que oui. Il adorait pêcher dans les rivières des forêts avoisinantes, par exemple.

Hayate se retourna et regarda sa sœur avec un sourire. Celui-ci se changea rapidement en une grimace de douleur.

« Tu t'es encore battue avec Kasumi ? »

Instinctivement, elle porta la main à son nez. La blessure que lui avait infligée sa sœur avait saigné et elle n'avait pas essuyé le sang qui avait séché le long de l'arête de son nez.

« Ce n'est rien, dit-elle un peu gênée.

– Pourquoi la persécutes-tu ainsi ? Pour avoir vengé son frère, elle se retrouve déjà condamnée à fuir éternellement ses poursuivants pour survivre… Est-ce seulement parce que tu es une ninja du clan Hajinmon ? »

Voilà qu'il prenait à nouveau sa défense ! A chaque fois, il lui brisait le cœur. Kasumi était vraiment sa préférée. Pourquoi ? Pourquoi l'aimait-il plus qu'elle ?

« Je…je…

– Ayane, essaie d'imaginer combien ce doit être dur pour elle. Pourquoi en rajoutes-tu ? Je sais que tu ne l'aimes pas beaucoup, mais tu n'as pas besoin de faire ça.

– Hayate, je… »

Comment pouvait-elle le lui dire ? Comment pouvait-elle lui expliquer qu'elle voulait surpasser sa sœur pour lui prouver qu'elle valait au moins autant qu'elle, qu'elle méritait qu'il lui portât le même amour ? Comment pouvait-elle lui dire qu'il n'y avait qu'en défaisant Kasumi qu'elle pourrait enfin se sentir vivante ? Comment pouvait-elle lui faire comprendre que cette demi-sœur qu'il lui préférait lui avait tout volé ? Ou plutôt l'avait empêché d'atteindre ce qui lui était destiné…

Ce que le clan lui avait ordonné, surtout à présent que Genra, son maître et père de remplacement, était mort, n'avait plus rien à voir dans tout ça.

« Pourquoi la hais-tu tant que ça, petite sœur ? Elle ne t'a rien fait. Vois dans quelle misère elle est déjà. Crois-tu que ce soit le moment d'alourdir un peu plus son fardeau ? »

Comme elle pouvait lui en vouloir de tenir un tel discours. De s'imposer en rempart protégeant une fois de plus cette chère, cette délicieuse, cette trop bien-aimée Kasumi ! Ce pouvait-il qu'il fût aveugle au point de ne pas voir ce que Kasumi avait fait à sa propre demi‑sœur, ou bien le faisait-il exprès ?

Ayane se sentait plus désespérée que fâchée contre son frère. Que lui avait-elle fait pour qu'il ne la considérât que si peu ? Pourquoi préférait-il Kasumi ? Parce qu'elle avait eu le même père que lui ? Parce que son père à elle était un bandit qui avait violé leur mère ? Etait‑ce une raison ? Que devait-elle faire pour enfin attirer son attention, son amour, si ce n'était se montrer plus forte que Kasumi, si ce n'était la battre enfin ? Avec dégoût, elle sentit des larmes monter à ses yeux. Elle se retourna pour qu'il ne la vît pas si faible, si désemparée…

« Ayane… »

Il s'approcha d'elle tout doucement. Ses pas, sur le sol dallé, ne firent aucun bruit.

« Ayane, que lui veux-tu ? Je suis déjà obligé de la traquer. Mes hommes sont sans arrêt à sa poursuite. Rien ne t'oblige à la pourchasser toi aussi. Pourquoi ne la laisses-tu pas tranquille, tout simplement ? »

Parce que si elle la laissait tranquille, elle perdrait toute chance d'exister à ses yeux. Et c'était tout ce qui lui importait. Qu'il la regardât, qu'il l'aimât, qu'il lui donnât au moins la même affection qu'il donnait à leur sœur. Sa tête tournait. Elle prit conscience que son cœur battait à toute vitesse aussi, et qu'elle sentait naître un poignant malaise dans ses entrailles. Elle eut l'impression qu'elle allait vomir. Ses doigts tremblaient si fort qu'elle serra les poings afin qu'il ne remarquât rien. Mais eux aussi se mirent à trembler, avec encore plus de virulence. La jeune femme ne sentait plus ses jambes. Des larmes baignaient ses paupières closes.

« Imôto·, Ayane-chan… »

Il la prit par les épaules. Elle eut envie de se retourner et de pleurer dans ses bras. Mais elle n'en fit rien. Elle ne devait pas céder à ses peurs. Elle devait rester forte pour mériter l'amour de Hayate. Kasumi ne pleurait pas, elle. Elle affrontait son sort, aussi triste qu'il fût et continuait à se battre, même si elle savait que son combat serait sans fin… Si elle ne valait pas mieux que sa sœur, Ayane n'aurait aucune chance de plaire à son frère, de le rendre fier de l'avoir pour demi-sœur.

« Où cela te mène-t-il ? Qu'est-ce que cela t'apporte de lui courir tout le temps après ? Tu ne crois pas que tu pourrais simplement vivre ta vie sans te soucier d'elle ? »

Non. Elle ne pouvait pas vivre si elle ne reprenait pas son droit de vivre à Kasumi, son droit d'être aimée par Hayate… Elle ne pourrait pas vivre tant que Kasumi vivrait… Tant qu'elle ne l'aurait pas tuée de ses propres mains.

Elle sentait qu'elle allait craquer. Son cœur battait beaucoup trop vite et trop fort. Elle ne pouvait même plus bouger, ni même parler. Sa gorge était comme nouée. Et la dernière chose qu'elle voulait, c'était que Hayate, son grand frère adoré, ne la vît comme ça. D'un coup d'épaule bien plus brusque qu'elle ne l'aurait voulu, et elle le regretta un peu après, elle se dégagea. Puis, sans même se retourner, elle lança, tentant de dissimuler son émotion :

« Tes hommes ne vont pas tarder à arriver. Je devrais y aller. »

Et sans attendre de réponse, elle disparut d'un bond vif. Les vents semblèrent se replier sur eux-mêmes à l'endroit où elle s'était tenue peu avant. Hayate demeura immobile, hébété. Qu'arrivait-il donc à sa sœur ? Si seulement il avait un peu plus de temps pour s'en occuper… Hélas, ses devoirs de maître du clan occupaient une bonne partie de toutes ses journées, ne lui laissant qu'à peine le temps de dormir. Et Kasumi qu'il devait lui-même traquer et tuer… Comme il détestait son rôle. Pourquoi ne pouvaient-ils pas tous vivre au sein d'une petite famille sans histoire ? Kasumi, Ayane et lui… Ryu, comme d'habitude, viendrait à l'improviste se mêler de ce qui ne le regarderait pas… Une vie calme, quoi ! Au lieu de cette perpétuelle chasse à la femme…

Elle attendit de s'être réfugiée dans un arbre éloigné du château pour éclater. Là, elle ne put plus retenir ses larmes et se laissa aller, serrée contre le tronc. Pourquoi, pourquoi n'était‑elle pas digne de lui ? Pourquoi Kasumi, déchue, continuait d'être encore sa préférée ? Pourquoi était-elle plus forte qu'elle ? Devrait-elle vraiment aller jusqu'à la tuer pour être remarquée, reconnue par son frère ? Pourquoi pleurait-elle, pourquoi se sentait-elle si violemment blessée au plus profond d'elle-même alors que nulle attaque ne lui avait été portée ? Etait-elle donc si faible que ça ? Etait-ce là toute sa valeur ? Une petite fille pleurnicharde et perdue sans l'amour de son grand frère, volé par sa trop belle et trop méritante grande sœur…

Si Kasumi la voyait ainsi…

IX

Avec sa robe de soirée en satin scintillant de style typiquement oriental, sa chevelure noir de jais, ondulante, odorante, coiffée en deux longues nattes, la blancheur éclatante de sa peau et son sourire radieux tandis qu'elle dansait dans la pénombre intermittente de la discothèque, elle était sublime. Son cœur battait la chamade, elle s'amusait comme une folle, l'esprit vidé de toute pensée négative. Elle rayonnait, illuminait, éblouissait tout autour d'elle. Elle n'en avait pas conscience tant elle était perdue dans son propre bonheur, mais nombreux étaient les yeux à ne pouvoir se détacher d'elle. Au cours de ses virevoltes qui laissaient deviner toute sa souplesse féline, elle imposait à tous ceux qui la regardaient une immense admiration mêlée d'un soupçon de crainte.

Hitomi avait cessé de danser depuis longtemps pour se contenter de regarder son amie faire tourner les têtes. Sa beauté, sa joie de vivre, la rendaient si étincelante qu'il était difficile de ne pas être ébloui par cette superbe jeune fille. Hitomi la regardait danser, le sourire aux lèvres, avec la même admiration qui atteignait tous ceux qui posaient les yeux sur la belle Chinoise. Soudain, alors qu'elle éclatait tout simplement de rire au beau milieu de la foule, Hitomi tendit la main vers Leifang. Celle-ci l'attrapa, la serra, l'attira. Dans un sourire de connivence, les deux jeunes filles se regardèrent droit dans les yeux, loin de tout.

« Tu m'accordes cette danse ? demanda joyeusement la Germano-japonaise.

– Avec plaisir. »

Leifang passa son bras au-dessus de la tête de Hitomi et la fit tourner sur elle-même. Faisant elle-même volte face, elle colla son dos à celui de son amie. Leurs mains se joignirent, s'étreignirent, et elles fermèrent toutes deux les yeux, enveloppées par leurs parfums entremêlés. Elles se frottèrent langoureusement l'une à l'autre en pliant lentement les genoux avant de subitement se redresser, toutes deux dans la même détente féline. Les mains toujours jointes, elles se tournoyèrent l'une autour de l'autre dans une série de prestes entrechats qui mêlèrent leurs chevelures en une seule. Puis, une des mains de Leifang lâcha celle de Hitomi qui virevolta alors autour de son autre bras dans un mouvement d'une grâce aérienne. Elle s'enroula ensuite dans les bras de la jeune Chinoise, amenant leurs poitrines jeunes et fermes à se toucher, leurs souffles à se mêler dans l'obscurité soudaine.

« Tu es belle, chuchota Hitomi avec un grand sourire.

– Toi aussi. Et tu danses bien ! »

Hitomi éclata de rire en baissant la tête. Quand elle la releva, ses yeux brillaient d'une lueur amusée.

« Tu sais quoi ? Ils nous regardent tous.

– Vraiment ? » demanda Leifang, faussement étonnée en repoussant Hitomi qui pirouetta le long de son bras prolongé du sien.

Elles se regardèrent en souriant d'un air entendu. Leurs deux autres mains se joignirent et elles se rapprochèrent l'une de l'autre. Leifang vint murmurer à l'oreille de son amie d'une voix riante :

« On va les rendre fous. »

Elles éclatèrent toutes deux de rire en se séparant et reprirent leur danse, magnifique, poétique, romantique, à l'extrême. Erotique ?

Elles s'amusaient. Elles s'amusaient comme elles n'avaient que rarement l'occasion de le faire. Elles riaient, dansaient comme de vraies déesses, conscientes d'être le point de mire de tous, ou presque. Ombres noires dans la pénombre, virevoltantes comme le vent de la nuit lorsque les spots s'éteignaient, festivals de couleurs chatoyantes, éblouissantes comme le Soleil d'été lorsqu'ils se rallumaient. Aveuglantes. Si belles qu'elles ne pouvaient en être vraies. Et pourtant… Tous gardaient les yeux écarquillés pour être sûrs de ne pas rater une seconde de ce réjouissant spectacle.

Et la beauté de ces deux jeunes filles si étroitement liées fascinaient autant que la grâce aérienne, naturelle, de leurs gestes si accordés, que leur bonheur si évident et que ce lien si fort et si indéfinissable qui les unissait déjà à jamais. Rien ne les arrêtait, rien ne leur faisait peur, elles se moquaient de tout. Eperdument. Le monde leur appartenait ce soir. Elles dansaient si proches l'une de l'autre qu'elles se touchaient souvent, si souvent, sans en être nullement gênées, que leur visages se frôlaient au milieu de la pluie des cheveux lâchés de Hitomi, du froissement soyeux du tissu de leurs robes, que leurs yeux se croisaient, emplis d'un bonheur ineffable, que leurs doigts se caressaient parfois, sans honte, dans un moment d'abandon à cette euphorie qui était la leur… Princesses, Reines, Archanges, Déesses… Belles. Belles, à en mourir.

« A ton avis ils pensent quoi de notre petit numéro ? » demanda soudain Leifang alors que leurs bouches étaient presque unies.

Son souffle tiède caressait avec douceur les lèvres de Hitomi, étirées en un sourire d'ange.

« Qu'est-ce qu'on s'en fout ! répondit-elle à voix basse.

– Oh ça oui, on s'en fout ! » approuva Leifang en éclatant de rire.

Leifang pivota sur elle-même et Hitomi l'enlaça alors, la prenant doucement par la taille tandis que leurs deux mains jointes au-dessus de leurs épaules se resserraient un peu plus. Elles fermèrent les yeux, si proches qu'elles pouvaient presque se désirer, puis Leifang frotta son dos contre la poitrine souple de la jeune Germano-japonaise avant de se dégager et de se reculer aussi loin que le lui permettaient leurs mains toujours unies. Elles se sourirent, rirent, tournoyèrent une dernière fois avant de faire soudain toutes deux face au bar, loin derrière la foule d'admirateurs et de danseurs, en claquant du pied sur la piste, les bras écartés.

Puis elles se prirent par la main, rirent plus fort encore, et percèrent l'assistance à la fois admirative et perplexe pour se rendre au comptoir. Elles commandèrent à boire et continuèrent à rire longtemps de ce merveilleux moment qu'elles avaient passé ensemble. Même si de la piste de danse et autour d'elles, des yeux les regardaient toujours, nul n'osa s'approcher. Elles trinquèrent joyeusement. En buvant, Leifang eut une petite pensée pour Jann Lee. Comme elle aurait aimé qu'il la vît ainsi avec celle qui en si peu de temps que cela pouvait paraître excessif était devenue sa meilleure amie !… Aurait-il alors vu en elle autre chose qu'un adversaire de plus ? Serait-il lui aussi tombé sous leur charme féerique ? Avec une lenteur délicieuse, elle déroula ses nattes et les laissa tombes sur ses épaules.

« Woah ! » murmura une voix tout près d'elles.

Elles tournèrent la tête et virent que deux garçons, d'à peu près leur âge, se tenaient devant elles, un peu gauchement. Le premier portait un costume strict, qui ressemblait presque à l'uniforme d'une université. Il était assez mignon, avec son visage aux traits arrondis, lisse, et ses cheveux coiffés sur le côté. Le deuxième semblait moins solennel, avec sa tenue qui quoique correcte était décontractée. Cependant, il avait le rouge aux joues et baissa les yeux lorsque ceux des deux jeunes filles se posèrent sur lui. Toujours souriantes, Leifang et Hitomi scrutèrent du regard ces deux visiteurs. Ce fut celui qui portait un costume qui finit par parler le premier, d'une voix assez forte pour être entendu au milieu de l'ambiance plus que sonore de l'endroit.

« Bonsoir, mesdemoiselles. »

Il parlait Allemand. Hitomi lui rendit son salut.

« Je m'appelle Wolfgang, poursuivit-il, et voici mon ami… »

Il se tourna vers l'autre qui gardait toujours le visage empourpré mais avait cependant levé les yeux furtivement vers Leifang. Wolfgang intercepta son œillade et l'encouragea à poursuivre.

« Euh… Je m'appelle… Richard. »

Leifang fut très amusée par la façon dont sa voix tremblait. Ce devait être un garçon vraiment timide pour hésiter ainsi. En général, Leifang avait toujours tendance, au contraire, à encourager par sa simple présence les gens, et surtout les garçons, à parler.

« Nous… vous avons regardées danser, bredouilla-t-il, à peu près aussi gêné que s'il avouait un crime.

– Et nous ne devions pas être les seuls, continua Wolfgang, ce qui fit sourire Hitomi. Vous étiez simplement magnifiques.

– J'aurais… commença Richard en regardant vers Leifang mais tout en fuyant ses yeux de plus en plus amusés. J'aurais aimé… danser avec vous comme ça… »

Son message s'adressait très clairement à Leifang et Hitomi ne put s'empêcher d'éclater de rire.

« Je m'appelle Hitomi. Mon amie Leifang est Chinoise. Désolée, elle ne parle que le Chinois, le Japonais ou l'Anglais.

– Je t'avais dit qu'il fallait que tu révises tes cours d'Anglais ! dit Wolfgang à son ami sur le ton de la plaisanterie.

– Ah…euh… » balbutia Richard.

Hitomi éclata de rire.

« Ca ne fait rien, assura-t-elle. Je peux servir d'interprète.

– Bien… Pouvez-vous… Pouvez-vous lui dire que je la trouve… très belle ?

– Sag das nicht, du wirst Hitomi verärgen ! »

Wolfgang et Hitomi, surpris, se tournèrent vers Leifang.

« Tu ne m'as jamais dit que tu parlais Allemand ! demanda Hitomi en Japonais, amusée par la surprise.

– Tu ne me l'as jamais demandé, répondit Leifang dans la même langue. Et puis… parler c'est un bien grand mot. Je connais quelques expressions, c'est tout.

– C'est vrai que… que Hitomi est très belle, elle aussi » reprit Richard en espérant que Leifang avait compris.

Pour toute réponse, elle lui sourit. Un de ces sourires qui rendent fou…

« Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Leifang, toujours en Japonais. On leur paye un verre ?

– Comment ça, on leur paye un verre ? rugit Hitomi, faussement indignée. Où t'as vu que c'était les filles qui offraient à boire ? Je suis sûre que même en Chine ça ne se fait pas !

– Et alors ?

– Pas d'alcool pour moi, je te rappelle » répondit-elle simplement dans un clin d'œil.

Wolfgang et Richard les regardaient, sidérés de les entendre parler dans cette langue qu'aucun des deux ne comprenait.

Ils commandèrent donc à boire. Leifang reprit avec plaisir un gin-fizz tandis qu'une fois de plus, Hitomi se contentait d'un autre jus de fruit. Après avoir trinqué, Hitomi se pencha à l'oreille de son amie.

« Tu n'oublies pas que tu es déjà amoureuse, j'espère ?

– Pas du tout. Mais si la place est déjà prise avant que Jann Lee ne se bouge, ce sera tant pis pour lui, dit-elle sur le ton de la plaisanterie.

– Laisse-lui quand même une chance, répondit Hitomi. Il n'est même pas là !

– Tu connais le dicton : les absents ont toujours tort ! »

Elle n'en pensait bien sûr pas un seul mot et l'image de Jann Lee restait toujours gravée dans son cœur. Elle savait qu'il y serait toujours, quand bien même elle ne réussirait pas à obtenir de lui autre chose que sa seule rivalité. Jann Lee n'avait cessé de la quitter depuis ce jour où il l'avait sauvée d'une agression, il y avait si longtemps déjà, et occupait depuis une place que nul n'avait jamais eue dans son cœur et que nul autre n'aurait. Leifang était amoureuse, pleinement amoureuse, mais suffisamment vive et intelligente pour ne pas en voir que les mauvais côtés comme beaucoup le feraient dans ce cas-là et pour continuer à profiter de la vie. Bien sûr, elle s'interdisait tout ce qui irait à l'encontre de son amour pour lui, mais elle se savait suffisamment forte pour pouvoir sortir dans une boîte, boire avec des garçons sans pour autant commettre une bêtise. La vie était si belle, elle ne manquait de rien au fond. Pourquoi pourrait-elle se plaindre ou se laisser aller ?

Ce qui l'embêtait le plus, c'était ce pauvre Richard qui semblait s'être épris d'elle. C'était lui qui n'avait aucune chance, en vérité. Comment pouvait-il lutter contre un homme qui, malgré son indifférence, son ignorance, son absence, continuait de faire battre le cœur de la jeune Chinoise si fort qu'il lui brûlait parfois ?

Avec un sourire angélique, elle lança un clin d'œil à son amie et but une gorgée de son cocktail. Le DJ passait Nine Lives, le tube d'Aerosmith, certes assez âgé, mais toujours aussi savoureux… Un bon vieux rock de temps en temps ne fait pas de mal.

X

Les détonations étaient vraiment aveuglantes par moments. Heureusement que le son n'était pas fort, sans quoi le chalet aurait sûrement tremblé sur ses fondations. Il commençait à regretter de ne pas avoir de casque à brancher sur le lecteur… Les tirs de 12.7 fusaient dans l'air enflammé d'une ruelle en ruines. Les impacts sur la carlingue de l'hélicoptère avaient un bruit mat, produit dans une gerbe d'étincelles et d'éclats. La tireuse était suffisamment intelligente et précise pour savoir quelles parties de l'appareil viser. Son plan avait été sans faille. Elle avait réussi à attirer l'Apache dans un espace si réduit qu'il ne pouvait plus manœuvrer sans risquer le crash. Sous le feu nourri, le pilote essaya de faire remonter son engin. Hélas pour lui, les tirs avaient déjà sérieusement endommagé l'axe du rotor ainsi que l'un des deux moteurs qui dégageait à présent une fumée noire et épaisse.

Les douilles pleuvaient sur le plancher à moitié effondré de l'immeuble. Le soldat arrivait à ses dernières balles et malgré les dégâts, l'hélicoptère volait encore. Elle en était désormais réduite à surveiller ses rafales pour économiser les munitions. De même, elle devait s'assurer d'avoir bien visé avant de tirer. Mais elle le faisait naturellement, sans la moindre anicroche. Elle n'avait pas suivi l'entraînement des Seals et passé avec brio toutes les évaluations pour se retrouver piégée comme un rat en Bosnie !

Finalement, le soldat cessa de tirer. Il restait encore quelques centimètres de bande de munitions, mais ce n'était plus nécessaire. L'hélicoptère était fichu. Le réservoir venait de s'enflammer et l'Apache perdait de l'altitude en déversant derrière lui des torrents de fumée noire. Après s'être assurée de l'avoir bien abattu, elle battit en retraite derrière un mur pour se protéger du souffle de l'explosion et des éclats. Lentement, elle vérifia que sa M-249 était chargée et se leva. Elle devait filer d'ici au plus vite. Le reste de l'unité ne tarderait pas à appeler des renforts et mieux valait ne pas être là lorsque tout un escadron d'hélicoptères de combat comme celui-ci viendrait pour la tuer. Elle aurait dû éliminer tout le reste du bataillon. Même s'il aurait fallu pour cela tuer d'autres de ses propres compatriotes. Patriote, quelle connerie ! Au fin fond de ce merdier qu'était la Bosnie, elle s'en foutait bien de son pays natal et des prétendues valeurs qui allaient avec ! Comment croire encore en un pays qui laissait tant d'atrocités se produire ?

En sortant de l'immeuble, la jeune femme s'arrêta. Net. Et dressa l'oreille. Puis, ayant saisi un bruit imperceptible, elle se cacha derrière les débris d'une voiture en flammes et observa, le doigt prêt à presser la détente. Quatre hommes arrivaient de l'autre côté de la rue. Ils venaient voir ce qui était arrivé à leur Apache, évidemment. Elle retint sa respiration. L'un d'eux avait fait un geste dans la direction de l'immeuble duquel elle avait abattu l'hélicoptère. Elle entendit des pas s'approcher et se plaqua contre le métal, ne laissant qu'un seul de ses yeux surveiller attentivement la scène. Ils venaient vers elle. Elle essaya de se détendre, de calmer son cœur qui battait dans sa poitrine. Rester calme. Le sang-froid est la clé.

Les quatre hommes se dirigèrent vers l'entrée de l'immeuble. Ils ne l'avaient pas vue. Elle respira un peu mieux lorsqu'ils eurent disparu à l'intérieur. Après avoir scruté les environs, elle s'éloigna en catimini, tous les sens aux aguets, prête à tirer.

Penché sur l'écran, il ne pouvait qu'être époustouflé par la justesse de la mise en scène qui donnait à chaque action une tension dramatique incroyable. Il devait bien admettre qu'il n'avait que rarement vu un tel exploit dans d'autres films. Certes, des scènes époustouflantes comme celle de la chute de cet hélicoptère étaient nombreuses, mais l'héroïne n'y était certainement pas présentée comme une invincible machine de guerre, et la ruse et la discrétion étaient bien ses armes les plus mortelles… Le réalisateur, un inconnu jusqu'à ce jour, était un vrai génie. Le scénario de The last battalion était également de lui. Il racontait l'histoire d'une femme soldat américaine envoyée sur le front durant la guerre de Bosnie. Tout cela aurait pu être d'un ennui mortel si la jeune et intrépide femme ne découvrait tout d'abord pas que son propre gouvernement faisait preuve d'une lâcheté monstrueuse face au massacre des musulmans avant de finalement apprendre lors de sa dernière opération aux côtés de la bannière étoilée que son unité avait reçu pour ordre de prendre d'assaut une cité occupée par des réfugiés musulmans et de « faire au mieux ». Autrement dit, de laisser le moins de survivants possible. Soit disant pour calmer le jeu diplomatique avec le camp nationaliste serbe mené par un général prêt à entamer les négociations de paix avec l'ONU en échange d'un geste « significatif » de la part des Etats-Unis. Le massacre de centaines d'innocents.

Scénario intéressant, à l'encontre des éloges proaméricains souvent proposés pour ce genre de films. Ici, pas de couplet patriotique sur fond de The Star-Spangled Banner, si ce n'était au début, avant de plonger dans l'enfer de la guerre. Le pire dans tout ça, se disait-il, c'était que cette histoire, aussi extravagante qu'elle pût paraître, pouvait bien être inspirée de faits véritables… Le scénariste avait dû en avoir, du mal à trouver de l'argent pour son film. Avoir la chance que Tina Armstrong eût accepté de jouer le premier rôle avait certainement été une aubaine pour lui, car avec une telle tête d'affiche, il était évident que le film n'allait pas manquer d'avoir du succès.

Mais il ne se contentait pas d'être un concentré d'action destiné à descendre l'Amérique. Il offrait également une véritable réflexion sur le patriotisme aveugle de beaucoup de gens dans beaucoup de pays, pas seulement aux Etats-Unis, sur la condition de soldat et d'être humain au milieu d'un conflit total entre des gens qui autrefois étaient des amis sinon des frères. Que ce film eût un excellent accueil en Europe n'était pas très surprenant, mais en revanche, le voir en tête du box-office américain était un exploit.

Bass se rendait compte que Tina n'avait pas seulement cherché le succès à tout prix, quitte à jouer dans n'importe quelle naïveté. Son choix pour ce film indépendant offrant un regard à la fois cru et vrai d'une guerre trop souvent reléguée dans l'oubli trahissait sa grande intelligence mais aussi son âme généreuse et sensible. Il était… fier d'elle. Lui qui avait également voyagé avait été préparé, en adoptant parfois le point de vue d'autres personnes sur son propre pays, à accepter certaines des vérités délivrées par cette réalisation. D'autres ici, en Amérique, l'avait catégoriquement condamnée, reclus dans leur optique trop fermée d'une nation rongée par les problèmes et surtout plongée dans les ténèbres de l'ignorance. Bass aimait son pays, mais plus au point de lui pardonner certaines de ses injustices qui, lorsque l'on prend la peine de le regarder sous un angle différent de celui présenté par les médias et très souvent par le gouvernement, semblent aussi flagrantes que des poutres dans l'œil. Malgré son caractère impossible, il était tout de même loin d'être idiot, et il ne pouvait que se réjouir que sa fille ne le fût pas non plus… même s'il aurait beaucoup de mal à l'admettre…

Le canapé s'enfonça sur sa gauche. Il tourna la tête et sursauta en devinant, dans la pénombre de la pièce, la silhouette de sa fille. Ainsi elle s'était réveillée ! Il était pris au piège ! Au milieu de la nuit, la curiosité l'avait saisi et il avait finalement décidé de regarder le film à l'insu de Tina. Il aurait eu trop honte de lui avouer qu'il avait changé d'avis ! Aussi s'était-il installé le plus silencieusement possible et avait-il baissé le son du lecteur au minimum. Mais sa fille l'avait découvert. Il ne put détacher ses yeux d'elle, incrédule. Elle avait dans les mains un cornet de pop-corn, et elle ne disait mot. Elle l'avait pris au piège. Si elle s'était contentée de le surprendre avec une remarque du genre « Qu'est-ce que tu fais là ? » ou « Je croyais que tu ne voulais pas le voir ? », Bass aurait pu riposter, en s'emportant, bien entendu, mais c'aurait été une riposte tout de même. Mais Tina avait choisi de venir simplement s'asseoir avec lui et de regarder le film elle aussi, comme elle avait l'habitude de le faire lorsqu'elle était petite. Sans rien dire. Sans lui laisser la moindre chance de se défiler. Il était pris au piège. Fait comme le plus insignifiant des rats !

Vu la tournure que prenaient les évènements, il était évident que ce film ne pouvait connaître une fin heureuse. On imaginait mal un retour tranquille au pays après la victoire pour ce déserteur. Et d'abord, quelle victoire ? S'attaquer seule aux Etats-Unis d'Amérique était une folie perdue d'avance. Ne restait que la fuite comme option raisonnable, à moins de réunir suffisamment de preuves concrètes pour réussir à inculper l'état-major américain. Bass se demandait vraiment comment tout cela allait se terminer. Ce suspense était insoutenable.

Tina lui tendit son cornet de pop-corn. Gêné, il le regarda et resta immobile. Comme il n'en prenait pas, elle retira le paquet sans un mot. Bass se gratta gauchement la tête. Il n'était pas vraiment à son aise.

Le film durait bien deux heures et demie. Au minimum. Après avoir décimé son ancienne unité lancée à ses trousses dans la ville en feu et en ruines, la jeune femme avait rejoint les réfugiés, cachés dans un bâtiment administratif fortifié. Elle trouva là quelques hommes d'expérience avec lesquels elle put organiser la défense de leur bastion pour soutenir l'assaut américain. La priorité était de permettre aux civils de se retirer du champ de bataille avant que le gros des troupes américaines ne les interceptât. Le plan était donc de les retenir dans la ville pour laisser le temps aux musulmans de s'enfuir et de rejoindre un camp de la Croix Rouge installé à une cinquantaine de kilomètres de la ville. Loin de pouvoir soutenir le siège face à des chars et des hélicoptères avec seulement quelques kalachnikovs, RPG ou autres pistolets‑mitrailleurs, ceux qui restèrent dans la forteresse, menés par l'intrépide soldat qu'incarnait Tina, durent au contraire faire preuve d'astuce.

Sans le moindre moyen de savoir où en était le groupe des réfugiés partis avec les deux seuls camions en état de rouler au milieu de la forêt, les quelques hommes et femmes restés à l'arrière se battirent vaillamment et moururent pour empêcher un massacre. L'un d'eux était un tireur d'élite de l'armée serbe qui avait déserté pour la même raison que Tina. Avec son Dragunov, il fut d'une aide précieuse, notamment lors du raid par hélicoptère où il abattit deux Apaches en tuant leurs pilotes. Après la section aéroportée vint la cavalerie. Le vrai gros morceau qui promettait un spectacle ahurissant. Si les deux premiers chars de la colonne tombèrent dans le piège tendu par les assiégés, des explosifs savamment placés de manière à les ensevelir sous les débris, les autres réussirent à se mettre en position et ouvrirent le feu sur le bâtiment.

Finalement, au terme d'un combat acharné, les assiégés attirèrent les derniers américains dans la forteresse, juste avant que celle-ci n'explosât. Le tireur d'élite, touché durant l'assaut, mourut de ses blessures lorsque les survivants prirent la route empruntée par les réfugiés. Apprenant l'échec de leurs troupes terrestres, l'état-major américain ne tarderait pas à ordonner le bombardement de la cité par leurs F-16. Mieux valait donc être loin. La mort du sniper, dans les bras de Tina, fut l'un des moments les plus émouvants du film. Avant de passer dans l'autre monde, le Serbe se remémora ce qu'il avait fait de sa vie, les erreurs qu'il avait commises, et sa joie d'avoir finalement trouvé une cause véritablement digne d'être défendue et pour laquelle il avait donné sa vie…

Sur la vingtaine de soldats qui avaient combattu lors du siège, il n'en restait plus que sept, dont Tina, et tous garderaient de cet épisode de leur vie de douloureuses cicatrices, tant physiques que morales. Pour finir, les survivants rejoignirent les réfugiés au camp de la Croix Rouge, mais Tina ne put y rester, car sa défection lui vaudrait sûrement des ennuis, même parmi des médecins. Emportant avec elle le corps du tireur d'élite, le seul mort dont le corps avait pu être ramené de l'enfer qu'avait été la cité, elle partit vers l'est en jurant de lui donner une tombe digne de l'honneur dont il avait fait preuve au cours du combat et de poursuivre la lutte, tant qu'il lui resterait du sang dans les veines.

Le film se termina sur cette scène où on la voyait s'éloigner vers le levant, le corps meurtri de son camarade de guerre sur les épaules… Le générique défila tandis que l'image s'obscurcissait pour finalement disparaître.

Bass demeura assis, face à l'écran, sans oser rien dire. Il ne savait pas quoi faire. Tina éteignit le lecteur et éjecta le DVD qu'elle rangea dans son boîtier.

« Alors ? dit-elle tout d'un coup, avec un grand sourire un peu moqueur.

– Pas si mal que ça, répondit Bass d'une voix bourrue.

– C'est ça ! »

Elle rangea le DVD et le lecteur dans son sac, un sourire aux lèvres. Elle n'avait pas besoin qu'on lui traduisît ce que disait son père. Elle le connaissait assez bien pour le faire elle‑même. Il ne changerait jamais. Une vraie tête de mule. Une tête de mule orgueilleuse, qui plus était. Tout comme elle. Il n'avait pu s'en empêcher, il l'avait faite à son image. Comme le disait très souvent Tina : « C'est toi qui m'a tout appris ». Elle le disait par moquerie, bien sûr, et n'en était pas moins fière de ce qu'elle était, et fière de son père.

XI

La DOATEC. Le Dead or Alive Tournament Executive Committee. Une multinationale gigantesque, pesant plusieurs milliards de dollars. Officiellement organisateur du mythique tournoi Dead or Alive, producteur de nombreux produits dérivés et détenteurs des droits sur tous ceux fabriqués par d'autres entreprises. Le succès du tournoi était tel qu'une exploitation commerciale avait été à prévoir. En plus d'organiser le tournoi, la DOATEC s'occupait donc également des nombreux et variés produits dérivés et était, de fait, présente partout dans le monde, depuis les installations de Chine ou de Taiwan, spécialisées dans l'industrie textile ou du jouet, à celles de Tokyo ou de San Francisco qui fabriquaient les composants électroniques de haute technologie utilisées dans les appareils d'entraînement distribués au grand public, en passant par Paris, où était produite la grande ligne de parfumerie et de cosmétiques et New York où était installé le siège du département de haute couture de la Compagnie.

Tout le monde ne voyait dans la DOATEC qu'une gigantesque entreprise de divertissement et de biens de consommation divers. Mais la Compagnie était bien plus que ça. Cette tentaculaire organisation, bien apparente, n'était en vérité que la pointe de l'iceberg, et ce qui était au-dessous était bien loin de ce que l'on pouvait s'imaginer. La section scientifique de la DOATEC était entièrement dédiée au développement secret d'armes de haute technologie et travaillait avec de nombreux gouvernements.

Du temps de Fame Douglas, la section scientifique allait dans la droite de ligne de l'esprit fondateur de la DOATEC. Outre quelques révolutions d'ordre technologique dans le domaine de l'armement conventionnel, la section scientifique était surtout à l'origine de puissants logiciels d'entraînement au combat créés à partir des données récoltées durant les tournois. Vendus à différentes armées du monde, ces logiciels permettaient aux soldats de pouvoir réagir plus efficacement à diverses situations, dont les plus complexes. Les choses devinrent différentes avec l'arrivée du Dr. Donovan à la tête de la section scientifique. Alors que cette branche de la Compagnie avait toujours respecté une certaine éthique, elle s'était depuis lancée dans d'actives recherches ayant pour base les stéroïdes et diverses autres drogues, l'objectif étant de fournir à certains gouvernements très demandeurs des substances capables d'augmenter le potentiel combatif des soldats.

Très rapidement, la section scientifique en vint à des manipulations génétiques parfaitement illégales qui donnèrent lieu aux fameux projets de développement surhumain. Epsilon, Alpha et Oméga. Lorsque Douglas avait découvert ce que tramait Donovan dans l'ombre de sa compagnie, il avait bien sûr cherché à y mettre un terme. Mais avant d'avoir pu faire quoi que ce fût, il avait été assassiné. Depuis, Helena essayait de réunir assez de preuves pour pouvoir envoyer croupir Donovan en prison pour le restant de ses jours.

Et à présent, les Triades qui montraient les crocs !

La porte de l'ascenseur s'ouvrit sur le hall du laboratoire. Accompagné de Blade, Donovan, qui avait passé une blouse blanche par-dessus son costume, s'avança. Autour d'eux, les chercheurs s'affairaient à leurs tâches quotidiennes. Créer de nouvelles armes de destruction massive qui seraient mises en vente aux gouvernements les plus offrant. Souvent le même en fait… Traversant le grand hall, les deux hommes se dirigèrent vers l'escalier qui descendait vers le laboratoire génétique.

Si Dame Douglas savait ! Elle était loin d'ignorer les manigances de Donovan, ni la manière dont il exploitait la section scientifique de la DOATEC, mais en revanche, elle ne se doutait sûrement pas que le plus important des laboratoires de Donovan se trouvait sous le siège même de la DOATEC ! C'était ici, dans ce laboratoire souterrain, qu'étaient nés les projets Epsilon, Alpha et Oméga. Du moins dans leur conception. Les deux hommes arrivaient d'ailleurs dans le couloir menant au centre de contrôle, couloir dont les murs étaient décorés de cuves contenant le fruit du projet Alpha : de nombreux clones du spécimen K-α, baignant dans leur liquide nutritif et reliés par une multitude de câbles à leurs unités de contrôle. Ils étaient pour l'heure inactifs. Mais une fois réveillés, ces soldats formeraient une armée invincible et entièrement dévouée. Le projet Alpha était finalement le seul qui avait véritablement abouti. Le sujet d'étude pour le projet Epsilon s'était révélé insatisfaisant et s'était enfui avant d'être éliminé et Oméga, malgré sa puissance inégalée, avait été détruit. Impossible d'en recréer un autre tant ce qu'il en restait était inutile, son corps ayant été emporté par celui ou celle qui l'avait vaincu. Mais le projet Alpha, lui, avait donné naissance à un spécimen, baptisé K-α, à la fois extrêmement performant et très facile à reproduire. Même si quelques améliorations étaient à apporter à la séquence de base, puisque le premier spécimen avait été tué. Le plus amusant était que ce prototype avait été détruit par le sujet d'origine…

Enfin, ça n'amusait pas tellement Donovan. Voir ses petits clones, ses magnifiques jouets, ainsi exposés dans le couloir, un de ses délires, le remettait cependant de meilleure humeur. Chang aurait beau envoyer ses sbires le menacer, il ne lui faisait pas peur. Il n'avait qu'à envoyer ses gorilles en costume noir : il était prêt à les recevoir. Les Triades se préparaient peut-être à la guerre, mais il n'avait pas passé toutes ces années à garder les bras croisés. Il était depuis bien longtemps prêt à la mener, et à la remporter !

« D'après les relevés que l'on m'a fournis, commença Blade, ces nouveaux modèles sont un tiers plus performant que les anciens.

– Faites-moi voir ces relevés » ordonna Donovan.

Il inspecta les documents que le chef de sa garde personnelle lui tendait puis commenta :

« Ce n'est pas suffisant. Il faudrait au moins doubler ces capacités pour avoir quelque chose qui puisse égaler Oméga. Peut-être qu'en utilisant les données qu'il nous reste du projet Epsilon…

– Cela ne constitue hélas que peu de choses, déplora Blade.

– Il va falloir faire avec ou alors nous serons obligés de trouver autre chose… »

Les deux hommes débouchèrent sur la salle de contrôle. Dès son entrée, Donovan fut interpellé par un scientifique posté devant un écran d'ordinateur.

« Docteur, venez voir, je vous prie.

– Qu'y a-t-il ? »

Les hommes qui entouraient le poste de travail s'écartèrent pour laisser passer le second de la DOATEC.

« Regardez ces images, elles proviennent du dernier tournoi. »

Donovan regarda les enregistrements diffusés en boucle sur l'écran plat de l'ordinateur.

« Passez-la sur l'écran mural. »

Le scientifique s'exécuta et aussitôt, le grand écran qui dominait toute la salle diffusa à son tour les spectaculaires enregistrements.

« Qu'en pensez-vous, docteur ?

– On a le relevé de l'ordinateur d'analyse ?

– Juste ici docteur » répondit l'employé en lui tendant une feuille couverte de statistiques.

Donovan examina avec soin le document.

« Intéressant. Qui est cette femme ?

– Aucune identité enregistrée, docteur. Elle s'est inscrite au tournoi sous un faux nom. Nous ne savons que très peu de choses sur elle.

– Et bien dites-moi toujours ce très peu de choses. »

Le scientifique pressa une touche et quelques lignes s'inscrivirent rapidement sur le côté de l'image à l'écran mural.

« Nous n'avons que ses mensurations, son groupe sanguin et quelques renseignements d'ordre secondaire.

– Pas de relevé ADN ?

– Non, docteur.

– Une idée sur l'endroit où l'on pourrait la retrouver ?

– Elle s'est prétendue Japonaise, et les analyses de son teint, de sa taille, de ses mensurations et de son faciès confirment effectivement qu'elle est de type asiatique. De plus, son style de combat est japonais. Je dirais donc que c'est bien au Japon que nous avons le plus de chance de la retrouver.

– Le Japon a toujours été riche en sujets d'études intéressants… » murmura Donovan avec un sourire effrayant.

Il leva les yeux vers l'écran et détailla le combat qui se déroulait sous ses yeux.

« J'ai déjà vu ce style de combat…

– Ninjutsu Mugen Tenshin Hajinmon, docteur.

– Comme Oméga ? Comme c'est intéressant.

– Il y a plus encore, docteur. Regardez cette image et comparez-la à cet enregistrement que nous avons du sujet d'étude du projet Oméga. »

Il s'agissait d'un magnifique saut périlleux arrière, gracieusement exécuté, tant par la jeune femme que par le sujet d'étude du projet Oméga, et d'une puissance époustouflante. L'adversaire que la jeune femme affrontait lors de ce combat du tournoi DOA 3 ne se releva pas.

« Même mouvement ! s'exclama Blade. Dans les moindres détails.

– Je connais bien Oméga, répondit Donovan. Le style qu'il utilise est loin d'être courant. Si cette femme l'utilise, cela ne peur vouloir dire que deux choses : soit Oméga et cette femme ont eu le même maître d'armes…

– Soit cette femme a été l'élève d'Oméga… conclut le scientifique.

– Très intéressant… Blade, il me faut cette femme. Envoyez une section au Japon et donnez leur son signalement. Tout de suite.

– Bien docteur. »

Blade s'éclipsa. Donovan reporta son attention sur l'écran mural où continuait d'être diffusé l'enregistrement.

« Si cette femme a bien été l'élève d'Oméga, elle nous sera certainement très utile.

– Avec un échantillon de son ADN, nos recherches pourraient être plus précises, annonça le scientifique.

– Ne vous inquiétez pas. Les hommes de Blade vont ramener cette fille et vous pourrez l'étudier sous tous les angles. En attendant, continuez à tirer le meilleur de ces vidéos et faites-moi parvenir toutes vos conclusions.

– Bien docteur.

– Avec un tel atout dans ma main, plus rien ne pourra me résister, pas même cette satanée Dame Douglas ! »

Cette nouvelle avait vraiment excité l'excentrique docteur. Ses K-α étaient certainement très puissants, mais avec cette femme, il pourrait créer une arme invincible, bien supérieure à Oméga lui-même ! Il en salivait déjà. Il n'y avait pas à s'en faire. Où que cette femme pût bien être, ses hommes la retrouveraient. Ce ne serait pas la première opération de ce genre à leur actif. La capture serait peut-être un tantinet plus délicate. Une femme de cette force ne se laisserait pas faire. Mais les hommes de Blade étaient ingénieux… Dans quelques jours certainement, Donovan pourrait se lancer dans la création d'un tout nouveau spécimen qui laisserait tous les autres sur la paille !

Oméga avait lamentablement échoué, malgré ses capacités surhumaines, mais avec toutes les données dont Donovan était désormais en possession et ce nouveau sujet d'étude, il pourrait très facilement mettre au point une nouvelle arme qui, elle, n'échouerait pas et le débarrasserait de tous les obstacles qui entravaient sa route vers la tête de la DOATEC. Tout n'était plus qu'une question de temps.

Deux heures plus tard, après un briefing clair et concis, vingt hommes, armés jusqu'aux dents, embarquaient dans les deux Kasatka prêts à décoller sur le toit de la tour. Une fois en l'air, les hélicoptères prirent la direction de l'aérodrome privé de la DOATEC où la section embarquerait dans le transport de la Compagnie en direction du Japon. Pendant que ces hommes seraient sur le terrain, les analystes de Blade ne manqueraient pas de faire tout le nécessaire pour retrouver ne serait-ce que la moindre trace de cette fille pour la localiser.

Bien qu'elle n'en eût aucunement conscience, le sort de cette belle jeune femme était à présent entre les mains du directeur de la section scientifique de la DOATEC.

XII

La tour prit le cavalier. Echec. Encore quelques coups, et il remporterait la partie, c'était évident. De toute manière, l'avantage de jouer seul aux échecs, c'est que l'on gagne toujours ! Non, peut-être pas. A bien regarder le jeu, il lui apparut qu'il pouvait en arriver à un match nul. Ce serait le dixième en onze parties…

Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas regardé sa montre. Il ne savait même plus quel jour il était, depuis combien de temps il avait quitté la Russie. Dans les ténèbres de la cale, à la seule lueur de sa lampe torche, il n'avait fait que jouer aux échecs. La vie de clandestin à bord d'un bateau n'a vraiment rien de passionnant, mais avec les tueurs de Donovan à ses trousses, il ne pouvait pas se permettre de voyager au grand jour. La cale de ce cargo était le moyen le plus sûr d'arriver à Hong-Kong. Une fois là-bas, il courrait bien assez de risques comme ça.

Tigre ne s'ennuyait pas, seul dans l'ombre. En vérité, son esprit était sans arrêt fixé sur Donovan, et il planifiait soigneusement chacun des détails de son opération. Avec ce qu'il savait de sa cible et de la tour dans laquelle elle se réfugiait, il pouvait déjà se faire une idée très précise de la façon dont il agirait. Mais il ne pourrait pas s'épargner une longue période d'observation dans le but de ne laisser aucune faille dans son plan. Donovan n'était pas un imbécile et il devait avoir pris des précautions en apprenant que ses tueurs avaient échoué. Il fallait rester extrêmement vigilant, même dans ces moments qui semblaient calmes. Le danger a cette capacité de pouvoir surgir à n'importe quel moment, y compris quand on s'y attend le moins. C'était la grande leçon qu'il avait retenu de l'attaque de son village natal par l'Armée Rouge, il y avait si longtemps déjà, malgré le fait qu'il s'en souvenait comme si cela s'était produit la veille.

Le bateau avait essuyé une tempête quelques heures auparavant. Cela n'avait nullement perturbé Tigre, mais il avait bien été incapable de jouer aux échecs avec le tangage violent du navire. Il avait autre chose à faire que rechercher les pièces de son jeu dans le noir… Mais la mer s'était depuis calmée et il avait pu reprendre sa partie. Les échecs l'aidaient à se concentrer et à mieux envisager la suite des évènements. Il réfléchissait toujours mieux après une bonne partie. Tigre jouait souvent seul aux échecs. Rares avaient été les parties qu'il avait disputées contre de vrais adversaires. En général, il était un solitaire. C'est pourquoi lors de son passage dans l'armée il avait tout d'abord été affecté aux commandos avant de finalement démissionner. Depuis, il était devenu tueur à gages. Le même métier, sans les contraintes qui vont avec. Mieux payé, aussi. La Russie ne paie plus bien ses soldats… Tigre ne s'était jamais fié à personne de toute sa vie et depuis qu'il était au courant des circonstances tragiques qui avaient mené à la mort de ses parents, il n'envisageait même plus de faire confiance à qui que ce fût. Ne jamais compter que sur soi-même était devenu sa devise.

Tigre perçut soudain que le bateau ralentissait. Cela ne voulait dire qu'une chose : le cargo arrivait en vue du port sud-coréen où il était prévu qu'il s'arrêterait. En ce moment même, il devait être en train de manœuvrer pour s'engager dans le chenal. La question était de savoir si une fois à quai, des hommes descendraient dans les cales, et plus particulièrement dans celle où il se cachait. Pas besoin de réponse pour décider qu'il valait mieux trouver une cachette plus sûre que celle-ci. D'après les plans qu'il avait consultés avant son départ, il devait y avoir une échelle permettant d'accéder à la passerelle supérieure de la cale, passerelle depuis laquelle il pouvait atteindre une des poutres de l'armature de la coque. En se mettant ainsi dans un coin, il devrait pouvoir être certain de ne pas être repéré.

Il rangea son plateau et ses pièces et se leva tranquillement. Depuis le départ, il n'avait pas cessé de faire régulièrement des exercices pour éviter que ses muscles ne s'engourdissent. Braquant sa lampe torche vers la coque, il chercha l'échelle et ne tarda pas à la repérer. Une fois sur la passerelle, il progressa à pas de loup jusqu'à parvenir sous l'une des poutres. Il sauta pour l'attraper et se hissa dessus. Avec une infinité de précautions, il alla se fondre dans le coin au fond de la cale. Même si l'équipage allumait l'éclairage, il lui serait difficile de le repérer.

Tigre était habitué à évoluer dans l'ombre, à se fondre dans son environnement pour passer inaperçu ou pour surprendre l'ennemi et ce quel que pouvait bien être le milieu dans lequel il se trouvait. Dans la neige, dans le désert, sous l'eau, dans la jungle ou dans un espace urbain. De nuit comme de jour. On ne l'avait pas surnommé Tigre pour rien. Rien n'était plus grisant pour lui que de guetter une proie en étant si proche d'elle qu'il aurait pu la toucher, attendant le meilleur moment pour frapper, avec une précision mortelle. Lorsque Donovan mourrait, il n'aurait même pas la chance de savoir qui l'aurait tué…

En tout cas, s'il voulait ne pas être repéré, et c'était le cas, il lui faudrait attendre perché sur cette poutre l'appareillage du navire, soit environ douze heures après son accostage. Ensuite, il pourrait redescendre dans sa première cachette et y attendre l'arrivée à Hong-Kong. Prévoyant, il s'était même débrouillé pour obtenir le numéro du quai où le cargo se rendait, ainsi qu'un plan du port de Hong-Kong qui lui avait permis de préparer, avec tout le soin qui le caractérisait, son évasion. Il avait également trouvé une planque où loger et d'où espionner les allées et venues autour de la tour de Donovan.

Son opération avait beau être préparée depuis des semaines, son plan fignolé avec soin, il n'en était pas pour autant rigide. Par expérience, Tigre savait que les choses ne se déroulaient pas toujours comme on s'y attendait. L'important là était de ne pas se laisser aller à la panique, de savoir garder son calme et d'improviser. Depuis de nombreuses années, même si chacun de ses plans était toujours solidement bâti à l'avance à partir d'observations et de pertinentes réflexions, ils n'en étaient pas moins flexibles durant leur exécution, et c'était pourquoi Tigre avait toujours réussi jusque-là. Il est impossible de tout prévoir à l'avance, mais l'on peut avoir à partir d'informations correctes et cohérentes une idée du déroulement des évènements qui peut s'avérer très proche de la réalité. Tout se jouait ensuite sur la justesse de l'interprétation, sur le sang-froid et la capacité d'adaptation. Tigre s'était entraîné durant de nombreuses années pour être à même de réagir à n'importe quelle situation avec rapidité et efficacité, fût-elle attendue ou non. Et c'était l'apanage des meilleurs soldats, de l'élite de l'élite. En fin de compte, ces qualités n'étaient pas bien différentes de celles requises pour être un excellent joueur d'échec. Anticiper, préparer à l'avance, mais savoir aussi réagir sur le vif, dans l'instant, et sans faire n'importe quoi.

Le bateau avançait de plus en plus lentement. Ses manœuvres étaient de plus en plus nombreuses. Bientôt, les machines furent coupées. Le bateau allait être probablement remorqué jusqu'au quai. Les minutes s'écoulèrent lentement, très lentement. Peu après, il put percevoir les bruits des manœuvres d'amarrage. Puis le silence se fit. Le cargo ne serait pas chargé avant quelques heures, le temps de vérifier la cargaison. Tigre s'étira et se cala dans son coin. Il ne lui serait pas permis de bouger au cours de douze prochaines heures et il risquait probablement de s'ankyloser s'il ne trouvait pas une position confortable.

Réduit à l'immobilité, il attendit. Au bout d'un moment, d'un très long moment, il entendit des choses bouger au-dessus de lui. Le chargement devait avoir commencé. Il tendit l'oreille et put percevoir le son du portique s'ébranlant sur les rails. La machine était plutôt bruyante. Les sens aux aguets, il attendit, figé comme une statue. En principe, les containers devaient être entreposés en priorité dans la cale avant. Mais il pouvait y avoir eu un changement et si la cale dans laquelle il se trouvait était ouverte, il lui faudrait redoubler de vigilance pour ne pas être repéré. Les minutes passèrent, mais il semblait au bruit des machines que l'on ne chargeait pas encore le cargo à sa hauteur. Le bruit du portique s'éloigna pour la énième fois il allait chercher un container de plus. Quand il ne l'entendit presque plus, il attrapa une de ses gourdes et but une petite gorgée d'eau.

Même s'il avait prévu assez de vivres et d'eau pour toute la durée du voyage, il se rationnait sévèrement. Le moindre écart pourrait lui être fatal. Ce moment de son plan était de loin le plus facile. S'il faillait maintenant, il ne pourrait se le pardonner. Tigre n'avait pas pour habitude de se ménager. Depuis son plus jeune âge, il avait été contraint à se satisfaire de peu. Un soldat sur le front ne doit pas agir comme s'il était à l'arrière. Et pour éviter cela, il suffisait de se comporter comme si on était toujours sur le front, sur le pied de guerre. Une seule chose était réellement importante : conserver la condition physique à son plus haut niveau pour être toujours performant. Le confort était loin d'être une priorité pour lui et pour tout bon soldat qui se respecte. Endurer les pires souffrances sans perdre de vue son objectif était son quotidien depuis longtemps. Et les résultats étaient à la hauteur des efforts qu'il déployait. Toujours être performant. Ce qui demandait de l'endurance et de la maîtrise de soi‑même. Il ne s'agissait pas de foncer tête baissée sans avoir conscience des risques. Il s'agissait au contraire de minimiser chaque geste pour en tirer toute la quintessence. Et il fallait pour parvenir à ce résultat un entraînement constant et difficile.

Mais sa vie tout entière n'avait été qu'un purgatoire. Vivre dans un pays effondré avec sans arrêt en tête l'image du massacre de ses parents et de tellement d'autres… c'était loin d'être une partie de plaisir. Cela ressemblait plutôt à un cauchemar éveillé, à un de ces mauvais rêves qui n'en sont pas, à cette réalité dans laquelle la notion même de bonheur finit par en devenir surréaliste… Et le cauchemar ne prendrait fin que lorsque Donovan serait mort. Que lorsque tous les morts seraient vengés, que justice serait faite, et que le monde se trouverait débarrassée d'un des plus infects représentants de la race humaine. Tigre n'en serait pas moins un criminel, mais au fond de lui, il savait avoir fait le bon choix, pas seulement pour lui, puisque au début il n'avait voulu que se venger de la trahison de Donovan, mais aussi pour tous ceux qui avaient souffert ou souffraient encore à cause de cette ordure.

Il n'avait pas pu en apprendre beaucoup à ce sujet, mais au cours de ses recherches, il avait découvert que Donovan menait des expériences génétiques parfaitement illégales sur des êtres humains. Il fallait bien être un monstre pour se complaire à torturer de malheureuses personnes au nom de la « science ». Mais un homme qui avait trahi et fait tuer devait être suffisamment monstrueux pour se livrer à ce genre d'abominations. Il ne comprenait pas comment cet homme pouvait encore être à la tête de la section scientifique de la DOATEC. Ou plutôt si. Il avait eu du mal à consulter les fichiers qui lui avaient révélé ses contacts avec les dirigeants qui avaient ordonné l'attaque du petit village tchétchène. Alors réussir à obtenir des preuves relatives à ses expériences abominables… C'est pourquoi il devait mourir. Que pouvait-on faire contre un homme si cruel disposant de tant d'influence si on se contentait de l'attaquer à coups de preuves ? L'attaque qu'il allait mener ne souffrirait d'aucune riposte. Après tout, ce n'était pas son genre de laisser à d'autres le soin de condamner ceux qu'il jugeait fautifs. Il n'avait aucune pitié. Donovan devait mourir, et il mourrait.

Le portique revint. Tigre entendit le bruit du treuil qui se déroulait, puis bientôt le choc sourd du container contre la coque. Puis le même va-et-vient, incessant, assourdissant. A chaque retour, le portique s'approchait de la cale dans laquelle il se trouvait. Ils devaient être en train de charger la deuxième cale. Il se trouvait dans la troisième en partant de la proue et il savait qu'au cours de cette escale, le cargo serait lourdement chargé. La Corée du Sud exportait beaucoup. De tout. Et très largement de quoi remplir un cargo comme celui-ci. Le chargement serait long et Tigre serait peut-être réduit à battre en retraite vers une autre cale s'ils venaient à charger celle-ci. Il s'était positionné sur la poutre tout en ayant conscience de ce fait et s'était donc arrangé pour pouvoir gagner au plus vite la deuxième cale. Personne ne remarquerait sa présence à bord, il avait pris toutes les précautions nécessaires. Il était un habitué de ce genre de missions.

Il ne faillirait pas.

XIII

Le chauffeur de taxi lui prit le billet avec un sourire. Elle refusa qu'il lui rendît la monnaie. Elle ne devait pas perdre de temps. Les deux autres ne tarderaient pas à arriver. Elle repérait déjà leur voiture au bout de la route. Sans ajouter un mot de plus, elle se tourna et pénétra dans le hall bondé. Ils ne manqueraient pas de la repérer dans un endroit comme celui-ci, malgré la foule, mais ils ne pourraient rien faire contre elle. Non pas à cause du monde, leur patron ne s'encombrait pas de ce genre de préoccupations, mais parce que dans une foule aussi compacte, ils risquaient de la manquer. Et avec quelqu'un comme elle, manquer la cible était une erreur à ne pas commettre. C-112 était bien placé pour ne plus le dire, justement.

Car évidemment, la police n'avait pas manqué de remarquer qu'il manquait deux balles et non pas une seule dans le chargeur de l'USP retrouvé sur son corps. Mais ils n'avaient pas fait le lien. Ils avaient bel et bien affaire à un suicide, l'angle de rentrée de la balle était parfait, et on n'avait trouvé les traces que d'une seule personne. De toute façon, personne ne voyait d'intérêt à prolonger l'enquête. Un dignitaire était mort et les preuves retrouvées sur C-112 prouvait qu'il était le meurtrier. Fin de l'histoire. Pour les supérieurs en tout cas, puisque le dossier avait été clos le matin même. Si les officiers de police sur le terrain avaient des doutes quant à ce scénario qui sérieusement manquait de clarté, tant pis pour eux. Le mobile de l'homme ? Difficile à dire, vu qu'il était un parfait inconnu des services, et que nul n'avait pu donner d'indice sur son identité. Pourquoi n'avait-il pas l'arme du crime sur lui ? Il l'avait probablement égarée. Ce genre d'arme est facile à perdre. On n'était pas non plus parvenu à retrouver la Porsche blanche prise en chasse par les forces de police aux abords du lieu du crime, c'était un tout autre véhicule que l'on avait découvert près de l'endroit où le suspect était mort… Mais rien n'indiquait que cette Porsche avait un lien direct avec l'affaire qui les concernait.

De toute évidence, quelqu'un semblait avoir considéré que poursuivre l'enquête n'était pas nécessaire. A moins que ce quelqu'un n'eût été influencé par quelqu'un d'autre… Mais qui le saurait ?

En repensant à l'article qu'elle avait lu dans le journal durant le trajet, article traitant du meurtre qu'elle avait perpétré la veille, elle ne put s'empêcher de sourire. Les conclusions de la police, même malgré sa subtile mise en scène, sentaient la précipitation à plein nez. Mais cela ne l'étonnait pas. Elle n'avait pas affaire à un imbécile. Ou plutôt si. S'il espérait que les deux gorilles qui la suivaient depuis qu'elle était montée dans le taxi allaient pouvoir s'occuper d'elle, il se trompait lourdement. Donovan était bien souvent trop sûr de lui. Cela allait lui coûter très cher. En avançant vers le guichet, elle repéra le reflet des deux bonshommes sur le verre d'un panneau d'affichage. Des professionnels, cette fois. Même s'ils n'égalaient pas son niveau, bien sûr. Ils n'hésiteraient pas à agir avant qu'elle n'eût le temps de monter dans l'avion. Mieux valait se débarrasser d'eux, discrètement de préférence.

« Un billet pour Hong-Kong. Aller simple, s'il vous plait. »

Son ton dur refroidit son interlocutrice. Elle avait souvent le même effet sur les gens. A croire qu'ils étaient tous impressionnables par si peu. Pourtant, elle avait fait un effort pour être polie. La guichetière mit un peu de temps avant de réagir et de se pencher sur son ordinateur. Elle vérifia rapidement les listes d'embarquement des prochains vols. Puis elle regarda la jeune femme.

« Il reste quelques places dans le prochain avion en partance pour Hong-Kong. L'enregistrement des bagages est sur le point de se terminer dans le hall 3. Embarquement dès midi et demie à la porte 12.

– Parfait. Je prends.

– Ca vous fera huit cents livres » s'il vous plait.

La jeune tueuse sortit son portefeuille et en tira la somme demandée en liquide. Elle paya son billet puis s'éloigna du guichet sans plus rien ajouter d'autre. La guichetière ne put s'empêcher de la suivre du regard et de se demander comment il se faisait que cette jeune femme eût pu avoir une telle somme en liquide sur elle. Ce devait encore être une de ces riches excentriques dont on parlait dans The sun

D'un geste nonchalant, elle baissa légèrement ses lunettes noires. Le reflet des hommes qui la suivaient se dessina sur les verres fumés. Elle eut un sourire carnassier. Ces deux-là, elle devait s'en débarrasser. Elle regarda sa montre : dix heures cinquante-six. Trop tôt. Ca lui laissait le temps d'enregistrer sa valise qui lui servait de seul bagage.

Lorsque ce fut fait, elle attendit quelques minutes pour se diriger tranquillement vers les toilettes. Elle vit dans une glace les deux hommes regarder autour d'eux avant de lui emboîter le pas. Parfait. Eux aussi avaient l'air de s'être décidés à passer à l'action… Elle regarda encore sa montre : l'embarquement avait déjà commencé. Encore un peu, et elle serait en retard. Parfait. Son minutage ne souffrait d'aucune faille. Lorsque la porte des toilettes se referma sur elle, elle constata avec soulagement qu'ils étaient déserts. Pas de témoins gênants. Elle était prête.

Devant la porte, les deux hommes vérifiaient qu'ils étaient seuls. Personne. Lentement, ils tirèrent leurs USP munis de silencieux et les dissimulèrent dans les replis de leurs amples vestes noires. Le premier ouvrit la porte et passa la tête à l'intérieur. L'endroit semblait désert. Il poussa la porte et pénétra à pas de loup dans la pièce, son pistolet pointé en avant. L'autre le suivit et referma la porte de façon à vérifier que la cible ne se cachait pas derrière celle-ci. Elle n'y était pas. Les deux hommes avancèrent vers le fond de la salle essayant de repérer la cachette de leur cible. S'ils avaient levé les yeux en entrant…

Christie s'était dissimulée non pas derrière mais au-dessus de la porte. Ces gars-là étaient des pros. Les muscles bandés, prêts à agir, ils s'avançaient sous son regard presque amusé, l'un légèrement en retrait de l'autre, leurs armes pointées vers le bas au bout de leurs bras tendus. Telle une vipère meurtrière, elle bondit et frappa. En un éclair, elle se faufila entre les deux tueurs et s'empara de leurs poignets droits. Dirigeant leurs mains, elle les fit se frapper dans l'entrejambe, puis dans le visage alors qu'ils se pliaient en deux sous la violence mortelle de ce coup. Puis elle pivota d'un demi-tour vers la gauche sur elle-même en tirant les bras de ses victimes avec elle dans son mouvement. Les deux hommes se retrouvèrent à se menacer mutuellement de leurs USP. Et pour finir, Christie glissa ses index sur leurs doigts crispés et les força à tirer. Les deux détonations étouffées retentirent simultanément et elle sentit leurs muscles se raidir brutalement avant de se relâcher. Elle les laissa tomber au sol.

Morts. En cinq secondes.

Sans attendre, elle s'attacha à faire consciencieusement disparaître toute trace de sa présence puis s'évapora. Sur la porte des toilettes refermée, elle avait accroché la pancarte « En dérangement ». Le temps que les autorités ne découvrissent le pot au rose, elle serait déjà loin de l'Angleterre. Elle pressa le pas, on appelait déjà les retardataires pour son vol. Dans dix minutes à peine, l'avion serait en bout de piste et mettrait les gaz. Rien ne pourrait l'arrêter, et surtout pas ces guignols que Donovan envoyait à ses trousses. Il était bien fou de croire que des imbéciles comme ces deux-là pouvaient quoi que ce fût face à elle. Elle était de loin l'une des meilleurs assassins du monde. Donovan se l'était mise à dos et rien ne pourrait le préserver de sa vengeance. Il avait signé son arrêt de mort en demandant à ses hommes de la tuer. Il n'aurait jamais dû faire ça, et elle comptait bien le lui faire amèrement regretter.

D'un geste tranquille, elle tendit son billet à l'hôtesse. Moins de deux minutes plus tard, elle attachait sa ceinture. Le billet qu'elle avait acheté était celui d'une place de première classe. Ce sont en général les derniers sièges à être occupés dans un avion. Huit cent livres un billet de première classe pour Hong-Kong. Elle devait être tombée sur une bonne compagnie ou sur une période de soldes… De toute façon elle s'en fichait. Du moment qu'elle n'avait pas à aller là-bas à la nage. Christie était toujours prudente, mais elle n'avait pas l'intention de laisser Donovan l'intimider. Lorsqu'il apprendrait que ses hommes étaient morts et qu'elle était montée dans un avion qui dans onze heures aurait atterri à Hong-Kong, il commencerait peut-être à comprendre quelle grave erreur il avait faite. Elle n'avait pas peur. Donovan ne pourrait jamais l'empêcher de faire absolument tout ce qu'elle voulait. Ses pitoyables tentatives de meurtre la faisaient presque sourire. Il n'avait pas réussi à faire tuer Helena et il croyait pouvoir arrêter une tueuse professionnelle comme elle ? Il était encore plus fou qu'elle ne le pensait. Enfin, c'était elle qui n'avait pas réussi à tuer Helena… Mais Donovan n'était rien. Helena lui était bien supérieure, dans tous les domaines. Donovan, lui, n'était qu'un insecte. La seule raison qui l'avait poussée à travailler pour lui était qu'il payait bien le genre de travail que Christie fournissait… Ce n'était pas tellement le genre de la famille Douglas de faire régler ses problèmes par l'intermédiaire de tueurs à gage… Pas son genre du tout, en fait. Cette famille avait toujours été faite de battants, et la dernière de la lignée le prouvait admirablement bien. La dernière…

Elle secoua la tête. Elle n'aimait pas penser à ça. Penser à son échec mais aussi à cette fille en particulier. Elle ne comprenait pas pourquoi son simple nom la faisait trembler. Elle qui n'avait peur de rien, pourquoi craindrait-elle une jeune femme aussi douce qu'Helena ? Et pourtant… Helena avait tout pour être une tueuse comme elle, la patience, le sang-froid, et la force, cette force débordante. Mais elle avait un tout autre état d'esprit. Malgré elle, Christie n'arrêtait pas de penser à elle depuis sa tentative avortée de meurtre. Et tantôt elle trouvait entre elles de profondes différences qui les opposaient à jamais, tantôt au contraire elle ne cessait de relever certains points communs qui l'intriguaient grandement.

Pourquoi éprouvait-elle une sensation aussi étrange à chaque fois qu'elle pensait à la dernière fille de la famille Douglas, au dernier PDG de la DOATEC ? Qu'avait-elle de si exceptionnel ? Avait-elle peur d'elle ? Le plus inquiétant était justement sans doute de ne pas réellement comprendre ce qu'elle éprouvait… Les sentiments, ce n'était pas tellement son fort. Ca n'est pas vraiment compatible avec le travail d'un tueur à gage… Mieux valait ne pas y penser. Ca évitait de se compliquer inutilement l'existence. Une chose et une seule était importante : se venger de la trahison de Donovan. C'était tout ce qui importait. Le reste n'était que secondaire, tertiaire.

Alors pourquoi ça lui revenait si souvent en tête ?…

L'hôtesse était en train de rappeler les consignes de sécurité tandis que l'avion commençait son roulage sur le taxiway. Dans quelques minutes, elle serait loin de Londres. Bientôt, l'avion arriva sur la piste. Il la remonta lentement, jusqu'à son extrémité. Puis le lourd Boeing 747 fit demi-tour. Un temps d'arrêt. Le temps de faire la check-list et de vérifier les formalités d'usage. Puis le vrombissement sourd des réacteurs s'amplifia et le jet fut propulsé vers l'avant. Christie ferma doucement les yeux tandis qu'elle retirait ses lunettes de soleil. Si le gugusse à côté d'elle n'arrêtait pas de la regarder, elle allait faire un malheur…

Peu après le décollage, Christie se fit servir un jus de tomate. En le sirotant, elle se dit une fois de plus que rien n'était plus abominable que la nourriture dans les avions. Même chose pour les boissons. Son jus de tomate à elle était bien meilleur. Elle repensa soudainement à son dernier vol en avion. Ca avait été lors de son retour de l'île de Zack… Non ! Elle ne voulait pas y repenser, justement. Trop de… bons souvenirs ?… Qu'est-ce qui pouvait bien lui arriver pour qu'elle se mît ainsi à penser à des choses aussi mièvres que des souvenirs de vacances ?… Et d'ailleurs, depuis quand le mot « vacances » faisait-il partie de son vocabulaire ? Elle était une tueuse, sur le pied de guerre vingt-quatre heures sur vingt-quatre à longueur d'année. Les vacances, c'était pour les fonctionnaires. Ou le genre de types comme celui assis à côté d'elle qui commençait vraiment à l'énerver avec sa sale manie de l'observer. Elle ne supportait pas ce genre de pervers qui croyait pouvoir tout acheter avec de l'argent. Un peu comme Donovan… Elle l'aurait bien tué, mais ça risquait de faire désordre… Fallait trouver un moyen un peu plus subtil.

« Vous savez quelque chose ? demanda-t-elle tandis qu'elle versait dans son jus de tomate du céleri en poudre.

– Quoi donc ? »

Apparemment, le poisson avait mordu à l'appât, même si le ton dur de Christie l'avait un peu refroidi.

« J'ai très envie de vous arracher les yeux. »

Le genre de phrase qui peut provoquer deux types de réactions. Soit la personne qui la prononce a un ton qui sous-entend la plaisanterie et on rigole. Soit le ton de l'interlocuteur est cassant comme de la glace et on le prend tout de suite au sérieux, et on a très peur… Christie n'était pas le genre de femmes à faire des blagues.

« Désolé » balbutia-t-il après avoir dégluti avec difficulté.

Pendant toute la suite du vol, il n'osa plus la regarder.

Elle détestait les vols en avion. Ne rien pouvoir faire pendant toutes ces heures… Elle n'était pas du genre à gaspiller son temps à dormir non plus. Elle ne le faisait qu'aux heures auxquelles elle avait l'habitude de se consacrer au repos du corps. Quelques heures, à peine. Se retrouver coincée avec cinq cents personnes dans un cigare volant n'était donc pas vraiment son occupation préférée. Elle ne pouvait rien faire de trop suspect avec autant de témoins, d'autant que dans les avions, on prenait énormément de précautions pour éviter de désastreux incidents… Surtout ces temps-ci. A cause de deux tours qui se seraient effondrées, paraissait-il…

Christie croisa les doigts et étira ses bras de toute leur longueur. Le visage impassible, elle se cala dans le fauteuil et ferma les yeux pour mieux réfléchir. C'était en gros la seule chose qu'elle pouvait faire sans trop attirer l'attention. Mais avec toutes les pensées parasites qui interféraient avec le cours normal de ses réflexions, elle aurait un long travail de concentration à effectuer.

Puisqu'il n'y avait rien d'autre à faire qu'attendre…

XIV

Aussi rapide et affûté que le vent, le katana fendait l'air dans le plus pur des silences. Il décrivait des cercles, des piqués meurtriers, sa lame semblait presque dessiner des lignes dans la pénombre du soir. Le sabre court allait et venait, rapide, insaisissable, précis, mortel. La main qui le maniait n'était pas inexpérimentée. Bien au contraire. Elle faisait preuve d'une extraordinaire maîtrise sur l'épée qui paraissait en devenir le prolongement et exécutait tout ce qu'elle lui commandait. Force et discipline, les secrets du succès. Ce que tout bon ninja se voyait enseigner dès les premières années de sa formation. Et la jeune femme qui s'entraînait dans cet endroit reculé de la forêt n'était pas une mauvaise kunoichi.

Elle traçait dans l'air doux de la soirée des traits semblables à de vrais coups de pinceaux. Ceux d'un véritable virtuose des couleurs et des formes. Ses pieds, sur le sol couvert de mousse, n'éveillaient pas le moindre son tandis qu'elle exécutait avec brio rotations, pas en avant et en arrière, sauts périlleux, roulades… Autour d'elle tombaient des feuilles, décrochées de leurs branches par une brise légère. Le vent était avec elle, le vent ne la trahissait jamais. Grâce à lui, elle pouvait sentir approcher le danger de loin, de très loin. Savoir être à l'écoute des éléments est une capacité primordiale pour un ninja…

Elle accompagnait sa séquence de passes d'armes de coups de pieds et d'atémis de la main gauche, régulait savamment sa respiration pour ne pas gaspiller un seul millilitre de l'air contenu dans ses poumons à chaque inspiration. Belle, vive, elle dansait au milieu des feuilles qui pleuvaient autour d'elle depuis les cimes et convergeaient vers elle, happées par le flux d'air que ses gestes aériens provoquaient. Mais elle les évitait toutes avec une agilité incroyable. Pas une seule ne la touchait avant d'avoir touché le sol. Elles ne touchaient même pas les pans de son shinobi pourtant fendu jusqu'à ses hanches et qui laissait admirer ses jambes longues, interminables, et élancées, leur peau d'un blanc rosé et resplendissant. Ni même sa chevelure de cuivre, retenue en une seule et longue tresse qui suivait chacun des mouvements de la tête du ninja. Ses cheveux et même ses vêtements ne faisaient qu'obéir à la moindre de ses volontés. Une telle maîtrise de soi ne s'obtient qu'au bout de très longues années d'entraînement.

Son souffle était inaudible, ses gestes se fondaient dans le silence de la nuit tombante, bientôt, elle disparaîtrait tout entière dans l'obscurité. Eclat de lumière dans les ténèbres. Insaisissable, comme une rêve. Un mirage.

Elle donna un violent coup de haut en bas. La lame fendit l'air et semblait laisser une traînée d'étoiles dans son sillage. Puis elle fit pivoter la lame vers l'extérieur et ramena son bras à sa hanche en se redressant. Elle amena lentement son autre main devant son visage avant de se lancer soudainement dans une longue série de coups et de sauts aériens. Elle était capable de faire tout ce qu'elle voulait de l'arme qu'était son corps. Avec son seul katana, elle pouvait frapper n'importe où. Aucun coup ne pouvait l'atteindre, sa garde était impénétrable. Ses mouvements acrobatiques, féeriques, laissaient sans voix.

Quel dommage d'être contrainte d'user d'une telle habileté pour tuer, et non pas pour émerveiller…

Arrivée à une des extrémités de la petite clairière, elle se retourna et revint en courant vers le centre, penchée en avant, le bras droit prêt à se détendre et à frapper. Elle donna un grand coup circulaire devant elle avant de faire volte-face et de poursuivre ses passes d'armes. Le sabre volait littéralement entre ses doigts. Sa jambe droite se leva avec une détente spectaculaire et se tendit, amenant son pied très haut au-dessus de sa tête. Puis celui-ci se reposa au sol et ce fut l'autre jambe qui exécuta sans attendre cet exercice impressionnant. Deux coups de pieds comme ceux-ci donnés avec une telle vitesse, car tout s'était passé en une seconde, ne faisaient pas de cadeau. On s'en retrouvait avec une violente et durable douleur à la mâchoire… A peine son pied reposé sur le sol, elle fit un salto arrière, sans élan, qui envoya ses deux pieds frapper haut dans le vide. Getsurin… Le temps semblait se ralentir pour qui voyait ce mouvement absolument majestueux. Il fallait être d'une souplesse et d'une détente inouïes pour le réussir… Elle atterrit habilement sur ses jambes en les fléchissant légèrement pour que le choc n'affectât ses articulations et reprit ses passes d'armes.

Elle se sentait si loin de tout soudainement. Si loin de son quotidien lorsqu'elle s'entraînait ainsi, s'absorbait pleinement dans chacun de ses gestes. Comme il était facile d'oublier pour un moment tout son malheur, de se sentir libre à nouveau. Pour un moment… Ils reviendraient. C'était inéluctable. Elle avait réussi à les envoyer dans une mauvaise direction mais cela ne lui laissait qu'une nuit. Une nuit dont elle entendait bien profiter, d'autant qu'elle avait trouvé un endroit superbe. D'un volcan avoisinant coulait une source d'eau chaude. Plus bas, à l'endroit où les arbres couvraient tout, l'eau se déversait dans une petite cuvette rocheuse et reposait là, laissant des volutes de vapeur s'échapper de temps à autres. Un bassin bordé d'arbres feuillus. L'endroit rêvé pour se délasser.

Kasumi s'exerçait tout d'abord, comme elle le faisait dès qu'une occasion lui était donnée de le faire, puis elle comptait bien profiter de cette source d'eau chaude que le destin mettait sur sa route. De temps en temps, il fallait bien ça pour avoir le courage de continuer sa fuite éternelle. Elle était heureuse de pouvoir trouver le temps, alors que tant de tueurs étaient après elle, de se retrouver en paix avec elle-même, seule, et de pouvoir jouir sans retenue des beautés de la nature. Elle devait en profiter dès que l'occasion se présentait, car qui pouvait dire que le lendemain, elle ne finirait pas par être rattrapée et tuée ?

Elle donna un coup circulaire de son katana, de droite à gauche, puis son buste entier suivit le mouvement de son bras tandis qu'elle le penchait légèrement en avant. Le mouvement de torsion qui s'ensuivit entraîna le bas de son corps, et ses jambes pivotèrent souplement et brusquement autour de l'axe qu'était son bassin. Ses pieds tournoyèrent avec la violence d'une tornade pour s'abattre sur le sol, avec une incroyable légèreté après la fulgurance de ce coup. Elle était de nouveau debout et droite, et elle rangeait lentement son sabre au fourreau.

Elle ferma les yeux et prit une lente et profonde inspiration, savourant les douces fragrances de l'air. Le vent léger et caressant lui apportait des odeurs d'arbustes et de fleurs sauvages qui la plongeaient dans un univers de poésie et de fantaisie. Ses narines frétillèrent de plaisir. Ses cils tremblèrent. Sa peau frissonna. Un sourire se dessina sur ses lèvres et elle ouvrit ses grands yeux d'or. Elle était heureuse, emplie d'une sérénité si rare dans le tumulte de son existence qu'elle n'en était que plus délectable. Lentement, elle porta la main à sa ceinture et entreprit de la dénouer. De son autre main, elle dégageait le fourreau de son katana et le posa sur le sol. Elle avança vers l'onsen, sa ceinture retirée à la main. Une fois son vêtement desserré, elle le sentait presque flotter en douceur sur son corps, comme une caresse. Elle s'accroupit au bord de l'eau, trempa lentement la bande de tissu qui seule servait à fermer sur elle sa tenue de ninja.

Avec un soin qu'elle tenait de sa mère et que sa formation martiale avait développé, elle lava sa ceinture. Elle n'avait que rarement le temps de faire sa lessive et pas vraiment le loisir de se promener avec une valise remplie de vêtements de rechange… Elle se releva ensuite pour aller l'étendre à la branche basse d'un arbre. Puis elle retourna auprès du bassin et porta les doigts aux pans déjà bien écartés de son shinobi. Elle ouvrit le vêtement, laissant le vent effleurer son ventre lisse et ses seins ronds et s'en débarrassa avec une douceur infinie. Puis elle trempa son vêtement dans l'eau. Elle se baissa ensuite pour se débarrasser de ses sandales et de ses bas. Pour finir, elle retira la culotte légère qui lui servait de seul sous-vêtement et s'accroupit pour faire sa lessive dans le bassin. Quand elle eut terminé, elle étendit tous ses vêtements dans les branches les plus basses des arbres qui l'entouraient et se retourna vers la sourde d'eau chaude.

Une bourrasque soudaine fit voler quelques feuilles et titilla sa peau délicate. Elle frissonna et se couvrit la poitrine de ses bras. La nuit était fraîche… Pourtant, elle resta ainsi figée un long moment, à savourer les yeux clos les caresses, tantôt douces, tantôt fougueuses d'un vent qu'elle avait appris à aimer dès son plus jeune âge. Tous les poils de son corps se hérissèrent et elle frémit une fois de plus, partagée entre la fraîcheur du vent et la chaleur d'un plaisir qui naissait peu à peu en elle. Finalement, elle écarta les bras et laissa une rafale mordre la chair de ses seins. Le frisson qui accompagna l'onde de volupté qui la parcourut la fit soupirer. Elle ouvrit les yeux et ceux-ci brillaient d'une lueur fascinante alors qu'en eux se miroitait l'eau tranquille de l'onsen.

Le sourire aux lèvres, elle avança vers la rive en sautillant, puis s'accroupit tout au bord. Elle trempa deux de ses doigts. C'était chaud. Brûlant, par rapport à la fraîcheur de la forêt endormie. Lentement, elle leva la main, laissant couler quelques gouttes le long de ses doigts, de la tranche de sa main, de son poignet pour finalement glisser jusqu'à son coude plié. La lueur dans son regard s'amplifia. La même que celle qui autrefois brillait dans ses yeux quand elle jouait devant leur belle maison dans leur petit village. Ou allait se baigner et pêcher dans le torrent avec sa meilleure amie de l'époque qui n'était autre… qu'Ayane… Elle recueillit encore quelques gouttes et se mouilla le visage, doucement. La chaleur soudaine qui inondait son esprit dut la faire rougir. Elle mouilla ensuite ses épaules, ses seins, son ventre… Seulement de quelques gouttes de cette eau à la chaleur dévorante.

Accroupie au bord du bassin, elle se lava soucieusement, sachant qu'elle n'aurait plus l'occasion avant longtemps de le faire. Du bout des doigts elle parcourait son corps lisse et délicat, retirait la poussière que la course et les combats déposaient sur elle, se sentant peu à peu comme purifiée.

Enfin, elle s'assit sur la rive et trempa ses jambes tout entières dans le bain bouillant. La chaleur remonta le long de tous ses nerfs et accéléra son rythme cardiaque. Le mélange du chaud dans lequel baignait le bas de son corps et du froid qui en enveloppait le haut lui procura une étrange sensation, entre douleur et plaisir. Elle tressaillit. Puis, tout sourire, elle se laissa entièrement glisser dans le bassin dont la chaleur l'engloutit, l'emplissant d'une plénitude indescriptible. Son corps se relâcha d'un coup, et ce fut comme si un lourd poids lui était retiré des épaules. Avec un sourire, elle s'émerveilla de sentir sa poitrine se dilater et s'alourdir et poussa un soupir juste avant de plonger le visage sous l'eau…

Retour en enfance, innocence… jouissance.

Kasumi se laissa d'abord envahir par la chaleur et le plaisir qui en elle se pressaient. L'eau sur sa peau était comme une intense caresse, douce, pénétrante, apaisante, et elle s'en délectait avec la plus ineffable des satisfactions. Puis, avec des gestes d'une lenteur féerique, elle ramena par-dessus son épaule gauche la longue tresse de ses cheveux et la défit. Doucement, délicatement, pudiquement. Elle avait posé le ruban qui servait à maintenir cette magnifique coiffure sur le bord du bassin et se caressait tout autant les cheveux qu'elle se les dénouait. Douceur envers soi-même. Aimer les autres, c'est avant tout s'aimer soi. Pas trop, juste ce qu'il faut. L'amour ne doit déborder que lorsque l'on l'offre… Ses cheveux de cuivre se répandirent sur son épaule et noyèrent presque son visage. Ils étaient tellement soyeux… Elle plongea la tête sous l'eau pour les tremper et les détendre.

Ce bain était un délice. Elle se sentait déjà plus calme, plus heureuse, plus vivante. De ses yeux acérés, elle repéra une fleur qu'en tant que ninja et passionnée de nature elle connaissait bien, et qui poussait très près du bord de l'onsen, au milieu d'autres beautés végétales. Ses feuilles odorantes donnaient un délicieux parfum lorsqu'elles étaient mêlées à l'eau. Elle se propulsa en avant et savoura la douce caresse de l'eau sur son corps délié. Avec précaution, elle écarta les feuilles des autres fleurs et dégagea le pied. Elle caressa la plante, puis sectionna délicatement une de ses feuilles, la plus grosse et donc la plus ancienne. Elle huma son odeur délicate et se remémora des souvenirs heureux. Après l'avoir plongée dans l'eau, elle frotta son corps avec la feuille, s'oignant ainsi de son odeur suave et envoûtante. L'eau chaude et ses propres mouvements d'une tendresse infinie l'émoustillaient. Et tout particulièrement lorsque en dernier lieu, elle se frotta les seins. Elle ferma les yeux et soupira en sentant monter en elle un plaisir exquis, indicible.

Elle n'avait jamais connu d'hommes. Et désormais, elle était certaine qu'elle n'en connaîtrait aucun de toute sa vie, car celle-ci se résumait à fuir sans arrêt. Kasumi était une petite fille trop vite grandie et plongée dans un monde d'une dureté d'acier. Elle en était encore à ses rêves d'enfant qui lui convenaient très bien et s'était promis depuis le tout début de son adolescence de ne jamais s'offrir qu'à l'homme dont elle serait amoureuse. Mais désormais, avait-elle encore le temps d'être amoureuse ? En avait-elle le droit ? Elle ne l'avait encore jamais été. En se touchant les seins, en découvrant pour la millième fois la douceur de son propre corps, elle se demanda… comment ce pouvait bien être, être amoureuse … Ce que l'on pouvait éprouver… Elle aurait bien aimé savoir. Elle aurait bien voulu aimer. Cette curiosité était-elle déplacée ? Elle ne pouvait pas s'empêcher de se sentir un peu honteuse à chaque fois qu'elle essayait de deviner ce que c'était que d'avoir le cœur qui bat pour quelqu'un d'autre, quelqu'un qui n'aurait pas été de sa famille. Elle rougissait même dès qu'elle se prenait à imaginer un baiser… Et ça n'avait rien de désagréable de rougir ainsi. Son cœur battait plus fort… Elle le sentait si bien, là, au creux de sa main refermée sur son sein. Timidement, elle s'en pinça la pointe. Le frisson qui la parcourut l'emplit tout entière de ce délicieux mélange de honte et de satisfaction et elle se mit à rêver qu'un jour, sa fuite prendrait fin et qu'elle pourrait alors se consacrer à être auprès de ceux qu'elle aimait, et à chercher d'autres êtres à aimer… Peut-être à en trouver un qui lui paraîtrait un brin différent de tous les autres… avec lequel elle aurait peut-être envie de faire un enfant… Elle se caressa le ventre, doucement, maternellement. Elle pouvait donner la vie. Elle pouvait aimer, s'offrir corps et âme.

Pourquoi la pourchassait-on en définitive ? Pourquoi voulait-on lui enlever toutes ces capacités si merveilleuses ? Pour quelques règles qu'elle avait enfreintes… Elle n'avait pourtant jamais voulu faire de tort à son clan. Si elle s'était enfuie, c'était simplement pour venger son frère, tuer l'homme qui avait manqué de le lui enlever. Mais le Code était formel. Les sentiments devaient être soigneusement tenus à l'écart de la vie d'un ninja. Leur devoir était d'obéir, quoi qu'il arrivât. Mais les hommes qui la pourchassaient sans relâche étaient-ils aussi durs que le Code ? Qu'est-ce qui les poussait à lui donner la chasse ainsi, sans jamais en être fatigués ? Leur arrivait-il à eux aussi de se dire parfois que tout cela ne rimait à rien, surtout lorsque l'on en connaissait les raisons ? N'y en avait-il pas un parmi tous ces ninja qui n'étaient au fond que des êtres humains comme elle pour avoir envie de la laisser vivre ? Si tel était le cas, grand bien leur faisait de ne pas commettre l'erreur d'enfreindre, comme elle l'avait fait, le Code. Aucun d'eux ne méritait le sort qu'elle connaissait. Ils ne faisaient que faire ce que l'on attendait d'eux, ce que le Code exigeait, et ils avaient tous choisi par eux‑mêmes de se plier à ses règles, même les plus difficiles.

Tout ce que voulait Kasumi, c'était rentrer chez elle.

Mais elle avait enfreint la loi de son village, et elle assumait son erreur, comprenait sa peine, acceptait son sort. Elle ne regrettait rien. Seulement elle aurait bien aimé savoir comment ça aurait été de vivre comme une femme normale, ce que ça aurait été de tomber amoureuse, ce que ça aurait été de donner vie à un enfant…

Elle ferma les yeux et sourit encore tandis que ses mains s'écartaient de son corps. Elle s'enfonça jusqu'au menton sous l'eau délicieuse. Elle gardait espoir. Elle ne le perdrait jamais. Elle avait confiance en l'avenir. Après tout, n'était-elle pas le Shinobi de la Destinée ? Il fallait garder espoir. Ne jamais abandonner. Les meilleures choses arrivent quand on ne les attend pas. Et puis, elle n'était pas entièrement malheureuse ainsi. D'autres vivaient dans des conditions bien plus terribles. Elle avait, elle, quand même droit à quelques instants privilégiés comme celui-ci. S'emprisonner dans le malheur et le désespoir ne mène nulle part. Il fallait garder confiance, être courageuse, continuer à vivre… et à profiter de la vie du mieux qu'elle le pouvait.

Au fond, quelle nuit délicieuse !…

XV

Le vent s'engouffrait dans son blouson. Et dans ses cheveux aussi. Quelle sensation grisante ! Soudain, quelque chose la dépassa par la gauche et attira son regard. Un avion en papier. Comme ceux qu'elle fabriquait. Le sourire aux lèvres, elle se retourna pour regarder son amie qui lui fit un clin d'œil. C'était bien elle, ça ! Elle refit face à la route, et regarda le petit avion de papier qui continuait de descendre, un peu devant elle. Elle se pencha sur son guidon et pédala avec plus de force pour le rattraper. En pleine descente, le pliage planant gagnait en vitesse. Il piquait droit vers le bas de la rue pavée. Ses yeux étaient rivés sur le projectile de cellulose. Elle était presque à sa hauteur. Doucement, en prenant garde de ne pas lâcher le guidon, elle leva la main gauche et l'approcha de la queue de l'avion. Deux centimètres trop loin. Encore un coup de pédale, rageur celui-là, et ses doigts le touchèrent. Son sourire s'élargit lorsqu'elle réussit à le capturer au creux de sa main, sans pour autant le froisser.

Mais quand elle reposa les yeux devant elle, elle se rendit compte qu'elle était descendue bien plus bas qu'elle ne l'imaginait. A cette allure, elle fonçait droit dans le lampadaire à l'angle de la rue ! Dans une tentative désespérée, elle freina de toutes ses forces et tourna le guidon à gauche. Mais le vélo partit en dérapage et elle dut sauter au sol pour éviter de se coucher avec lui et de se faire mal. Secouée, elle regarda sa bicyclette renversée sur le trottoir. Son cœur battait la chamade : elle l'avait échappé belle !

Leifang arriva à sa hauteur et freina, un peu plus en douceur.

« Ouah ! Tu as bien failli te ramasser cette fois !

– Tu l'as dit ! Mais je l'ai, répondit Hitomi, triomphante, en brandissant l'avion de papier.

– Eh ! Arrête de le secouer comme ça, tu vas l'abîmer ! »

Pour toute réponse, la jeune Germano-japonaise se contenta de sourire et d'envoyer en l'air le soigneux pliage. L'ouvrage de Leifang plana un instant dans le ciel avant de redescendre lentement en dessinant de larges cercles au-dessus des pavés. La jeune Chinoise l'intercepta avant qu'il ne touchât le sol.

« Oh, mon bébé ! Elle n'a pas fait trop de mal ?

– Qu'est-ce que tu insinues ?

– Moi ? dit-elle avec son sourire le plus innocent. Rien, pourquoi ? »

Elles se regardèrent droit dans les yeux, l'une faussement accusatrice, l'autre faussement innocente. Puis elles éclatèrent de rire.

Hitomi releva son vélo et l'enfourcha de nouveau. Elle s'élança, Leifang dans sa roue arrière. Pédalant de plus en plus vite, elles foncèrent dans la rue pavée, entre les maisons basses de style médiéval. Soudain, Hitomi freina sèchement et fit déraper son vélo sur le côté. Leifang s'arrêta à sa hauteur.

« Jusqu'où, cette fois ?

– Tu vois le clocher de l'église ? »

Devant elles, la route continuait en une longue ligne droite avant de plonger brusquement vers la place de l'église dont seul le clocher émergeait.

« Oui.

– La première au parvis. A vos marques… »

Elles se positionnèrent à la même hauteur, armèrent leurs pieds sur leurs pédales, prêtes à bondir comme des tigresses. Une bourrasque de vent frais s'engouffra dans la ruelle. Hitomi ferma les yeux et huma l'air un long moment avant de finalement commencer le compte à rebours. Au signal, elles s'élancèrent, dans le même essor spectaculaire. Puis elles se mirent à pédaler, toutes deux avec la même rage de vaincre. Hitomi prit une courte tête, mais la situation pouvait basculer à tout moment. Le vent leur fouettait agréablement le visage et faisait voler leurs cheveux d'anges. Hitomi portait son habituel serre-tête rose, comme toujours, tandis que Leifang s'était au contraire dénatté les cheveux et laissait cette pluie noire et ondulante inonder ses épaules. La jeune Chinoise remonta lentement jusqu'à parvenir, au moment où elles débouchaient sur la descente, à la hauteur de son amie. Elles la dévalèrent à toute allure, courbées sur leurs guidons. La vitesse faisait siffler leurs oreilles et les rendait ivres de bonheur. Leurs roues rebondirent sur le pavé lorsque le terrain redevint subitement plat et elles pédalèrent de toutes leurs forces dans la dernière ligne droite. La voie était déserte, elles n'avaient pas à se soucier d'une éventuelle et fâcheuse collision avec un passant. L'église se dressait devant elles, majestueuses, gothique, imposante. Des pigeons s'envolèrent sur leur passage tandis qu'elles entraient sur la place. Plus qu'une vingtaine de mètres avant le parvis elles se donnaient des œillades pour essayer de juger de leur avance ou de leur retard. L'escalier de grès, le dernier effort avant l'arrivée, la dernière épreuve pour les pneus tous‑terrains de leurs montures… Puis le parvis, enfin, devant la grande porte de chêne massif.

Ce fut Leifang qui l'emporta. De dépit, Hitomi pesta :

« Screugneugneu !

– Gagné ! Oui ! clama la Chinoise en éclatant de rire.

– Attends un peu la revanche avant de te réjouir !

– Oh ! Mademoiselle est jalouse de mon succès ? »

Elle eut un petit rire charmeur qui démentait toute hostilité entre elles. Elles ne faisaient que s'amuser, comme des gamines de dix ans plus jeunes qu'elles ne l'étaient. Comme les gamines qu'elles se voyaient très bien toujours être…

Autour d'elles, on pouvait admirer la beauté de ce village qui semblait comme tiré d'un livre d'histoire. Ces belles maisons à un étage, magnifiquement bien conservées, couronnées de tuiles oranges et brillantes sous le Soleil estival, ces rues pavées… Rayonnante, Leifang lança son avion de papier en l'air. Sous le regard amusé des deux jeunes filles, il virevolta avant de chuter brutalement puis de se redresser en chandelle pour planer longuement à l'horizontale jusqu'en bas de l'escalier. La jeune Chinoise se hâta d'aller le ramasser avant que le vent ne l'emportât.

Elles se remirent en selle et repartirent à travers les petites rues du village. Leur promenade les mena à passer devant une boulangerie, de laquelle s'échappait une odeur de pain chaud tout à fait appétissante qui les allécha, puis devant une pâtisserie, dont la vitrine garnie les mit purement et simplement au supplice.

« Hitomiiii… J'ai faim ! Quelle heure est-il ?

– Dix heures, répondit son amie alors que les cloches de l'église se mettaient justement à faire résonner leur chant majestueux et cuivré. Ne me dis pas que tu veux encore manger ? C'est pas bon pour la ligne !

– Si tu savais comme je m'en fiche ! J'ai bien envie de me déguster un petit croissant… Ou deux, même…

– Tout à fait d'accord avec toi, finit par céder la jeune Germano-japonaise. Mais avec quel argent ?

– J'ai gardé quelques euros pour les cas désespérés et là, la situation me semble pire que désespérée ! »

Après s'être lancé un regard complice, elles abandonnèrent leurs bicyclettes sur le trottoir et pénétrèrent dans l'établissement. Elles en ressortirent avec un croissant bien doré à la bouche…

« Et tu vas faire comment pour financer la suite de ton séjour ? demanda Hitomi avec ironie. Tu vas demander à tes parents de te faxer ton argent de poche ?

– Je rentre à Hong-Kong dans deux jours.

– Quoi ! s'étrangla Hitomi. Ce n'est pas vrai ! On n'est pas encore le…

– Et si… déplora la belle Chinoise. »

Hitomi vérifia la date sur sa montre et ses craintes s'en trouvèrent confirmées.

« C'est pas juste. C'est passé trop vite ! Les vacances ne sont même pas encore terminées !

– Je sais… »

La jolie Chinoise le déplorait sincèrement. Elle ne s'était que rarement aussi bien amusée et, même si elle avait en définitive passé presque tout l'été avec Hitomi, puisqu'elles avaient été ensemble sur l'île de Zack peu avant qu'elle ne vînt en Allemagne, elle n'avait pas du tout envie de la quitter… Le regard de Leifang s'éclaira subitement.

« Eh ! Tu n'as qu'à venir avec moi !

– Quoi ?

– Je t'invite. Viens avec moi à Hong-Kong ! Qu'est-ce que tu en dis ? Il nous reste trois semaines de vacances, viens les passer avec moi en Chine.

– Mais je n'ai pas de quoi me payer un billet pour Hong-Kong, moi !

– Je t'invite, je te dis. T'en fais pas. Je te paie l'aller et le retour. Et comme ça, on reste ensemble jusqu'à la rentrée !

– Tu ne vas pas dépenser tout ça rien que pour moi !

– Bien sûr que si ! rétorqua Leifang en la regardant avec un sourire plein de malice. C'est pour te remercier de l'excellent séjour que j'ai passé ici.

– Mais c'est… Je… Enfin je veux dire que… »

Mais il n'y avait rien à faire. A voir le visage de son amie, Hitomi était persuadée qu'elle l'obligerait à venir avec elle, de force s'il le fallait. Inutile de résister, alors elle céda.

« Encore faut-il que mes parents soient d'accord…

– Je suis sûre qu'ils seront ravis d'être débarrassés de toi pendant trois semaines.

– Eh ! s'écria Hitomi en fusillant Leifang du regard.

– Je plaisante ! Tu le sais bien.

– Ah ouais ? Et bien on va voir ça ! »

Abandonnant son croissant à demi dévoré sur le porte-bagages de son vélo, elle se jeta sur son amie et commença à lui chatouiller les côtes.

« Ah non Hitomi, non ! Tu sais que je ne supporte pas les chatouilles ! Arrête ! Arrête ! »

Mais elle n'arrêtait pas et la titillait de partout après s'être faufilée dans son dos. Leifang n'arrivait plus à articuler un mot correctement tant elle riait. Elle essayait bien de se débattre, mais dès qu'elle écartait les bras, les doigts fins et habiles de Hitomi se glissaient sous ses aisselles et la chatouillaient si fort qu'elle était obligée de les plaquer contre ses flancs pour essayer de l'arrêter. Mais c'était peine perdue. D'autant qu'une de ses mains serrait toujours le croissant qu'elle était auparavant encore en train de savourer. Pour rien au monde elle ne voulait le lâcher…

Lorsque la torture cessa, Leifang se retourna vers Hitomi et lui lança un regard d'abord plein de reproches qui s'adoucit ensuite. Elles se sourirent puis éclatèrent de rire.

« A ton tour, maintenant, dit la jeune Chinoise.

– Ah non ! cria Hitomi en reculant d'un bond.

– Ah si ! »

Leifang essaya de coincer son amie, mais elle battit en retraite derrière sa bicyclette. Rapidement, la jeune Chinoise se mit en face d'elle, prête à lui bondir dessus à la moindre tentative d'escapade.

« Mais si, voyons, susurra-t-elle d'une voix mielleuse et amusée, ça ne fait pas mal tu verras !

– Faudra m'attraper d'abord !

– Si ça ne tient qu'à ça ! »

Hitomi feinta sur la droite avant de se rabattre sur la gauche, espérant s'échapper, mais Leifang fut aussi rapide qu'elle et la bloqua. La Germano-japonaise battit de nouveau en retraite. Puis, sans prévenir, elle attrapa le guidon de son vélo, le tira à elle, et l'enfourcha. Leifang eut à peine le temps de saisir un pan de son blouson avant qu'elle ne donnât un brusque coup de pédale qui lui fit lâcher prise. Hitomi s'échappa en lui lançant un sourire moqueur et un salut de la main.

« Ah tu veux jouer à ça, ma petite… Parfait, accroche-toi ! »

Elle sauta sur sa propre monture et se lança à la poursuite de son amie qui devait bien avoir quelques vingt mètres d'avance. Mais Leifang pédalait au moins aussi vite qu'elle. Et en plus, la rue grimpait avec une inclinaison assez importante un peu devant elles. Ca lui laissait toutes les chances de la rattraper ! Tant qu'elle était encore sur le plat, elle pédala aussi vite qu'elle le put, choisissant une vitesse qui lui permettait de ne pas perdre de puissance dans la transmission. Hitomi devant elle riait aux éclats et ne cessait de jeter des coups d'œil par‑dessus son épaule pour surveiller son avance. Bientôt, elle arriva à la pente et passa en cinquième vitesse, la plus adaptée aux côtes. Elle était déjà à mi-pente quand Leifang commença à son tour à la gravir.

« Attends un peu que je t'attrape !

– Tu m'auras jamais ! » répliqua la fuyarde avec assurance.

A chaque coup de pédales qu'elle donnait, sa bicyclette s'approchait à grand pas du sommet. Elle ne regardait plus que devant elle, à présent, se concentrant sur son ascension. A peine parvenue au sommet, elle changea de vitesse et se remit à pédaler le plus vite possible. Il ne fallut pas deux secondes de plus à Leifang pour gagner à son tour le plat, et elle se lança de nouveau à la poursuite de son amie, distante de quelques grandes enjambées seulement.

La poursuite s'éternisa cependant. Hitomi était une excellente cycliste et elle connaissait par cœur chacun des moindres recoins de son village. Elle amena sa poursuivante à la suivre dans des dédales de petites ruelles où la prudence était de mise si l'on ne voulait heurter un pas de porte traître ou bien une poubelle rangée devant celui-ci. Sans parler d'éventuels passants qui n'auraient pas vraiment apprécié une collision fortuite. Déjà que ce comportement puéril de la part de deux jeunes filles aussi grandes avait de quoi les exaspérer…

Les cloches sonnèrent onze heures et les deux amies étaient encore occupées à se donner la chasse sans répit dans tout le village. Hitomi gardait la tête, même si, parfois, Leifang se trouvait si proche d'elle qu'elle la frôlait. A d'autres moments en revanche, elle se trouvait tellement distancée que Hitomi se permettait de grignoter quelques bouts de son croissant… Il n'y avait que peu de circulation dans les rues, c'était une journée calme, et cela les laissait reines de toutes les routes de la ville. Hormis les lampadaires, bornes à incendies, poubelles, pas de portes et autres résidents outrés ou amusés par le comportement enfantin de ces deux jeunes amies, il n'y avait aucun obstacle à leur course-poursuite effrénée. Leurs chevelures superbes volaient au vent, les pans du blouson de Hitomi claquaient comme un étendard de bonheur et de liberté… Et pour cause : elles étaient toutes deux libres… et heureuses. Elles profitaient pleinement de leur existence, débordaient de vie… et étaient belles à en mourir, douces comme du miel, intelligentes et vives…

Comment en vouloir à deux êtres aussi délicieux ?…

XVI

Route de la Soie, sud de l'Afghanistan, 17 décembre 1988

Le Soleil se levait lentement dans leur dos. Ils étaient en retard. Le jour était dangereux pour eux. Même si toutes ces dunes alentour ne semblaient pas menaçantes. Refermant la bâche arrière du camion, elle vint se presser contre lui. Un sourire aux lèvres, il la serra contre sa large poitrine et lui murmura des mots doux à l'oreille. Fermant les yeux, elle laissa le mercenaire la bercer et la cajoler. Il faisait encore frais à l'arrière du véhicule, mais la température ne tarderait pas à monter à présent que le jour se levait. Le mercenaire frappa sur la cloison du camion pour faire signe au chauffeur d'accélérer. Ils ne pouvaient pas prendre le risque de traîner trop longtemps dans le désert. Le vacarme du moteur eut beau s'amplifier, leur vieux tacot ne pouvait aller guère plus vite qu'il n'allait déjà. Une petite révision ne lui ferait pas de mal, même s'il était fort peu probable que les résistants eussent de quoi le réparer. C'était la guerre. On n'avait plus vraiment le temps de passer chez le garagiste. Tous ceux qui ne coopéraient pas avec l'envahisseur avaient été déportés depuis longtemps, de toute façon. Il ne restait plus qu'à espérer que ce camion ne les lâcherait pas en cours de route. Ils en avaient déjà perdu deux comme ça… Et les hommes qui allaient avec, malheureusement. Le peu de la cargaison qui avait pu être sauvé ne servirait pas à grand‑chose. Quelques vivres, essentiellement. Les munitions avaient flambé lorsque le camion s'était embrasé. Ca avait été un vrai coup dur.

S'ils ne rentraient pas à temps au quartier général, la troupe se retrouverait bientôt à court de tout. Munitions, vivres et carburant. Le risque de croiser un bataillon ennemi, même si loin au sud était encore trop élevé. Finalement, ça n'avait pas été une si bonne idée de se lancer dans cette traversée. Les véhicules ne tiendraient peut-être pas jusqu'au bout. Le mercenaire retira le chargeur de sa Kalachnikov et compta une fois de plus ses munitions. Un chargeur plein et quarante-six autres balles de 5.45 dans les poches. Il avait également sur lui une dizaine de balles de 12.7 pour le Barrett Light Fifty que les américains leur avaient gracieusement livré par mulet via la frontière pakistanaise deux mois plus tôt. Il avait eu beau économiser ses munitions, il n'en risquait pas moins de se retrouver à sec si jamais l'ennemi leur tombait dessus. Ce n'était pas le moment de flâner dans le désert. A en croire le vieux poste de radio, à peu près en aussi bon état que les camions, la paix n'était pas encore revenue. Les temps risquaient de rester durs pendant un long moment. Tomber à court de balles dans ce genre de situation ne pardonne pas, même s'il pouvait se vanter d'être un expert du corps à corps.

La chaleur de la jeune femme dans ses bras le rassurait cependant. Tant qu'elle était là, il sentait que rien de mal ne pouvait leur arriver. Il se sentait pousser des ailes. Sans prêter la moindre attention aux autres soldats présents autour d'eux, la jeune femme leva le visage et colla ses lèvres à celles du mercenaire. Il eut un frisson, qu'elle seule, si proche de lui, put percevoir. Un frisson qui la réjouit… Il caressa doucement ses cheveux d'ébène et la regarda dans les yeux.

« Tu es belle » souffla-t-il.

Elle lui sourit et reprit sa place contre lui, le visage enfoui contre sa gorge, les mains sur ses épaules puissantes.

Ils avaient tous hâte d'atteindre le quartier général. Quitter leur avant-poste dans l'est avait été pour eux une décision difficile et lourde de conséquences, mais ils n'auraient pas été capables de tenir plus longtemps si l'ennemi leur tombait dessus. Ils avaient attendu le moment qui leur avait paru être le meilleur pour organiser leur repli, mais nul ne pouvait vraiment dire qu'ils ne risquaient rien tant qu'ils n'étaient pas arrivés à bon port. S'ils y arrivaient. Car le moteur de leur camion toussotait de plus en plus. Ceux de derrière ne semblaient pas être en meilleur état non plus. Ils étaient tous bons pour la casse. Mieux valait qu'ils n'y allassent pas en emportant leurs passagers.

Soudain, le véhicule stoppa net, les projetant tous contre la cloison intérieure. Des jurons s'élevèrent dans l'habitacle. Cet arrêt brusque ne pouvait signifier qu'une chose… Le mercenaire fut le premier à repousser la bâche du camion et à se lever au-dessus du hayon pour observer ce qu'il se passait, son AKS-74u à la main droite. Des autres camions du convoi commençaient à sortir quelques hommes.

« Merde ! pesta le mercenaire. Ce sont eux ! »

La jeune femme se rapprocha de lui, tirant de sous sa djellaba son Desert Eagle. Baissant les yeux vers elle, il la repoussa gentiment à l'intérieur du camion. Autour d'elle, les autres résistants se jetaient au-dehors, leurs armes à la main. Elle le supplia du regard et essaya d'ouvrir la bouche quand elle vit le regard dur qu'il posait sur elle. Ses propres yeux devinrent soudain tristes, et elle se rassit directement sur le plancher du camion.

« Reviens-moi, d'accord ? dit-elle d'une voix pleine d'émotion.

– Je te le promets. »

Puis il sauta à terre, sa Kalachnikov dans une main, le Barrett dans l'autre. Des coups de feu se faisaient déjà entendre autour des camions arrêtés au milieu des sables blancs du désert. Rapidement, il prit connaissance de la situation. Un convoi de camions soviétiques leur barrait la route. Leurs hommes venaient d'ouvrir le feu sur leur position. Jetant son fusil de précision dans le sable, il s'accroupit à l'abri près du pneu avant du camion et épaula sa Kalachnikov. Avant de presser la détente, il vérifia que son arme était réglée en coup par coup, réflexe qu'il avait toujours lorsqu'il utilisait une arme. Une première balle. Un soldat ennemi s'effondra dans le sable, touché au foie. Tout autour de lui, les résistants se mettaient en position et ouvraient le feu. Il se mit à couvert à temps, évitant une balle qui éclata sur la calandre du véhicule. Il fallait qu'il arrêtât cela tout de suite ou sinon un autre de leurs camions finirait abandonné dans le désert. Après avoir tué trois autres soldats, il attrapa son Barret Light et fit quelques pas en avant, accroupi dans le sable. Ayant repéré un ennemi sur la droite, il tendit le bras et pressa la détente. Son bras absorba suffisamment le recul pour que le coup fût précis. La balle toucha le bras de l'ennemi qui lâcha son arme et s'effondra en hurlant.

Subitement, une explosion retentit dans son dos, suivis de cris atroces. Il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule pour voir qu'un de leurs camions, au milieu du convoi, venait de s'embraser.

« RPG ! RPG ! » hurla le résistant à côté de lui.

Reportant son attention sur le convoi ennemi, il vit en effet un homme armé d'un lance‑grenade posté sur le toit d'un des camions. Se couchant dans le sable, il ajusta sa visée et tira. Le soldat ennemi trébucha et tomba en arrière de son perchoir avant d'avoir pu en descendre. Mais le mal était déjà fait. Son premier coup au but avait déjà causé la perte d'un camion, de son matériel, et de trois hommes.

Après avoir mis quelques soldats de plus hors de combat, le mercenaire regarda autour de lui pour essayer de repérer les siens. Comme lui, tous ou presque s'étaient éloignés des véhicules et rampaient dans le sable.

« Ahmed ? Tu es prêt ? » demanda-t-il.

En guise de réponse, le résistant juste à côté de lui tira le levier d'armement de son fusil d'assaut, engageant son ultime chargeur.

« Faudra bien.

– Fais passer le message. On va avancer sur eux à mon signal. Que deux hommes restent en arrière pour nous couvrir.

– Bien compris. »

Patiemment, le mercenaire attendit que le message fût passé, guettant l'agitation autour des véhicules ennemis, tirant une balle ou deux lorsqu'un Russe s'approchait de trop près. Lorsqu'il sentit qu'il était temps, il leva le bras gauche et bondit sur ses pieds. Passant son Light Fifty et bandoulière, il fila sur les camions devant lui, trois hommes sur les talons. L'arme à l'épaule, son regard allait de gauche à droite. Repérant un ennemi, il allait tirer, mais ce dernier s'effondra déjà. Les résistants restés à l'arrière lui fournissaient une excellente couverture. Après avoir parcouru les dix mètres à découvert qui le séparaient du camion le plus proche, il se colla contre sa carrosserie, l'arme baissée, les sens aux aguets. Ses compagnons firent de même.

« Ahmed, avec moi ! Les autres, partez à droite à mon signal.

– Roger ! »

Il attendit quelques secondes, essayant de repérer le moindre danger, puis donna le signal et bondit vers l'avant du camion. En passant devant la vitre latérale, il pointa l'habitacle, prêt à tuer le chauffeur s'il se montrait menaçant. Dans son dos, Ahmed lui fournissait une couverture maximale. Le chauffeur, se voyant pris au dépourvu, se rendit. Le mercenaire l'assomma d'un coup de crosse dans la nuque.

« Attention derrière toi ! » cria Ahmed en ouvrant le feu.

Se baissant à temps, le mercenaire lui permit de mettre hors de combat un des deux soldats qui leur arrivaient dessus. Le second se replia derrière le camion devant eux. Des coups de feu retentirent à l'arrière du convoi ennemi. Le mercenaire vit les deux hommes laissés à l'arrière en couverture se séparer et progresser en rampant vers les véhicules. Il fit un signe vers Ahmed qui avança vers le hayon du camion et se tint prêt à agir. Le mercenaire arracha le rétroviseur et s'en servit pour voir si des hommes ne se cachaient pas de l'autre côté du véhicule. Personne, la voie était libre. D'une roulade, il surprit l'homme qui l'attendait caché près du corps de son compagnon et lui tira une balle dans le cou. Il s'effondra, mais son doigt se crispa sur la détente et vida le chargeur en automatique. S'il ne s'était pas rapidement effacé sur le côté, le mercenaire aurait été troué comme du gruyère.

« Ca va ? » demanda Ahmed.

Le mercenaire lui répondit par un sourire en éjectant le chargeur de son fusil d'assaut. Il était déjà à moitié vide et il le compléta avec les cartouches qu'il tira de sa poche. Se levant entièrement, il approcha de son camarade et laissa tomber dans ses mains une dizaine de balles. En le remerciant, Ahmed remplit lui aussi son arme.

« Personne à droite, remarqua-t-il.

– Passe par là. On se retrouve à l'avant du camion. »

Le plus prudemment possible, les deux hommes se mirent en marche, l'arme prête à tirer. Lorsqu'il arriva près de la vitre latérale, le mercenaire vit que le chauffeur pointait une arme vers sa droite.

« Ahmed, attention ! » cria-t-il.

Mais il était trop tard. Le coup de feu retentit et il entendit un cri s'élever de l'autre côté du véhicule. Sans perdre ses esprits, il tira deux balles à travers la portière. Le chauffeur s'étala sur la banquette du passager. Après avoir vérifié que la voie était libre, le mercenaire contourna le capot et rejoignit son compagnon. La balle l'avait visiblement touché à la jambe. Avec quelques soins, il s'en sortirait. Si toutefois ils avaient le matériel approprié au QG. Et s'ils arrivaient jusque-là, bien sûr. En revanche, il ne pourrait pas se battre avec une blessure pareille.

« Merde ! jura-t-il. On dirait que tu vas devoir continuer la fête sans moi !

– Tiens bon, Ahmed.

– T'en fais pas pour moi. Je vais essayer de rejoindre le convoi en rampant. Prends mon chargeur. T'en auras plus besoin que moi.

– Et si on t'attaque ?

– Vu mon état, même armé, je ne ferais pas le poids. Toi, vas-y. Je vais essayer de rejoindre les camions. Je ne peux pas rester ici. Occupe-toi de ces salauds pour moi, d'accord ?

– Compris, céda le mercenaire en saisissant le chargeur qu'Ahmed lui tendait.

– Et pour Lauren aussi » ajouta l'Afghan dans un sourire.

Le mercenaire lui rendit son sourire et rangea le chargeur dans sa poche.

« Si on ne parvient pas jusqu'au QG, de toute façon, on se reverra en Enfer !

– Le Paradis des Justes sera pour toi, Ahmed. Tu t'es bien battu.

– Inch Allah, étranger !

– C'est ça, inch Allah. Bonne chance.

– Bonne chance à toi, mon ami. »

Après avoir quitté son compagnon, le mercenaire se remit à remonter la colonne de camions ennemie. Quelque chose chez ces hommes le troublaient. Ils ne ressemblaient pas à des soldats de l'Armée Rouge. Leurs uniformes étaient différents. Pourtant, les exclamations qu'il les entendait pousser étaient en russe. Etait-ce… des hommes du Spetsnaz ? Mais que pouvaient-ils bien faire ici ? Ca n'avait aucun sens !

D'instinct, il se replia derrière la portière ouverte du camion. Une balle éclata contre la tôle heureusement renforcée du véhicule. Sans se démonter, il mit les pieds sur le marchepied et se tassa derrière le tableau de bord. Une autre balle éclata sur le montant du pare-brise. Lentement, le mercenaire leva les yeux par-dessus la vitre latérale et se baissa à temps pour éviter une nouvelle balle. Un sniper ! Lâchant son AKS-74u sur la banquette, il épaula son Barrett. Lorsqu'il sortit de sa cachette, l'œil rivé à la lunette, il vit le sniper se replier derrière le capot du véhicule de devant. Se baissant, le mercenaire ajusta sa visée et tira, écartant l'œil de la lunette pour ne pas être blessé par le puissant recul du fusil. La balle de 12.7 fila dans l'air chaud du désert, passa au travers de l'aile du camion pour ressortir par la calandre dans la tête du sniper qui s'effondra sur le côté. Lorsqu'il vit le corps tomber, le mercenaire observa un instant les alentours à travers sa lunette puis remit son fusil en bandoulière après avoir constaté que le sniper était bien seul. Reprenant son AK, il se remit en route.

Les coups de feu commençaient à se raréfier. Ce qui ne voulait dire qu'une chose : un des deux camps avait presque entièrement décimé l'autre. Aux sons hétéroclites qu'il pouvait entendre, il reconnaissait certains des résistants. Les ennemis, eux, utilisaient tous la même arme. La même que lui, en fait, des AKS-74u, dont le son bref et aigu était facile à reconnaître. Au moins, avec tous ceux qu'il avait mis hors de combat, il savait où trouver des munitions au cas ou sa Kalachnikov tombait en panne sèche. S'ils gagnaient cette bataille, les résistants pourraient mettre la main sur les armes, le matériel et les véhicules de l'ennemi. Autant dire qu'une telle occasion de tourner la chose à leur avantage ne devait pas leur échapper.

Mais le fait que ces Russes fussent tous équipés d'AKS-74u était également inquiétant. Cette arme était généralement employée par…

« Leon, attention ! »

Le cri qui avait résonné était celui d'une femme, et il fut suivi d'un coup de feu. D'une arme de gros calibre. Il n'y avait qu'une seule femme parmi les résistants. A sa droite, le mercenaire vit un homme s'affaler contre le capot en lâchant le fusil d'assaut qu'il pointait dans sa direction, la tête salement endommagée par une balle de calibre .357. Derrière lui se tenait Lauren, comme Leon l'avait soupçonné. Il allait lui crier de foutre le camp quand un autre coup de feu retentit, de l'autre côté du camion. Avec horreur, Leon vit Lauren s'effondrer dans le sable en hurlant de douleur. Les larmes aux yeux, il grimpa sur le capot et ouvrit le feu à bout portant sur le soldat qui venait de tirer sur sa bien aimée. Sautant au sol, il allait courir vers elle. Elle était gravement touchée, elle avait besoin d'aide. Mais il trébucha et tomba au sol. Un pied, de toute évidence celui qui l'avait fait chuter, lui écrasa la main droite et il fut contraint de lâcher son arme. Levant les yeux, il vit se pencher sur lui un homme très jeune, mais de carrure déjà forte. Il tirait son couteau pour l'achever, mais Leon se retourna promptement dans le sable et lui attrapa la jambe de son autre main. Faisant appel à toute sa force, il le fit basculer sur le côté et rouler sur le sol. Il se leva rapidement et esquiva le coup de couteau de l'autre avant d'essayer de bloquer son bras. Mais il ne réussit qu'à lui faire lâcher son arme.

Les deux hommes se tenaient à présent face à face, se jaugeant du regard. Leon essayait de chasser de son esprit les gémissements de Lauren pour se concentrer sur son adversaire. Il devait en finir vite avec lui pour pouvoir la rejoindre et la tirer de là. A voir les galons de l'homme en face de lui, il vit qu'il était déjà adjudant. Vu son jeune âge, cela ne pouvait vouloir dire qu'une chose : ce type était un excellent soldat. Ca ne s'annonçait pas simple. L'adjudant fut le premier à frapper. Un coup de poing violent du droit, que Leon esquiva de justesse avant de riposter par un uppercut bas. Mais l'autre bloqua son bras et voulut le mettre à terre. Résistant à la parade, le mercenaire se dégagea. Ils se mirent à se tourner l'un autour de l'autre. L'adjudant avait de la force dans les poignets et dans les bras, c'était indubitable. Et il semblait bien qu'il avait suivi un entraînement d'élite. Ce genre d'art martial ne se pratiquait que par les commandos de l'Armée Rouge. Autrement dit par les Spetsnaz. Ce style de combat, cet armement… Il n'y avait pas de doute, c'était bien eux. Mais que faisait une telle unité ici ? L'URSS devait avoir décidé d'organiser une opération majeure si elle avait envoyé ses meilleurs hommes. Ca ne présageait rien de bon.

L'adjudant attaqua une nouvelle fois, par la gauche cette fois. Leon bloqua son coup, le tira en avant et se coula dans son dos pour l'étrangler. Avec force, l'ennemi se débattit et parvint à se dégager par un formidable coup de coude qui faillit plier le mercenaire en deux. Durant ce laps de temps, l'autre en profita pour lui envoyer un coup au ventre puis un autre dans le visage. Les commissures de ses lèvres explosèrent sous le choc. Leon para le troisième coup et riposta d'un violent coup de tête dans la face. Le front de l'adjudant avait failli d'ouvrir, et il lui fallut un moment avant de reprendre ses esprits. Le mercenaire lui envoya un coup de genou dans le ventre puis essaya de lui faucher les jambes. Mais l'autre bloqua son pied en l'écrasant et contre-attaqua d'un coup de genou si violent dans le bas-ventre que Leon décolla littéralement du sol. Il s'effondra à terre, torturé par une douleur insoutenable. L'autre s'assit sur lui et allait l'étrangler. Par réflexe, il lui attrapa la tête entre ses deux pieds et essaya de l'étouffer. En se débattant, l'adjudant lâcha prise et Leon le repoussa violemment contre la calandre du camion. Enervé au plus haut point, le mercenaire se leva et attrapa son ennemi. Après l'avoir relevé, il lui envoya deux coups de tête dans le visage, puis lui fit une clé avant de basculer avec lui en arrière. Se retrouvant ensuite au-dessus de son ennemi, il lui asséna une violente série de coups de poing dans le visage. Au dernier coup, l'autre semblait avoir cédé. Son visage était en sang et il ne bougeait plus.

Il le secoua un instant pour s'assurer qu'il était hors de combat, puis l'abandonna pour courir vers Lauren qui, allongée de tout son long dans le sable, avait cessé de gémir. Il remarqua tout de suite qu'elle perdait énormément de sang. Il leva son visage vers lui. Elle respirait encore, mais très difficilement. La balle l'avait touchée au ventre. Vu l'endroit où se trouvait le trou, de nombreux organes internes devaient avoir été endommagés.

« Lauren ! Lauren ! Je t'en prie, reviens-moi ! »

Il secoua doucement sa tête pour la forcer à ouvrir les yeux. Quand elle le fit, elle les posa sur lui et il sentit qu'il ne pourrait retenir ses larmes. Elle lui sourit, et ce sourire les ramenèrent à d'autres temps, des temps de paix et de joie, d'amour… Elle toussa et cracha du sang, tachant d'écarlate ses lèvres blêmes, mais ne dit pas un mot.

« Je t'en prie, Lauren, reste avec moi ! Reste avec moi ! Ne ferme pas les yeux, il faut que tu restes éveillée jusqu'au QG ! »

Elle le regarda encore, mais ses yeux étaient cette fois d'une profondeur insondable. En eux, il put lire la force d'un amour que même la mort ne détruirait pas. Et il comprit qu'il était trop tard, qu'il ne pouvait rien faire. Qu'elle ne lui reviendrait plus jamais. Alors qu'il était au bord des larmes, il la vit ouvrir la bouche. Il allait la faire taire, préférant qu'elle économisât son souffle, mais elle réussit à prononcer d'une voix certes basse, mais emplie d'une force incroyable qui résonnerait à jamais dans son esprit :

« The man who Lauren loved is the strongest man in the world… »

Elle lui sourit une dernière fois puis ferma les yeux. Une larme roula de l'oeil du mercenaire, et il ne put s'empêcher de caresser sa jolie joue tachée de sang. Il ne dit rien. Elle était en train de mourir dans ses bras, il la sentait partir. Elle n'avait survécu si longtemps que pour pouvoir lui dire ces dernières paroles d'amour, elle n'était restée que pour le voir revenir. Et à présent, elle s'en allait, lui ayant laissé son éternelle bénédiction…

Il allait s'effondrer en larmes sur elle quand le cliquetis d'une arme résonna dans son dos. Il sentit un canon se pointer sur sa nuque. Alors c'était fini pour lui aussi ?

« Leon, c'est ça ? » interrogea une voix éraillée par la douleur.

Il reconnut celle de l'adjudant. Il s'était relevé ! Les coups que Leon lui avait assénés étaient pourtant assez forts pour tuer un homme normal !

« On se reverra » dit l'autre en retirant son arme.

Leon se tourna et vit le Russe s'éloigner vers les camions. Les derniers coups de feu retentissaient encore autour de lui. L'adjudant grimpa dans la cabine d'un des véhicules, démarra et partit en trombe vers le nord. Les résistants eurent beau lui tirer dessus, ils ne parvinrent à l'arrêter. Il ne fut bientôt plus qu'un nuage de sable à l'horizon.

Les derniers mots de Lauren étaient encore dans sa tête. Une semaine s'était déjà écoulée depuis qu'il l'avait enterrée dans une oasis près du lieu où avait s'était déroulée la bataille qui avait vu sa mort. Son visage en sang lui revenait encore la nuit, dans ses rêves. Avec ce qu'il restait des résistants, ils avaient récupéré tout le matériel utile, chargé les camions qu'ils avaient pris dans le convoi soviétique, puis s'étaient remis en route vers le QG et l'avaient atteint quatre heures après l'affrontement. Les morts de leur côté avaient été malheureusement nombreux. Tous les blessés qui avaient pu être rapatriés, car certains hommes restèrent introuvables après la bataille, furent soignés et sauvés. Ahmed fut l'un d'eux.

« Désolé pour Lauren, vieux, dit-il à Leon lorsque celui-ci vint le voir dans son lit.

– C'est pas de ta faute.

– Salopards de Soviétiques ! Ils le paieront !

– A quoi bon ?… Ca ne la ramènera pas. Les morts ne reviennent jamais.

– Alors qu'est-ce que tu vas faire ? »

Leon n'eut pas longtemps à réfléchir avant de répondre :

« Faire en sorte que ses derniers mots soient toujours vrais. »

XVII

C'était bien l'adresse qu'on lui avait donnée. C'était une petite maison, en retrait de la ville, entourée d'un jardin soigneusement entretenu. Elle replia le petit papier et le rangea dans la poche intérieure de sa veste. Avant de faire un pas sur l'allée pavée menant à la porte d'entrée, sans perron, elle prit le temps d'admirer la beauté du jardin. Il y avait là une grande variété de fleurs chinoises et exotiques, et l'herbe était taillée avec le même soin qu'un gazon anglais. Elle sourit en reconnaissant bien là le travail de l'homme qu'elle avait connu. Méticuleux jusque dans les moindres détails.

En avançant vers la porte, elle essaya de voir au travers des rideaux aux fenêtres s'il y avait quelqu'un. La maison semblait calme, mais cela ne voulait pas dire pour autant qu'elle était vide. Arrivée devant la porte, elle sonna. Quelques secondes d'écoulèrent avant qu'elle n'entendît des bruits de pas légers derrière la porte. Celle-ci s'ouvrit lentement sur un homme d'une soixantaine d'années, ses quelques cheveux ramenés en une longue natte blanche attachée avec soin. Malgré son âge avancé, l'homme respirait le dynamisme. C'était bien lui. Elle sourit et la barbiche blanche du vieil homme frémit. Il parut d'abord surpris de la voir, puis eut un léger sourire.

« Dame Douglas, je suis si ravi de vous revoir, dit-il d'une voix douce.

– Moi aussi, je suis contente de vous revoir, maître Gen Fu.

– Ne vous abaissez pas à m'appeler maître, vous n'avez jamais été mon élève.

– Mais votre personne inspire tellement le respect qu'il est difficile de vous appeler autrement. »

Le vieil homme faillit rougir et préféra s'effacer pour ne pas la laisser le voir ainsi ému.

« Mais entrez donc, je vous en prie. Je vais préparer un peu de thé. Je suis sûr que vous l'apprécierez.

– Je n'en doute pas, répondit la jeune femme. Merci beaucoup. »

Le vestibule était si sobre qu'il paraissait vide. L'ordre régnait dans la petite maison. Helena put également ressentir une profonde harmonie avec tout ce qui l'entourait. A pas mesurés, elle suivit Gen Fu qui la menait au travers d'un petit couloir avant de lui demander de s'installer à une petite table sur la terrasse donnant sur le jardin intérieur de sa maison. Une fillette jouait au milieu de la cour, elle semblait joyeuse et pleine de vie. Lorsqu'elle entendit arriver Gen Fu et la jeune femme, elle leva les yeux vers elle. Sa présence sembla l'intriguer. Helena la remarqua aussi et eut un sourire tendre.

« Ainsi, c'est votre petite-fille, murmura-t-elle. Vous avez finalement réussi à la faire guérir.

– Installez-vous. Je reviens bientôt. »

Helena s'agenouilla sur un des petits coussins près de la table tandis que Gen Fu disparaissait dans la cuisine. Elle fixa un instant la petite fille qui se détourna bientôt, un peu gênée par le regard soutenu et bleu turquoise de la jeune Française. Helena sourit de plus belle. Elle était vraiment mignonne, cette petite. Son hôte ne tarda pas à revenir avec un plateau occupé par une théière et deux petites tasses à fond rond et sans anse. Il le déposa sur la table puis versa du thé dans les tasses avant de s'asseoir.

« Elle est vraiment jolie » murmura Helena.

Gen Fu regarda à son tour sa petite-fille jouer avec sa poupée. Elle leva la tête et le regarda. Elle sourit avant de se replonger dans ses occupations. Helena éclata doucement de rire.

« Ce que vous avez fait pour elle est admirable.

– Elle le méritait, dit simplement le vieil homme.

– J'en suis certaine, affirma avec franchise la jeune femme. Comment s'appelle-t-elle ?

– Mei Lin.

– C'est très joli. Ca lui va comme un gant.

– Grand-père ! » cria une petite voix.

Les deux se tournèrent pour voir la petite fille se jeter dans les bras du vieil homme. Gen Fu fut pétrifié par la surprise avant de finalement enlacer tendrement l'enfant qui se blottissait contre lui. Avec un sourire doux, il caressa ses magnifiques cheveux noirs. Helena trouva cette scène très touchante. Pour dissimuler son sourire, elle but une petite gorgée de thé. Du thé vert. Un goût très prononcé qu'elle savoura longtemps. Pas de doute, le vieil homme savait le préparer. Ses yeux restèrent longtemps accrochés à la tunique chinoise rouge que portait la charmante Mei Lin. Ainsi c'était pour ce joli petit bout de chou que le vieil homme avait participé au tournoi. Elle était si mignonne que l'on pourrait décrocher la Lune pour elle. Le sourire qu'elle avait aux lèvres alors qu'elle se pressait contre le cœur de son grand-père était celui d'un ange.

Lentement, la fillette se dégagea du vieil homme pour se tourner vers Dame Douglas.

« Dis, grand-père, murmura-t-elle un peu gênée, qui est-ce ?

– Allons, sois un peu plus polie envers les étrangers » ma petite, la gronda-t-il.

Elle baissa les yeux et Helena ne put s'empêcher de rire.

« Laissez-la, il n'y a pas de mal. Je m'appelle Helena. Je suis disons… une connaissance de ton grand-père.

– Une amie, corrigea Gen Fu, ce qui fit rougir la belle cantatrice.

– Eh bien, Helena… vous êtes très belle… murmura la petite fille.

– Merci, répondit la jeune cantatrice, très touchée. Mais tu sais que toi aussi tu es très mignonne ? »

Les yeux noirs de la petite fille pétillèrent.

« Vous êtes gentille » finit-elle par dire.

Elle sauta par terre et les regarda tous les deux. Son visage rayonnait de bonheur. Une bourrasque de vent frais s'engouffra au travers de la maison et tira les cheveux de la fillette en arrière. Elle se retourna et courut vers sa petite poupée qui avait failli s'envoler. Helena éclata de rire.

« Elle est vraiment merveilleuse.

– Oui. C'est une enfant très agréable. Mais elle a été très malade. Elle est encore un peu faible. L'opération ne remonte encore qu'à deux mois.

– Vous savez, maître, vous auriez dû me parler de votre petite-fille. J'aurai accepté de bon cœur de payer ses soins.

– Vous me l'avez déjà dit lors du tournoi DOA 2. Mais je regrette, je m'étais promis de la sauver par moi-même.

– Je comprends. Ne m'en veuillez pas, je tenais simplement à vous dire que vous pouvez compter sur moi si vous en avez besoin.

– Je vous en suis infiniment reconnaissant.

– Il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas tenter l'impossible pour un enfant comme elle. Et vous avez été très impressionnant lors des tournois ces dernières années.

– J'ai fait de mon mieux pour que Mei Lin n'ait plus à passer de nouveau trois ans dans un lit d'hôpital. Quand elle est sortie après l'opération, il a fallu lui réapprendre à marcher.

– Mais Dieu merci à présent elle pourra avoir une vie normale comme celle de tous les autres enfants.

– Au fond, Dame Douglas, c'est un peu grâce à vous. Sans votre société et sans son tournoi, je n'aurais jamais pu gagner assez d'argent pour la soigner.

– Ne me remerciez pas moi. Cette société et ce tournoi sont l'œuvre de mon père. Une œuvre qui lui a valu d'être aimé… et détesté.

– Je suis désolé.

– Ne le soyez pas. Ce n'est pas de votre faute. Mais je jure qu'un jour le coupable de tous ces crimes paiera. Je suis si proche du but. Il ne me reste que quelques éléments à réunir et je l'enverrai bientôt moisir en prison.

– Croyez bien que si vous avez besoin d'être aidée dans cette tâche, je serai toujours à votre entière disposition.

– Je vous remercie, mais c'est inutile. Je ne suis pas sûre que vous apprécieriez de devoir fouiller dans des montagnes de paperasse comme je suis obligée de la faire tous les jours depuis la mort de ma mère. Et quand ce n'est pas la paperasse que j'affronte, je crains que cela ne soit que trop dangereux pour vous. Vous méritez après tout ce temps d'être auprès de votre petite-fille.

– Mais vous-même, ne craignez-vous pas d'être…

– Tuée ? Si, bien sûr. Je le sais, des armées de tueurs sont à mes trousses. Mes gardes du corps sont les premiers à risquer leur vie pour me protéger. Je préférerais leur épargner ça, mais ce sont des fidèles de mon père et ils ne veulent rien entendre… Ils me voient tous comme le dernier espoir de la DOATEC, et peut-être même du monde. C'est très gênant… Mais je m'en veux de vous parler de mes problèmes. Je ne suis pas venue vous enquiquiner avec ça.

– Alors pourquoi êtes-vous venue, sans vouloir être indiscret, Dame Douglas ? »

La jeune femme fut surprise par la franchise du vieil homme. Puis elle rit.

« Je suis venue vous rendre une petite visite amicale, c'est tout. Et j'avoue avoir également espéré que j'aurais la chance de voir l'être pour lequel vous avez sacrifié vos trois dernières années. Je voulais voir si votre petite-fille s'était remise de son opération.

– Vous savez, vous avez le droit de vous inquiéter pour vous-même. Je me souviens de notre première rencontre. C'était durant le deuxième tournoi. Vous sembliez si forte et si décidée à aller jusqu'au bout pour découvrir la vérité.

– Désolée de vous avoir infligé une défaite aussi humiliante, répondit-elle en rougissant.

– Oh ne vous excusez pas. Je l'avais sûrement méritée.

– Non. Vous aussi étiez décidé à aller jusqu'au bout. Et vous avez réussi, c'est ce qui comptait. Moi j'ai aussi découvert la vérité sur la mort de mes parents et sur les activités de la DOATEC depuis que Donovan se prend pour le chef… Aujourd'hui, il me reste encore à faire en sorte que le reste du monde l'apprenne.

– Vous y arriverez, j'en suis sûr. Votre force est incommensurable. Elle se lit dans vos yeux et dans votre sourire. Vous êtes capable de faire trembler les montagnes.

– Vous me flattez. Amener Donovan devant un tribunal sera déjà bien suffisant.

– Vous aviez pourtant l'air de dire que ce n'était pas une mince affaire… »

Helena sourit, prise au piège. Prenant une nouvelle gorgée de thé, elle ferma les yeux en se disant qu'il lui faudrait peut-être être capable de soulever des montagnes pour mettre à bas ce sale traître de Donovan.

« Vous savez, maître, vous m'avez donné exactement ce dont j'avais besoin.

– Et de quoi aviez-vous donc besoin, ma chère enfant ?

– Du réconfort et de la confiance nécessaires pour que je reste forte et poursuive mon combat. Je vous en suis éternellement reconnaissante. »

Le vieil homme rougit. Helena sourit et finit sa tasse. En la reposant sur la table, elle parcourut du regard le mur en face d'elle. De nombreuses photos y étaient accrochées. Des photos de sa jolie petite fille. Elle ne put s'empêcher de sourire une fois encore. La Française remarqua alors qu'au milieu des photos de Mei Lin s'en trouvait une autre de Gen Fu et d'un autre homme dont le visage lui sembla familier.

« Qui est cette personne avec vous sur la photo, maître Gen Fu ?

– Qui ça ? demanda-t-il en se retournant. Ah, lui ! C'est ce fainéant de Brad Wong ! Quel bon à rien celui-là.

– C'est un de vos amis ?

– Une connaissance. J'ai connu son maître à une époque. Un vrai bon à rien, lui aussi.

– Pourquoi être en photo avec lui alors ?

– C'était après que j'aie remporté mon dernier combat au tournoi. C'était contre lui. Il a tenu à ce qu'on prenne une photo pour célébrer ça.

– Votre victoire ?

– Notre victoire. La mienne parce que j'avais enfin réuni assez d'argent pour payer l'opération de Mei Lin, et la sienne parce qu'il a enfin compris qu'il était un bon à rien et a décidé de changer.

– Et où est-il maintenant ?

– Quelque part dans les montagnes. Il m'a dit qu'il partait se ressourcer dans un temple. J'espère seulement qu'il ne s'est pas remis à boire une fois là-bas. »

Le vieil homme éclata de rire.

« Ce vieux Chen me surprendra toujours. Il passe son temps à boire et il est encore en vie ! Croyez-moi si je vous dis qu'il boit plus qu'il ne mange ! Brad Wong a dû tomber bien bas s'il est devenu l'élève de ce vieux fou. J'espère que la montagne l'aidera réellement à se réveiller…

– J'en suis sûre. Regardez ses yeux sur la photo. Ce sont les yeux d'un homme qui vient soudain de réaliser quelque chose. Que pouvait-ce être sinon qu'il devait changer de vie ?

– Qui sait. Il buvait tellement lui aussi que ce devait être encore une lueur d'alcool dans ses yeux.

– Vous avez l'air de l'apprécier malgré tout. »

Helena sentit qu'elle venait de prendre le vieil homme en défaut. Il balbutia :

« Non, enfin, je… C'était un garçon sympathique. Il ne méritait pas de finir comme son maître.

– Oui, c'est ça. »

Le vieil homme détourna le regard. Décidément, cette petite était très forte. Ca ne faisait aucun doute : un jour, grâce à elle, tout le monde saurait ce qui se cachait derrière la DOATEC. Il était bien assez âgé pour avoir connu son père, de réputation. Les médias avaient raison de dire que sa fille était bien sa digne héritière. Elle avait hérité de sa force et de sa présence. Elle réussirait tout ce qu'elle entreprendrait, c'était sûr. Ce Donovan qui semblait bien être un homme particulièrement fourbe avait du souci à se faire car l'ennemi qu'il avait en face de lui ne lâcherait jamais prise.

XVIII

Il se réveilla en sursaut. La première chose à l'aveugler fut l'obscurité dans laquelle il se trouvait. Il eut beau cligner des yeux, rien ne la dissipa. Il essaya de reprendre conscience du lieu où il était. Il était encore perdu dans le désert de son rêve. Il lui semblait presque encore sentir le vent chaud, la douleur des coups de poing, l'élancement de sa jambe droite. Il s'ébroua dans le noir et tâta son l'environnement autour de lui. Ses doigts touchèrent du métal froid et acéré. Des poutres d'acier. Ca lui revenait. Un bateau, il était dans un bateau. Un cargo russe naviguant vers Hong-Kong. Le désert était loin, très loin d'ici.

Quel horrible cauchemar ! Si réel… Il s'était endormi, assoupi. Il fallait bien qu'il dormît de temps en temps, mais il aurait préféré ne pas avoir un de ces rêves stupides qui embrument l'esprit. Ils surgissent en même temps que ce sommeil qui prend en traître. Quel cauchemar… Sa tête en tournait encore. Etait-ce vraiment un cauchemar ? Il s'en souvenait avec encore trop de précision pour que ce ne fût qu'un songe. Oui, il s'en souvenait… Ce n'était pas un rêve, mais un souvenir. Un souvenir qui datait d'une douzaine d'années au moins. Le souvenir d'un désert brûlant et inhospitalier, d'un revers cuisant, d'un uniforme noir rappelant pour beaucoup celui des nazis. Comment pouvait-il oublier une chose aussi profondément inscrite dans son esprit ? Comment pouvait-il oublier ce combat, son combat contre un homme d'une puissance ahurissante qui avait presque à lui seul mis toute une unité d'élite russe en déroute ? Un homme qui l'avait mis au tapis sans grandes difficultés ? Non, il ne pouvait pas l'oublier.

Tout lui revenait à présent qu'il était complètement réveillé. C'était un matin de décembre, quelque part en Afghanistan, alors qu'il venait tout juste d'être incorporé dans les Spetsnaz. Son unité avait été désignée pour une expédition punitive ou une foutaise de ce genre. En chemin, ils étaient tombés sur un convoi de résistants. Il ne pouvait pas dire si d'autres de son unité en avaient réchappé. Lorsqu'il s'était enfui, il était seul, et les derniers de ses camarades qu'il avait vus étaient morts. Après sa fuite, les foudres de ses supérieurs lui étaient en partie tombées dessus. On lui en aurait sûrement moins voulu s'il était mort avec ses camarades ce jour-là. Mais il ne s'en était pas préoccupé et était devenu l'un des meilleurs agents spéciaux des Spetsnaz et l'était resté même après la chute du régime soviétique peu après. Quelques années plus tard, lassé de l'armée, il avait démissionné pour devenir l'un des tueurs à gage les plus prisés de toutes les mafias russes. Sa renommée avait même fini par devenir internationale. Mais ce n'était pas pour cette raison qu'il se souvenait très bien de cet évènement, c'était à cause de la rencontre qu'il avait faite ce jour-là.

Ce jour-là, il avait fait la rencontre du mercenaire à qui les résistants Afghans de la région devaient nombre de leurs victoires. Un Italien. Difficile de s'imaginer pourquoi il s'était retrouvé en plein désert d'Afghanistan. Mais lorsqu'il l'avait rencontré, il n'était pas seul. Il y avait une femme. Une femme très belle, aux cheveux très noirs. Une balle russe l'avait touchée. C'était lorsque le mercenaire Italien avait voulu la secourir que lui était intervenu. Seulement les choses avaient mal tourné. Le combat s'était très mal terminé pour lui. Il lui en avait fallu, du temps pour se remettre de ses blessures. Ce jour-là, il s'était fait la promesse de retrouver ce mercenaire, cet Italien, ce Leon… Il aurait pu le tuer, cependant. Il avait eu son arme pointée sur sa tête. Il aurait suffi de presser la détente alors que la perte de cette jeune femme, morte dans ses bras, avait mis le mercenaire dans l'incapacité de réagir. Il aurait pu profiter de ce moment de faiblesse si propre au cœur humain pour en finir. Mais il ne l'avait pas fait. Il s'était contenté de promettre qu'un jour les deux hommes se reverraient.

Longtemps, Tigre n'avait pas compris pourquoi il ne l'avait pas tué, pourquoi il ne s'était pas vengé sur le moment de l'affront qu'il avait essuyé. Et puis, des années après, lorsqu'il avait finalement tenu sa promesse en retrouvant sa proie lors du tournoi DOA 2, il avait compris pourquoi il ne l'avait pas tué. Il avait compris que ce n'était pas la vengeance qu'il avait cherchée toutes ces années. Non. Après ce combat mémorable, il avait fait de ce Leon son rival attitré. Ce n'était pas la revanche qui l'avait intéressé. Cette promesse qu'il s'était faite ne lui avait servi que de prétexte pour s'améliorer jour après jour afin de pouvoir défaire celui qui lui avait infligé sa plus cuisante défaite. En quelques sortes, en le défaisant dans le désert, Leon était devenu pour lui un exemple…

Et puis, il n'aurait pas pu se résoudre à le tuer. Jamais. Il avait vu la façon dont il avait regardé cette femme qui mourait dans ses bras. Il avait vu la détresse dans ses yeux, l'amour. Cela l'avait ramené à ce jour terrible où ses parents étaient morts sous les siens. Leon et lui étaient pareils. Il ne pouvait pas le tuer. Il ne pouvait que le comprendre, et le plaindre, si tant était qu'un tueur à gages comme lui fût encore capable d'éprouver une telle émotion. Ce mercenaire était au fond bien plus qu'un ennemi, ou qu'un rival. Il était devenu quelqu'un de nettement plus important, sans pour autant qu'il sût quoi. C'aurait pu être son maître, mais la seule leçon qu'il avait retenu de lui était qu'il fallait sans cesse poursuivre l'entraînement pour ne pas se laisser surpasser. Il aurait pu être un ami, mais au cœur de la guerre, les amitiés meurent plus qu'elles ne naissent.

Il aurait pu être son père…

Il secoua la tête et en chassa ces pensées. Il devait garder son sang-froid. Si quelque chose venait le perturber, cela risquait de mettre en péril son ultime mission. Ce n'était pas le moment de sombrer dans le sentimentalisme. Donovan était peut-être un vermisseau, mais il excellait dans l'art de profiter des faiblesses des gens. C'était parce que Douglas le savait qu'il avait tenté de cacher au monde sa maîtresse et plus que tout sa fille lorsqu'il avait compris que Donovan voulait sa mort. Cela avait également permis à Helena d'avoir quelques années de répit, puisque le second de la DOATEC avait tout d'abord essayé de faire valoir qu'en tant que fille illégitime, elle n'était pas en droit de prendre les rênes de la société. Mais lorsqu'il avait échoué, il n'avait pas hésité à sortir le grand jeu. On pouvait dire ce que l'on voulait au sujet de l'assassinat raté d'Helena, à l'Opéra de la Bastille, Tigre était resté persuadé que la vraie cible du tireur avait été la mère de la cantatrice et non la cantatrice elle‑même. Connaissant son ennemi, ou pensant le connaître, Donovan avait cru pouvoir ainsi faire pression sur lui. Cela n'avait cependant pas joué en sa faveur, et il devait bien le regretter à présent. Enfin, ce n'était que sa théorie. Il avait du mal à penser que le tireur avait tout simplement trahi les attentes de son employeur en manquant ainsi sa cible. Car l'erreur était des plus grossières. Il était impossible de la masquer. Et s'attirer les foudres de Donovan n'est pas un jeu réservé aux débutants.

A y repenser, il ne connaissait pas le tireur. Il n'avait pas pour habitude de chercher à connaître les gens sans raison, mais la plupart des tueurs professionnels engagés par Donovan avaient une certaine notoriété dans le métier. Ce tireur était un inconnu. Il ne pouvait même pas dire avoir entendu quiconque dire qu'il avait été vu. Donovan lui-même n'avait pas dû le rencontrer. Il contactait toujours ses agents par des moyens moins directs qu'une entrevue. Au fond, personne ne devait savoir de qui il s'agissait. A part Dame Douglas, car il était sûr qu'elle avait fini par rencontrer l'assassin de sa mère. Sinon, il lui aurait été difficile d'en apprendre autant sur sa mort. Mais il ne savait pas ce qui s'était alors passé. Helena en était sortie vivante. Le tireur ne fit plus jamais parler de lui. Peut-être était-il mort. Dame Douglas avait parfois dans le regard une flamme si brûlante que l'on n'aurait eu aucun mal à croire qu'elle aurait pu tuer quelqu'un. Décidément, cette femme était exceptionnelle. Elle en avait beaucoup enduré, mais était plus décidée que jamais à se débarrasser de Donovan. Au fond, elle lui ressemblait un peu. Mis à part que lui entendait bien exterminer proprement et simplement sa proie, et pas seulement la jeter en pâture à la justice. Avec tous les meurtres dont il était coupable, Tigre aurait fait un bien piètre accusateur… Même si cela ne lui aurait posé aucun problème de conscience.

Le cargo ralentissait. Bientôt, le vacarme des moteurs cessa. Le navire continuait sur sa lancée. Il lui faudrait peut-être un kilomètre pour s'arrêter complètement. Après son arrêt en Corée du Sud, il était chargé à ras bord. Les deux premières cales du navire étaient pleines à craquer, et ils avaient commencé à remplir la troisième, forçant Tigre à battre en retraite vers l'avant du navire. Une fois à Hong-Kong, le cargo serait certainement entièrement chargé, à moins qu'une escale à Singapour ne fût prévue. Mais il s'en moquait. A voir la date sur sa montre, il était évident que cet arrêt soudain des machines signifiait que les côtes chinoises étaient en vue. Et donc qu'il allait enfin débarquer. Il entrait à présent dans la deuxième phase de son plan. Une fois qu'il aurait rallié sa planque, il pourrait se mettre à observer la tanière de son ennemi. Et lorsque ce serait fait, il passerait à l'attaque. Il approchait du but. Il pouvait presque sentir l'odeur fétide de sa proie. Une odeur de traîtrise mêlée à celle de la perversion. Tout cela allait bientôt prendre fin.

On s'agitait sur le pont. Le moteur de deux autres navires se faisaient entendre au-dehors. Des remorqueurs. Ils devaient être en train d'amarrer le cargo. Plus qu'une heure et il serait de nouveau sur la terre ferme. En prévision de cet instant, il s'était rapproché de la sortie de la troisième cale, tout à l'arrière du cargo, veillant à toujours être dans l'ombre. Dès que l'activité en haut serait retombée, et avant que le chargement ne commençât, il mettrait les voiles. Il lui suffirait d'atteindre sans être vu la poupe du navire et de plonger dans la baie. Une fois dans l'eau, il rejoindrait les quais à la nage. Rien de plus simple. Il avait été habitué à bien pire lors des opérations commandos dans l'armée. Sans parler de certains clients délicats qu'il avait eu à éliminer… Et au cas où ça tournerait mal, quelques coups de poing suffiraient à faire taire les bavards. Inutile d'avoir à recourir à la force létale. Ces marins ne représentaient aucune menace pour lui.

Une fois hors du navire et loin du port, il se fondrait dans la masse et n'aurait rien à craindre des autorités. La ville était bien trop grande et trop peuplée pour qu'on y pût le retrouver, même en le cherchant. D'autant que l'endroit où il allait loger était loué par ses bons soins depuis plus d'un mois, par de nombreux intermédiaires lui assurant que même Donovan serait incapable de savoir qu'il se trouverait en face de sa tour. Enfin, pas juste en face. Donovan n'était pas fou. En apprenant que Tigre cherchait à se venger, il avait dû prendre ses précautions et faire non seulement mieux garder la tour mais également surveiller les bâtiments alentours. Mais Tigre était plus habitué que lui à ce genre d'opérations. L'armée lui avait au moins servi à ça.

L'eau était chaude et sale. Avec tous les porte-conteneurs qui y stationnaient, il ne fallait pas s'attendre à mieux. Personne ne l'avait vu sortir de la cale ni sauter du pont arrière. Maintenant, tout ce qu'il avait à faire, c'était s'éloigner le plus possible du navire en nageant sous la surface. Il arriva bientôt au pied d'un des quais. Il ne gardait au-dessus de la surface que les yeux, les oreilles et le nez. Dès qu'une accalmie dans l'activité du port se signala, il se hissa sur le dock. Repérant un conteneur de couleur sombre pas très loin de lui, il fila s'y plaquer. De là, il observa son environnement et planifia sa sortie.

Quelques minutes plus tard, il en était à changer de vêtements à l'écart de l'entrée du port. Ayant passé quelque chose de plus commun, il se mit à suivre la route qui l'emmenait vers le centre-ville. Il y était. Les odeurs de mazout emplissaient l'air lourd. C'était bien la Hong‑Kong qu'il avait connue des années plus tôt. Devant lui, au bout de la route, s'élevaient les buildings de la ville. Impossible de repérer le siège de la DOATEC, il était en plein cœur du CBD·. Mais il ne pourrait pas la rater dès qu'elle serait visible. Son architecture était bien trop reconnaissable. En plus, il avait entendu dire que Donovan avait organisé une série de travaux, malgré la désapprobation de Dame Douglas. La rumeur prétendait que Donovan voulait faire bâtir au pied de la tour une reproduction grandeur nature d'une aile entière du château de la famille Douglas, niché dans les Vosges à la frontière entre l'Allemagne, la France et la Suisse. Cette démesure ressemblait bien à Donovan. Il s'était toujours pris pour ce qu'il n'était pas. Un grand scientifique alors qu'il n'était qu'une honte pour le métier, un grand patron alors qu'il était un tyran, un seigneur alors qu'il n'était qu'une larve.

Mais le temps de payer les erreurs du passé était proche.

XIX

Trois tours immenses au pied desquelles l'on acheminait des pierres venues de carrières françaises pour la construction d'une chapelle gothique. A voir la taille du chantier, on aurait plutôt dit une cathédrale. Et en plus de ça, il semblait clairement prévu de rajouter d'autres tours à celles déjà existantes. Plus petites, cependant, rappelant avec précision les tours de guet d'un château fort. Donovan avait l'intention de faire du siège de la DOATEC son bastion, c'était évident. Cela ne devait pas plaire à quelqu'un… Les trois tours étaient reliées par des ponts qui soutenaient un héliport au centre de la monumentale construction. C'était le plus gros de la tour qui en comptait quatre, puisqu'il y en avait un à chaque sommet de cet immense prisme de verre, de béton et d'acier. Donovan, pour assouvir ses délires, avaient dû acheter des hectares de terrain et serait obligé de repositionner l'entrée du complexe s'il entendait que la chapelle fût visible par les visiteurs. C'était un crâneur. Ce n'était pas son genre de dépenser autant d'argent pour que personne ne pût le voir et l'envier. On disait que des jardins luxuriants seraient cependant aménagés autour des trois tours afin d'isoler complètement le bâtiment du reste de la ville. Victor Donovan tenait vraiment à voir le cœur de cet empire qu'il convoitait tant comme un îlot au milieu d'un océan. Mais d'un océan de quoi ? Comment pouvait-il bien considérer les gens qui l'entouraient ? Quand ce n'était pas des obstacles au pouvoir ni des serviteurs, que pouvait-ce bien être ?

Elle en était sûre en voyant ce qu'était en train de devenir le siège de la DOATEC, Helena ne devait pas aimer ça du tout. Cela ne lui ressemblait pas. Et puis elle haïssait Donovan tout autant qu'il le méritait. Cet ouvrage respirait la prétention. Cela n'avait rien à voir avec l'esprit de la famille Douglas. Les trois tours prenaient de plus en plus une allure menaçante. Si Fame Douglas était encore en vie, il aurait fait fusiller son second pour cet outrage à l'esprit tout entier du Comité Exécutif du Tournoi Dead or Alive. Heureusement qu'il était mort, alors. Personne ne devait lui voler sa vengeance. Il était à elle. Elle lui ferait regretter d'avoir essayé de la faire disparaître. Elle avait bien l'intention de le faire souffrir jusqu'à ce qu'il la suppliât de l'achever. Elle s'en réjouissait d'avance. Mais elle ne devait pas perdre de vue l'instant présent. Elle ne devait pas perdre sa concentration.

Elle ne devait pas oublier la voiture qui la suivait dans cette rue bondée de monde. Une voiture banale, comme toutes les autres, fondue dans la masse du trafic des grandes villes, mais qu'elle savait remplie de nettoyeurs à la solde de son ennemi. Ils la suivaient depuis l'aéroport. Elle avait bien fait de louer une voiture au lieu de prendre un taxi. Le volant à droite la changeait un peu de sa Porsche, mais ce n'était pas un problème pour elle. Tout ce qu'elle avait à faire, c'était trouver un endroit tranquille pour se débarrasser d'eux. Elle s'était attendue à ce que des hommes de Donovan l'attendissent à la sortie de l'avion. Ayant appris l'échec de ses hommes à Londres, il n'avait pas tardé à faire le nécessaire pour bien l'accueillir à Hong-Kong. Ils n'avaient pas pu la tuer dans l'aéroport, il y avait trop de gens parmi lesquels leur échapper, mais ils la suivraient jusqu'à son hôtel et l'élimineraient une fois qu'elle serait dans sa chambre. Quels idiots ! Elle faisait comme si de rien n'était, roulait tranquillement, sans se presser, mais elle savait qu'ils la suivaient. Qu'ils la suivraient n'importe où. Même dans cette petite ruelle sombre et étroite dans laquelle elle venait de s'engager.

Elle s'éloigna de la grande avenue et regarda ses poursuivants s'engager à sa suite, à une distance respectable, mais tout de même plus que suspecte. Lentement, elle roulait le long des façades dégarnies, guettant la moindre occasion de surprendre ses agresseurs. Soudain, elle s'arrêta. Sa voiture, d'un bleu très sombre, se fondit dans l'ombre de la ruelle. Les autres étaient encore à quarante mètres derrière elle. Leur voiture progressa encore de quelques mètres, prudemment, puis elle stoppa. Les portières des passagers s'ouvrirent. Quatre tueurs en costume noir en sortirent, la main droite très près de leurs vestes. Le chauffeur resta au volant pour surveiller la scène.

A travers les verres fumés de ses lunettes noires, Christie observait les quatre tueurs qui s'approchaient de sa voiture. Ils la contournaient lentement, la main portée à la crosse de leurs pistolets. Des USP, comme tous ceux employés par les agents de Donovan. Seuls les agents libres, comme elle, avaient le droit d'utiliser les armes de leur choix. Leur technique était impeccable. Dans l'ombre, ils sortaient leurs armes et encerclaient le véhicule, tout en veillant à ne pas se mettre trop près des vitres ni devant le capot. Soudain, ils braquèrent la vitre avant droite et tirèrent. Au même instant, le chauffeur de leur véhicule rendait son dernier soupir, le cou brisé d'un coup sec.

L'un des hommes alluma une lampe de poche. La voiture était vide.

« Bon sang ! pesta-t-il, où est-elle passée ? »

Un fracas métallique retentit près d'eux. Se tournant vers là d'où le son venait, ils virent Christie près de leur voiture tirer une autre balle du pistolet du chauffeur. Les tueurs baissèrent les yeux pour voir que le réservoir percé laissait couler un flot continu d'essence.

« Oh non ! » cria l'un d'eux.

Lorsque la deuxième balle heurta la carrosserie, les étincelles produites par le choc des métaux mirent le feu au carburant. L'embrasement remonta rapidement vers le réservoir, et la combustion des gaz d'essence comprimés à l'intérieur enflamma violemment la voiture tout entière. Les feu englouti aussitôt les quatre tueurs et les dévora avidement dans un concert de hurlements lugubres. Se refusant le plaisir de savourer ce spectacle ravissant, Christie tira rapidement de sa voiture le chauffeur et le jeta lui aussi au feu. Ayant conservé son portefeuille, elle fit rapidement l'inventaire des papiers d'identité qu'il portait, parmi lesquels le bon de location de la voiture. Elle remplaça la photo de son propre permis de conduire et de sa carte d'identité par celle du chauffeur, les rangea dans son portefeuille, remplaça le bon de location par celui de sa voiture et jeta le tout sur le corps que les flammes commençaient à dévorer.

Naturellement, tous les papiers que Christie utilisait étaient des faux, marqués d'un nom androgyne. Alex ou Dominique, le plus souvent. De cette façon, elle pouvait dissimuler son sexe à n'importe qui, puisqu'elle ne traitait jamais avec les gens face à face. La voiture qu'elle avait louée et qui brûlait devant elle, elle l'avait louée depuis Londres par téléphone sans que sa voix ne pût trahir son genre. Les papiers étaient adressés au nom d'Alex Morrison. N'importe quelle photo pouvait aller dessus. Les clés du véhicule lui avaient été laissées dans une consigne de l'aéroport. Personne n'avait jamais vu ce ou cette Alex Morrison. Personne ne savait rien de lui, ou d'elle. Lorsque la police retrouverait les corps et les papiers, il leur serait difficile de croire que le chauffeur qu'ils avaient sur les bras n'était pas celui qui avait loué la voiture dans laquelle son corps serait retrouvé. Aussi étrange que pourraient paraître l'explosion d'un véhicule en pleine ville, les traces de balles sur la carrosserie et le rapport d'autopsie qui dirait que le chauffeur était mort étouffé, cette affaire ne pourrait donner aucune suite.

L'opération lui ayant pris moins d'une vingtaine de secondes, Christie grimpa dans la voiture des tueurs et fila à toute allure. Des témoins n'allaient pas tarder à accourir sur le lieu du crime, attirés par les cris et la lumière diffusée par l'incendie. Donovan se demanderait comment elle avait fait cette fois. L'ombre était son meilleur allié. Elle avait empêché les tueurs de voir qu'elle s'était rapidement éclipsée et avait grimpé sur un des balcons surplombant la rue de façon à pouvoir atterrir dans le dos du chauffeur… Quels idiots ! On ne leur apprend jamais qu'il est toujours bon de lever les yeux ? Encore une fois, elle avait eu affaire à des novices déguisés en professionnels. Etait-ce tout ce que Donovan avait en stock ? Si c'était le cas, il pouvait déjà se faire réserver une concession au cimetière de son choix. Elle était certaine que même mort, s'il pouvait accepter l'idée qu'il lui faudrait bien mourir lui aussi, il voudrait être enterré dans une tombe à l'image de cette chapelle qu'il faisait construire au pied d'une tour qui ne lui appartenait pas, avec de l'argent qui n'était pas le sien. Il se croyait vraiment déjà débarrassé de Dame Douglas ? Il allait être surpris !

Une fois loin du lieu de l'incendie, Christie se rendit à l'adresse à laquelle elle avait fait parvenir un petit paquet. Non par la poste, cela aurait eu du mal à passer, mais par quelques‑uns de ses contacts dans le marché noir local. Si ses instructions, envoyées par e‑mail, avaient bien été appliquées, elle devrait trouver tout ce dont elle avait besoin pour les prochains jours. Un hangar désaffecté à la sortie de la ville, non loin du port. Une cachette classique, mais efficace. Laissant sa nouvelle voiture, un soupçon trop claire à son goût, elle poussa la porte rouillée de l'édifice qui céda sans grande difficulté. A la vue et à l'odeur, il était évident que l'endroit était fréquemment habité. Aussi ne tenait-elle pas à s'éterniser. Elle suivit les instructions qui lui avaient été faxées par son contact et mit bientôt la main sur un gros sac de voyage noir, dissimulé sous les lattes du plancher, sous un tas de caisses poussiéreuses et vides. Le sac était bien rempli et elle l'ouvrit lentement pour vérifier son contenu. Prenant toutes les précautions nécessaires, un sac pouvait parfois se révéler être très dangereux, elle inventoria tout ce qui se trouvait dedans. Lorsqu'elle fut assurée que tout y était, elle sourit et referma le sac. Puis elle le souleva comme s'il était aussi léger qu'une plume et le mit à l'épaule.

Après avoir refermé le coffre de sa voiture, elle reprit le volant et partit en marche arrière. Après un demi-tour très sec, elle regagna la route et repartit vers le centre-ville. Tout se passait bien pour l'instant. Donovan n'allait pas tarder à savoir que ses hommes avaient de nouveau échoué et commencerait à sérieusement s'inquiéter. C'était parfait comme ça. Oui, qu'il prenne peur, qu'il comprenne que sa mort approchait. Il ne fuirait pas. Il se croyait invulnérable dans sa tour. Mais il ne pourrait pas s'empêcher d'avoir peur. Il ne pourrait pas s'empêcher de craindre pour sa vie. C'est quand on a peur que l'on fait le plus d'erreurs. Cela dit, sa plus grande erreur avait été de vouloir la faire disparaître. Peut-être commençait-il à le regretter à présent qu'il savait qu'elle était là, tout près, prête à frapper…

Après avoir récupéré son matériel, elle fit route vers son hôtel. Elle n'avait fait aucune réservation et paierait son séjour en liquide. C'était encore le meilleur moyen de ne pas se faire détecter. Elle ne tenait pas particulièrement à passer inaperçue, mais c'était un réflexe qu'il fallait avoir dans le métier. Ensuite, elle choisirait le meilleur moment pour passer à l'action. La nuit, bien sûr. Donovan résidait à temps plein au siège de la DOATEC. La plupart des grands de la Compagnie avaient leurs quartiers dans l'une des trois tours. Y compris Helena. Mais Donovan devait être l'un des rares à en profiter et même à en abuser. Il agissait déjà comme s'il était chez lui. Cela facilitait énormément les choses. Christie savait exactement où trouver sa cible à l'heure où elle frapperait. Et elle savait également comment il réagirait en se sentant menacé. Elle savait comment le tuer sans lui laisser la moindre chance de s'en sortir. Donovan ne se rendait pas compte lui-même à quel point il était prévisible. Et ce devait être l'une de ses plus grandes faiblesses, outre celle de se croire bêtement invincible. Il ne lui échapperait pas. Ce serait sûrement la mission la plus jouissive de sa carrière. C'était aussi la première fois qu'elle s'apprêtait à tuer quelqu'un pour des motifs personnels. D'un certain côté, cela lui donnait beaucoup plus à penser que d'accoutumée.

Jamais elle ne s'était préoccupée des activités de ses précédents clients. Savoir ce qu'était et ce que faisait Donovan était bien sûr une raison de plus de l'abattre, mais elle ne pouvait malgré elle s'empêcher de réfléchir à certaines choses, ce qui n'était assurément pas dans ses habitudes… Aux personnes mortes par la faute de Donovan et qu'indirectement elle allait venger. Ce n'était pas vraiment son style d'aider les gens. Et puis il y avait surtout Helena, son ancienne cible. Le fait qu'elle se fût retournée contre l'homme qui cherchait à la tuer la mettait dans quelle position par rapport à elle ? Elles avaient à présent toutes deux le même ennemi. Mais elle n'avait pas du tout l'intention de s'allier à Helena à cause de ça. Ce n'était pas parce qu'elle voulait tuer l'homme qui avait fait décimer sa famille qu'elle devait pour autant oublier la haine qu'elle vouait à cette jeune femme. Elle la haïssait non pas parce qu'elle avait dû la tuer, mais parce qu'elle avait échoué dans sa tentative de meurtre et s'était fait battre. Pour elle, il n'y avait pas pire humiliation. Dire que Donovan avait voulu se servir de ça pour l'éliminer… C'était juste une fleur qu'elle faisait à Helena, un coup du sort qui faisait qu'elles se retrouvaient avec le même homme en ligne de mire, et Christie n'avait pas du tout l'intention de le partager. Donovan était à elle. A elle seule. Ensuite, lorsqu'il serait mort, Helena pourrait faire ce qu'elle voulait. Ca ne la regarderait plus.

Sa vengeance passait avant tout. C'était la seule chose qui comptait. La seule chose qui importait. Elle ne pouvait supporter de laisser vivre un homme qui l'avait trahie. Le plus idiot dans tout ça était sûrement qu'elle ne s'était pas encore fixée sur la façon dont elle allait mettre fin à ses jours. Elle pourrait lui tordre le cou. Ce serait particulièrement amusant de voir ce vieux porc s'étouffer dans un râle rauque. Elle pouvait aussi lui mettre une ou deux balles dans quelques organes vitaux et attendre patiemment que l'hémorragie fasse le reste. Elle pouvait lui broyer le crâne à coups de pied de chaise ou de table… Ce n'était pas vraiment le genre d'objets potentiellement contondants qui manquaient dans le bâtiment. Une chose était certaine, en revanche, c'est qu'elle voulait qu'il vît de quelle main il allait mourir. Pour qu'il réalisât l'erreur qu'il avait commise avant de passer de vie à trépas. Ensuite, sa mort serait lente, ou rapide, peu importait, mais elle se devait d'être immensément douloureuse…

Elle gara la voiture dans le parking de l'hôtel. Après avoir récupéré ses affaires à l'arrière, elle traversa la rue et entra dans l'hôtel d'en face. Elle n'avait plus besoin de véhicule et elle savait que Donovan ne tarderait pas à faire rechercher la voiture de ses hommes avec laquelle elle s'était échappée. En la mettant dans le mauvais parking, elle les pousserait à fouiller là où elle n'était pas tout en pouvant observer tranquillement les tueurs de Donovan. Ils ne s'attendraient pas, même en découvrant la ruse, à ce qu'elle fût allée loger juste en face de l'endroit où elle avait abandonné la voiture.

Une fois dans la chambre, enregistrée à un faux nom différent de tous ceux que Donovan la savait avoir utilisés, elle rangea soigneusement le sac de voyage qu'elle avait récupéré dans le hangar dans l'un des placards, dissimulé dans le fond du meuble. Elle rangea ensuite dans la penderie les vêtements qu'elle tira de sa valise. Ils l'aideraient à passer inaperçue.

Passant dans la salle de bain, elle regarda son reflet dans le miroir. Elle hésitait à se teindre les cheveux. Leur blancheur éclatante était plutôt repérable. Extrêmement rares étaient les femmes de son âge à avoir des cheveux d'une telle couleur. Même ceux des femmes âgées n'étaient pas aussi blancs que les siens. Ses cheveux étaient albinos, depuis la naissance. Et particulièrement jolis, d'ailleurs. Même si elle ne prêtait aucune attention à ce genre de détails. Elle s'éloigna de la glace en décidant qu'elle ne passerait pas assez de temps ici pour être trahie par ses cheveux. Elle veillait toujours à se couvrir la tête lorsqu'elle se trouvait en présence d'étrangers. Et elle portait toujours ses lunettes noires qui cachaient son regard d'acier. Et même si les tueurs de Donovan la retrouvaient, ils ne pourraient pas faire grand‑chose contre elle. Elle en avait déjà tué huit, en comptant le contact de Londres. Même une armée ne pouvait pas venir à bout d'elle.

XX

Le vent lui-même n'allait pas assez vite pour rivaliser avec elle. Elle devait se presser avant le lever du jour ou les choses risquaient de mal tourner. Elle avait réussi à les semer pour un moment, mais ils ne mettraient pas longtemps à la retrouver. Et si elle arrivait trop tard là où elle devait aller, elle en rencontrerait d'autres. Ce n'était pas son genre de se jeter dans la gueule du loup, même si elle n'hésitait pas à le faire lorsque cela était indispensable. Et cette fois-ci, c'était de nouveau un cas de force majeure. Elle ne pouvait croire ce qui venait d'arriver. Pourtant c'était indubitable. Elle devait voir son frère au plus vite. Lui non plus ne tarderait pas à l'apprendre. Dans sa position, il ne pouvait pas se permettre d'agir inconsidérément.

Elle filait au travers des arbres de la forêt. Rien ne l'arrêtait. Aucun obstacle ne pouvait lui barrer la route. L'affaire était d'une urgence capitale. Elle devait faire vite. Sa seule chance de parvenir à sa destination était de courir le plus rapidement qu'elle pouvait. Sinon, ses poursuivants n'auraient aucun mal à la rattraper et elle n'avait pas une seconde à perdre. Elle devait voler comme le vent avant qu'il ne fût trop tard. Comment était-ce arrivé ? Pourquoi ? Ce n'était pas juste. Il fallait faire au plus vite pour réparer cette infamie. Certains monstres ne reculent donc devant rien !

Elle bondit sur le tronc d'un arbre et sauta sur sa première branche. Sans perdre de son élan, elle alla de branche en branche, comme si elle gravissait à toute vitesse un gigantesque escalier végétal. Peu à peu, alors qu'elle approchait de sa destination, elle s'élevait du sol. Lorsque enfin elle parvint au bord du château, elle émergeait du feuillage de l'arbre. Elle se figea et se tassa sur la branche pour mieux voir devant elle. Par-dessus les remparts était la cour, déserte. Non, il était bien là, comme d'habitude. Et il était seul. Tout seul. Parfait. C'était sa chance. Il ne le serait pas longtemps. Elle sauta de sa branche, fit une série de pirouettes avant d'atterrir souplement sur le sol puis se lança à toute vitesse vers les remparts du château du clan. En quelques bonds, elle les escalada et se retrouva à l'intérieur de la cour.

Hayate était occupé à s'entraîner, comme il le faisait tous les matins avant le lever du Soleil. La moitié de ses hommes étaient à la poursuite de Kasumi. L'autre moitié dormait encore. Pendant ces quelques minutes, il était totalement seul. On avait pour ordre de ne pas troubler sa séance d'entraînement. En même temps, cela lui laissait un tout petit créneau pour laisser à sa grande sœur l'occasion de lui rendre une petite visite si l'envie lui prenait, même si cela devait bien sûr se terminer par un combat que Kasumi était obligée de remporter pour pouvoir repartir. Si son frère la vainquait, le Code le contraignait à la tuer. Il entendit un son dans son dos et se retourna aussitôt. Sa jeune sœur se relevait, les pans de son shinobi bleu se balançant au gré du vent.

« Kasumi ! Qu'est-ce que tu fais ici ? Pars vite, avant que l'on ne te voie ! C'est trop dange…

– Ayane a été enlevée ! » s'écria-elle d'une voix forte pour couvrir celle de son frère.

Son cœur battait à tout rompre. Mais plus que la course, c'était la peur de ce qui pouvait bien arriver à sa sœur qui le faisait battre.

« Quoi ? s'étrangla Hayate.

– Ce sont les hommes de la DOATEC. Ils l'ont enlevée dans la forêt !

– Tu… tu es bien sûre de ça ? »

Hayate était soudain inquiet. Sa petite sœur kidnappée par les hommes de la DOATEC ? Cela ne pouvait vouloir dire qu'une chose…

« Certaine. J'ai trouvé des traces de lutte à sept kilomètres au sud-est. Il y avait des balles dans les arbres et les buissons. J'ai reconnu les marques qu'Ayane laisse lorsqu'elle combat. »

Chaque style de combat reposant en effet sur des mouvements différents, les traces de pas laissées par un combattant lors d'un affrontement étaient aussi parlantes sur son identité que ses empreintes digitales.

« Et j'ai reconnu les techniques des commandos de la DOATEC. Ils sont arrivés au milieu de la nuit et sont repartis il y a quelques heures. Ils sont allés au siège, à Hong-Kong. »

Hayate fut atterré par la nouvelle. Non, pas elle ! Pas leur petite sœur adorée ! Les chiens !

« Il n'y a pas une seconde à perdre. Il faut…

– Niisan, tu dois me jurer que tu ne tenteras rien pour la sauver ! »

Hayate fut surpris par cette requête de sa sœur.

« Je ne peux pas te laisser y aller toute seule ! répondit-il avec hargne.

– Tu ne peux pas m'accompagner ! Je suis une Shinobi en fuite. Si tu viens avec moi, le clan te considérera toi aussi comme un traître. Je dois y aller seule.

– Kasumi, non ! C'est beaucoup trop dangereux.

– Ne t'inquiète pas pour moi, je m'en sortirai. Tu ne dois pas venir avec moi, tu…

– Je ne laisserai pas ces monstres détruire Ayane tout comme ils nous ont détruits toi et moi, tu m'entends ! Je ne les laisserai jamais plus faire du mal à notre famille ! Ils vont payer ce qu'ils viennent de faire.

– Non, Niisan ! N'oublie pas que c'est pour de tels sentiments que tu es obligé de me poursuivre et que je dois te fuir ! »

Elle se jeta dans les bras de son frère et l'étreignit de toute la force de son amour pour lui.

« Je ne veux pas que ça t'arrive. Tu ne le mérites pas. Tu ne peux pas venir avec moi où tu deviendras toi aussi un Shinobi en fuite. Le clan ne te le pardonnera jamais si tu m'accompagnes et me laisses partir vivante.

– Tu es ma sœur, Kasumi. Je ne pourrai jamais te tuer.

– Mais tu le dois ! C'est ton devoir de shinobi ! Si tu faillis à ce devoir, tu seras déshonoré et tu n'auras plus nulle part où être à l'abri de la fureur de nos propres frères d'armes. »

Sa voix était déchirante. Elle était au bord des larmes. Pourquoi en étaient-ils arrivés à devoir se détruire entre eux ? Le Code était injuste. Mais il ne pouvait rien y faire, même en tant que maître du clan. Normalement, cette femme qu'il avait dans les bras, il devait la combattre jusqu'à la mort. Il devait la tuer. Mais même si c'était son devoir, il ne pouvait pas la tuer. Il savait que tant qu'elle fuyait, elle avait une chance de s'en tirer, même s'il devait tout faire pour la rattraper. Mais là, elle était presque livrée à lui. C'était vrai. Si quelqu'un les surprenait en ce moment, il serait considéré comme un traître, qu'elle fût sa sœur ou pas. Et il subirait le même sort qu'elle. Pourtant, il en était sûr, même s'il était obligé de le faire, il ne la tuerait pas. Il ne pouvait pas s'y résoudre. Il préférerait devenir à son tour un Shinobi en fuite plutôt que de devoir tuer Kasumi, sa sœur bien-aimée.

« Ne parlons pas de ça » finit-il par dire en relevant le visage de Kasumi.

Des larmes coulaient sur ses joues. Elle était si belle. Elle lui rappelait leur mère.

« Pour l'heure, dit-il, ce qui importe, c'est de sauver Ayane. Le clan est bien le cadet de mes soucis.

– Non !

– Tais-toi, dit-il en posant son index sur ses lèvres. Tu le sais bien, Kasumi, tu le sais que je ferais tout pour l'une de vous deux. C'est pour ça que tu es venue me voir. Parce que tu savais que rien ne m'empêcherait de te suivre et d'aller la secourir. Qu'importe le clan. Votre vie passe avant tout. Nous nous occuperons de ce problème lorsque Ayane sera de retour ici saine et sauve, tu m'entends ? Inutile d'essayer de m'en empêcher, je viens avec toi. »

Elle le regarda durement, mais l'on pouvait bien sentir la détresse dans ses yeux. Puis soudain, elle s'adoucit, sourit et murmura :

« Niisan…

– Il n'y a pas de temps à perdre. Il peut arriver n'importe quoi à Ayane et tu ne dois pas rester ici trop longtemps. Pars la première, je reste ici pour m'assurer que personne ne me suivra et je te rejoins. D'accord ?

– Que leur diras-tu ?

– Ca, c'est mon problème. Toi, tu pars. Pars sauver Ayane. Je te rejoins dans moins d'une demi-heure.

– D'accord. »

Elle s'écarta de lui et fit quelques pas vers le milieu de la cour.

« Eh ! l'interpella Hayate.

– Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle en tournant la tête vers lui.

– Tâche de ne pas effrayer trop de monde en arrivant là-bas ! »

Elle lui sourit, puis se mit à tourner sur elle-même. Un déluge de pétales de sakura l'entoura, tournoyant comme une douce tempête, puis éclata dans un souffle vif de vent. Elle avait disparu. Elle s'était fondue dans les vents et était déjà loin à présent. Les ninja du clan ne pourraient pas passer à côté de l'énergie déplacée par sa téléportation, mais Hayate allait s'assurer que personne à part lui ne la suivrait.

Ils avaient enlevé Ayane. Il fallait se douter qu'un jour elle aussi finirait par être menacée par les projets diaboliques de ce Donovan. Après Hayate, Kasumi et Genra, son propre maître, il était évident que l'attention de ces charognards allait se poser sur elle. Quelle ignominie. Si le Code ne l'en empêchait pas, il partirait non seulement pour la sauver mais pour venger tous ceux qui avaient souffert comme lui des terribles expériences de ce vieux fou. Mais Kasumi s'était déjà promis de le venger, lui. De tuer Raidou qui l'avait rendu infirme pendant si longtemps que tout le monde avait craint qu'il ne pourrait plus marcher, puis de faire payer les hommes de la DOATEC qui avaient profité de sa faiblesse pour le capturer. C'était ainsi qu'elle avait enfreint le Code et était devenue une Shinobi en fuite.

Cela ne lui faisait pas peur de devoir affronter la fureur du clan, mais il savait que Kasumi n'accepterait jamais de le voir manquer à ses obligations. Pauvre Kasumi… Ce qui lui arrivait était vraiment atroce. Elle ne pouvait plus être auprès des siens, de ceux qu'elle aimait. Et Hayate savait combien elle débordait d'amour pour tous ceux qu'elle connaissait depuis son enfance. C'était la raison pour laquelle elle avait été prête à se jeter au secours d'Ayane sans se préoccuper du danger, et c'était aussi pour ça qu'elle avait essayé de le convaincre de ne pas suivre le paria qu'elle était. Car s'il le faisait, il ne pourrait la laisser repartir sans combattre.

Hayate secoua la tête. Quelle horrible situation… Et au fond, tout était de la faute de cette foutue DOATEC ! C'était à cause de ces maudits projets de développement surhumain que lui et maintenant ses deux sœurs avaient été successivement enlevés. Ce chien à la tête de cette équipe de scientifiques fous, ce Donovan, il méritait de mourir. Mais hélas, il ne pouvait pas s'impliquer dans cette histoire. L'enlèvement de sa propre demi-sœur serait peut-être une raison suffisante pour qu'il abandonnât durant quelque temps ses responsabilités de chef. Mais cela ne lui donnerait aucunement le droit de chercher à la venger. Pourtant, il le sentait au fond de lui : il en avait plus qu'assez. Plus qu'assez de ces expériences inhumaines. Il brûlait d'envie de mettre un terme à tout ça. Qu'importe ce que le clan en pensait. L'Humanité devait être débarrassée de ce cancrelat miséreux qu'était cet immonde docteur.

Mais il ne pouvait pas se permettre d'éprouver des sentiments aussi bas. Pourtant, il ne considérait pas sa sœur comme quelqu'un de faible parce qu'elle avait juré de se venger. Au contraire, il la voyait plutôt, puisqu'elle avait volontairement enfreint le Code pour lui, comme quelqu'un de très fort et de très noble. Qu'est-ce que cela faisait de lui alors ? Quelqu'un de loyal ? Ou quelqu'un de lâche, incapable de faire un choix aussi douloureux ? Que dirait Kasumi de ça ? Que lui conseillerait-elle de faire ? Quelque part, il se sentait monstrueux de la laisser porter seule le fardeau de sa promesse et de sa désobéissance. Mais il était certain que Kasumi préférerait mourir plutôt que de voir son frère devenir comme elle. Il en était sûr. Il le lisait dans ses yeux à tout instant.

Ce n'était pas juste. Ce n'était vraiment pas juste…

XXI

« Mesdames et messieurs, c'est votre commandant de bord qui vous parle. Nous allons décoller d'ici peu à destination de Hong-Kong. Les derniers rapports météo indiquent que le ciel sera dégagé à notre arrivée, et que la température avoisinera les trente-deux degrés. Veuillez attacher vos ceintures et éteindre vos téléphones portables, ainsi que relever votre fauteuil et la tablette de votre siège. L'équipage et moi-même vous souhaitons un voyage agréable. »

L'interphone crépita, puis deux secondes après, le commandant de bord répéta son message, en anglais cette fois.

« Ladies and gentlemen, here's your…

– Comment tu te sens, Hitomi ? demanda soudain Leifang.

– Bien, pourquoi ? Tu te prends pour ma mère ?

– Je sais pas. Tu pourrais avoir peur de l'avion…

– Peur ? Moi ? Tu plaisantes j'espère ! A moins que tu n'essayes de te rassurer en constatant que tu n'es pas la seule à être effrayée…

– Je n'ai pas peur ! J'ai déjà pris l'avion pour Hawaï il y a un mois, et puis ensuite j'ai voyagé dans un petit coucou pour aller jusqu'à l'île de Zack qui, soit dit en passant n'existe plus, et puis j'ai fait les dix heures de vol entre Hong-Kong et Munich ! Et je ne te parle même pas des voyages lors du tournoi. J'ai été dans un avion au moins une fois par mois depuis le début de l'année. Alors moi, avoir peur…

– Moi aussi j'ai beaucoup pris l'avion ces derniers temps. Avec les tournois…

– Les tournois ? Il n'y a eu qu'un tournoi cette année. Comme chaque année ! Tu ne vas quand même pas me faire croire que tu considères que ce qu'on a vécu sur l'île de Zack, c'était un tournoi !

– Non, dit Hitomi en riant. C'était plutôt des vacances. De super vacances !

– Tu sais, en fait, murmura Leifang, j'adore l'avion. C'est vraiment incroyable de se dire qu'on vole plus haut que les oiseaux.

– Oui mais gare à la chute, quand même.

– Ne sois pas si bête. Il n'y pas de raisons que cet avion s'écrase. Profite plutôt du voyage au lieu de t'inquiéter.

– Mais je ne m'inquiète pas. Et puisque tu parles de profiter du voyage, euh… Tu n'étais pas obligée de me payer un billet en première classe.

– Non, mais ça m'a fait plaisir.

– Quand même. Au prix des billets ! Tes parents ont de l'argent à jeter par la fenêtre ou quoi ? Comment tu as réussi à les convaincre de te payer deux billets de première ? Mon père, lui, aurait été prêt à m'envoyer au tournoi dans un cargo !

– Je n'ai pas vraiment eu à les convaincre, si tu veux tout savoir.

– Vous devez être sacrément riches, alors…

– Pas plus que ça. On aime faire plaisir à nos amis, c'est tout.

– Ah ouais ? Ce n'est pas vraiment ce que j'ai entendu dire lorsque j'étais à Hong-Kong pour le tournoi. Apparemment, tout le monde te connaît là-bas. Je n'en suis pas sûre, mais je crois même avoir vu une photo de toi en première page d'un magazine.

– Ah vraiment ? Je devrais les lire plus souvent alors. Moi qui croyais qu'ils ne parlaient que de has been…

– C'est ça, vas-y, vante-toi ! »

Aucune des deux n'était sérieuse, bien sûr. Elles passaient leur temps à faire semblant de s'en vouloir pour un rien, ou bien à trop se prendre au sérieux. Mais il n'en était rien. Rien n'était plus pur que leur amitié, et elles ne pouvaient s'empêcher de s'amuser en permanence.

« Quand même, soupira Hitomi. Dix heures de vol… Moi, je me suis ennuyée la dernière fois que j'ai vécu ça. Qu'est-ce qu'on va faire ?

– On va jouer aux cartes ! annonça fièrement Leifang en sortant de sa poche une jeu de cinquante-deux cartes.

– Chouette… murmura Hitomi, désabusée.

– Allez, tu verras, on va bien s'amuser.

– On joue à quoi ? Strip Poker ? »

Leifang éclata de rire, puis se pencha à l'oreille de son amie pour lui murmurer :

« Si tu veux mon avis, je crois qu'il y a quelques passagers dans cet avion qui ne seraient pas fâchés de nous voir jouer à ça.

– Tu m'étonnes ! Belle comme tu es ! répondit Hitomi avec un grand sourire.

– Plus sérieusement, qu'est-ce que tu penses d'une petite partie de Black Jack ? Le Poker, ça se joue plus souvent à quatre ou cinq…

– Du Black Jack ? Dis-moi, tu as passé toute ta vie dans un casino ?

– Non, mais j'ai flambé quelques jetons dans celui de Zack, et j'aime bien le Black Jack. Pas toi ?

– Si, j'aime bien ça. Mais il n'y a pas qu'à ça que l'on peut jouer avec un paquet de cartes.

– Ben on a qu'à commencer par quelques parties de Black Jack, et puis on jouera à autre chose quand on en aura marre.

– Ou on regardera le film.

– Si c'est un bon, oui.

– Excusez-moi, mademoiselle, interrompit soudain une hôtesse, mais l'appareil va bientôt décoller. Veuillez relever votre tablette s'il vous plait. »

Surprise, Leifang sursauta.

« Oh oui, bien sûr, dit-elle en s'exécutant. Veuillez m'excuser.

– De rien. Bon voyage à vous.

– Merci. »

Elle regarda la jeune femme s'éloigner, les yeux dans le vague.

« Alors, qu'est-ce qu'on disait ? finit-elle par demander à son amie.

– Pas grand-chose. On se demandait à quoi on allait bien pouvoir consacrer les dix prochaines heures de notre vie…

– Ah oui, c'est vrai » se souvint-elle en ouvrant le paquet pour en tirer ses cartes.

Elles étaient d'excellente qualité, et Leifang commença à les battre avec une rapidité surprenante. Ses gestes rappelaient tout à fait ceux des meilleurs croupiers de casino.

« Tu sais quoi, dit-elle, j'aurais dû acheter un des jeux du casino de Zack.

– Tu parles de celui où on était toutes en maillots de bain sur les cartes ? Pourquoi ça ?

– Ben, quoi, elles étaient jolies, non ? Et puis ça fait toujours plaisir d'avoir sa tête sur un jeu de cartes.

– Y'avait pas que notre tête, au cas où tu aurais pas remarqué. Et puis, je sais pas pour toi, mais je préfère les hommes.

– Mais moi aussi ! Qu'est-ce que tu vas t'imaginer ? »

Leifang et Hitomi se regardèrent en souriant. Elles plaisantaient, encore une fois. Toutes les deux.

« Au fond, je me ferais bien un jeu avec que des photos de Jann Lee sur les cartes.

– Ah, celui-là… Tu pourras jamais te le sortir de la tête.

– Non ! » dit-elle fièrement en lui adressant un joli sourire moqueur.

Leifang commença à distribuer les cartes. Deux par personne. Hitomi en retourna une et fit le compte de ses points.

« Carte » dit-elle après réflexion.

Leifang tira la première carte de la pile et la tendit à son amie. Son visage resta impassible lorsqu'elle l'examina, puis elle annonça :

« Je suis servie. Dix-neuf.

– Joli, siffla Leifang. Malheureusement pour toi… »

Elle étala ses cartes sur l'accoudoir entre leurs deux fauteuils. En plus du dix qu'elle avait retourné au début de la partie, Hitomi put voir son autre carte.

« J'ai vingt, déclara la jeune Chinoise en souriant.

– Oh c'est bien pour ça que je déteste les casinos ! A chaque fois je perds !

– Heureusement pour toi, on n'a rien misé ! »

Leifang éclata de rire devant la mine déconfite de son amie, laquelle ne put l'arrêter malgré ses protestations.

« C'est pas drôle. Je joue plus.

– Tu ne vas pas te mettre à bouder quand même ? Si ? Comme tu veux. Moi aussi. La première qui embête l'autre a perdu. »

Elles durent perdre toutes les deux. Elles étaient incapables de tenir en place plus de vingt secondes. Cela aurait pu être très énervant si par-delà ces dehors puérils elles n'avaient pas été les deux personnes sensibles et charmantes qu'elles étaient. Elles avaient beau passer le plus clair de leur temps à plaisanter, elles savaient quand être sérieuses. Elles étaient deux jeunes filles absolument incroyables. Le plus surprenant mélange de sens des réalités et de joie de vivre qu'il fût. Deux êtres exceptionnels.

L'avion décolla de l'aéroport de Munich et commença son ascension vers les cieux. Bientôt, il atteindrait sa vitesse de croisière, un peu plus de neuf cent kilomètres-heure et parcourrait les immensités comprises entre deux pays aussi distants que l'Allemagne et la Chine. Il était dix heures et demie en Allemagne, et dix-sept heures et demie à Hong-Kong. Lorsque l'avion atterrirait là-bas, il serait presque quatre heures du matin. Avec le décalage horaire, c'était presque comme passer une journée entière en marge du monde. Certaines personnes avaient du mal à se faire à ce genre de phénomène. Mais en fin de compte, une fois arrivés à destination, ils se trouveraient au lendemain de leur départ quoiqu'il ferait encore nuit. Pour ne pas trop en souffrir, il suffisait de s'imaginer pouvoir passer une journée normale dans un avion, en dormant comme d'habitude, et la différence à l'arrivée ne serait pratiquement visible que sur les montres.

C'était ce que s'était dit Hitomi avant de partir. Leifang, quant à elle, lui avait assuré que dans le sens inverse, c'était relativement impossible. Loin de lui restituer une journée normale, le vol du retour rallongerait la journée de Hitomi. Lorsqu'elle reviendrait en Allemagne, il n'y aurait que trois heures de décalage par rapport à son heure de départ. Sauf que ces trois heures de décalage étaient le résultat de la soustraction aux dix heures de vol des sept heures de décalage horaire entre les deux pays. En partant à dix heure de Hong-Kong, elle arriverait à treize heures, heure locale, en Allemagne, alors que dix heures se seraient pourtant bel et bien écoulées. Le jour de son retour durerait donc trente et une heures ! Leifang était persuadée qu'une fois que son amie aurait goûté à ça, elle comprendrait mieux l'état dans lequel elle s'était elle-même retrouvée au début de son séjour. Elle en riait déjà. Ce serait encore pire qu'un de ces lendemains de fêtes trop arrosées ! Mais elle ne lui dit rien, de peur de lui gâcher la surprise !

Lorsque l'avion eût atteint son altitude de croisière et qu'elles purent de nouveau baisser leurs tablettes, elles se partagèrent le jeu de cartes et firent un concours de château. Il fallait qu'elles en construisissent un qui utiliserait toutes les cartes avant l'autre. Prises de tête et coups bas furent légion. Mais on fond, l'esprit de ce jeu résidait plus dans ces incessantes chamailleries innocentes que dans la compétition, quand des secousses de l'appareil ne venaient cependant pas provoquer quelques crises de nerf…

« Alors, Hitomi, tu en es encore aux fondations ? Moi, je fais déjà le troisième étage.

– Tu veux peut-être qu'on pende la crémaillère ? répondit la Germano-japonaise en approchant dangereusement une de ses cartes de l'édifice de son amie.

– Non ! Touche pas à ça ! Touche pas ! Dégage ! »

Mais en se débattant, elle fit elle-même tomber le troisième étage qui entraîna tous les autres à sa suite.

« Ben où il est ton étage ? Je vois que des débris, moi !

« – Tu vas le payer ! Crois-moi que je vais te faire regretter ça !

Elle se jeta presque sur l'autre fauteuil et se mit à chatouiller Hitomi, laquelle dut presque s'étouffer pour ne pas rire trop fort et gêner les autres passagers. Lorsqu'elle parvint à repousser son agresseur, elle la sermonna :

« Enfin, un peu de tenue ! Nous ne sommes pas seules !

– Oups ! Sorry ! répondit Leifang avec une moue moqueuse pleine de charme par-dessus son fauteuil.

– Mais t'es complètement cinglée ! » lança Hitomi en essayant de la retenir.

La jeune Chinoise tomba en arrière par-dessus l'accoudoir central, presque dans les bras de Hitomi. Celle-ci se pencha au-dessus d'elle.

« T'as de beaux yeux, tu sais, murmura la jolie Chinoise avec un grand sourire.

– Ils te plaisent ? Ils me viennent de mon père. Ma mère n'arrête pas de me dire qu'elle ne pouvait s'empêcher de les regarder lorsqu'ils se sont connus.

– Tu imagines la chance que tu as, reprit Leifang en s'asseyant correctement. Tu as les beaux yeux de ton père, et le corps de fée de ta mère ! »

Hitomi rougit.

« Arrête. On va finir par croire que nous sommes toutes les deux folles.

– Et alors ? Qu'ils croient ce qu'ils veulent. Tu n'auras qu'à les regarder pour que tous les hommes tombent amoureux de toi et que toutes les femmes te jalousent.

– Tu les regarderas pas avec moi ? Ca faciliterait les choses.

– Moi ? Mais je suis déjà amoureuse. Je ne peux pas lui faire ça !

– Tu disais pas la même chose dans ce club à Munich !

– On a bien le droit de s'amuser un peu.

– Mais j'y pense, il habite à Hong-Kong, ton Jann Lee.

– Quand il n'est pas au tournoi, oui. Il passe ses journées à s'entraîner, et la nuit à servir de videur dans l'une des plus grandes boîtes de nuit de l'île. Je me suis toujours demandé s'il lui arrivait de dormir de temps en temps.

– On pourra aller le voir ?

– Pour quoi faire ? Je t'ai dit qu'il passait son temps à s'entraîner. Si on y va, il ne nous remarquera même pas. Sauf si tu viens l'affronter, bien sûr. »

Leifang était soudain devenue grave et Hitomi comprit qu'il valait mieux ne pas s'étendre sur ce sujet.

« Désolée de t'en parler, dit-elle.

– Non c'est rien. C'est pas de ta faute… »

Elle oublia bien vite sa tristesse et la suite du voyage se déroula comme il avait commencé : sous les auspices de l'espièglerie la plus enfantine et la plus douce qu'il fût. Au fond, leurs gamineries ne gênaient pas tant que ça, elles veillaient à ne pas dépasser la dose. Mais elles s'amusaient quand même. Le vol passerait bien vite pour elles, tout compte fait.

XXII

« Je vais voir si je vous trouve ça, dit le mécanicien en se grattant la tête. Mais je vous préviens, je crains fort que vous ne deviez commander la plupart de ces pièces. Les modèles de ce genre sont rares dans ce coin.

– Je sais, grogna-t-il.

– Tu ne seras donc jamais patient, papa » ricana la jeune femme.

Le mécanicien disparut dans son arrière-boutique tandis que Tina s'approchait de son père.

« Je te rappelle que tu n'aurais pas à te donner autant de peine si tu n'avais pas jeté ta moto en l'air !

– Tais-toi ! Tu aurais pu au moins me prendre en stop quand tu es passée avec ton cabriolet !

– Moi, je suis passée en cabriolet ? Alors c'était toi, le gros type qui était en train de bricoler une moto ? Je me disais bien que j'avais déjà vu cette tête quelque part…

– Arrête de faire l'innocente. Je sais bien que tu savais que c'était moi ! Tu l'as fait exprès ! Tu es passée à toute vitesse sans même ralentir.

– Et tu aurais fait quoi si je m'étais arrêtée ? Têtu comme tu es, tu aurais refusé de monter. Sans parler de ta moto qui n'aurait jamais pu rentrer dans ma voiture. Je n'aurais pas aimé avoir des taches d'huile sur mes sièges, de toute façon…

– Toi ! Espèce de… de… »

Il allait se jeter sur elle quand le mécanicien réapparut.

« C'est bien ce que je craignais, monsieur, Je n'ai aucune des pièces mentionnées sur votre liste. Je peux vous les commander, mais ça prendra un délai de trois semaines.

– Pas la peine ! J'irai les chercher moi-même à Salt Lake City. Ca ira plus vite !

– Allons, papa, sois un peu aimable avec le monsieur, la gronda sa fille. Il se donne du mal pour toi, tu le vois bien.

– Toi, tu te tais où je te mets une fessée !

– Tu crois que j'ai quel âge ? Tu ne pourrais même pas m'attraper !

– C'est ce qu'on va voir ! » dit-il en se jetant sur elle.

Tina l'esquiva et battit en retraite, Bass à ses trousses. Le mécanicien, décontenancé, les regarda partir en se grattant le crâne.

« Et ben dis donc » souffla-t-il avant de s'en retourner à son travail.

Tina avait devancé son père de trois bonnes enjambées, et elle sauta dans son cabriolet. Avant qu'il ne pût l'en empêcher, elle mit le contact et fila vers le bout de la rue.

« Tina ! Tina ! »

Arrivée au croisement, la voiture fit un brusque demi-tour avant de revenir vers lui. Tina s'arrêta à la hauteur de son père.

« Alors, tu montes ? T'as pas ta précieuse moto aujourd'hui alors je peux te prendre.

– Espèce de tête de mule !

– A qui la faute ? dit-elle en riant.

– Si ta mère te voyait !

– Si elle te voyait ! pouffa-t-elle. Tu es plus que ridicule.

– Quoi ? pesta Bass.

– Regarde-toi ! On croirait que tu as cinq ans ! Et dire que c'est toi le champion du monde de catch ! Ca ferait bien rire tes adversaires s'ils savaient comment tu te comportes hors du ring !

– Qu'est-ce que tu insinues ?

– Exactement ce que j'ai dit : que tu es plus puéril qu'un gamin de cinq ans !

– Tu peux parler ! lança-t-il en claquant la portière de la voiture derrière lui.

– Fais gaffe, je crois qu'ils n'ont pas de quoi la réparer elle non plus, et je ne tiens pas à aller en Utah. »

Elle pressa l'accélérateur et fit de nouveau demi-tour.

« Et pour en revenir à ce que nous disions, je peux t'assurer que je suis bien moins puérile que toi.

– Tu es encore jeune, ma petite !

– Oui, mais plus autant que tu ne veux bien le croire, mon gros ! lui dit-elle avec un sourire moqueur.

– Tu vas encore me dire que tu es assez grande pour t'occuper de toi toute seule, c'est ça ? Regarde-toi, tu es incapable de mettre un frein à tes ambitions !

– Pourquoi le ferais-je ? C'est toi qui veux que je m'arrête. Moi, je me sens très bien comme je suis. Tiens, écoute ça. »

Elle alluma le poste de radio et une chanson emplit l'air. Atterré, Bass reconnut la voix de sa propre fille.

« Tu vois ? Je fais ce qui me plait, reprit-elle. J'ai mes rêves, mes ambitions, et ce n'est pas à toi de me dire quand je dois m'arrêter.

– Ridicule. Si tu continues comme ça, tu finiras par tomber de haut.

– Et alors ? Au moins j'aurais la fierté d'avoir réussi à monter jusque-là. Je suppose que tu ne peux pas dire la même chose, toi. Tu te contentes de vivre replié sur les seules choses que tu connais. Il n'y a pas que le catch dans la vie. Tu devrais peut-être regarder autour de toi et voir que le monde est bien plus grand qu'un ring !

– Tu me prends pour un idiot ? Je le sais, ça, que le monde est plus grand qu'un ring ! Pourquoi les avions existent sinon ?

– Tu vois, c'est ça qui est ridicule chez toi. Tu refuses de voir les choses en face !

– Quelles choses en face ? Donne-moi un seul exemple.

– Un seul ? C'est facile. Tu refuses de voir que j'ai grandi et que je ne suis plus ta toute petite fille !

– Tu as encore beaucoup à apprendre !

– Mais pas de toi ! Ton rôle de père est fini. Ca fait des années que tu aurais dû t'en rendre compte. Je n'ai plus besoin de toi pour me protéger, je suis grande maintenant, je suis prête à découvrir le monde. Ce que toi tu n'as jamais fait de toute ta vie. »

Pour toute réponse, Bass poussa un grognement semblable à celui d'un ours. Ce qu'elle disait n'était pas tout à fait vrai, elle le savait, mais il n'y avait que ce genre d'arguments frappants que comprenait son père…

« Et alors ? finit-il par demander. Qu'est-ce que ça peut faire que je ne sache pas de quoi le monde est fait ?

– Ca fait que tu es du coup très mal placé pour me dissuader d'aller à sa rencontre. Tu ne seras pas toujours là, tu sais ? Je ne peux pas passer ma vie à compter sur toi !

– Peut-être, mais pour l'instant, je suis toujours là, que tu le veuilles ou non !

– Tu ne comprends décidément rien de ce que je dis…

– Et qu'est-ce que tu as dit, s'il te plait ? Explique-toi, puisque tu es si forte, puisque tu n'as besoin de personne. Allez, je t'écoute.

– Tu ne comprends pas que c'est pendant que tu es là que tu dois m'apprendre la dernière chose qu'un parent a à enseigner à ses enfants, à savoir qu'il leur faudra un jour ou l'autre se passer d'eux. Si tu ne me l'apprends pas avant de partir, alors qui le fera ?

– Hum ! A bien t'entendre, on dirait que je n'ai pas eu besoin de te l'enseigner et que tu l'as appris toute seule.

– Il a bien fallu, sinon, qu'est-ce qu'il se serait passé à ta mort ? »

Bass ne répondit rien. Il ne savait pas quoi répondre. Il ne trouvait rien à dire. Et cette dernière question de sa fille lui fit penser à sa chère et tendre épouse hélas depuis longtemps disparue… Peut-être ne s'en rendait-il pas compte, mais depuis la mort de cette dernière, il avait essayé de surprotéger sa fille contre un danger qu'il s'était probablement imaginé. Parce qu'il craignait pour elle à présent qu'elle était tout ce qu'il lui restait, mais aussi parce que lui était désormais tout ce qu'il lui restait à elle… Il avait essayé de remplir le rôle de la mère de Tina en plus de son rôle de père. Mais c'est le genre de choses impossibles à réaliser qui induisent fatalement en erreur. La sienne avait peut-être été de croire sa fille bien plus vulnérable qu'elle ne l'était.

Soudain, énervé, il coupa la radio.

« Eh ! protesta sa fille. Laisse-moi m'écouter !

– Tu ne me feras pas croire que cette soupe est en tête des charts !

– Parce que ce que tu écoutes, c'est mieux, peut-être ? Papa, réveille-toi, ça fait vingt ans que le rock est mort ! »

Vingt ans. A peu près l'époque où il s'était retrouvé père d'une très jolie petite fille qu'il ne pouvait s'empêcher de revoir à chaque fois qu'il posait les yeux sur elle.

« Tu adorais ça quand tu étais petite.

– Mais je ne suis plus petite ! »

Même si elle aimait toujours ça. Mais contrairement à son père, elle ne cessait pas de regarder pour autant ce qui se faisait autour du rock. Après tout, c'était vrai, elle aimait ça. C'était pour ça qu'elle s'était payé une guitare électrique et s'était mise à jouer.

« Tu n'es pas si grande que ça non plus » rétorqua-t-il.

Mais il n'y avait que peu de gens qui avaient la taille de Bass. Pourtant, sa fille était elle‑même loin d'être petite, ce qui n'avait pas été le cas de sa mère. C'était d'ailleurs grâce à sa taille, qu'elle avait probablement héritée de son père, qu'elle avait pu devenir mannequin. Et aussi grâce à la beauté de sa mère. Aussi et surtout. Elle avait posé pour de nombreux magasines et le moins que l'on pouvait dire était qu'elle était absolument sublime, quoi qu'elle pût avoir sur le dos. Quand elle était vêtue, d'ailleurs. C'était le genre de choses qui exaspéraient son père. Toutes ces publicités pour des produits de beauté dans lesquelles elle avait posé plus ou moins nue… Pour des produits qu'elle n'utilisait même pas, en plus. Lui comme elle étaient d'accord sur le fait que la vraie beauté est dans la nature. Elle se laissait juste maquiller parce que son métier l'exigeait, mais c'était tout. Ses divers employeurs avaient bien dû admettre qu'elle était l'un des plus beaux mannequins qu'ils avaient connus. Et l'équipe du film dans lequel elle avait tourné avait été enchantée de découvrir que derrière le somptueux mannequin se cachait une femme sensible et dynamique, pleine d'humour et de charme. Un ange… Il aurait juste fallu qu'elle eût les cheveux plus longs…

Parfois, Bass était plus qu'inquiet en pensant à ce que pourrait apporter à sa fille une beauté pareille. L'imaginer dans les bras d'un homme le rendait fou. Il ne supportait tout simplement pas cette idée. Le catcheur était prêt à refaire le portrait du moindre type qui aurait le malheur de poser les yeux sur elle. Il l'avait d'ailleurs fait lorsque Zack s'était montré intéressé par elle… Qu'un seul d'entre tous ces idiots osât s'imaginer faire du mal à son bébé et il s'en mordrait les doigts ! Elle était encore si jeune, si pure. Nul ne devait la toucher, ou il aurait affaire à lui ! Ne voyait-il pas qu'elle était à cet âge délicieux ou l'amour est le plaisir le plus immense que l'on puisse connaître ? Ne voyait-il pas qu'elle n'était plus la petite fille qu'elle était toujours pour lui, qu'elle avait un cœur pour tomber amoureuse, et le droit de donner son corps de rêve à qui elle voulait ? Non. Il n'y pensait même pas. Son cœur aurait été brisé par cette vérité. Comment en était-il arrivé à s'enfermer dans l'idée qu'elle resterait à jamais la petite fille qu'il faisait sauter sur ses genoux, nul ne pouvait le dire, et surtout pas lui. Mais c'était ainsi. Tina resterait à jamais son petit bébé adoré, elle ne grandirait jamais et aurait toujours besoin de sa protection… Pauvre Bass…

Le cabriolet rouge filait sur la route coincée entre la forêt immense à droite et la montagne. Le Montana était un pays sauvage, peu habité, comme bon nombre des états du Midwest. C'était ici que Bass et sa petite famille étaient venus passer quelques vacances, du temps ou la mère de Tina était encore en vie. Cela remontait à si longtemps… Après sa mort, Bass était revenu à ses anciennes amours. Les longues routes désertes du Texas, du Nevada, mais surtout de l'Arizona. Ces plaines arides sillonnées par les motards en Harley et les routiers dans leurs immenses camions. Le pays de la castagne dans l'un de ces relais où l'on peut avoir la mauvaise (ou bonne, tout est relatif) surprise de croiser un gang rival. Mais de temps en temps, il éprouvait le besoin de revoir ces endroits dans lesquels il avait consacré beaucoup de temps à ceux… non à celles qu'il aimait. Sa merveilleuse femme, et leur petite fille. Tina. Une petite fille qu'il avait voulu d'abord douce comme sa mère, puis lorsqu'elle mourut, forte comme son père. Mais en fin de compte, il avait trop bien fait son travail. L'élève avait depuis bien longtemps dépassé le maître. S'il ne l'admettait pas, c'était peut-être parce qu'il craignait de la voir s'éloigner de lui à jamais…

C'était bien ce dont il avait le plus peur finalement : perdre sa petite fille. Elle était toute la famille qu'il lui restait, et il l'aimait tellement qu'il devait être en réalité jaloux de tous ces fans qui avaient plus le droit que lui de voir son propre enfant… Mais il ne serait probablement jamais prêt à l'avouer, surtout pas à elle.

XXIII

Le lourd appareil se posa lentement sur l'aire d'atterrissage suspendue au-dessus du parc, entre les trois tours. Les hommes dépêchés sur l'héliport se mirent en position, prêts à ouvrir le feu au moindre son suspect. La cargaison était des plus dangereuses. Elle ne devait pas s'échapper. Dans le pire des cas, ils avaient pour ordre de la tuer plutôt que de la laisser prendre la fuite. Morte, elle pourrait encore servir. Si elle s'enfuyait, tout était perdu. Les trains d'atterrissage de l'appareil s'écrasèrent sous son poids. Sans les amortisseurs, il était évident que les essieux n'auraient pas tenu le choc. Les deux turbopropulseurs de l'engin balayèrent l'héliport et faillirent bousculer les soldats, accroupis autour de l'aire d'atterrissage, leurs fusils d'assaut pointés sur la porte arrière du transport. Un seul d'entre eux était debout et tenait à la main un talkie-walkie.

« Ici équipe Delta 3. Tout est en place. Vous pouvez ouvrir la porte.

– Roger. Le colis a l'air sûr. Nous ouvrons la porte. »

La soute de l'avion s'ouvrit lentement, les énormes vérins pneumatiques faisant se mouvoir la lourde porte blindée. L'engin était un avion militaire hybride à rotors basculants capable de se poser verticalement, obtenu grâce aux relations de Donovan dans le gouvernement d'un des pays les plus avancé en terme d'armements. Ce genre d'appareils n'en était encore qu'au stade expérimental, mais la section scientifique de la DOATEC avait considérablement perfectionné ceux en sa possession, améliorant leurs performances et leur fiabilité. La porte était à peine ouverte qu'une escouade de soldats portant gilet, casque et jambières pare-balles sautèrent sur le macadam et se positionnèrent autour de la queue de l'appareil. La pression montait sur les hommes chargés du débarquement. A la moindre mauvaise manipulation, la cargaison pouvait se réveiller et signer leur arrêt de mort. A entendre le récit d'incidents qui s'étaient produits lors de semblables déchargements, les hommes de l'équipe Delta 3 avaient du mal à croire que ce qui se trouvait à bord de cet avion était tout à fait… humain.

« Ici équipe Charlie 9, annonça l'un des hommes sortis de l'avion, soute ouverte. Tout est en ordre.

– Bien compris. Nous bougeons la cargaison. »

Un petit remorqueur électrique apparut à la sortie de la soute. Le bruit de son moteur était couvert par celui des turbopropulseurs de l'avion. Lentement, précautionneusement, il descendit sur le tarmac, tirant derrière lui une lourde remorque. Les hommes des deux commandos en place la regardaient avec crainte. D'après le rapport, cinq hommes avaient été tués lors de la capture du spécimen. Il fallait le manier avec précaution. Les armes à feu n'avaient que peu d'effet dessus, mais ils n'avaient aucun autre moyen de se défendre face à lui. Le risque que tous prenaient ici justifiait à lui seul le salaire mirobolant qu'ils recevaient chaque mois. Même si le sujet était conservé en état d'hibernation contrainte par cryogénie, ils ne pouvaient être tranquilles. Il suffisait que le générateur les lâchât, ou bien qu'ils eussent une fuite de réfrigérant, ces appareils étaient relativement fragiles, pour que le spécimen pût reprendre conscience. Tant qu'il n'était pas en sûreté au laboratoire, connecté aux appareils de contrôle et d'inhibition, il pouvait encore représenter une menace. Et pas une petite menace.

Leurs cœurs battaient à tout rompre. Le chauffeur du remorqueur était de loin le moins tranquille de tous. Il était le plus directement exposé au danger. En cas de problème, il risquait non seulement de se faire tuer par le spécimen, mais en plus se trouvait entre une bonne partie des balles et leur cible… Même si les commandos présents ici étaient des professionnels, ils n'étaient que des hommes. Il y avait dans ce container de quoi effrayer le plus solide des soldats. Sous bonne garde, il amenait le plus délicatement possible le colis jusqu'à la porte menant à l'intérieur de l'une des trois tours. Des hommes étaient postés tout le long du chemin, et ceux qui encerclaient l'avion bougeaient lentement pour suivre le remorqueur. La porte de la soute se referma après que quelques scientifiques vêtus d'armures pare-balles en furent sortis. L'équipage de l'avion obtint l'autorisation de décoller. Si le sujet s'échappait et pouvait atteindre leur appareil, il n'hésiterait sûrement pas à s'en servir.

Les pilotes purent se permettre de souffler lorsque les tours ne furent plus qu'un reflet sur la vitre de leur cockpit. L'engin fila au travers de la nuit animée, passant au-dessus des buildings vivement éclairés et se dirigea vers l'aérodrome privé de la DOATEC. Pour l'équipage, la mission était terminée, et ils n'en étaient pas fâchés. Pendant tout le vol depuis le porte-hélicoptères de la Compagnie sur lequel ils avaient récupéré le colis, ils n'avaient pas cessé de craindre le pire. Mais à présent, c'était enfin terminé. Ils allaient pouvoir se reposer.

Hélas, le chauffeur du remorqueur ne pouvait pas encore dire la même chose. Inquiet, il ne cessait de jeter des coups d'œil sur les cadrans indiquant la pression et la réserve de réfrigérant dans le container. Durant le transport, les scientifiques avaient été obligés d'en changer au moins une dizaine de fois afin que le sujet ne se réveillât pas. Le container devait rester à température constante. Une température très basse que le corps humain ne pouvait supporter qu'en état d'hibernation. Au cas où la température corporelle se serait élevée, permettant le réveil, alors que la température extérieure restait non-viable, le sujet ne l'aurait supporté. Et les instructions étaient claires : il devait parvenir au laboratoire vivant. Ils n'étaient autorisés à le tuer que si, et uniquement si, il parvenait à s'échapper… et qu'aucun effort pour le capturer de nouveau n'aboutissait…

Le remorqueur franchit enfin la porte coulissante de la tour. L'air était climatisé à l'intérieur, ce qui contrastait nettement avec la chaleur de l'héliport, en partie due à l'agitation qui y régnait et aux moteurs de l'avion. La porte ne se referma cependant pas car la totalité de l'équipe Delta 3 suivait de près le container.

« Repos, messieurs » ordonna une voix.

Les hommes se regardèrent, hésitants. Qu'est-ce qui disait que cette… chose dans le container ne risquait plus de se réveiller et de tous les massacrer ?

« Vous n'avez plus rien à craindre, j'en suis sûr » reprit la voix, assurée.

Donovan, suivi de très près par Blade, son second, sortit du monte-charge reliant l'héliport aux étages inférieurs et notamment à son laboratoire secret.

« L'opération s'est bien déroulée ? demanda-t-il au chef de l'équipe Delta 3.

– Oui, monsieur, répondit-il en se mettant au garde-à-vous. Le colis est entré sans être repéré.

– Parfait » conclut le Dr. Donovan en faisant un signe de la main.

Deux des hommes de Blade décrochèrent la remorque du petit tracteur et commencèrent à le tirer doucement vers le monte-charge. Donovan, ainsi que son chef de la sécurité et les scientifiques de l'avion les suivirent. Tous, que ce fussent les hommes des commandos ou le chauffeur, les regardaient avec inquiétude. Ils ne se sentaient pas encore en sûreté. Donovan fit encore un signe, en direction de Blade, cette fois. Celui-ci ordonna :

« Capitaines Lee et Moore, veuillez présenter vos rapports dans mon bureau dans une heure. Rompez. »

Sur ce, la porte du monte-charge se referma et l'élévateur se mit à descendre. Les commandos et le chauffeur purent enfin respirer. C'était terminé.

Donovan caressait le container comme s'il en était fou amoureux.

« Elle est à moi ! Oui ! Avec elle, je vais enfin pouvoir me débarrasser de tous les obstacles dressés sur mon chemin ! Rien ne pourra me résister ! Elle est à moi !

– Le rapport préliminaire du commando Charlie 9 indique que le sujet est très instable, dit l'un des scientifiques. Il sera peut-être nécessaire de renforcer l'action des inhibiteurs pour l'empêcher de s'échapper.

– Une fois qu'elle sera dans la cuve d'étude, prévenez-moi. Je tiens à l'examiner moi‑même ! Elle doit représenter un tel potentiel pour mes recherches !

– Bien, docteur. Au fait, voici les effets personnels qui ont été trouvés sur elle lors de sa capture. Elle ne portait qu'une broche en forme de papillon et ce double sabre laser en plus de ses vêtements. »

Le scientifique étala sur le container les deux objets, rangés dans une grande enveloppe en papier kraft. Les yeux de Donovan s'écarquillèrent en se posant sur l'arme susmentionnée.

« Mais c'est l'un de nos prototypes ! s'exclama-t-il.

– Non, docteur. Il s'agit de celui qu'utilisait Oméga.

– Comment s'est-elle procuré ça ? Nous n'avons même pas réussi à mettre la main sur sa dépouille ! Est-ce que ça voudrait dire que cette femme aurait… Non, c'est impossible.

– Nous avons de fortes raisons de le croire, docteur. »

Donovan regarda le container avec un air hébété. Durant un long moment, il ne dit rien. Puis soudain, il éclata d'un rire froid et sarcastique qui résonna dans toute la cage d'ascenseur.

« Alors cette femme serait celle qui a tué mon précieux Oméga ! finit-il par dire. Vous imaginez ce que cela veut dire ? Vous imaginez le potentiel ? C'est magnifique ! Merveilleux ! »

Il rit de plus belle. Il venait assurément de mettre la main sur le plus beau spécimen qu'il aurait pu trouver, capable de surpasser tous ceux qu'il avait autrefois réunis ! Grâce à son nouveau projet de développement surhumain, il allait créer un être unique capable de vaincre une armée de chars à lui seul ! Grâce à ce nouvel être, il deviendrait l'homme le plus puissant de la planète ! Tous les gouvernements du monde se jetteraient à ses pieds pour obtenir le code génétique de ce soldat d'exception. Les Triades pouvaient pester. A présent, c'était certain : dans moins de deux mois, il aurait en main une carte maîtresse qui lui ferait remporter toutes les parties !

Le monte-charge s'arrêta brutalement. Blade gardait toujours un œil sur les cadrans du container. Il fit un signe d'approbation à son patron et ordonna aux deux hommes en noir de faire bouger le sujet. Donovan réfléchit quelques instants, puis annonça à son chef de la sécurité :

« Finalement, allez vous occuper tout seul du débriefing. Je vais aider ces gens à placer le sujet dans la cuve du laboratoire 1. Venez m'y rejoindre quand vous aurez terminé.

– A vos ordres ! »

Blade recula dans l'ascenseur et la porte se referma sur lui et ses deux hommes. Les scientifiques avaient pris le relais et tiraient le container vers les laboratoires. A présent que le sujet se trouvait dans les sous-sols de l'immeuble, l'endroit le mieux protégé du bâtiment, il ne pouvait plus s'enfuir. Les informations données par les cadrans assuraient de plus que tout allait au mieux. Il était inutile de gêner le travail des scientifiques par la présence de gardes du corps.

Donovan jubilait sur le chemin de son laboratoire. Il avait hâte de se mettre au travail. En chemin, il distribuait des ordres à la pelle.

– Vous, là, allez me chercher toutes les informations relatives aux projets Epsilon, Alpha et Oméga. Vous, activez les cuves deux et trois du laboratoire 1. Vous deux, allez me chercher un container de supra-morphine et calibrez-moi les inhibiteurs de réflexion au niveau quatre. Vous autres, préparez le matériel pour la mise en cuve. »

Il ne pouvait quitter des yeux le container dans lequel reposait son plus précieux échantillon. Toutes ces années de travail sur le génome humain allaient enfin pouvoir donner des résultats. Et cette fois, c'était une évidence, personne ne pourrait surpasser sa nouvelle création. Les données dont il était en possession combinées au potentiel de ce sujet lui donneraient le plus puissant clone qui fût, c'était une certitude absolue. Désormais, il ne lui restait plus qu'à travailler d'arrache-pied pour tirer de tous les éléments qu'il avait réunis le pouvoir qui ferait de lui le véritable maître du monde !

Lorsque le container arriva enfin dans le laboratoire, deux des cinq cuves du mur du fond étaient remplies d'un liquide transparent et légèrement bleuté par les lumières ambiantes. Deux secondes plus tard, un scientifique arriva, poussant un diable soutenant un fût de vingt litres de supra-morphine, un calmant ultra puissant mis au point par la division scientifique de la DOATEC pour la capture de ses sujets d'étude pour les projets de développement surhumain, mais également au cas où l'équipe de contrôle perdrait justement celui de l'un des prototypes. Quelques millilitres du produit suffisaient à assommer pour des heures entières un rorqual bleu. Cependant, force était de constater que les différents sujets d'étude étaient beaucoup moins vulnérables à ce produit que la plupart des humains normaux. Leur résistance à une substance d'une telle efficacité démontrait l'étendue de leur potentiel. Le rapport préliminaire de l'équipe Charlie 9 établissait que plusieurs doses avaient été nécessaires pour la capture de ce nouveau sujet. De telles quantités auraient suffi à tuer n'importe qui d'autre.

Le container fut placé au milieu de la salle, au pied d'une petite grue et d'une lampe scialytique que Donovan alluma.

« Je viens de connecter le conteneur de supra-morphine à la perfusion, annonça un des scientifiques.

– Parfait, répondit Donovan. Branchez-la. Le container cryogénique est presque à court de réfrigérant. Dose : vingt millilitres par minute.

– Vous êtes sûr qu'elle tiendra le choc ? Cette dose est plus que mortelle.

– Il n'en a fallu pas moins pour la capturer. Si elle se réveille, c'est nous qui sommes morts.

– Ne croyez-vous pas qu'il serait préférable d'attendre le rapport de l'équipe Charlie 9 pour connaître la dose précise utilisée ?

– Non. Je n'ai pas le temps d'attendre aussi longtemps. Le container est presque à court. Je veux m'occuper d'elle tout de suite. »

L'homme qui venait de raccorder le tuyau de la perfusion à la seringue interrogea du regard le scientifique à qui parlait Donovan. Celui-ci acquiesça.

« OK. Nous commençons à élever la température corporelle du sujet. »

Ce qui était nécessaire. A la température à laquelle le réfrigérant, de l'azote liquide, plongeait l'intérieur du container, la peau du sujet était bien trop fragile pour supporter l'injection. Cependant, cette phase était des plus dangereuses car elle rapprochait la température corporelle du seuil d'hibernation. Pour éviter tout accident fatal pour le sujet, la température du caisson était alors élevée pour rester viable au cas où le sujet se réveillerait. Mais s'il se réveillait, tous les gens présents dans ce souterrain risquaient d'y passer.

En principe, l'hibernation requérait une température qui même en cas de réveil restait supportable. Donc, il était possible d'injecter toutes sortes de produits au sujet, tels que les nutriments et l'oxygène nécessaires à sa survie. Cependant, les cobayes auxquels ils avaient affaire étaient très instables. Par conséquent, par mesure de sécurité, on faisait baisser la température corporelle à un niveau très bas pour empêcher le réveil, et pour s'assurer qu'elle ne pourrait remonter, on faisait baisser la température à l'intérieur du container en dessous du seuil de viabilité. Ce qui rendait impossible toute forme d'injection, la peau devenant presque aussi fragile que du verre. Les hommes de Donovan faisaient donc subir au sujet après sa capture une forte injection de nutriments et d'oxygène. Ils le mettaient ensuite en état d'hibernation. Ses fonctions vitales ainsi ralenties faisaient que le sujet était capable de tenir grâce aux seules réserves qu'on lui avait injectées pendant un temps suffisamment long pour supporter le transport jusqu'à l'un des laboratoires de la DOATEC.

Ce moyen certes un peu compliqué était malheureusement le seul à pouvoir être employé car la supra-morphine était un produit dangereux à manipuler et qui supportait très mal l'altitude. D'autant qu'une overdose pouvait être fatale au sujet. Le congeler était encore le meilleur moyen de le conserver endormi le temps du vol. En changeant régulièrement le réfrigérant, il était somme toute assez simple de réguler la température interne du caisson. La difficulté majeure consistait à suivre à la lettre des procédures assez délicates et lourdes de conséquences.

« Procédure terminée. Fonctions vitales au niveau nominal. Sujet toujours en hibernation. Tout est en ordre. »

L'un des scientifiques ouvrit un petit clapet dans le couvercle qui permettait d'atteindre le bras gauche du sujet. De la vapeur blanche s'échappa du container.

« Température ambiante en hausse de cinq pour cent, avertit un autre. Température corporelle stable. »

Rapidement, la main gantée du scientifique pratiqua l'injection. Le produit devrait agir en quelques secondes.

« Température corporelle en hausse de un pour cent. Signes vitaux stables. »

Après quelques secondes durant lesquelles la tension montait inexorablement sur les scientifiques, exposés à un danger bien plus terrible que l'irradiation que risquaient certains de leurs collègues qui avaient choisi la physique nucléaire au lieu de la biologie ou de la génétique, l'un d'eux annonça que le produit avait fait effet. Ils furent tous soulagés de l'entendre, sauf Donovan, peut-être, qui était bien trop excité pour être inquiet.

« Excellent, dit ce dernier. Ouvrez le conteneur. »

Lorsque ce fut fait, il se pencha sur son sujet, profondément endormi et sourit.

« Elle est magnifique… »

Devant lui était allongée une jolie jeune fille d'une quinzaine d'années, au visage rond et délicat, empreint d'une douceur que la haine et la colère n'avaient pas effacée, encadrée par une courte chevelure d'un joli violet. Devant lui, sous ses yeux brillants de convoitise et de folie, s'étendait la belle, la sublime Ayane…

XXIV

Dans quelle mesure ce nouvel élément allait-il modifier son plan ? A voir les précautions qui avaient été prises pour l'acheminement de cette cargaison, ce devait être quelque chose de très important. Et de secret, puisque le débarquement avait eu lieu de nuit, à un moment où les tours étaient presque inoccupées. Et coïncidait à cela un renforcement des patrouilles autour et à l'intérieur des premiers niveaux des tours. Même le chantier était surveillé par des hommes embusqués. Quelque chose d'important était en train de se produire là-dedans, quelque chose qui requérait une sécurité maximale. Ils ne pouvaient pas avoir été avertis de sa présence ici, il avait été trop prudent. Et même si ça avait été le cas, Donovan ne se serait pas contenté de faire renforcer la garde, il aurait lancé d'actives recherches. Non, cela semblait bien être autre chose, quelque chose de très sérieux. L'avion qui s'était posé au beau milieu de la nuit sur l'héliport central était un de ceux que la DOATEC n'utilisait que rarement. D'après ce qu'il en savait, il n'y avait en fait que les commandos de la Faction anti-Douglas qui employaient ces moyens militaires particulièrement sophistiqués.

Tigre craignait le pire. Pour que Donovan prît autant de précautions, c'était que cette cargaison était dangereuse. Qu'est-ce que cela pouvait bien être ? Vu qu'il trempait dans toutes sortes de trafics d'armes tissés grâce à ses relations dans les gouvernements à qui il vendait du matériel, ce pouvait être n'importe quoi, de la simple livraison d'armes automatiques américaines à la bombe atomique. Mais Tigre connaissait suffisamment Donovan pour savoir que ce genre d'armes conventionnelles n'était pas suffisant pour mériter son intérêt. Cela devait sans doute avoir un rapport avec toutes ces expériences malsaines qu'il faisait mener à l'équipe de scientifiques de la DOATEC. D'après les recherches qu'il avait effectuées au siège de la Compagnie, Tigre savait que depuis l'arrivée de Donovan à sa tête, le département scientifique avait embauché énormément de nouveaux chercheurs. En fouillant un peu plus, il aurait découvert que ces derniers étaient tous des proches ou des partisans plus ou moins déclarés de Donovan. Lentement, il avait converti le département à son image et s'était alors assuré d'avoir les mains libres pour agir.

Tigre baissa sa paire de jumelles. L'agitation sur l'héliport était retombée. Quelque chose lui disait que même si la sécurité n'avait jamais été aussi renforcée qu'à présent, il devait agir vite, dans les jours qui venaient. L'arrivée imprévue de cet avion lui avait donné un mauvais pressentiment. Seulement, vu le nombre de gardes au pied des tours, il lui fallait corriger son plan d'attaque et peut-être même envisager une autre façon d'infiltrer le bâtiment. Inutile d'espérer pouvoir passer par les égouts. Donovan s'était déjà arrangé pour rendre impossible ce genre d'insertion. A moins de faire de gros travaux d'excavation, mais il n'avait ni le temps ni le matériel pour ça. Passer par les airs ne semblait pas être une très bonne idée non plus. Même en escaladant, il risquerait de se faire repérer tant il y avait d'espace à découvert entre les tours et la rue.

La seule solution consistait donc à se faufiler au travers des lignes ennemies. Risqué, mais il s'était entraîné toute sa vie pour y parvenir. Ca ne lui poserait pas tellement de problèmes. Il devait juste passer un ou deux jours à noter la position des sentinelles et le trajet de leurs rondes, ainsi que l'heure des relèves pour pouvoir établir un itinéraire sûr, ce qu'il avait de toute façon déjà commencé. Il n'avait pas de temps à perdre, ce qui ne signifiait pas qu'il devait se précipiter. Surtout pas maintenant. Le plus dur serait sûrement de repérer les hommes embusqués dans le chantier. Lorsqu'il réussit à en repérer un et à distinguer son équipement, il décida que le mieux à faire était d'éviter soigneusement cette zone. Ces soldats étaient des commandos d'élite de la Faction anti-Douglas, armés de carabines M4A1 et d'armures pare-balles couvrant le torse, les bras et les jambes. Suivant son instinct, il n'eut pas trop de mal à repérer deux snipers en plus des autres soldats. A voir le nombre qu'ils étaient, ces hommes devaient sûrement servir de renfort en cas d'alerte. Pas de doute, quelque chose de grave était en train d'avoir lieu. Donovan ne prendrait pas le risque de poster ses équipes de choc s'il n'en avait pas besoin. Si jamais un civil les remarquait, on finirait par se poser des questions.

Les autres gardes avaient plus l'air d'agents de sécurité normaux, même s'ils étaient plus nombreux et plus lourdement armés que d'habitude. MP-5A3 de Heckler & Koch et gilets pare-balles dissimulés sous les vêtements. Et des grenades lacrymogènes, ainsi qu'un pistolet USP de calibre .40… Donovan tenait vraiment à ne pas être dérangé, et c'était plus que suspect. Lorsque quelque chose méritait autant de protection, c'est que c'était extrêmement dangereux. Mais, tout aussi nombreux que ces hommes étaient, ils ne l'inquiétaient pas pour autant. Au fur et à mesure qu'il les observait, il discernait les faiblesses de leur organisation. Durant un court laps de temps entre deux relèves, peu après la tombée de la nuit, Tigre avait déjà constaté qu'une grande partie du flanc gauche de la tour de droite était dégarnie. Cela lui laissait une entrée grande comme une autoroute. D'après ce qu'il arrivait à voir de l'intérieur, il pouvait néanmoins remarquer que de nombreux hommes patrouillaient dans le rez‑de‑chaussée.

Il commençait tout de même à entrevoir une solution, mais il lui faudrait plus de temps pour s'assurer que cela fonctionnerait. Avec ce qui venait d'arriver par l'héliport et le renforcement soudain de la sécurité, il était fort possible que les choses changeassent avant qu'il ne pût passer à l'action. Il devait rester vigilant. D'après le plan qu'il était en train de dresser mais qu'il lui faudrait très probablement réviser durant les heures qui venaient, il n'avait que quelques secondes pour atteindre l'ascenseur le plus proche de l'entrée. Il lui faudrait jouer serré. Il n'était bien sûr pas question d'utiliser l'ascenseur. Les gardes ne manqueraient pas de s'en apercevoir. Il passerait par l'échelle de service. A cette heure-ci, personne ne l'utilisait. Si tout allait bien comme il le prévoyait, l'ascenseur serait en bas lorsqu'il l'appellerait, et il ne serait pas employé avant le lever du jour.

Le problème, c'était que les quartiers de Donovan se trouvaient à proximité de son bureau dans la tour centrale donnant sur la grande rue, là où se trouvait encore l'entrée principale du complexe. Il lui faudrait donc traverser le pont de l'héliport pour passer d'une tour à l'autre. Mieux valait ne pas se tromper d'étage. Et il n'était pas certain que ce chemin serait sûr. Les passerelles devaient être elles aussi sous haute surveillance, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Malheureusement, il ne pouvait pas en voir l'intérieur de là où il était. Si la sécurité était vraiment trop importante, il lui serait peut-être nécessaire de passer sous les passerelles en utilisant son matériel d'escalade. Il n'y avait pas d'hommes sur l'héliport, mais il était placé sous surveillance électronique en permanence. Des caméras et des détecteurs de mouvement, principalement. Il lui faudrait être extrêmement prudent sur cette passerelle. Comme il s'agissait de la seule voie, mis à part les sous-sols, permettant de passer d'une tour à une autre, il était évident qu'elle serait bien gardée. Et il ne pourrait pas se permettre de rester bloqué d'un côté. Il devrait improviser.

Une fois dans la tour centrale, plus près que jamais des quartiers de sa cible, la surveillance serait sûrement des plus infranchissables. Tigre savait déjà que les derniers étages de la tour étaient bourrés de détecteurs infrarouges et d'autres appareils très sophistiqués. Passer au travers de tout ça en évitant les éventuels gardes ne serait pas une mince affaire. Mais une fois qu'il serait dans la chambre de Donovan, il n'y aurait plus rien pour le séparer de sa cible. Son couteau le démangeait déjà. Après l'avoir tué, il lui faudrait sortir au plus vite de la tour avant que quelqu'un ne remarquât la mort du second de la DOATEC. Il passerait donc par le conduit de l'ascenseur pour atteindre le rez-de-chaussée et sortirait par l'entrée principale dans la grande rue. S'il jouait bien son coup, il serait loin lorsque l'alarme serait déclenchée. Personne n'était autorisé à déranger Donovan en pleine nuit à part son chef de la sécurité, Blade. Ce ne serait donc qu'au matin que l'on s'inquièterait de ne pas le voir sortir de sa chambre. Et là, il serait déjà trop tard. Tigre aurait déjà embarqué dans un autre cargo repartant pour la Russie.

C'était de loin la partie de sa mission qui lui faisait se poser le plus de questions. Une fois que Donovan serait mort, que se passerait-il ? Ses hommes se lanceraient-ils à ses trousses ? Sûrement pas. Il n'avait donc pas vraiment besoin de quitter le pays. Une fois débarrassée de Donovan, Dame Douglas ne tarderait pas à reprendre pleinement le contrôle de sa société et elle ne viendrait sûrement pas se plaindre de la mort de son pire ennemi… Sans compter que de nombreux partisans de Donovan le craignaient plus qu'ils ne le soutenaient, notamment parmi les actionnaires qui avec lui formaient l'opposition à la famille Douglas lors des conseils d'administration. Opposition somme toute futile, puisque Helena avait hérité de son père les parts qui faisaient d'elle l'actionnaire majoritaire de la Compagnie. Ses décisions étaient donc incontestables, si ce n'était que la Faction anti-Douglas se plaisait à compliquer chaque procédure pour saper le pouvoir de la PDG. Evidemment, ils ne pouvaient pas contredire ses décisions, mais Donovan leur assurait qu'il serait bientôt en possession des parts de la fille de Douglas. Cet espoir les fédérait. Bien que Tigre n'était pas très au fait de ces affaires-là, il paraissait que Donovan manœuvrait pour pousser la présidente à ouvrir le capital de l'entreprise en bourse. De cette façon, Donovan espérait pouvoir réunir des petits porteurs capables de grignoter peu à peu les actions qui lui manquaient et faire pencher la balance en sa faveur. Mais de toute évidence, ces petites manigances n'étaient que purement secondaires. Son intention première était bel et bien d'éliminer purement et simplement l'héritière de Fame Douglas afin de prendre sa place à la tête de la Compagnie. Les autres manœuvres plus légales ne devaient servir en fait qu'à masquer la vérité sur ses intentions et les moyens qu'il mettait en œuvre pour les accomplir. Donovan était d'un naturel très manipulateur. Mais une chose était sûre, une fois à la tête de la société, il n'hésiterait pas à renier les anciennes alliances pour mieux jouir du pouvoir en toute tranquillité.

Mais Tigre se fichait bien de tout cela. Il n'était pas un actionnaire mais un soldat, entraîné à tuer et non à déjouer les machinations financières. Ce genre de choses n'avait aucun intérêt pour lui. Tout ce qui importait, c'était la mort de Donovan. Point final. Le reste ne le regardait pas. Une fois sa revanche prise, plus rien de tout ça ne le préoccuperait.

Le Soleil était presque à son zénith. Les tours paraissaient moins gardées en plein jour, mais les commandos étaient toujours en poste dans le chantier. Et la présence de témoins le gênerait considérablement. Il n'avait de toute façon pas douté qu'il lui faudrait agir de nuit. Il commençait à avoir faim. De son sac qui l'avait fidèlement accompagné depuis la Russie, il tira une ration militaire. Leur goût était exécrable, mais ce repas comportait tous les nutriments nécessaires à une bonne alimentation, et c'était tout ce qui comptait. Tandis qu'il mangeait, il contempla par la fenêtre de son immeuble, au travers des stores baissés, les trois tours majestueuses. Les ombres striaient son visage. Dans son costume moulant noir, il se fondait presque entièrement dans la pénombre de la chambre. Il allait s'éloigner de la fenêtre, car n'ayant rien à y faire il prenait inutilement le risque d'être repéré, quand ses yeux tombèrent dans la rue d'en bas et restèrent accrochés à la foule qui se pressait sur les trottoirs. Intrigué, il posa sa ration et s'empara de sa paire de jumelles. Les braquant vers le pied de son immeuble, il chercha le détail qui l'avait intrigué peu avant. Un visage. Un visage qui lui avait paru familier. Il ne tarda pas à le retrouver, même s'il avait bougé. Et il le reconnut. Baissant les jumelles, il se demanda comment c'était possible. Puis il braqua de nouveau ses jumelles sur cette personne qui, fondue dans la masse, passait devant les tours de la DOATEC. C'était bien elle. Pourquoi était-elle ici ? Pourquoi si près de sa planque ? C'était une tueuse à la solde de Donovan !

La raison de sa présence ici était claire. Elle était ici pour le tuer ! C'était malin de la part de Donovan de ne lui envoyer qu'une seule personne, en civil. Cette tentative de meurtre passait bien plus inaperçue que les précédentes. Ses jumelles toujours braquées sur la tueuse, il réfléchit à ce qu'il allait faire. Elle s'éloignait de sa planque, mais c'était probablement un stratagème pour mieux le surprendre. Ou bien il était possible qu'elle ne sût tout simplement pas exactement où il se cachait. Dans tous les cas, il ne pouvait pas rester ici à ne rien faire. Sinon, il serait repéré. Cette femme devait en savoir long sur ce qui se passait chez Donovan. Il devait la suivre et la faire parler.

Sans la perdre du regard alors qu'elle venait de s'asseoir à la terrasse d'un café de l'autre côté de la rue, il se changea et mit des vêtements moins voyants que ceux qu'ils portaient. Le noir se fond bien dans l'obscurité, mais pas dans une foule. Lorsque ce fut fait, il vérifia qu'elle n'avait pas bougé et se décida à descendre dans la rue. Une fois dehors, il la repéra presque en face de lui. Elle buvait apparemment un cocktail de couleur rouge. Il fit mine de s'éloigner du pas de sa porte, puis disparut dans la première ruelle qu'il remarqua. De là, dissimulé dans l'ombre, il l'observa. Elle ne se doutait de rien. Elle resta un long moment à ne rien faire et à savourer son cocktail. En tout cas, elle passait admirablement bien pour une touriste quelconque. Il ne pouvait que lui en rendre grâce. S'il ne l'avait déjà vue avant, il ne l'aurait jamais soupçonnée. Enfin elle se décida à se lever, ayant payé sa consommation. Elle partait en suivant la rue et en s'éloignant de lui. Il lui laissa un peu d'avance avant de se glisser subrepticement sur le trottoir de la grande rue et de la filer à distance. Lorsqu'elle traversa la rue à quelques mètres devant lui, il s'arrêta et fit mine de lasser ses chaussures, sans la perdre de vue. Elle continuait son chemin. Après s'être assuré que sa couverture était toujours intacte, il lui emboîta le pas. Tandis qu'il marchait, il prenait un air grave et préoccupé, comme celui d'un homme accaparé par le travail et les soucis. Mais pas une seconde il ne la quittait des yeux.

C'était une très belle femme, d'une vingtaine d'années. Elle était vêtue d'un tailleur et d'un pantalon noirs, et portait des lunettes de soleil. Mais par-dessus le tout, elle portait un manteau sombre et avait la capuche rabaissée sur sa tête. Il avait eu de la chance de pouvoir voir son visage. De dos, il ne l'aurait pas reconnue. Son manteau servait à cacher sa tête, c'était évident, mais puisqu'une petite pluie fine ne cessait de tomber depuis quelques minutes, cela passait tout à fait inaperçu. Lui-même aurait dû prendre quelque chose pour s'abriter, histoire de ne pas avoir l'air trop suspect. Le temps était gris ces derniers jours, et tous les passants avaient donc sur eux un parapluie ou un manteau pour se protéger en cas d'averse. En la fixant du regard comme il la faisait, il ne put s'empêcher de dénoter la souplesse de sa démarche, qui dénotait un certain entraînement au combat. Un entraînement certain, plutôt… Sweet and Deadly. Les tueurs les plus efficaces étaient en réalité des femmes, insoupçonnables et pourtant extrêmement mortelles. Il le savait pour en avoir connu quelques‑unes parmi les troupes des Spetsnaz. Ces femmes-là savaient se montrer bien plus combatives que certains hommes. Et leurs cibles mâles avaient du mal à se méfier de la plupart de leurs… attributs… Les femmes pouvaient être diaboliques, c'était pourquoi il se méfiait de tout le monde.

Elle tourna à gauche, s'engageant dans une petite ruelle. Le plus discrètement possible, il se coula à sa suite. La pluie venait de s'arrêter. Dans la pénombre de la ruelle étroite et vide, elle venait de baisser la capuche de son manteau. Lorsqu'il vit ses cheveux, il fut assuré, si besoin en était, d'avoir affaire à la même personne qu'il avait connue lors du dernier tournoi…

XXV

« Inutile de te cacher, je sais que tu es là » dit-elle d'une voix froide et assurée.

Dans l'ombre, il grimaça. Elle l'avait repéré. Elle était vraiment douée. C'était le moins qu'il pouvait attendre d'elle après leur affrontement lors du tournoi DOA 3. Mais il ne s'était pas douté qu'elle serait capable de le remarquer alors qu'il avait pris toutes les précautions nécessaires pour ne pas se faire repérer. Peut-être que le fait qu'elle aussi le connaissait avait joué en sa faveur tout comme il lui avait permis de la reconnaître. Il grimaça et se prépara à combattre. Enfoncés dans la ruelle comme ils l'étaient, personne ne risquait de les déranger. Il devait la soumettre ou la tuer.

« J'aurais dû me douter que tu serais là, toi aussi. Tu semblais tellement déterminé à le tuer lorsque nous nous sommes croisés la dernière fois. »

Sa remarque le surprit. Elle aurait dû se douter ? Cela signifiait-il qu'elle ignorait sa présence à Hong-Kong ? A moins que ce ne fût une ruse… Il ne devait pas baisser sa garde.

« Mais je regrette, tu vas devoir renoncer à ton projet. Donovan est à moi.

– Quoi ? s'exclama-t-il.

– C'est exact, répondit Christie en se tournant vers lui. Donovan est à moi. Je ne laisserai personne interférer avec ma vengeance. Et surtout pas toi, Bayman. »

Elle tira ses lunettes noires et ses yeux d'argent lui tombèrent dessus. Son regard était brutal. Non, glacial, plutôt. Insoutenable. Décontenancé, Tigre ne bougea pas d'un pas alors qu'elle s'approchait de lui. Elle était ici… pour tuer Donovan ?

« Je croyais que tu étais à la solde de ce vermisseau !

– J'étais, confirma-t-elle. Bon emploi de l'imparfait. Mais je ne suis plus. A présent, si tu ne veux pas subir une autre amère défaite, je te suggère de repartir d'où tu viens et de me laisser chasser ma proie comme je l'entends.

– Tu as l'intention de le tuer ? Pourquoi ?

– En quoi ça te regarde ? Apprends à te mêler de tes affaires, Bayman.

– Toi aussi il t'a trahie, c'est ça ? » devina-t-il avec une moue moqueuse.

Elle soupira et se planta devant lui, ses yeux dérangeants perçant les siens comme deux poignards de glace.

« Puisque la réponse était aussi évidente, pourquoi as-tu posé cette question ? Oui il m'a trahie, et il va payer. Je lui ferai regretter de m'avoir prise pour une imbécile. »

Bayman hocha la tête. Sans ajouter un mot, Christie le dépassa et s'éloigna. Il la rattrapa par l'épaule.

« Attends ! Donovan est à moi. Je ne peux pas te laisser faire ça. »

Elle avisa d'un regard méchant les doigts de cet homme posés sur elle et les chassa d'un brusque revers de la main.

« Tiens donc ? Et tu crois pouvoir m'en empêcher ? Si tu avais ne serait-ce qu'une once de jugeote, tu retournerais te terrer en Russie et tu me laisserais faire tranquillement ce que j'ai à faire. »

Elle fit encore mine de partir, mais il la retint une fois de plus.

« Je te préviens. Donovan est à moi. Je ne laisserai personne m'empêcher de prendre ma revanche. Tu m'entends ? »

Elle eut un sourire froid et moqueur.

« Comment espères-tu pouvoir l'approcher de toute façon alors que tu as été incapable de me battre, moi ? Laisse tomber. Ce genre de travail-là, ce n'est pas pour les amateurs.

– Si c'est la guerre que tu cherches, tu t'adresses à la bonne personne ! Je ne te laisserai pas me voler ma vengeance !

– Peuh ! Si tu avais été assez fort pour me battre lors du tournoi, tu l'aurais eue, ta vengeance. Mais tu as passé ta chance. Tant pis pour toi. A présent, rentre chez toi et laisse‑moi faire ou je te jure que je vais te tuer, toi aussi.

– Tu ne m'as pas tué la dernière fois. Tu ne le feras pas cette fois non plus. Tu n'y arriveras pas. Ne commets pas l'imprudence de croire que j'ai tout donné lors de notre dernier affrontement.

– Oh ? Je suis impatiente de voir ça ! »

Sans attendre, elle envoya dans la face de Bayman un coup du tranchant de la main si violent qu'il le fit presque reculer. Elle l'avait pris par surprise, et c'était très mauvais pour lui. Pour une raison ou une autre, il l'avait laissée le déconcentrer et avait baissé sa garde. Il devait reprendre le contrôle de la situation. Christie était en train d'enchaîner les coups, vifs et précis. Elle frappait du bout et de la tranche de la main, mais la puissance de ses coups était mortelle. Ses enchaînements ne laissaient pas à Bayman le temps de se reprendre. Elle était en train de le repousser vers le mur. Il devait réagir. C'était impératif où elle lui infligerait de nouveau une cruelle défaite.

Soudain, il attrapa la main de la jeune femme et tira son bras vers lui. Sans la lâcher, il se coula dans son dos et passa son autre bras autour du cou de son adversaire. Lorsqu'il essaya de le tordre, les os craquèrent atrocement. Mais Christie parvint à se libérer, même si elle faillit trébucher et tomber au sol. Elle s'était cependant suffisamment écartée de lui pour pouvoir se remettre en garde. Sans attendre, Bayman envoya un premier coup de poing. Elle essaya de le parer, mais l'attaque toucha son estomac et lui coupa le souffle. Il enchaîna par un crochet du gauche qu'elle parvint à dévier. Lorsqu'il envoya un nouveau crochet du droit, elle emprisonna son bras et tourna sur elle-même. Bayman, entraîné par son élan, passa par dessus l'épaule de la jeune femme et s'effondra sur le sol. Sans attendre, elle lui asséna un violent atémi au diaphragme, suivi d'un coup de pied dans la tête.

Désorienté, il eut du mal à se relever. Mais il eut le réflexe de bloquer l'attaque de son adversaire, un puissant coup de pied. Cependant, en suivirent deux autres qui le heurtèrent de plein fouet et le jetèrent contre le mur. Roulant sur le côté, il évita un nouveau coup et parvint dans le dos de Christie. Se reprenant, il enserra ses épaules et la tira en arrière en basculant sur le côté. Il l'écrasa ainsi sur le sol avant de lui faire une violente clé de bras qui fit craquer ses articulations. Profitant d'un court temps de répit, il se prépara à la suite du combat. Elle ne tarda pas à se relever, malgré la violence des attaques de son adversaire, et l'affrontement reprit de plus belle.

Elle enchaînait les atémis à une vitesse spectaculaire, aussi vive et précise qu'un serpent. Les dommages que de tels coups laissaient étaient semblables à la morsure d'un reptile venimeux. A la douleur aiguë de l'impact succédait une douleur plus persistante qui paralysait les muscles. Bayman, pour la surmonter, devait faire preuve d'une grande maîtrise de lui‑même. Ses coups plus lents étaient cependant d'une puissance suffisante pour envoyer sa cible voler au loin et lui briser les os. Ajoutées à cela des techniques mortelles de soumission, il disposait d'un arsenal meurtrier de coups destinés à mettre l'ennemi en pièces. Que Christie pût y résister montrait combien son apparence dissimulait bien son incroyable puissance.

Elle lui envoya un violent coup de pied circulaire au visage, immédiatement suivi d'un autre au niveau de la cage thoracique. Sous la violence de l'impact, il décolla du sol et sa tête faillit heurter le mur. Elle allait lui tomber dessus de tout son poids lorsqu'il l'évita en roulant sur le côté. Il leva haut le pied droit pour le faire redescendre en heurtant la tête de la jeune femme, mais elle emprisonna sa cheville et sauta avec une détente majestueuse. Tournant autour de la jambe de Bayman, elle lui envoya successivement ses deux pieds dans la tête. Il s'effondra en arrière alors qu'elle retombait souplement sur le sol en fléchissant les genoux. Il se releva et fit un pas en arrière pour éviter une nouvelle attaque de son adversaire. Décelant une ouverture, il tendit soudainement sa jambe. Le coup de pied violent, à l'estomac, la souleva de terre et lui coupa le souffle. Profitant de sa désorientation, il enchaîna trois crochets et l'envoya à son tour contre le mur.

Il se jeta sur elle, mais elle lui glissa entre les mains, vive comme le reptile dont s'inspirait son art martial, et le frappa dans la nuque. Il se mangea méchamment la brique sombre du mur et faillit y laisser quelque dents. Avant qu'elle ne pût faire quoi que ce fût, il se retourna vivement en balayant l'air de son poing, lequel atteignit Christie à la tempe. Elle fut repoussée sur le côté et faillit tomber. Il la rattrapa par le cou, lui écrasa le pied puis lui donna de son autre jambe un formidable coup de genou dans le ventre. Là aussi, le coup fut si violent qu'elle décolla du sol. Avant de la laisser tomber sur ses genoux, il la frappa d'un direct au creux de l'estomac. Malgré la fulgurance de cet assaut, elle parvint à rouler sur le sol sitôt qu'elle l'eût touché et à se relever. Sa riposte fut d'une violence inouïe. Après trois coups de pied circulaire dans le visage qui le repoussèrent encore vers le mur, elle lui envoya le talon de sa chaussure gauche dans le nez et le coinça contre l'obstacle infranchissable. Son pied redescendit au sol et elle le frappa à quatre reprises de la main. Ses coups visaient les centres vitaux et firent leur effet. Bayman s'effondra sur le sol, plié en deux par la douleur.

Cependant, il parvint à se relever. Les deux adversaires se regardèrent, essoufflés, mais aucun d'eux ne semblait vouloir abandonner. Ils se tournèrent autour, cherchant une ouverture pour frapper une fois de plus. Soudain, Bayman mit le genou à terre, à bout de force. Au même instant, Christie sentit le sol se dérober sous ses pieds et dut se retenir contre le mur. Elle eut un sourire amusé.

« Ha ! Je vois que tu t'es amélioré depuis notre dernière rencontre. »

La respiration hachée, il leva les yeux vers elle. Ses vêtements étaient salis par le combat, mais rien en elle ne semblait trahir la fatigue ou la douleur. Pourtant, elle ne fit pas le moindre geste vers lui. Ils se regardèrent un long moment, se dévisageant comme s'ils ne s'étaient jusque-là jamais vus. Il remarqua combien son visage était beau, mais marqué par une froideur mortelle qui dissimulait une douceur pourtant presque enfantine. Elle put voir combien il était déterminé à aller jusqu'au bout de son combat, et lut dans ses yeux profonds la trace d'une douleur indicible.

« Peut-être… commença-t-elle, peut-être pourrions-nous envisager de coopérer ? »

A l'entendre, il comprit combien ces mots qu'elle employait ne lui ressemblaient pas du tout. Il sentit dans sa voix qu'elle était une solitaire, habituée à tuer et à vivre seule, et que pour rien au monde elle n'aurait accepté de s'encombrer d'un équipier. Et il pouvait tout à fait la comprendre, puisqu'il était pareil. Alors pourquoi lui proposait-elle cette coopération ?

« C'est hors de question, répondit-il.

– D'accord. Je n'y croyais pas moi non plus. »

Il crut qu'elle allait partir, au lieu de cela, elle lui envoya un coup de pied circulaire dans le visage. Il ne put retenir un cri de douleur et s'effondra sur le sol. Elle s'approcha et se pencha sur lui, l'air plus glacial que jamais. Ce ne fut que lorsqu'il sentit ses doigts fins et déliés prendre son cou et commencer à l'étrangler qu'il se dit qu'il devait réagir et ne pas se laisser tuer. Il attrapa ses poignets et écarta ses bras, tentant de la repousser. Seulement elle serrait ses cuisses autour de son bassin avec une force déchirante. Elle était en train de lui briser les os iliaques. Ses jambes étaient immobilisées. S'il laissait les mains de la jeune femme agir, elles allaient s'empresser de l'étouffer. Pour s'en sortir, il n'avait qu'une solution. Il l'attira le plus près possible de lui et lui décocha un formidable coup de tête. L'étreinte autour de ses hanches se relâcha légèrement et il put alors la repousser sauvagement. Elle roula sur le côté. Réunissant toutes ses forces, il se jeta sur elle sans lui laisser le temps de se relever et la plaqua à terre, le visage contre le sol. Il s'allongea de tout son poids sur lui, immobilisa ses jambes entre ses deux pieds. D'une clé de bras, il lui bloqua les mains dans le dos avant de passer son bras gauche autour de sou cou. Retenant de toutes ses forces ses membres qu'elle tentait de dégager, il entreprit lui aussi de l'étouffer.

Mais Christie lui opposait une résistance féroce. Et elle était de plus très intelligente. Il se méfiait d'elle tout en essayant de l'étrangler, resserrant la prise de sa main droite sur les deux poignets de la jeune femme et celle de ses jambes sur les siennes. S'il lâchait, elle trouverait un moyen de se libérer. La pire des choses à faire pour elle était de se laisser gagner par la panique. Malgré la gravité de la situation, elle parvenait à rester impassible, presque sereine. Il ne lui fallut que peu de temps pour comprendre qu'elle gaspillait ses ressources en se débattant. Elle devait trouver une autre solution. Il était couché tout contre elle afin de pouvoir l'immobiliser. Cela pouvait faire tourner les choses en sa faveur. Elle leva brusquement la tête. Bayman évita le coup en retirant la sienne, mais c'était justement le but de la manœuvre. Les bras de la jeune femme passèrent soudain autour de son cou et le pressèrent contre elle. Il eut beau essayer de les dégager de la main par laquelle il les tenait, elle était trop vive et les os de sa nuque commençaient à craquer.

Malgré la force avec laquelle ils essayaient de s'étrangler l'un l'autre, aucun d'eux ne lâchait prise. Si Bayman lâchait les jambes de Christie, elle aurait tôt fait de se dégager. Il ne pouvait pas non plus se permettre de relâcher la pression autour de son cou, car cela l'immobilisait un tant soit peu. Hélas, de sa seule main libre, il ne pouvait repousser les bras puissants de Christie. Dans la fureur de la lutte, il se rendit soudain compte qu'il se laissait envahir par le parfum de la jeune femme, terriblement envoûtant malgré sa froideur. Ce devait être le signe qu'il était proche de la fin et que ses dernières forces l'abandonnaient. Non ! Il devait se ressaisir et trouver un moyen de reprendre le contrôle de la situation. Celle-ci était trop risquée pour lui permettre d'emporter la victoire. Immobiliser sa proie lui demandait trop d'énergie, l'empêcher de l'étrangler ne lui en laissait tout simplement plus assez pour la défaire. Il lâcha soudain le cou de Christie et cogna sa tête contre le sol. Fermement, il s'empara des poignets de la tueuse et parvint non sans difficulté à les écarter. Il en profita pour battre en retraite et se relever. Sans attendre, elle fit de même et les deux ennemis se trouvèrent soudain face à face, tous deux ruisselants de sueur.

Malgré la fatigue et la douleur, ils continuèrent de se battre, chacun cherchant à prendre l'ascendant sur l'autre pour le tuer. Cependant, nul d'entre eux ne parvenait à dominer le combat assez longtemps. Tels qu'ils étaient partis, ils risquaient de s'épuiser sans parvenir à une victoire. Mais rien ne les faisait abandonner. Leur détermination était bien trop forte. C'était bien plus qu'un combat physique, c'était un véritable duel mental, un affrontement de volontés. Que celle de l'un d'eux vînt à faiblir, et l'autre ne manquerait de le lui faire payer de sa vie. Après avoir longuement lutté au sol, ils s'étaient remis à s'échanger coups de pieds et de poings, mais aucun d'eux ne semblait vouloir renoncer. Aucun.

Finalement, les deux adversaires se trouvèrent face à face, sur un genou, à se regarder haineusement, haletants. Des perles de sueur inondaient le front de Christie et un filet de sang très fin coulait d'une commissure de ses lèvres. Bayman n'était pas en bien meilleur état qu'elle. Des douleurs atroces l'élançaient un peu partout, il respirait difficilement. Leurs yeux ne se lâchaient plus. Dans le regard de l'autre, chacun d'eux cherchait à deviner s'il allait fléchir ou au contraire reprendre la bataille. Mais leurs volontés étaient tout simplement aussi inflexibles que leurs corps. Il ne pourrait y avoir de rédemption. C'était un duel à mort. L'un d'eux devait périr pour s'être mis sur le chemin de l'autre.

Soudain, Christie éclata d'un rire froid et dérangeant à la suite duquel elle passa sa langue rosée sur ses lèvres, avalant le filet de sang qui coulait sur son menton. Un vrai vampire, aux yeux durs comme de l'acier trempé et aux cheveux blancs comme un spectre… Une incarnation vivante de la Mort en personne.

« Tu t'es vraiment amélioré, dit-elle. Seulement je ne peux te laisser me voler ma vengeance. Donovan est à moi et à personne d'autre. Je ne laisserai ni toi, ni personne d'autre se mêler de mes affaires. Si tu tiens à la vie, dégage de là et retourne chez toi.

– Tu dis ça parce que tu ne te sens plus la force de me tuer. »

Lorsque ses doigts se refermèrent sur son cou, il comprit qu'une force encore immense l'habitait toujours. A son tour, il attrapa son ennemi et essaya de le faire plier. Christie put alors s'assurer que tout comme elle, il n'était pas encore au bout du rouleau. Leurs visages s'approchaient tandis que leurs mains se crispaient autour de la gorge de l'autre. Christie sourit une fois encore.

« Tu ne fais pas le poids face à moi.

– C'est ce qu'on verra. »

Pourtant, Christie, vidée de toutes ses forces, se laissa tomber en arrière. Bayman n'eut pas le temps de savourer cette victoire puisque lui même était à bout, et il tomba également sur le dos. Allongés dans la rue, les deux adversaires essayaient de reprendre leur souffle et leurs forces afin de terrasser l'autre. La respiration saccadée, hachée de Christie faisait trembler sa poitrine souple, sous sa chemise mouillé de sang et de sueur.

« Je suis sûr que l'on a mieux à faire que de se battre, finit par dire Bayman.

– Alors tu renonces ?

– Jamais ! Mais tu ne renonceras pas toi non plus. Ce que nous faisons est une perte de temps et d'énergie. Ce vermisseau de Donovan rirait bien de nous voir ainsi.

– Tu l'as dit ! Il aurait payé cher pour que ne serait-ce qu'un seul de ses tueurs ne soit capable de me mettre dans cet état !

– Pareil pour moi.

– Alors ? Qu'est-ce qu'on fait ?

– On n'a pas le choix. Il va falloir coopérer sur ce coup.

– Donovan est à moi ! Je ne le partagerai pas avec quelqu'un comme toi !

– On s'occupera de ça plus tard. Avant de l'atteindre, lui, il faudra passer toute sa garde et ses systèmes de sécurité et aller jusqu'à ses quartiers. Tu es une spécialiste de l'infiltration, toi aussi, non ?

– De l'infiltration ? demanda-t-elle en se redressant enfin. Tu plaisantes j'espère ? Je n'ai pas l'intention de faire ça en douceur. Je vais entrer par la grande porte et me rendre chez cet enfoiré en tuant tous ceux qui me barreront la route !

– C'est du suicide !

– Tu crois ? Je suis certaine au contraire que ce sera aussi facile qu'amusant… Et puis je veux que ce bâtard me sente venir. Je veux qu'il ait peur, qu'il panique, avant qu'il ne meure ! »

Il n'eut qu'à la regarder pour comprendre que rien ne pourrait la stopper avant qu'elle n'eût atteint Donovan. Le combat qu'il venait de mener contre elle lui avait montré à quel point elle était forte, et même après ça, il pouvait sentir qu'elle ne laisserait rien entraver sa route. Les hommes de Donovan ne pourraient pas venir à bout d'une telle volonté, épaulée par un tel talent, une telle maîtrise des arts martiaux et d'elle-même.

« Mais nous n'avons pas assez d'armes pour tous les affronter, remarqua-t-il.

– Je n'ai pas besoin d'arme pour tuer quelqu'un. Spécialement quelqu'un d'armé. »

Elle disait vrai. En tant que professionnel des opérations commandos, il savait combien il était facile de retourner une arme contre son utilisateur et difficile au contraire de s'assurer que rien ne pourrait l'arracher des mains la maniant. Le problème qui demeurait cependant était qu'il fallait pouvoir approcher la cible d'assez près sans se faire cribler de balle. Mais elle lui paraissait suffisamment vive et intelligente pour y arriver.

« Et de toute façon, ajouta-t-elle, je n'ai pas prévu d'y aller les mains vides. Je me suis procuré quelques petits jouets que tu apprécieras certainement. »

Cela ne faisait aucun doute. Elle était tout à fait capable de parvenir à ses fins comme elle le disait. Rien ne saurait se mettre en travers de son chemin. Bien que Bayman avait prévu de faire les choses plus subtilement, il se savait parfaitement capable, lui aussi, de soutenir un assaut frontal. Cependant, il existait un risque.

« Donovan risque de s'enfuir s'il sent que c'est fichu.

– Oh que non, assura Christie. Je connais bien ce pourri. Même s'il peut avoir peur, il ne pourra jamais réaliser par lui-même que c'est fini et ne laissera personne le lui faire entendre. Il ne prendra vraiment conscience du danger que lorsque je serai sur lui, lorsqu'il sera bien trop tard. »

Une fois encore, elle avait raison. Tigre ne pouvait qu'être impressionné et satisfait par la façon dont elle avait planifié son opération. Elle savait à qui elle avait affaire et comment l'approcher, même si elle avait choisi une méthode bien différente de la sienne. Mais les deux pouvaient fonctionner. Bayman n'avait cependant pas pensé à mettre la pression sur sa cible. Il s'était plutôt au contraire imaginé le surprenant au moment où il se sentirait le plus en sécurité. Qu'importait au fond le moyen de l'atteindre ?…

« Si nous mettons la tour en alerte, il faudra chercher Donovan dans son bureau et non dans ses quartiers, prévint-il.

– Tu me prends pour une idiote ? Je sais exactement comment fonctionne ce type. Je sais exactement où le trouver en fonction des évènements. Cette ordure se croit invincible. Il ne pourra pas s'empêcher de tenter le diable en dirigeant lui-même ses troupes depuis son bureau. Ce n'est qu'un rat. Ses hommes offriront plus de résistance que lui.

– C'est entendu, je marche. Je suis sûr que je te serai utile lorsque nous attaquerons la tour.

– Si tu tiens à te rendre utile, reste surtout hors de mon chemin. Spécialement lorsque j'aurai Donovan dans mes griffes.

– Attends une seconde. Je n'ai jamais dit que je te laisserai le tuer. Je tiens à me venger moi aussi. Il sera à moi !

– Nous verrons cela lorsque nous l'aurons acculé et qu'il n'aura aucun moyen de s'échapper. Je te préviens que si à cause de ces chamailleries stupides il parvient à disparaître, tu mourras avec lui ! »

Il dut bien admettre que l'idée que Donovan pût s'échapper parce que les deux tueurs se seraient contentés de se battre pour savoir qui le tuerait était plus que ridicule. Et en vérité, l'idée de devoir laisser Christie le tuer à sa place lui était bien moins douloureuse que celle de le voir leur glisser entre les doigts. Mais il se dit qu'il était encore trop tôt pour ce genre de conjectures. Mieux valait attendre que Donovan fût soigneusement ligoté ou immobilisé, attendant de savoir la façon dont il allait mourir. Car il était hors de question de lui laisser la moindre chance de s'enfuir. Il ne méritait plus la vie depuis bien longtemps. Il devait mourir. Et c'était la seule chose qui importait.

Christie se releva et sans attendre son nouveau et fortuit coéquipier partit vers la grande rue en resserrant son manteau autour d'elle. Ce ne serait pas une bonne idée de laisser voir le sang qui maculait son tailleur. Bayman ne tarda pas à lui emboîter le pas. Elle ne lui adressa même pas un regard alors qu'elle le menait à sa planque, mais l'avertit :

« Je vais m'occuper de ce traître dès ce soir. Si tu ne te sens pas capable de me suivre, il vaut mieux que tu restes en arrière.

– Ce soir ? Ca tombe bien, je n'avais pas l'intention de dormir de la nuit. »

Christie éclata d'un rire froid avant de conclure alors qu'ils débouchaient sur la rue :

« J'en connais un, en revanche, qui va s'endormir pour ne plus jamais se réveiller… »

XXVI

Il s'arrêta à sa hauteur, pas fâché de pouvoir enfin voir l'endroit où était retenue leur sœur. Il avait plu quelque temps auparavant, mais à présent, les nuages commençaient à s'estomper dans le ciel. Le soir tombait peu à peu. Bientôt, la nuit allait envelopper toute la ville. Ils y étaient enfin, après plusieurs heures de marche. Elles ne les avaient pas fatigués, mais il s'inquiétait de plus en plus pour Ayane à mesure que le temps passait. Kasumi aussi, d'ailleurs.

« Pourquoi ne t'es-tu pas transportée directement dans la ville ? lui demanda-t-il.

– Tu as dit que tu ne voulais pas que je fasse peur aux gens en arrivant. Avec les vêtements que nous portions tout à l'heure, nous risquions bien d'attirer l'attention sur nous.

– Mais était-ce une raison pour aller aussi loin de la ville ? Il n'y avait rien là-bas à part cette boutique miteuse.

– Miteuse, oui, c'est le mot… Du coup, ça en fait la plus efficace des couvertures.

– Alors ce boutiquier est un de nos alliés ? Je m'en doutais après qu'il ait su nous donner ces vêtements pour passer inaperçu sans être intrigué par les nôtres, murmura Hayate.

– On peut l'appeler un de nos alliés. En fait, il s'agit d'une connaissance de Ryu. Il m'en avait vaguement parlé lorsque je suis venue ici pour… »

Pour chercher son frère. Elle ne termina pas sa phrase. Mais ce fut inutile. Il avait compris.

« En tout cas, je ne peux pas dire que cela ait été totalement inutile d'aller le voir. Grâce à ces vêtements larges, on peut dissimuler nos tenues de ninja sans pour autant s'en défaire. Elles nous seront utiles lors du combat contre les gardes de la DOATEC.

– Dis, Niisan, on n'est pas obligés de tous les tuer, n'est-ce pas ?

– L'unique raison de notre présence ici, c'est Ayane. Et rien d'autre. Je suppose qu'il ne sera pas nécessaire de tous les tuer pour les dissuader de se mettre en travers de notre chemin.

– Tant mieux, dit Kasumi. Tu sais, je suis persuadée que certains d'entre eux sont un peu comme tes hommes, contraints de faire quelque chose qu'ils réprouveraient certainement s'ils y réfléchissaient en prenant du recul.

– De quoi veux-tu parler ? Tu penses que certains de mes hommes ne sont pas déterminés à…

– Me tuer ? J'en suis sûre. Réfléchis un peu, Hayate. Ils savent tous pour quelle raison je suis devenue une Shinobi en fuite. Tu crois qu'aucun d'entre eux n'est tenté de rallier mon point de vue ou au moins de l'excuser ? Mais pour être de bons ninja, ils doivent obéir aux règles, alors ils me pourchassent quand même.

– Peut-être. Mais que cela ne te fasse pas croire que s'ils t'attrapent ils t'épargneront.

– Oh je n'y crois pas. Je sais ce qui les pousse à agir, et je ne saurais tolérer qu'ils manquent à leur devoir. Je trouve juste qu'il est humain de se demander parfois si ce que l'on fait est toujours juste, pas toi ? »

Hayate ne répondit pas. Il regarda la grande ville qui s'étendait devant eux, au pied de la montagne, et ses yeux se perdirent dans le vague.

« Nous devrions arrêter de parler de ça et partir sauver Ayane. Qui sait ce que tordu a déjà bien pu lui faire ? »

Elle hocha la tête et lui emboîta le pas. En arrivant dans la ville, Hayate se rendit compte que les rues commençaient à se vider. Etre arrivés en ville aussi tard diminuait le nombre de témoins potentiel. En fin de compte, ce n'était pas une si mauvaise chose d'avoir dû attendre autant de temps avant de passer à l'action. Il ne faudrait pas que des innocents ne fussent pris dans les feux d'une bataille qui ne les regardait pas. En adoptant l'attitude des quelques passants, les deux ninja se rendaient au travers de la ville jusqu'au siège de la DOATEC.

« A ton avis, où ils la gardent ? » demanda Hayate.

Kasumi baissa la tête sans dire un mot. Elle ne connaissait pas ce laboratoire-ci de la DOATEC, mais elle savait bien comment ils étaient faits.

« Tu ne te souviens pas du laboratoire dont tu t'es échappé en Allemagne ? demanda-t-elle.

– Je n'ai aucun souvenir de ce qui s'est passé lorsque j'étais leur prisonnier. J'ai retrouvé la mémoire de ce qui s'est passé avant et après, mais pas pendant.

– Le laboratoire doit se situer sous les tours. Ils les cachent toujours dans le sous-sol. Les ascenseurs permettent certainement d'y accéder. Mais il est possible qu'ils l'aient emprisonnée ailleurs. Ils disposent de bien d'autres laboratoires.

– Tu étais pourtant sûre qu'ils l'ont emmenée ici. »

Kasumi était le Shinobi du Destin. Ses pressentiments avaient bien souvent tendance à se réaliser. D'une certaine façon, elle était un peu capable de deviner l'avenir. Mais ce n'était pas sans y avoir mûrement réfléchi qu'elle acceptait de suivre une de ses intuitions. C'était ainsi qu'elle avait acquis la certitude qu'Ayane était ici. Ce n'était pas le complexe de la DOATEC le plus proche de l'endroit où leur sœur avait été capturée, mais c'était le plus grand et le mieux équipé. Rares étaient les gens à connaître son existence…

« Rien ne les empêche de l'avoir emmenée ailleurs par la suite. Mais j'espère qu'ils ne l'ont pas déplacée. Je ne connais pas la position de tous leurs labos. Je me souviens surtout de celui dans lequel ils ont… enfin, peu importe.

– Celui où ils t'ont emmenée ? »

Elle acquiesça de la tête. Celui dans lequel ils l'avaient étudiée de fond en comble comme si elle n'avait été qu'un objet, une curiosité, avant de la cloner pour donner vie à ce monstre, cet imposteur, cette Kasumi α ! Mais fort heureusement, elle l'avait tuée et avait prouvé que cette créature dégénérée ne tenait de l'original que l'apparence. Depuis, la DOATEC avait fait bien pire. Ce qui était arrivé à Genra, le maître, presque le père, d'Ayane, était une vraie cruauté, au-delà de ce que l'on aurait pu imaginer. Il fallait arrêter tout ça. Quelqu'un devait y mettre fin. C'était pour cela que Kasumi s'était juré de venger son frère et de détruire ceux qui avaient mis sa vie en péril. Raidou était mort, il ne restait que Donovan. Dire qu'à présent il s'en prenait à sa petite sœur ! Ce monstre méritait de payer cet affront de sa vie. Seulement le jour de sa vengeance n'était pas venu. Comme l'avait dit Hayate, ils étaient tous deux ici pour libérer leur sœur. C'était la seule chose qui comptait. La vengeance, elle, était un plat que l'on pouvait encore laisser refroidir.

Après quelques minutes de marche, ils parvinrent à l'entrée principale du siège de la DOATEC. Un endroit qu'ils connaissaient bien puisqu'une partie du tournoi de cette année s'y était déroulée. Quoique d'importants travaux semblaient avoir depuis été entrepris. Sans hésiter, ils entrèrent. Une fois à l'intérieur, ils se débarrassèrent de leurs déguisements. Dessous, ils portaient leurs tenues de combat. Ce qui ne manqua pas de surprendre les gens présents dans le hall. Kasumi ouvrit le sac qu'elle portait et en tira son katana qu'elle ajusta à sa ceinture. Hayate récupéra également ses deux armes. Lorsqu'ils furent prêts, ils avancèrent tous deux vers le comptoir d'accueil. Kasumi portait son shinobi blanc et rouge, sans manche. Hayate ajusta le voile de sa tenue rouge sombre sur son visage. Les gens autour d'eux étaient pétrifiés. Parvenus devant le comptoir, Kasumi demanda poliment, en Anglais :

« Veuillez sonner l'alarme et ordonner l'évacuation du bâtiment, s'il vous plait.

– Euh… quoi ? » demanda la réceptionniste, plus que secouée par une telle requête.

Hayate tira son katana court et le planta dans le bois du comptoir, faisant sursauter tout le monde.

« Et vite, s'il vous plait. Nous sommes assez pressés. »

Persuadée d'avoir affaire à des fous dangereux, la réceptionniste n'hésita plus à s'exécuter. Une alarme stridente se mit à retentir dans tout l'immeuble tandis que les gens paniqués commençaient à quitter le hall en masse. Reprenant son arme pour la mettre au fourreau, Hayate guetta l'arrivée des agents de sécurité. Ces derniers ne tardèrent pas à arriver.

« Oh mon Dieu ! » s'écria l'un d'eux en reconnaissant ce qui leur tombait dessus.

Il s'empara de son talkie-walkie et demanda des renforts de toute urgence, sans omettre de préciser que c'était tout sauf une fausse alerte.

Ceux qui se lançaient à l'assaut contre les ninja ne tardèrent pas à être mis à terre. Les autres changèrent immédiatement de tactique pour se mettre à ouvrir le feu. Mais les deux guerriers étaient si rapides qu'éviter les balles ne leur posait aucun problème. Pour l'heure, ils se contentaient d'approcher leurs ennemis d'assez près pour les assommer. Cela ne leur posait aucun problème. Ils étaient entraînés à cela depuis leur plus jeune âge. De nouveaux agents de sécurité arrivaient, mais même à vingt contre un, ils ne faisaient pas le poids. Lorsqu'il se rendit compte que presque tous ses camarades étaient hors de combat, l'un d'eux cria dans sa radio :

« Ce sont eux, ce sont les ninja ! On a besoin des commandos d'élite dans le hall principal ! Ils vont nous mettre… Ah ! »

Il s'effondra sans pouvoir dire autre chose de plus. Hayate lui avait fondu dessus et lui avait asséné un brusque atémi derrière la tête. Le coup l'assomma net.

« D'après ce que j'ai compris, dit-il à sa sœur, ils vont nous envoyer leurs troupes de choc.

– Les mêmes que ceux qui ont capturé Ayane ! Ces hommes-là doivent savoir à quoi s'attendre.

– Sois prudente.

– Toi aussi. »

Les hommes que Donovan avait fait poster dans le chantier ne tardèrent pas à rappliquer après l'appel de l'agent de sécurité. Lorsque le premier d'entre eux passa la porte, il faillit reculer tant il craignait les deux combattants qui s'avançaient vers lui en tirant leurs katana.

« Merde, c'est pas possible ! Plan Bêta, il faut les neutraliser à tout prix. Mettez le paquet ! » pesta le chef de l'escouade.

Se mettant en position, les hommes de Donovan ouvrirent le feu sur les ninja. Mais les balles ricochaient sur les lames acérées de leurs katana. Les commandos ne tardèrent pas à réaliser qu'ils ne faisaient pas le poids. Le seul moyen de vaincre des gens comme ces deux-là était de profiter de l'effet de surprise. Or, en cet instant, les deux ninja n'étaient pas vraiment surpris de leur venue. Ils s'y étaient même attendus. Trois des soldats étaient déjà tombés, sérieusement entaillés par les lames acérées des sabres. Kasumi et Hayate étaient aussi vifs que le vent et volaient d'un coin à l'autre du hall, esquivaient ou paraient les balles pour atterrir au milieu des lignes ennemies et les ouvrir d'un coup de katana. Malgré leur lourd armement, les soldats ne cessaient de reculer, tandis que leur nombre allait en s'amenuisant.

L'un d'eux s'empara de sa radio et allait appeler plus de renfort, mais il n'en fit rien car sa gorge fut trouée par une volée de shuriken. Il s'effondra en arrière, dans un hoquet de surprise. Dans le même temps, Kasumi, volant au travers d'une pluie de balles, s'approcha de trois soldats. Parvenus devant eux, elle les fit reculer de surprise. Son arme virevolta autour d'elle et leur trancha la gorge dans un ballet sublime et mortel. Hayate, parant les projectiles tirés sur lui, avançait lentement vers un groupe d'ennemis. Ceux-ci, voyant qu'ils ne pouvaient stopper son avancée reculaient pas à pas jusqu'à ce que le mur ne les arrêtât. Avant d'avoir le temps de penser à fuir, le katana du ninja les entailla sans pitié. Leurs armes tombèrent sur le sol, dans un bain de sang.

Vive comme le vent, laissant dans son sillage des pétales de sakura, Kasumi allait d'un ennemi à l'autre, le mettant hors de combat ou le tuant lorsque cela était nécessaire, sans être affectée par leurs futiles efforts pour l'atteindre. L'un d'eux lui vida un chargeur entier dessus sans qu'une seule des balles ne parvînt à la toucher. Faisant voler son arme autour d'elle, elle s'était créé une barrière infranchissable qui arrêtait tous les projectiles.

Hayate tira son deuxième sabre de la main gauche et affronta trois commandos décidés à le tuer au couteau. Il para la première attaque sur sa droite et repoussa l'assaillant le temps de mettre celui qui venait en face de lui à terre par un coup transversal qui lui ouvrit le ventre. Se coulant derrière son adversaire de gauche, il évita son attaque puis lui trancha la gorge. Le dernier lui envoya le couteau à la face, mais le ninja n'eut qu'à bouger la tête pour éviter le projectile et riposta en frappant son ennemi d'un violent coup de pommeau dans la nuque.

Kasumi était en train de danser sous une pluie de balles. Le soldat avait beau arroser dans tous les sens, il ne parvenait à atteindre sa cible. A mesure qu'elle s'approchait de lui, il paniquait. Quand enfin elle fut à deux pas, elle tourna sur elle-même, sembla se plier en deux et il reçut un choc formidable dans la poitrine. Tout fut noir lorsqu'il heurta le mur. Kasumi remit son pied à terre en cessant de tourner. Sans même faire volte face, elle tendit la main gauche dans son dos et ses doigts s'illuminèrent. Une boule de lumière jaillit de sa paume et éclata au visage de quelques soldats mal intentionnés.

Quelques secondes plus tard, il ne resta plus qu'un seul homme, paralysé par la peur. Rangeant leurs armes, les deux ninja s'approchèrent de lui. Il tremblait tellement qu'il ne tenait même plus son arme en main. Hayate l'attrapa par le col de son uniforme et le souleva de terre.

« Réponds-moi. Où est Ayane ?

– Qu… qui ? balbutia l'autre.

– La femme ninja aux cheveux violets. Est-ce qu'elle est dans ce laboratoire ?

– Le… le nouveau sujet ? Oui, oui… elle est en bas. Quatrième sous-sol. »

Son doigt tremblant au bout d'un bras qu'il n'arrivait à tendre tant il était terrorisé, le soldat désignait la porte de l'ascenseur à quelques pas d'eux, priant intérieurement pour qu'on lui laissât la vie sauve.

« Il doit y avoir un code pour l'atteindre, j'imagine, remarqua Kasumi.

– Vraiment ? demanda Hayate au soldat. Dis-nous en plus !

– Non, non, non ! Il n'y a pas de code ! Il faut utiliser une carte d'accès et la faire passer dans une fente dissimulée derrière le panneau de contrôle… Seuls les officiers et les chefs de la sûreté en ont sur eux…

– Parfait. Je te remercie de ta coopération. »

D'un violent coup dans la nuque, Hayate l'assomma avant de le laisser tomber à terre. Tous ceux qu'ils avaient mis hors de combat sans les tuer n'étaient pas près de se réveiller avant plusieurs heures. Tandis que Hayate laissait tomber le soldat qu'il venait d'interroger, Kasumi s'était mise à fouiller les corps à la recherche d'un officier. Lorsqu'elle en eut trouvé un, elle fouilla dans ses poches et n'eut aucun mal à trouver la carte de sécurité qu'elle tendit à son frère.

« Bien, dit-il. On a assez perdu de temps. Ayane est en bas et nous devons la sauver. Tu es prête ?

– Toujours. Je ne les laisserai pas lui faire du mal. »

Il hocha la tête et se dirigea vers l'un des ascenseurs qu'il appela.