Disclaimer : le personnage de Tristan a été introduit par l'équipe du film "le roi Arthur"… Mais TOUT le reste est à moi !!
Pour la petite histoire (et parce que je suis un peu bavarde…) : beaucoup des lecteurs (ou plutôt des lectrices, puisque je n'ai aucun lecteur masculin !) de "Tristan et Yseult" m'ont demandé une histoire du même acabit… Donc voici, un petit one-shot sur l'enfance de l'un des chevalier : Tristan. Quelle originalité, me direz-vous… A l'origine, le protagoniste devait être Galaad, mais, voyant le succès unanime de Tristan, j'ai évincé son compagnon et je lui ai donné le rôle principal.
Un très grand merci à Tarahiriel, qui a relancé mon inspiration sur ce film, et à Dr Gribouille qui vient me lire dans cette partie du site bien qu'elle n'ait pas aimé le film (tu es vraiment un ange ! Merci beaucoup !!)
Bonne lecture !
L'âme d'un chevalier
C'était un paysage désertique et monotone qui s'offrait aux yeux du petit Tristan. Mais, à bientôt neuf ans, il n'avait jamais rien connu d'autre et se contentait de cette vision désolée de son pays natal. Il ne le trouvait pas vraiment beau, ce panorama qui faisait horreur aux soldats romains. Mais, c'était chez lui, et les soldats romains, que tout Sarmate qui se respectait devait mépriser, n'avaient aucun droit sur ces terres grisâtres, glaciales et pourtant brûlés par les rayons ardents du soleil.
Ce soir là, le soleil couchant semblait embraser le ciel gris, envoyant des éclairs de lumière rouge, orangée et violette sur la terre aride. Ces couleurs chatoyantes lui faisaient penser à un bon feu. Mais la température extérieure ne devait pas dépasser les 4 ou 5 degrés, en ce début d'automne.
Il faisait toujours trop chaud ou trop froid, dans ce pays. La nuit, tout était noir. Le jour, tout était gris. Tristan se lassait de ce manque d'originalité. Mais, il y avait un moment dans la journée qu'il aimait : le coucher du soleil. Lorsque le soleil touchait la terre et partait se coucher sous l'épaisse couche de poussière qui avait remplacé les cultures depuis la moisson, ses yeux s'illuminaient.
D'ici peu, ce serait la saison des pluies. La poussière se changerait en boue, le gris devient du brun. Ensuite, le brun de l'humidité automnale cèderait sa place au blanc de la neige hivernale, puis au fauve tacheté de vert sombre du printemps et, enfin, au jaune aveuglant de l'été caniculaire. Les couleurs se modifiaient vaguement au fil des saisons. Mais la teinte dominante restait le gris, ce gris neutre que Tristan maudissait particulièrement.
Pour l'instant, tout était pourpre, sous l'effet du soleil, si lointain qu'il semblait avoir oublié de réchauffer les habitants de cette contrée perdue.
Tristan frissonna et tira sur les manches de sa tunique de peau tannée, pour qu'elles lui couvrent mieux les bras. Mais il avait beau tirer de toutes ses forces, les manches restaient toujours trop courtes et il grelottait dans le vent.
Après la chaleur sèche de l'été et le froid humide de l'hiver, le vent était l'un des fléaux supplémentaires de ce pays. Quelle que soit la saison, de violentes rafales soufflaient nuit et jour, soulevant de strombes d'eau glacée ou des nuages de poussière étouffante. Parfois, les bourrasques s'amplifiaient plus que de coutumes. Deux à trois fois dans l'année, de véritables ouragans secouaient le village et emportaient les huttes les plus sommaires, laissant leurs occupants aux bons soins de la légendaire hospitalité sarmate.
L'hiver, des tempêtes de neige recouvraient l'étendue désertique d'un linceul blanc. Toute la campagne gelée pâlissait et brillait sous le soleil, avec plus d'éclat qu'en aurait une jeune mariée dans sa robe de noces.
L'été, c'était des orages secs à n'en plus finir. Les éclairs zébraient le ciel et composaient des figures étincelantes dans l'obscurité, sans jamais qu'une goutte de pluie n'apparaisse. Le tonnerre retentissait sourdement, faisant sursauter Tristan à chaque instant. Il détestait les orages. Son père lui reprochait d'en avoir peur et lui disait qu'il n'était qu'un couard. Mais lui savait que c'était faux. Il n'en avait pas peur ; il les détestait simplement.
Mais, après l'orage, quand les éclairs s'évanouissaient, quand le tonnerre se perdait dans le murmure rassurant du vent, ou quand les flocons ralentissaient leur incessante danse blanche, son pays retrouvait sa monotonie et Tristan recommençait à contempler d'un air absent et ennuyé la grisaille du ciel et de la terre.
Progressivement, la terre grise engloutit le soleil rouge, ôtant le peu de chaleur qui restait à l'atmosphère déjà glaciale. Bientôt, tout fut noir.
Tristan soupira, créant un petit nuage de buée devant sa bouche. Il regarda le nuage flotter puis disparaître. Il souffla à nouveau et un autre nuage apparut pendant quelques secondes. Il aimait faire ses propres nuages. Ceux-là, il pouvait les toucher et sentir qu'ils étaient tout chauds, pas comme les immenses nuages blancs qui parsemaient de temps à autre le ciel gris. Les énormes nuages du ciel étaient chassés par le vent, mais ils persistaient malgré tout, allant visiter d'autres pays, saluant d'autre petits garçons comme lui, sans disparaître. Malheureusement, ses nuages à lui, transparents, limpides mais aussi chauds que le souffle d'un cheval, s'évanouissaient rapidement dans les airs, sans laisser aucune trace pour prouver qu'ils avaient bel et bien existé. Comme tout ce que faisait Tristan, ils périssaient sans que personne ne les remarque…
Il secoua la tête, chassant cette idée sans intérêt de son esprit. Il avait neuf ans, maintenant. Il était presque un homme et il ne devait plus s'amuser à faire des nuages de brume. Mais il faisait à présent si froid que chaque inspiration donnait naissance à un sillon de buée temporaire.
Il aurait aimé rentrer à la maison, mais il savait très bien qu'on le chasserait s'il s'avisait de mettre les pieds dans la chambre. On lui avait bien dit d'attendre qu'on vienne le chercher, parce que sa maman était malade et avait besoin de calme et de repos. Tristan ne voyait pas bien comment toutes les femmes qui étaient autour d'elle pouvaient constituer une ambiance de calme et de repos… Mais, de toutes façons, il valait mieux être dehors, loin de toute cette agitation, et surtout, loin des cris de douleur de sa mère.
Le lendemain, elle irait sans doute mieux. L'une de ses tantes viendrait les chercher, ses frères et lui, et leur présenterait leur nouveau petite frère, qui aurait miraculeusement guéri leur maman pendant la nuit. Cela s'était déjà passé deux fois comme cela, et il ne doutait pas que ce serait identique cette nuit.
Il se frictionna les bras pour essayer de se réchauffer, puis, se recroquevillant sur lui-même, il s'affala contre le pan d'une maigre bâtisse et leva les yeux vers les étoiles. Les vieilles du village savaient lire l'avenir dans le cheminement des étoiles. Il aurait voulu savoir ce que les étoiles indiquaient pour lui, mais son père disait toujours qu'il ne fallait pas connaître son destin avant d'être en face de lui. Mais Tristan n'était pas du même avis. D'ailleurs, son père aurait sans doute pensé différemment s'il avait su d'avance qu'un cheval pris de fureur lui piétinerait la jambe et le laisserait infirme pour le restant de ses jours. C'était cet événement qui l'avait sauvé de l'enrôlement romain.
Les soldats romains venaient régulièrement, tous les quatre à cinq ans, recruter tous les jeunes gens valides de plus de dix ans. Tristan avait neuf ans. La prochaine fois que les armures scintillantes des romains brilleraient à l'horizon, il devrait partir avec ces soldats étrangers et se battre pour eux pendant quinze ans. Peu des chevaliers Sarmates revenaient au terme de ces quinze longues années, mais Tristan s'en fichait. Il avait hâte de s'en aller vers Rome, de découvrir de nouvelles terres, et, surtout, de combattre comme un vrai chevalier.
Les rares anciens qui avaient effectué ce pèlerinage en terre conquise et en étaient revenus, racontaient parfois leurs aventures aux quatre coins de l'empire Romain.
Un vieil aveugle avait combattu les infidèles au sud de Carthage. Il disait que le paysage de cet endroit ressemblait un peu à la Sarmatie. Mais il n'y pleuvait presque jamais, et les terres plates et poussiéreuses étaient replacées par des dunes de sable, qui s'étendaient à perte de vue, sur des lieues et des lieues, jusqu'à en rendre fou les soldats assoiffés et exténués.
Un autre avait été envoyé dans les forêts du nord de l'empire. Il disait qu'en ce lieu étrange, les arbres étaient si hauts et si fournis qu'on ne voyait pas le ciel à travers leur feuillage. Il avait passé des jours, des semaines, à chevaucher à travers ces bois, sans voir autre chose qu'une voûte verte et feuillue au dessus de sa tête.
Mais, l'histoire que Tristan préfèrerait était celle du plus vieux de tous les hommes du village. Celui-là avait vu la Bretagne et en était revenu avec plein de légendes à raconter aux enfants. Bien qu'il ne l'ait jamais vue, Tristan était sûr et certain qu'il pourrait aimer cette région. Il espérait secrètement que ce serait là-bas qu'il irait, pour se battre aux côtés des Romains. L'aïeul lui avait maintes fois parlé des vertes collines, couvertes de rosée au petit jour, du ciel si bleu qu'il n'existait rien d'une telle couleur de ce côté là de l'empire, du vent délicat qui faisait onduler les feuilles des arbres et chanter les harpes éoliennes. Ici, tout était gris et le vent hurlait si fort qu'il rendait tout musique désagréable. Mais la Bretagne…
Il se laissa tomber sur le sol gelé, les yeux toujours tournés vers les étoiles. La lune avait suivi le soleil sous terre et seules étoiles continuaient inlassablement à éclairer l'obscurité de la nuit. Tristan contemplait la voûte céleste, examinant soigneusement chaque étoile, l'une après l'autre, créant un nuage de buée à chaque expiration. Il se demandait si on pouvait aussi fabriquer soi même des nuages en Bretagne...
Mais, tout à coup, la lame d'une épée, brandie par un preux chevalier, fendit le brouillard devant ses yeux. Tristan aurait peut-être eu peur, si l'épée n'avait pas été en bois et si le chevalier avait été plus haut que trois pommes. Mais le téméraire guerrier qui le menaçait n'était autre que Bérian, son frère cadet, monté à califourchon sur une branche dont les deux extrémités étaient ornées de véritables crins de cheval.
- Dis, Tristan, on joue aux chevaliers ? demanda-t-il d'une voix caverneuse, à cause de la marmite renversée qui lui servait de casque et qui lui tombait sur le visage.
- J'ai pas envie, répondit Tristan sans argumenter.
- Allez ! S'il te plaît ! supplia le petit frère en sautillant sur place. Si tu veux, je fais le méchant centurion romain.
Mais Tristan haussa les épaules, visiblement ennuyé.
- Où est-ce que tu as eu ça ? demanda-t-il finalement en désignant la large casserole qui masquait son frère.
- C'est Sarali qui me l'a donné ! C'est chouette, hein ? J'ai l'air d'un vrai chevalier, hein ?
Tristan se contenta de lui ôter la marmite de la tête et la voix du petit Bérian redevint celle d'un enfant de cinq ans.
- Sarali m'a dit d'aller te chercher, continua-t-il rapidement. Elle dit qu'il faut qu'on reste chez elle jusqu'à ce que Maman soit guérie et qu'il fait trop froid pour jouer dehors. Mais elle veut bien qu'on joue aux chevaliers dans sa maison si on ne casse rien. Alors, on joue ?
- Non, répliqua Tristan fermement.
Bérian fit la moue, se dandinant sur place et raclant son épée son sol dans un bruit sourd qui agaçait son frère au plus haut point.
- Tu crois que Maman va mourir ? finit-il par demander de sa petite voix aiguë.
Tristan baissa les yeux sur lui et perçut toute l'angoisse sur le visage de son petit frère.
- Bien sûr que non, répondit-il plus doucement.
- Tu crois ? demanda Bérian, les larmes aux yeux.
- Puisque je te le dis ! Le bébé qui est dans son ventre va sortir et après, elle sera guérie ! Tu ne te rappelles pas pour Gorn ?
- Non, répondit Bérian en reniflant.
- Tu es trop petit, conclut Tristan.
- J'suis pas petit ! répliqua Bérian du tac au tac.
- Si t'es petit ! T'es qu'un bébé ! lança Tristan en riant.
- Non !
- Si !
- Non !
Tristan ne répondit pas, mais tendit la main vers l'épée de bois qu'il subtilisa sans difficulté à son petit frère. Il la brandit glorieusement devant le dépossédé puis se mit à courir vers la maison où on les attendait en taquinant son petit frère :
- Alors, tu veux toujours jouer, béb ?
- Tristan ! C'est mon épée ! T'as qu'à prendre la tienne si tu veux jouer !
- Ah, vous êtes là ! s'écria Sarali en voyant les deux gamins se ruer dans sa maison. Ne courez donc pas si vite vous allez tomber ! Et cessez de hurler si vous ne voulez pas que votre père fasse un scandale !
Sarali s'était vu confier la pénible tâche de s'occuper des quatre fils de la parturiente, ce qui n'était pas une mince affaire, malgré une patience éprouvée avec succès par de nombreux enfants du village. Ces quatre petits monstres étaient sans doute les lus turbulents qui lui aient été donnés de surveiller. Le plus âgé, Loran, du haut de ses douze ans, paraissait plus calme que ses puînés, mais il était insuffisant pour parvenir à maîtriser les autres, d'autant plus qu'il lui arrivait parfois d'être aussi farceur et indiscipliné que les plus jeunes. Tristan était parfois aussi sage et réservé que son aîné. Mais il lui arrivait de faire preuve d'un caractère si féroce et enragé, à l'exemple de son père, qu'il valait mieux éviter de le contrarier. Bérian avait justement le don d'agacer son frère, tant et si bien que leurs discussions déjà houleuses se terminaient généralement en rixe sanglantes, d'où le pauvre Bérian sortait tout égratigné des bras de son frère, qu'il continuait pourtant à adorer. D'ailleurs, Sarali ne doutait pas de l'amour de Tristan envers son petit frère. Seulement, Il paraissait avoir une manière très personnelle de montrer sa tendresse.
Exactement comme son père… pensa-t-elle.
- Sarali ! gronda Bérian du ton le plus impérieux qu'il put trouver. Dis à Tristan de me rendre mon épée et mon casque !
- Tristan, répéta Sarali, trop habituée aux querelles des deux frères pour s'en tourmenter. Rends l'épée et la marmite à ton frère.
- Pourquoi ? s'exclama Tristan.
- C'est pas une marmite ! renchérit Bérian. C'est un casque de guerrier !
- Alors, Tristan, s'il te plait, rends l'épée et le "casque de guerrier" à ton frère, corrigea Sarali calmement.
- Pourquoi ? répéta Tristan, manifestement pas d'accord.
- Parce qu'il va se mettre à pleurer et ton père va se fâcher…
Tristan fit la moue et tendit à contre coeur la panoplie du parfait chevalier à son petit frère, le gratifiant au passage d'un sardonique :
- T'es content, béb ?
- J'suis pas un bébé !
- Oh que si, tu en es un ! intervint Sarali, que les différends des deux enfants commençaient à lasser.
Elle prit Gorn, que les disputes agitaient, dans ses bras. Le dernier né de la famille, en tous cas, jusqu'à cette nuit, était un bonhomme d'à peine deux ans qui ressemblait autant à sa chétive mère que les trois autres tenaient de leur belliqueux père. Tristan, surtout, ressemblait à son père, tant par les traits que par le caractère agressif et obstiné. Mais il y avait quelque chose dans ce gamin qui disait à l'instinct de Sarali qu'il se calmerait avec l'âge et l'expérience. Un enfant soumis au combat devenait en général un homme plus réfléchit et plus sage. Mais le père de ces quatre garnements n'avait jamais connu le danger de la guerre et était resté aussi dur et entêté envers ses enfants que lui-même l'avait été à leur âge. Et c'était Tristan, qui en faisait le plus souvent les frais, non seulement parce qu'il se revoyait dans ce gamin, mais aussi parce qu'il y voyait tout ce que cette maudite blessure à la jambe l'empêcherait d'être.
Bérian s'assit dans un coin et s'occupa à démêler les crins de son "cheval". Tristan vint s'installer à côté de son frère aîné, qui regardait les disputes des "petits" d'un oeil mi-amusé mi-désapprobateur.
- Tu as vu le poulain qui est né la nuit dernière ? demanda Loran.
Tristan hocha la tête.
- Papa a dit que si les Romains viennent dans suffisamment longtemps, tu pourras partir avec. Ce serait chouette, hein ? Moi je prendrais le gris. Il sera sans doute un peu vieux, mais il est fort et endurant.
Tristan leva des yeux rayonnants sur son frère. Loran n'aimait pas beaucoup se battre et jouer aux chevaliers comme Bérian et lui. Mais il savait qu'il lui tardait tout autant qu'à lui de quitter la Sarmatie pour accomplir leur devoir.
- Ce serait bien si on allait en Bretagne… murmura Tristan.
- Je pourrais venir avec vous ? demanda soudain Bérian, qui écoutait d'une oreille la conversation de ses deux aînés.
- T'es trop petite, je t'e l'ai déjà dit ! répondit Tristan.
Le petit garçon regarda le plus âgé de ses frères avec des yeux suppliants. Loran parut réfléchir, puis il se pencha à l'oreille de Tristan et lui chuchota quelque chose en souriant.
- Hé ! Qu'est-ce que vous racontez encore sur moi, bande de cons ?
- Bérian ! intervint Sarali qui n'appréciait pas ce genre de langage dans la bouche d'un enfant de cinq ans.
- Pardon… grogna Bérian en boudant.
- Tu pourras venir, si tu acceptes une condition, fit Loran.
Bérian releva les yeux, rayonnant. Ses deux aînés se regardèrent avec un sourire complice.
- Tu viens si tu es notre bouffon personnel, expliqua Tristan.
Lui et Loran éclatèrent de rire devant la mine déconfite de leur petit frère. Sarali soupira mais ne put s'empêcher de sourire. Ces trois là avaient beau se lancer des piques à longueur de journée, ils ne pouvaient pas se passer les uns des autres…
- C'est toi le bouffon, Tristan ! répliqua Bérian, furieux, en lançant son épée et son "casque de guerrier" à travers la pièce.
La marmite retomba dans un bruit sourd sur le sol de terre battue. Mais l'épée continua son vol plané dans les airs, jusqu'à ce qu'elle rencontre l'arcade sourcilière de Tristan, qui s'ouvrit sous le choc. Un sillon de sang écarlate se dessina sur le visage de Tristan. Bérian, voyant à quel point ses talents de viseur avaient fait mouche, se recroquevilla dans un coin de la pièce, pour éviter de subir la vengeance de sa victime. Mais Tristan, troublé par la colère de son frère, se contenta de porter la main à sa blessure et de regarder arder avec étonnement le sang qui en coulait. Sarali posa sur le bord de la table le bébé qui commençait à gémir à cause de l'agitation et se précipita vers Tristan.
- Vous ne pouvez pas rester tranquilles une minute ! s'écria-t-elle.
Le bébé se mit à hurler. Elle tendit un morceau de linge à Loran en lui conseillant d'appuyer sur la blessure de son frère, puis retourna s'occuper du petit.
- Ca va ? demanda l'aîné.
Tristan hocha la tête et porta son regard vers Bérian, qui tremblait dans son coin, aussi terrifié à l'idée des réprimandes verbales de Sarali qu'à celle du châtiment corporel que son frère allait lui infliger. Mais il n'y avait aucune colère dans les yeux de Tristan.
- J'suis désolé… gémit Bérian d'un ton mal assuré.
Tristan prit la compresse des mains de Loran. Le linge blanc se tâchait de rouge et prenait la. couleur incandescente du soleil couchant. Puis il se dirigea vers Bérian, qui recula en le voyant s'approcher.
- Pas grave, dit-il avec un sourire. C'est ma première blessure de guerre ! Je crois que tu feras un bon archer…
Il se retourna vers Loran pour lui demander son avis. Ce dernier hocha la tête.
- Tu es engagé, chevalier Bérian ! s'écria Tristan.
Bérian se releva et avança timidement vers ses frères, sous le regard amusé de Sarali.
- Je ne suis plus le bouffon ? demanda-t-il.
- Mais non ! répondit Tristan en riant. C'était juste pour te taquiner.
- J'aime pas qu'on me kakine… (1) Tu m'en veux pas ? demanda-t-il en levant des petits yeux implorants sur lui.
- Je te pardonne, mais si tu recommences, je t'arrache les oreilles et je les donne à manger aux loups !
Bérian frissonna à cette idée. Tristan le saisit par les épaules et lui asséna un petit coup sur le crâne.
Soudain, la porte de la maison s'ouvrit à tout volée et le père de la petite famille en franchit le seuil, tout sourire. Mais son expression de joie s'évanouit lorsqu'il vit le sang sur la joue de Tristan.
- Qu'est-ce que tu as encore fait ? maugréa-t-il d'un ton menaçant.
Tristan rougit et Bérian pâlit, connaissant la punition qui les attendait si leur père était de mauvaise humeur.
- Ce n'est rien ! intervint Sarali afin d'éviter de nouvelles violences. Ils jouent, c'est de leur âge. Il n'y a pas eu de mal. Dis nous plutôt comment va ta femme.
Le sourire du patriarche réapparut, éclairant son visage bourru.
- C'est une fille ! clama-t-il.
Sarali battit des mains comme elle le pouvait, avec le petit Gorn dans les bras. Loran sourit. Tristan et Bérian se regardèrent, ne sachant trop s'il fallait se réjouir ou pas.
- Allez, venez la marmaille, venez voir votre petite soeur ! s'écria le père d'un ton inhabituellement joyeux.
- Ne la laisse pas tomber ! avertit le père.
Tristan prit toute ses précautions en serrant dans ses bras le minuscule poupon tout emmailloté que lui tendait son frère. Sa petite soeur avait approximativement la taille d'un lapin de quatre livres et était fripée comme un poussin sortant tout juste de l'oeuf.
Il avait d'abord été un peu déçu que ce ne soit pas un petit frère. Il ne pourrait pas lui apprendre à se battre, ni à jouer au chevalier. Mais, il se dit que lorsque cette petite fille serait en âge de jouer, il serait certainement devenu un vrai chevalier, quelque part sur les lointaines et verdoyantes côtes de Bretagne.
Il remit précautionneusement le précieux paquet à sa mère, ignorant superbement Bérian qui soutenait qu'il n'était pas trop petit pour tenir sa nouvelle petite soeur. Ses parents se sourirent avec tendresse, et Tristan pensa que, finalement, avoir une famille, c'était presque aussi bien que devenir chevalier en Bretagne.
Quelques années plus tard…
Il faisait presque jour à présent. Tristan n'avait pas apprécié un lever de soleil depuis bien longtemps. Mais, ce matin, il savait que, pour lui, c'était la dernière fois (en tous cas avant bien des années) que le soleil sortait de cette terre grise et aride qu'il avait tant détestée. Ce jour là, étonnamment, elle ne lui paraissait plus si laide et dénuée d'intérêt pour un jeune homme comme il l'était à présent.
L'aurore avait les couleurs vives du soleil couchant, mais atténuées par la pâleur des rayons du soleil, encore tiède tout au fond du ciel. Finalement, l'aube était tout aussi belle que le crépuscule… Et elle avait une note d'espoir qu'aucun coucher de soleil n'avait jamais fait naître en lui.
C'était le début du printemps, mais l'air était encore glacial. Le sol froid sur lequel il s'était allongé était très inconfortable, mais il n'avait absolument pas envie de se relever. C'était sans doute la toute dernière fois qu'il avait l'occasion de sentir la rudesse de la terre Sarmate sous lui et cette expérience le rendait vaguement nostalgique.
Dans quelques heures, quelques minutes même, le soleil serait levé, et il lui faudrait quitter les siens pour quinze ans. Pour toujours, peut-être… Qui pouvait savoir s'il reviendrait jamais ?
Au dessus de lui, les étoiles s'éteignaient, pâlissant en comparaison du soleil qui continuait à s'extirper hors de la terre qui l'avait vu naître.
Les anciens avaient l'habitude de dire qu'on devait mourir là où on était né… Mais lui pensait qu'on devait mourir là où était son coeur. Et, à cet instant précis, il ignorait totalement où était le sien.
Il soupira et un nuage de buée se forma au dessus de lui. Il plissa les yeux, le regardant disparaître. Il eut l'impression que ce dernier nuage mettait plus de temps que d'habitude à se décomposer. Mais il fut chassé par l'apparition subite d'une épée.
Elle n'était toujours pas tenue par un chevalier. Mais Bérian avait bien grandi et regrettait amèrement de ne pouvoir partir avec ses frères aînés.
Tristan s'empara de l'épée que son frère lui tendait. Ce n'était plus la vulgaire épée de bois avec laquelle il jouait étant enfant, mais une vraie arme tranchante et affûtée, capable de tuer.
- Je ne peux vraiment pas partir avec vous ? demanda Bérian pour ce qui semblait être la millième fois à Tristan depuis la veille.
- On t'a déjà dit que non, répondit-il en se relevant. Tu es trop petit ! ajouta-t-il, moqueur.
- J'suis pas petit, rétorqua Bérian. Je suis aussi grand que toi quand tu étais moi.
Tristan éclata de rire. Bérian le dévisagea, étonné.
- Quoi ?
- Tu as raison, répondit Tristan. Tu n'es pas petit. C'est toi l'aîné maintenant. C'est à toi de veiller sur les petits. Et tu as intérêt à bien te débrouiller, sinon je te…
- Oui je sais, l'interrompit Bérian avec un sourire. Tu m'arraches les oreilles et tu les donnes à manger aux loups…
Il y eut un silence embarrassé tandis qu'ils s'avançaient vers l'endroit où les chevaux attendaient leurs cavaliers. Loran était déjà monté en selle. Tristan mit le pied à l'étrier, mais il sentit une main se poser sur son épaule et se retourna. Son père se tenait face à lui.
- Bon courage, mon fils, lui dit-il d'un ton solennel mais affectueux.
- Merci, répondit maladroitement Tristan.
- Quand tu reviendras… commença le père.
Mais il ne poursuivit pas. Tristan vit briller quelque chose qui ressemblait à des larmes dans les yeux de son père.
- Je ne sais pas si je reviendrai, répondit-il.
Le vieil homme s'avança en boitant vers le cheval, sans oser lever les yeux vers son fils.
- Sois un bon chevalier, Tristan. Et… Vis ta vie.
Tristan hocha la tête, incapable de parler. Pour la première fois, il voyait ce départ comme autre chose que la première étape d'un long voyage. Il comprenait que lui et son frère ne reviendraient peut-être jamais dans leur pays natal. Il se mordit la lèvre pour ravaler ses larmes.
Les premiers soldats commencèrent à avancer vers l'ouest, tournant le dos au soleil qui était complètement sorti des entrailles de la terre. Tristan monta sur son cheval et serra fermement la main de son père. Et, pour la toue première fois, il se vit autrement que comme un gamin dans les yeux de son père. Pour la première fois, il s'y vit comme un homme, comme un chevalier.
Il éperonna sa monture et s'élança derrière les autres. Loran se retourna et lui sourit. Tristan lui répondit de la même manière, et, malgré les larmes qui lui brouillaient la vue, il continua à avancer droit devant lui. Mais, derrière lui, il sentait le regard admiratif de Bérian qui se sentait bien petit face à ses deux frères.
FIN
(1) citation d'un petit garçon de ma connaissance quand il avait l'âge de Bérian…
Voilà, l'histoire est finie ! Ou, plus exactement, l'aventure commence pour Tristan !
J'aime bien les personnages de Loran (le pauvre, je crois malheureusement qu'il n'est pas allé au terme de ces quinze années de mission…) et surtout Bérian. Vous ne trouvez pas qu'il est adorable ? (un peu turbulent, mais tout mignon quand même, non ?)
Merci à tous ceux qui ont lu, et encore plus à ceux qui prendront la peine de m'envoyer une petite review pour me donner leur avis !
Thaele Ellia
