Ma mère me conduisit à la station de charrettes toutes fenêtres ouvertes. La température, dans le Mississipi, frôlait les vingt et un degrés. Le ciel était d'un bleu éclatant. En guise d'adieu, je portais mon tablier préféré, le vert avec des grosses tulipes rouges.

Il existe, dans les champs de mais de l'Arkansas, une bourgade insignifiante appelée Pork city où la couverture nuageuse est quasi-constante. Il y pleut plus que partout ailleurs dans mon pays, à cause des insecticides qu'on met dans les champs. C'est cette ville que ma mère avait fui en emportant le nourrisson que j'étais alors. C'est là-bas que j'avais dû me rendre jusqu'à mes quatorze ans. Ces trois dernières années, mon père, Norbert, avait accepté de substituer à mes séjours obligatoires chez lui quinze jours de vacances avec moi au camping des culs-terreux, la base de loisirs à 15 km de chez lui.

Et c'était vers Pork city que je m'exilais à présent- un acte qui m'horrifiait. (Et on la comprend)

J'adorais Walnut Grove, j'adorais le soleil et la chaleur suffocante. J'adorais le dynamisme de cette ville moderne où il y avait même quelques voitures, des Lada.

« T'es pô obligé la môme » me répéta ma mère pour la énième fois avant que je grimpe dans la charrette-taxi.

Ma mère me ressemble, si ce n'est qu'elle a une calvitie naissante et le visage ridé à force de grogner. Je scrutai ses grands yeux porcins, et une bouffée de panique me submergea. Comment ma mère obèse, empotée et fainéante allait-elle se débrouiller sans moi ? Certes elle avait Bébert désormais. Les factures seraient peut-être payées, le trou pour mettre la nourriture dans le jardin rempli de glace, la cabane qui abritait les toilettes réparée, et le mulet aurait de quoi manger. Pourtant…

« C'est qu'est c'que j'veux » répondis-je. Mensonge.

« Dis à l'autre qu'il a intérêt à m'payer ma pension alimentaire vite fait »

« Ouais ouais »

« J'te r'voie dans queq'temps. Té rvins quand té veux mais prévins avant hein ? Pacque Bébert il aime pô les surprises, té l'sais. »

Son regard trahissait le sacrifice que cela représentait.

« T'inquètes donc pô la mère, j'vais m'marrer chez lpère »

Elle tenta de me serrer dans ses bras mais son ventre l'en empêcha. Je montai dans la charrette taxi, elle s'en alla.

Entre Walnut Grove et Pork city, le trajet en charrette dure cinq heures. Plus une heure pour aller à la ferme de Norbert.

Norbert avait paru réellement heureux de ma décision. Il m'avait déjà inscrite à l'école, s'était engagé à me donner un coup de main pour me trouver un mulet.

Quand j'arrivais à Pork City il pleuvait. Je ne prenais pas ça pour un mauvais présage, juste la fatalité. Sans surprise, Norbert m'attendait avec le gyrophare sur sa charrette. Norbert est le shérif pour les bonnes gens de Pork City. Mon désir d'acheter un mulet en dépit de mes maigres ressources était avant tout motivé par mon refus de me trimballer dans le bourg dans une charrette équipée de gyrophares bleus et rouges.

Norbert voulut me serrer dans ses bras, mais je trébuchai et tombai avant qu'il me rattrape. Il me regarda ma relever sans bouger.

« Content q't'es là, Bella. Comment qu'ça va la grosse ? »

« Elle veut ses sous. Mi aussi j'suis contente d'èt lô »

Devant lui, j'étais priée de ne pas l'appeler Norbert.

Je n'avais qu'un sac plastique pour tout bagage. La plupart des tabliers que je portais à Walnut Grove n'étaient pas assez imperméables pour Pork City. Ma mère et moi nous étions cotisées pour élargir ma garde robe d'hiver : un superbe tablier rose à pois bleus imperméable. Une folie !

« J'tai trouvé un mulet, une bonne bête »

« C'est quoi son âge ? »

« Euh 25 ans mais il est bin solide »

« Ou qu'cest qu'té las pris c'ti lô ? »

« Chez Billy, l'aut'zoulou d'la réserve »

Il faisait allusion à Pocahontas, la réserve indienne.

« Combin qu'y coute ? »

« Jte l'paie la môme » me répondit Norbert.

« J'peux bin l'payer mi »

« T'inquètes c'est avec l'fric que j'dois à la mère »

« T'es bin gentil l'père » répondis-je gênée.