1.
La fin mars à Portland est plutôt chaude, bien qu'on soit en début de printemps en plein Oregon, « L'état du castor », état connu comme étant apparemment tout aussi détrempé que son homologue quadrupède. Les températures sont agréables, une vingtaine de degrés Celsius, un beau soleil bien haut dans le ciel, un ciel bleu azur, avec quelques nuages qui voilent à peine le beau temps digne d'un début d'été et une bise légère venant caresser mon visage... avant que...
- Becca !
Un visage se penche sur moi, m'offrant le plus merveilleux et redoutable des jumpscares. J'étais allongée sur l'herbe du campus de l'Université de Portland, et voilà que, comme une folle, une grande japonaise à la chevelure teintée en blond peroxydé fait irruption dans mon champ de vision et me crie dessus. Sa douce voix agitée par la peur me caresse tout autant les tympans que la douce bise le faisait avec mon visage.
Ah, Mai Kujaku, si tu n'existait pas, il faudrait bien t'inventer... Elle continue à s'affoler au-dessus de moi, son visage agité par des spasmes indiquant la peur, l'incompréhension et la folie folle furieuse.
- Rebecca Hopkins ! Je te prie de te lever ! C'est très très très important ! m'empresse Mai.
- Que se passe-t-il, Mai ? dis-je inquiète, en lui lançant un regard penaud.
Je me redresse et me relève, frottant mes jambes et mon fessier où des brindilles d'herbe et des feuilles se sont collées. Je la regarde s'agiter en tous sens, bouger ses bras et parler avec une vitesse incroyable. Dieu. Il faudrait songer à te calmer, Mai la locomotive. Elle est vraiment inquiète, je ne l'ai jamais vue dans cet état.
- M. Daitokuji, le professeur d'économie et de gestion... Il... Il.. Il ne pourra pas assurer ses cours jusqu'à la fin de l'année scolaire ! On va se retrouver deux mois sans aucun cours ! se lamente Mai avec une voix suraigüe.
- Ah ? Mais non, Mai, je ne pense pas qu'il restera absent jusqu'à ce moment. Il va finir par revenir, ou bien...
Ou bien ils vont lui trouver un remplaçant... Ma conscience en est presque heureuse : ce professeur est très gentil, très serviable, et il explique bien ses cours, mais il est un peu soporifique, si bien que le jus d'orange est le meilleur remède pour ne pas tomber dans un profond sommeil lors de ses cours magistraux. En tous cas, je sens que Mai ne s'en remettra pas, s'il ne revient pas, ou si le doyen de l'Université décide de le remplacer au pied levé. Personnellement, je n'ai pas à me plaindre,et Mai non plus ne le devrait pas : nous sommes toutes deux de très bonnes élèves, de surcroît voisines de chambres dans la petite résidence où nous vivons, et enfin, ce n'est pas ce petit détail à propos de l'absence d'un professeur qui va gâcher notre diplôme et nous empêcher de vivre notre avenir comme nous l'entendons. Cependant, il est vrai que cette absence n'est pas des plus bienvenues, nous aurions pu nous en passer, mais il faudra faire avec. Carpe Diem.
Toujours en plein délire sur l'absence de Daitokuji, elle me tend son Iphone avec pour preuve de ce qu'elle avance une belle photographie du panneau des absences, à côté du bureau du directeur de la promotion dont nous faisons partie. Elle ne cesse de se plaindre d'un tas de choses. Mais même en pleine plainte Mai Kujaku reste absolument parfaite : sa peau légèrement colorée par un soleil d'Oregon naturel s'accorde à la perfection avec ses longs cheveux blonds qui ondulent sur ses épaules, sans compter sur son regard qui, loin de ne lancer que des éclairs furibonds, sont d'un bleu éclatant, avec de légers reflets violets, dessinés en légère amande, sûrement un héritage de sa double nationalité nippo-américaine. Mai, qu'est-ce que je voudrais te ressembler. Mai Kujaku. C'est une fille forte, avec un caractère bien trempé, et à en juger par son ton de plus en plus furieux, elle ne va pas tarder à en éprouver le directeur de notre promotion. Si je devais donner un bon conseil à ce cher directeur, c'est de préparer un bon grand verre d'eau fraîche et du paracétamol, en prévision de la tempête Mai qui s'annonce plus mauvaise que jamais. Cependant, j'espère qu'elle n'ira pas faire une scène là-bas...
- Pourquoi avoir un des plus grands spécialistes en économie et en gestion de fonds quand il est fada de scooter et se casse la jambe ? Ils devraient enquêter bien mieux sur les éléments qu'ils embauchent, ça oui ! Quel sera le prochain professeur, hum ? Un autre accroc aux sensations fortes, qui pilote, pourquoi pas, des avions de chasse ? s'emporte Mai, les pupilles rétrécies au maximum.
Cette fille est totalement dingue, ce n'est pas croyable, mais qu'est-ce que je l'adore ! Et ce n'est pas pour rien que c'est ma meilleure amie ! Cependant, j'espère qu'elle va vite décolérer, ou sinon, dans notre petite colocation, je sens que ça va vite tourner vinaigre.
- Allez, Mai, viens ! C'est plus la peine de râler ! Et si je t'offrais un petit latté avant d'aller travailler à la librairie ? je lance à Mai dans le plus grand espoir de la voir changer enfin d'expression après son hystérie.
- C'est une bonne idée, dit-elle avec une moue renfrognée, c'est sûr que pour elle, dans sa tête, elle a peut-être perdu une bataille, mais pas la guerre.
Qu'est-ce que je donnerais pour lui ressembler juste un tout petit peu. J'admire cette fille, vraiment.
Et, pendant le chemin nous séparant du café à l'entrée du campus, Mai et moi bavardons. C'est agréable, c'est une belle journée, bien que teintée de mauvaises surprises, mais rien ne pourrait gâcher ce pur moment de détente après une longue journée de cours au sein de l'Université de Portland.
Une fois au café nommé Donnie's, Mai a cessé de tempêter et est plutôt calme. Nous nous asseyons à une table tout en échangeant sur la dernière conférence à laquelle Mai a assisté, portant sur l'importance de l'impact du fictionnel sur la réalité. Elle me raconte une anecdote amusante sur le fait que certains livres avaient eu un pouvoir sur leurs lecteurs, et que ce n'était pas si mal si on mettait ce qu'il fallait en merchandising derrière, elle dit tout cela dans un grand assentiment, la mine crispée d'une grimace entre l'hypocrisie affichée, singeant ceux qu'elle dénonce. Ce qu'elle peut être ironique quand on touche à sa passion dévorante des livres, ce qui en un sens est aussi mon cas : j'adore les livres, et j'aimerais bien devenir auteure, un jour...
- Je ne comprends vraiment pas, Becca, comment on peut être aussi amoral et hypocrite ?!
- Tu peux te retourner la question Mai, en ce qui concerne l'amour ! Tu sais, je pense que le merch' marche comme l'amour, c'est de l'attirance, un jeu de séduction, et connaître l'autre... je plaisante en la regardant avec un air sournois et taquin.
- Becca ! Ce n'est vraiment pas drôle ! dit-elle dans une moue exagérée.
Mai est plutôt du genre tombeuse, elle sort avec un tas de garçons qu'elle lâche plutôt vite, tout le contraire de moi, je ne sors avec personne même si j'ai conscience que certains garçons tournent autour de moi. Elle est toujours à la pointe de la mode, Mai Kujaku, alors que moi... Je me regarde dans un des miroirs du fond de la salle où nous nous trouvons, et je fais le récapitulatif de mon portrait : une fille très pâle, des tâches de rousseurs légères constellant ses joues et son nez, des lunettes en demi-lunes, trop grandes pour elle, encadrant des yeux verts un peu grands pour son visage, et le tout sous une épaisse masse de cheveux blonds cendrés. Cette fille que je fixe dans le miroir porte un sweat trop large, qui a pour vocation de cacher ses formes, d'un jean bleu retroussé et d'une paire de chaussures de course légères.
Ce portrait est loin de ce à quoi peut ressembler Mai, ou même toute autre fille de ma promotion qui se respecte. Je suis juste une fille simple, dont la plus grande sophistication est peut-être de se mettre un peu de noir sous les yeux tous les matins.
Soudain, Mai m'extirpe de ma « rêverie », elle regarde sa montre et en tapote le cadran, en reprenant soudainement le même air furibond que tout à l'heure. Merde. Le boulot. C'est l'heure d'y aller ! Ma conscience secoue la tête de droite à gauche tout en claquant du pied par terre. Rebecca Hopkins. Si vous n'étiez pas aussi distraite...J'attrape ma veste en jean posée sur le dossier de mon siège, mon sac posé juste à côté et les clés de ma Ford.
Je fais un petit signe à Mai en guise d'au revoir et je saute hors de chez Donnie's en route vers le parking du campus, à quelques centaines de mètres de là, afin d'y trouver ma Ford... Elle est cabossée, et le pare-choc en vrac.
Sérieux, c'était pas du tout le moment ! Ma conscience me siffle que j'aurais dû cesser de me garer sur le parking favori de ces abrutis de footballeurs, quitte à faire quelques minutes de plus tous les matins à pieds pour aller à l'Université, et me garer sur le parking un peu plus en contrebas, près du café, où Donatello, le gérant de l'établissement aurait pu veiller sur ma Ford. Je ne cesse, durant quelques de mes précieuses secondes, de me maudire. Ma conscience s'agite, je la vois me lancer un sourire narquois, l'air de dire « je te l'avais bien dit ! », c'est bon, pas le moment.
Idiote. Je tapote affectueusement le toit de ma Ford, une larme à l'oeil. Ma vieille Ford, ùa plus précieuse amie. Je vais devoir l'amener au garage, encaisser les dépenses... Et dire que je travaille à la librairie pour payer mes études... Bon, avec ce qu'il m'est arrivé, plus besoin de tergiverser. Et Mai qui il y a une heure encore se pensait la plus malheureuse du monde, avec l'absence de Daitokuji. Heureusement qu'elle ne me voit pas là, seule sur le parking, avec la moitié d'une carcasse de voiture à trimballer.
Je démarre ma Ford avec difficulté. Après avoir perdu encore une vingtaine de minutes à panser de gros ruban adhésif à déménagement mon pare-choc, me voilà face au caprice habituel de ma Ford : le démarrage avec accroc. C'est avec prudence que je commence à descendre l'allée du parking, en voyant au passage les abrutis de footballeurs prendre le sens inverse de ma marche. Si je n'étais pas pressée, je le jure, je vous donnerai une bonne morale ! Après une trentaine de minutes à me défaire des bouchons habituels, je me retrouve au parking derrière la librairie où je travaille : le parking paraît mal famé pour ceux qui ne le connaissent pas bien, avec ses hautes grilles un peu rouillées et la grande porte grillagée qui se scelle d'un cadenas, et qui ne laisse que la place aux petites voitures pour passer. Une fois garée, je passe la porte de l'arrière-boutique. Une cloche sonne, témoin de mon arrivée.
- Ah ! Becca ! Tu es enfin arrivée ! Je pensais qu'il t'était arrivé quelque chose ou... dit l'air inquiet, le propriétaire de la librairie.
- Ne vous en faites pas M. Wilson, juste des problèmes avec ma Ford... Rien de grave je vous assure !
M. Wilson est un homme d'une cinquantaine d'années, une calvitie apparente, les traits plutôt durs, si bien que la plupart des gens le pensent assez mauvais. Il est strict, c'est bien vrai, mais quand on le connaît depuis plusieurs années, il est difficile de ne pas remarquer que derrière la carapace de fer se cache un homme plein de bonté. Ses traits, d'habitude durs et froids, se tordent sous l'effet de l'inquiétude qu'il ne peut masquer. J'ai de la chance d'avoir un patron plus soucieux de la santé de ses employés que du rendement qu'ils peuvent lui donner.
Après une brève période d'inquiétude marquée, M. Wilson reprend contenance, il gonfle son torse en essayant de rentrer le ventre légèrement bedonnant qu'il a accumulé durant des années et des années.
- Allez, ma petite Rebecca, au travail ! Les livres ne vont pas se ranger d'eux-mêmes ! Hop hop hop ! il cligne de l'oeil avec un air faussement embêté.
Ah ! M. Wilson ! Je retrouve vite ma place parmi les étagères et commence à ranger une pile de livres disposée sur un chariot à petites roues. Après avoir mis en place dans les rayons les derniers livres arrivés, je commence à faire l'inventaire des prochains livres qui vont faire leur entrée dans la petite librairie de M. Wilson. Je me retrouve à voguer entre l'arrière-boutique et l'ordinateur qui sert à faire l'inventaire et faire les commandes.
Nous sommes très peu d'employés chez M. Wilson : il y a moi, une autre étudiante arrivée bien avant moi, qui s'occupe de tenir la caisse et de faire les têtes de gondole et un jeune homme qui s'occupe du site internet de la boutique, il a été embauché il y a peu de temps, et je le connais mal, tout ce que je sais de lui c'est qu'il ne travaille que deux jours à la librairie, qu'il arrive bien avant moi et qu'il reste bien plus tard que moi, tout en restant à l'étage de la boutique, dans le grenier aménagé en bureau, qu'il partage avec le patron.
J'ai beaucoup appris avec mon emploi à la librairie, même si j'avais déjà des réflexes, surtout en terme de conseils pour la clientèle. J'ai eu beaucoup l'habitude de donner maints conseils, aux rares amis que j'ai, en recherche de livres susceptibles d'être à leur goût. La librairie m'a appris aussi les normes à adopter en matière de vie en société, ce avec quoi j'ai eu du mal à m'adapter, un rare désagrément de ma personnalité plutôt solitaire : le pire étant les ragots que me racontait l'autre étudiante à propos du fils du propriétaire, qu'il voit rarement, « on ne sait pourquoi » avait souligné mon homologue caissière.
Je finis assez tard aujourd'hui, pour rattraper mon retard à cause de ma Ford en miettes. Il est 21 heures quand je finis d'entrer la dernière commande pour la semaine prochaine. Au bout d'une heure supplémentaire de travail, M. Wilson me ramène une tasse de chocolat chaud. C'est assez rare pour le souligner, et je me demande pourquoi...
- Depuis que tu es arrivée, Rebecca, il n'a pas cesser de pleuvoir, et avant que tu partes... il désigne de la tête ma petite veste en jean posée sur un siège.
- Quoi ?! Depuis que je suis arrivée ?! Il.. ?! Je pense à Mai qui a dû repartir à pieds parce que je lui ai proposé de l'emmener ce matin à l'Université, une voiture pour deux, pour une fois. Dire qu'elle m'avait dit oui car le temps était beau... Idiote, idiote, idiote de moi-même !
M. Wilson me regarde en haussant légèrement les sourcils, il a l'air de s'interroger sur le fait de mes pensées. Je me dépêche de boire le chocolat chaud qu'il me tend. Le liquide me brûle la langue et la gorge, mais c'est si bon, en regardant le temps gris du dehors, de me délecter de ce liquide chaud qui coule et me réchauffe de l'intérieur. Reprise de forces physiques et mentales faites, je me prépare à y aller. J'attrape ma veste, et adresse un signe de tête à mon homologue caissière et à M. Wilson. Je me hâte de retrouver ma voiture, de démarrer non sans difficultés, et de prendre la route pour la périphérie de Portland pour retrouver dans ma résidence ma colocataire qui doit avoir repris contenance pour sacrément tempêter.
Ma Ford pousse un drôle de cri quand je m'engage sur la plus grande avenue de Portland. Il va me falloir être prudente. Et avec le retard accumulé, je pense que je vais avoir le droit à Mai-la-tempête toute la soirée. J'espère qu'elle va bien, j'espère qu'elle a pu partir rejoindre les transports en commun avant que la pluie ne commence à tomber. Je me répète cette phrase inlassablement tandis que la pluie s'écrase sur mon pare-brise.
